Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : À travers les yeux d’une fille de douze ans
- Pages : 9 à 13
- Collection : Littérature, histoire, politique, n° 26
Préface
En 2012, le Mémorial de la Shoah à Paris présentait l’exposition « Au cœur du génocide. Les enfants dans la Shoah. 1933-19451 ». Au début du parcours, le visiteur pouvait découvrir quelques pages jaunies, écrites en polonais, à l’encre bleue. La notice précisait qu’il s’agissait d’un « extrait des mémoires de Janina Hescheles », écrits en 1943, quelques semaines après l’évasion de l’auteure, une fillette de 12 ans, du camp de la rue Janowska à Lvov. Une évasion organisée et coordonnée par un réseau de la résistance polonaise et la branche cracovienne de Żegota, le Conseil clandestin d’aide aux Juifs. Les extraits du manuscrit présenté n’étaient donc pas ceux d’un journal tenu en captivité, mais des souvenirs, écrits à chaud, alors que Janina passait de cachette en cachette à Cracovie. Ces pages provenaient des archives de la Maison des Combattants des ghettos en Israël. C’est là qu’en 1981 Michel Borwicz, « sauveteur » de Janina et « éditeur » de ce récit, avait déposé l’intégralité du manuscrit.
Plus loin dans l’exposition, le visiteur pouvait voir les couvertures de plusieurs recueils de témoignages parus principalement en Pologne dans l’immédiat après-guerre, dont un petit ouvrage intitulé À travers les yeux d’une fille de douze ans, édité en polonais en 1946 par la Commission historique juive de Cracovie2. Il s’agissait du même récit de ladite Janina.. Ce livre, envoyé peu après sa parution à Paris au Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), aujourd’hui Mémorial de la Shoah, fait dès lors partie de son très riche fonds d’archives. Le visiteur était alors invité à faire le lien entre les deux écrits (manuscrit et version publiée) et surtout à apprécier l’étonnante précocité de la publication des témoignages d’enfants victimes de la « Catastrophe », selon le terme utilisé dans l’immédiat après-guerre dans le monde des survivants.
Quelques années avant cette exposition, des extraits des « mémoires » de Janina Hescheles avaient paru en français dans l’anthologie L’enfant et le génocide, témoignages sur l’enfance pendant la Shoah, dirigée par Catherine Coquio et Aurélia Kalisky3. Depuis, ces « mémoires » ont été publiés en dix langues, dans des éditions proposant, selon les cas, soit un texte conforme à la version éditée de 1946, soit un volume enrichi de comparaisons et de compléments issus du manuscrit de 19434. Arrêtons-nous un instant sur ce tourbillon éditorial.
À l’été 2011, pour la commémoration du 70e anniversaire des massacres de juin 1941 à Lvov, l’organisation caritative et culturelle juive de la ville, « Hessed Arieh », organisa une exposition sur la vie juive à Lvov à travers les siècles. Parmi les personnalités juives ayant marqué l’histoire de la ville figurait Henryk Hescheles (1886-1941), le père de Janina, rédacteur en chef du journal juif polonais Chwila pendant vingt ans (1919-1939). Partis de l’histoire du père, les organisateurs découvrirent celle de sa fille, son sort durant la guerre et enfin la publication polonaise de son récit en 1946. Dans cette ferveur commémorative, deux traductions des mémoires – en russe et en ukrainien – virent le jour la même année ; la troupe de théâtre de « Hessed Arieh » les adapta même, dans une mise en scène de Vyatcheslav (Slavik) Olkhovsky, et contacta Janina pour l’inviter à la représentation. Janina hésita puis finit par accepter. C’est ainsi qu’elle retourna, pour la première fois depuis la guerre, dans sa ville natale, accompagnée de ses deux fils, Tzvi et Eitan, et de sa petite fille Einat.
L’année suivante, pour la préparation de l’exposition du Mémorial de la Shoah déjà mentionnée, je rencontrai Janina chez en Israël, où elle vit depuis 1950. Plus qu’une rencontre, ce fut le début d’une très belle amitié qui ne cesse de m’inspirer, tant les qualités humaines de cette Janina–mensch sont grandes : sensibilité, droiture, engagement politique sans concession, humanisme expansif. Je lui demandai de venir avec moi aux archives de la Maison des Combattants des ghettos pour consulter le manuscrit de ses mémoires. C’est alors que je saisis chez elle une certaine hésitation. Elle me l’expliqua plus tard, en évoquant Otto B. Kraus, qui, dans son livre fondé sur ses mémoires du « block
des enfants » dans le camp des familles de Birkenau, raconte que pendant une longue période il ne voulut pas voir ses carnets de souvenirs5. Longtemps, à chacune de ses visites à la Maison des Combattants des ghettos, les archivistes Anat Bratman-Elhalel et Noam Rachmilevitch avaient montré à Janina la boîte où avait été conservé son manuscrit, soigneusement restauré, mais, comme Otto Kraus, elle n’avait pas eu le courage de les toucher. Elle l’eut lors de cette visite de 2012. De même, elle répondit favorablement à mon invitation au Mémorial pour témoigner publiquement. C’est de là que date le projet de publier ses mémoires en français.
En cette même année 2012, voyant l’intérêt croissant pour le témoignage de Janina, les archives de la Maison des Combattants des ghettos mirent en ligne l’intégralité du manuscrit. Il fut désormais possible de le consulter, voire de le télécharger, de partout dans le monde. Et voici que par un heureux concours de circonstances Guillem Calaforra, philologue, chercheur en linguistique à Valencia, en Espagne, entreprit de transcrire le manuscrit numérisé. Son intervention s’avéra décisive pour l’histoire des « mémoires » de Janina.
C’est en 2011, en préparant une conférence sur le fameux poète polonais Czesław Miłosz pour l’année du centenaire de sa naissance, que Calaforra a découvert les écrits de Michel Borwicz. Une référence en particulier, dans le livre de Borwicz tant loué par Miłosz, Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie (publié en France en 1953), attire l’attention de Calaforra : elle est consacrée au témoignage de « Jeannette H. », 12 ans, dont « la mémoire fidèle et précise » est hautement soulignée par Borwicz. Calaforra se procure alors l’édition polonaise de 1946. Saisi par la force du texte, il le traduit en catalan. L’année suivante, l’édition catalane voit le jour6. Janina est invitée au lancement de cette publication.
Or, Calaforra n’en a pas fini avec ses « découvertes ». Cette fois, ce sont ces pages manuscrites mises en ligne sur le site des archives de la Maison des Combattants des ghettos. Il les transcrit patiemment. Calaforra constate tout d’abord le désordre dans les pages du manuscrit, qui résulte vraisemblablement de la liberté qu’ont prise les éditeurs
polonais de « monter » ensemble des passages disjoints dans les cahiers rédigés par Janina, afin de créer un récit linéaire. Il distingue trois types d’écritures – crayon noir, crayon bleu et encre bleue – et s’attache alors à rétablir l’ordre originel de l’écriture. Il conclut dès lors que l’intervention des éditeurs dans le texte de Janina ne se résumait pas seulement à quelques corrections d’orthographe et de syntaxe ou suppressions de « répétitions ». Pour Calaforra, c’est la voix même de l’enfant que l’édition de 1946 a transformée en voix d’adulte. En 2013 il publie une deuxième édition catalane des mémoires, ainsi qu’une édition espagnole. Enfin, en 2015, une troisième édition catalane voit le jour, fidèle cette fois au manuscrit de 1943. Les ratures dans le manuscrit figurent elles aussi dans le texte imprimé. C’est à partir de ce long travail, complété lors de mes propres séjours aux archives de la Maison des Combattants des ghettos, que nous avons pu établir la présente édition, qui voit réunis et traduits dans leur intégralité le manuscrit de Janina et la version éditée de son récit.
Le témoignage de Janina Hescheles, écrit alors que la « Catastrophe » de l’extermination des Juifs était encore en train de se dérouler, resurgit au moment où les derniers témoins de la Shoah disparaissent. Pour Janina, les années 2015-2016 sont particulièrement importantes. Doixante-dix ans après la première publication de son témoignage, il « revient » dans les trois pays liés étroitement à sa biographie : la Pologne où elle est née ; Israël où elle vit ; et la France, où habitent ses enfants. En 2015, l’Institut historique juif de Varsovie – l’institution héritière des commissions historiques juives de l’après-guerre –, réédite la toute première édition de 1946, précédée d’une importante préface d’Ewa Kozminska-Freilak, d’une postface de Piotr Laskowski, suivie d’un tableau présentant les différences entre l’édition de 1946 et le manuscrit.
Lorsque Janina essaya de publier pour la première fois son texte, c’était dans les années 1950 en Israël où on accueillait difficilement les souvenirs des rescapés. Devenue chercheuse en chimie, et jeune mère, Janina prit une certaine distance avec ce vestige de son enfance tourmentée. Des extraits paraissent néanmoins dans un petit recueil de témoignages dans les années 1960 et elle tira de ses souvenirs une œuvre de fiction, qu’elle signa sous le pseudonyme de Tzvia Eitan, inspiré des prénoms de ses deux enfants : il s’agissait bien d’un premier geste de
transmission7. C’est Janina elle-même qui a traduit en 2015 son récit en hébreu, sur la base de l’édition de 1946, qu’elle tient pour fondamentale, mais qu’elle a complétée de certains passages du manuscrit. La même année, le texte a été adapté au théâtre8.
La présente publication en français restitue les cheminements complexes de ce texte en même temps que la voix de la jeune fille de douze ans qui l’a écrit.
Livia Parnes
Janvier 2016
1 Du 31 mai au 30 décembre. Commissaire de l’exposition : Sophie Nagiscarde.
2 Janina Hescheles, Oczyma dwunastoletniej dziewczyny, Kraków, Centralny Komitet Żydów Polskich, 1946. Introduction de Maria Hochberg-Mariańska.
3 Dans la traduction d’Agnieszka Żuk (Paris, Robert Laffont, collection « Bouquins », 2007, p. 331-344).
4 Voir la liste des éditions des « mémoires » de Janina, p. 127.
5 Otto B. Kraus, Le Mur de Lisa Pomnenka, suivi de Catherine Coquio, Le Leurre et l’espoir. De Theresienstadt au block des enfants de Birkenau, Paris, Éditions L’Arachnéen, 2013.
6 Pour toutes les éditions mentionnées, voir la liste p. 127.
7 Tzvia Eitan, Hem od Chayim (« Ils sont encore en vie »), Tel-Aviv, Alef, 1969.
8 Yanina, pièce de théâtre adaptée et jouée par Bilha Mass Asherov, 2014.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06096-3
- EAN : 9782406060963
- ISSN : 2261-5903
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06096-3.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/08/2016
- Langue : Français