L’architecture d’un paradigme. Généalogie, composition et variations Note sur l’ouvrage d’Éric Berr, Virginie Monvoisin, Jean-François Ponsot (dir.), L’économie post-keynésienne. Histoire, théories et politiques, Préface de James K. Galbraith, Paris, Seuil, 2018, 480 pages
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d'histoire de la pensée économique
2020 – 1, n° 9. varia - Auteur : Coste (Clément)
- Pages : 243 à 262
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
L’architecture d’un paradigme.
gÉnÉalogie, composition et variations
Note sur l’ouvrage d’Éric Berr, Virginie Monvoisin, Jean-François Ponsot (dir.), L’économie post-keynésienne. Histoire, théories et politiques, Préface de James K. Galbraith, Paris, Seuil, 2018, 480 pages.
Clément Coste
Sciences Po Lyon
Triangle UMR CNRS 5206
Introduction
Éric Berr, Virginie Monvoisin et Jean-François Ponsot éditent un recueil de 24 contributions – augmenté d’une préface de James Kenneth Galbraith et d’une postface d’Alain Parguez – qui constitue la première synthèse en français de l’économie post-keynésienne. La gageure pouvait sembler particulièrement difficile et risquée aux yeux du lecteur·trice non totalement familier·e de ce(s) courant(s). Difficile, car le post-keynésianisme semble a priori éclaté en de multiples sous-traditions ; risqué, car s’attaquer à « l’idéologie » néoclassique – au sens de Paul Ricoeur, l’idéologie œuvre à maintenir l’ordre existant contre toute critique extérieure – prête le flanc à la critique de l’idiosyncrasie – Louis-Philippe Rochon nous rappelle par exemple qu’Amartya Sen lui-même, tout en reconnaissant le brio des analyses de Joan Robinson, regrettait sa vigoureuse « intolérance » (p. 51). Le premier mérite de l’ouvrage réside alors sans doute dans sa dimension critique, dans une sorte de radicalisme épistémique qui interroge à la fois 244le fonctionnement de l’économie moderne et la pertinence, pour en rendre compte, d’une économie néoclassique échafaudée sur l’hypothèse d’un équilibre économique statique. Face au mainstream, le post-keynésianisme constitue une économie véritablement politique dont le but, nous rappelle Nicholas Kaldor, est de suggérer l’application de politiques adéquates pour en améliorer le fonctionnement. Ceci est rappelé, précisé et nuancé, dès la préface, par James K. Galbraith indiquant que si l’analyse des post-keynésiens « mène de fait à une action politique, leur point de départ consiste avant tout à faire un effort réel pour comprendre le fonctionnement de la production et de la répartition dans un système reposant sur la monnaie et le crédit, donc pour s’attaquer à la façon dont fonctionne le capitalisme financier » (p. 8). Les post-keynésiens revendiquent simultanément une méthode inductive et parfois « historico-déductive ». Le propos de l’ouvrage doit ainsi être considéré pour ses vertus épistémologiques censées aider les enseignants en économie dans leur mission auprès de leurs étudiants. Cette dimension paraissait d’ailleurs déjà impérieuse à Joan Robinson qui, dans les années 1950, s’offusquait du contenu de l’enseignement économique édifié sur fondements néoclassiques, et du fait que ce savoir s’auto-entretenait sans jamais souffrir d’une quelconque réfutabilité sérieuse1. Il reste à signifier la quintessence de la proposition générique des post-keynésiens. Je suggère alors une lecture de l’ouvrage en trois parties qui articulent les différents pans du propos général.
I. Aux origines et aux marges
du post-keynésianisme
Au sein d’une première partie consacrée aux « pères/mère fondateur·rice·s », à l’histoire et à une taxinomie du post-keynésianisme, Marc Lavoie et Jean-François Ponsot rappellent les cinq points cardinaux qui structurent, malgré sa relative hétérogénéité, le programme post-keynésien (chapitre 6).
245I.1. Les cinq points cardinaux du post-keynésianisme :
l ’ héritage des fondateur·rice·s
On repère parmi les fondateur·rice·s cinq éléments constituant la colonne vertébrale du post-keynésianisme. La demande effective (1) constitue le premier de ces éléments et André Lorentz insiste, à ce sujet, sur l’importance de la demande extérieure dans la théorie de la « croissance cumulative » de Kaldor (chapitre 4). L’incertitude (2) représente une dimension essentielle de la dynamique économique affectée par les décisions d’agents économiques incapables de se fier à l’exactitude de calculs probabilistes, et astreints de s’en remettre à leurs intuitions et d’agir par « convention ». Marc Bousseyrol (chapitre 1) rappelle le caractère « révolutionnaire » de l’analyse keynésienne à ce sujet et Éric Nasica (chapitre 5) insiste sur sa réactualisation au sein de « l’hypothèse d’instabilité financière » échafaudée par Hyman Minsky – analyse, dont on a déjà rappelé la pertinence et l’actualité (Labye 2011 ; Kregel 2008 ; Plihon 2009). L’appréhension de l’économie à partir du temps historique (3) – opposée donc à la statique néoclassique – constitue de fait un autre élément fondateur du programme post-keynésien. Présente chez Keynes, la recommandation saute aux yeux dans les analyses de Joan Robinson, Nicholas Kaldor, Hyman Minsky et Michal Kalecki : l’économie réelle est par construction instable et il convient d’en expliquer les fluctuations. Le consensus post-keynésien s’est également édifié sur l’idée, finalement précoce, que l’économie de production était profondément monétaire (4) et que le crédit y jouait un rôle essentiel. Louis-Philippe Rochon établit alors l’opposition de Joan Robinson à la fable du troc et à l’antiquantitativiste de Robinson, André Lorentz ajoute celui de Kaldor qui explique que la source de l’inflation réside dans la sphère réelle et résulte d’une inadéquation entre demande effective (élevée) et (in)disponibilité des capacités de production à court terme. Enfin, la prise en compte du pouvoir et des conflits autour notamment de la répartition du revenu (5) constitue le dernier volet du consensus post-keynésien en devenir. Si Kaldor, par exemple, recommande d’opérer des distinctions de classes au sein des ménages pour comprendre la croissance cumulative (chapitre 4), la figure de Michal Kalecki est, sur cette question, la plus substantielle. Michael Assous (chapitre 2) insiste en effet sur la synthèse keynésiano-marxiste proposée par l’économiste polonais pointant l’asymétrie forte entre capitalistes et salariés : les premiers mènent la danse capitaliste, « ils gagnent exactement ce qu’ils dépensent » et l’économie fluctue selon les 246modifications du taux de profit. Kalecki insiste par ailleurs sur le pouvoir de classe des capitalistes susceptibles de contrer l’efficacité de politiques économiques venant contrarier les « intérêts constitués ».
I.2 . Les traditions post-keynésiennes et les autres
Marc Lavoie et Jean-François Ponsot peuvent alors opérer une classification du programme post-keynésien en cinq traditions (chapitre 6). Le courant américain ou fondamentaliste hérité entre autres de Minsky ; le courant kaleckien ; le courant sraffaïen dont on regrette l’absence d’évocation des éléments développés par Sraffa lui-même susceptibles de l’inscrire parmi les pères fondateurs – d’autant que cette inscription, rappellent les auteurs, ne fait pas consensus – ; le courant kaldorien ; enfin le courant post-keynésien institutionnaliste. On pourra regretter ici que la filiation du post-keynésianisme avec le chartalisme de Knapp ne soit qu’évoquée. Les auteurs peuvent ainsi spécifier ce qui éloigne le programme post-keynésien du « nouveau consensus » et l’inscrit au sein de l’hétérodoxie tant en termes ontologiques que méthodologiques et politiques2. Dans cette taxinomie, les rapprochements avec la théorie de la régulation d’une part (Ponsot & Lavoie 2007 ; Boyer 2011) – dont les représentants sont fréquemment cités dans l’ouvrage – et l’institutionnalisme d’autre part, sont intéressants, mais on regrette l’absence de liens explicites tissés, ou à tisser, avec l’économie des conventions. Ceci est d’autant plus regrettable que l’inventaire du contenu du programme post-keynésien, semble, en ce qui concerne les motifs et les règles de l’action humaine, suggérer un certain et relatif voisinage que l’on pourrait étendre à « l’économie post-classique » dans son ensemble (Lavoie 1992).
II. Le(s) contenu(s) du programme post-kéynésien
La deuxième partie de l’ouvrage (chapitres 7 à 16, p. 127-310) aborde les concepts et les méthodes au cœur du post-keynésianisme contemporain. Les trois premiers chapitres (7, 8 et 9) développent les thèmes déjà 247présents chez les pères/mère fondateur·rice·s et dont on peut regretter, parfois, les quelques redondances : le circuit économique, l’incertitude et l’endogénéité de la monnaie.
II.1. Circuit, incertitude et monnaie
Frédéric Poulon (chapitre 7) présente la tradition circuitiste en retraçant l’histoire de la théorie keynésienne du circuit, identifie Bernard Schmitt comme figure tutélaire de sa redécouverte dans les années 1980 et insiste sur le rôle fondamental joué par certains centres de recherche (CEREF, ADEK). En phase avec les résultats post-keynésiens consensuels, Frédéric Poulon conclut que l’analyse en termes de circuit atteste, théoriquement, du caractère néfaste de l’austérité et de l’opportunité du protectionnisme.
Michaël Lainé revient quant à lui sur le concept d’incertitude (chapitre 8) déjà évoqué plus tôt dans l’ouvrage. Considérant que l’économie s’apparente à « la science de nos rapports avec le futur », et que ce futur est par nature imprévisible, l’auteur propose ici un plaidoyer contre la marginalisation de l’incertitude au sein du mainstream néo-classique. Il explicite pour cela les « six failles logiques » de l’usage des probabilités dans « la conduite des affaires humaines » et conclut – par un détour intéressant à la pensée complexe de Shackle et au débat sur les causes épistémologiques ou ontologiques de l’incertitude – que, radicale et incurable, cette incertitude est finalement au cœur du fonctionnement réel des économies.
Virginie Monvoisin et Louis-Philippe Rochon (chapitre 9) abordent ce qui constitue sans doute l’épicentre du programme post-keynésien entendu comme analyse du fonctionnement de l’économie capitaliste – c’est-à-dire d’une économie ontologiquement monétaire – : le caractère endogène de la monnaie. Il s’agit de considérer que la monnaie est créée par le crédit, lui-même déterminé par la demande des agents – on regrette ici que le débat entre post-keynésiens horizontalistes et post-keynésiens structuralistes au sujet de l’élasticité de la création monétaire aux besoins des banques et des entreprises ne soit qu’évoqué. Démontrant que les réserves bancaires, loin d’être des prérequis au crédit, sont en réalité des « résidus », les post-keynésiens réactualisent ainsi l’idée de Keynes selon laquelle les crédits font les dépôts. Les auteur·e·s regrettent l’incapacité de cette idée à pénétrer les institutions monétaires contemporaines. Ainsi, l’assouplissement quantitatif, dont l’objectif avoué est de relancer 248l’inflation, repose sur l’idée que les banques refusent de prêter par manque de liquidités. Les post-keynésiens répondent au contraire que c’est par faiblesse de la demande de crédit. L’investigation se poursuit sur l’idée qu’en augmentant le prix des actifs rachetés, le quantitative easing permet finalement de garantir la stabilité du revenu de l’épargnant : il s’agirait ainsi d’un dispositif de répartition du revenu en faveur des rentiers. L’hétérogénéité des acteurs et les rapports sociaux sont inhérents au fonctionnement économique, l’économie, qui ne peut être réduite à une conception mécaniste, est donc fondamentalement politique. Cette idée est très largement illustrée par la conception post-keynésienne de l’inflation que décrivent Sébastien Charles et Jonathan Marie (chapitre 10) qui, avec Amitava Krishna Dutt et Dany Lang (chapitre 11) abordent les liens entre prix, répartition et croissance.
II.2. Prix, répartition et croissance
À partir d’une modélisation intégrant les pouvoirs de marché des entreprises et de négociation des salariés, Sébastien Charles et Jonathan Marie démontrent que l’inflation – qui n’est pas la réponse logique à une politique monétaire expansionniste – est finalement le résultat d’un conflit autour de la répartition fonctionnelle du revenu. L’interprétation post-keynésienne de l’hyperinflation en économie ouverte nous semble particulièrement intéressante : l’inflation, due primitivement au conflit de répartition, détériore la balance commerciale et ne manque pas de déprécier le taux de change – les agents qui anticipent une rupture de change se détournent de la monnaie domestique et la chose a lieu. Cette rupture de change conduit à l’augmentation du prix des biens importés et la boucle prix-salaire se réalise alors : les firmes souhaitent maintenir leurs marges et les salariés le pouvoir d’achat de leur salaire. L’hyperinflation s’apparente ainsi à une inflation auto-entretenue d’une part par le conflit autour de la répartition et d’autre part par le renoncement à la détention de monnaie domestique.
Amitava Krishna Dutt et Dany Lang relient directement cette question de la répartition à celle de la croissance, à partir des modèles post-keynésiens kaleckiens (chapitre 11). Le modèle canonique, ses critiques et extensions ici présentés attestent de l’importance du partage de la valeur ajoutée pour comprendre les évolutions de l’activité économique. Si cette démonstration est nécessaire – elle mériterait toutefois d’être 249objectivée par des données –, la recommandation finale des auteurs nous semble naïvement vertueuse. Certes, « les pays auraient intérêt à s’entendre pour faire augmenter la part des salaires de manière coordonnée » ; mais, alors que depuis Kalecki les post-keynésiens insistent, à juste titre, sur l’importance des rapports de force dans la dynamique économique, cette recommandation semble surestimer la capacité du bon sens et de l’entendement à infléchir les « intérêts constitués ». Ces intérêts constitués, tout particulièrement ceux du capital et du monde de la finance peuvent jouer contre les politiques publiques, l’investissement et l’emploi.
II.3. Valeur actionnariale, investissement et emploi
Michal Kalecki est également mobilisé par Marc Lavoie et Dany Lang dans leur investigation sur les déterminants du niveau de l’emploi (chapitre 12). Déconstruisant la théorie néoclassique (et monétariste) du chômage volontaire (et naturel) et sa formalisation au sein des modèles DSGE, les auteurs enrichissent effectivement la définition keynésienne en recourant au modèle kaleckien. La demande effective de travail rompt ici avec la contrainte de maximisation du profit, lui substituant, celle, cruciale, de la vente, c’est-à-dire de la demande globale. Ceci renverse totalement les conclusions néoclassiques : une hausse du salaire conduit à diminuer le chômage tant que celle-ci demeure inférieure à la productivité du travail et qu’il existe des capacités de production inutilisées ; à l’inverse, toute hausse de la productivité non suivie d’une hausse du salaire réel modifie le partage du revenu au détriment des revenus du travail – dont la propension à consommer est plus forte que les profits – et conduit ainsi à une baisse de la demande globale. Naturellement, l’approche post-keynésienne s’oppose à la solution néo-classique en matière de lutte contre le chômage mettant en avant « le paradoxe de la flexibilité » : une économie soumise aux forces du marché peut certes conduire à une situation de plein-emploi, seulement celui-ci sera sous-optimal car vérifiant un faible niveau d’activité.
Laurent Cordonnier, Thomas Dallery, Vincent Duwicquet, Jordan Melmiès et Franck Van de Velde abordent ensuite la question du coût du capital, son lien avec la financiarisation du capitalisme, et son incidence sur le financement de l’économie (chapitre 13). Les auteurs expliquent que « l’imposition d’une norme financière » – la création de valeur pour 250l’actionnaire – ainsi que la course à l’innovation du secteur financier sont finalement créatrices d’instabilité et jouent contre l’investissement productif. Les auteurs distinguent alors le coût du capital productif du coût du capital financier, et au sein de ce-dernier, le coût de l’intermédiation financière, du surcoût du capital assimilable à une « pure rente » actionnariale. Les auteurs observent la prodigieuse ascension du surcoût du capital depuis les années 1980 et leur analyse conforte celle de Michel Husson (2010) sur la déformation du partage de la valeur ajoutée et l’effet ciseau entre taux de marge et taux d’investissement. Les conséquences, avertissent-ils, sont de deux ordres : le surcoût du capital, participant d’une déformation du partage de la valeur ajoutée, d’une part impacte négativement la demande globale et donc l’activité économique, d’autre part modifie la structure productive en favorisant la sous-traitance et la rentabilité de court-terme – ce « toilettage comptable » freine l’investissement de long terme et donc la croissance économique. La conclusion est bien que la question de la distribution du revenu est cruciale dès lors qu’il s’agit d’expliquer le niveau d’activité économique.
II.4. Modélisation et microéconomie postkeynésiennes
Les deux chapitres suivants abordent les modélisations post-keynésiennes modernes : les modèles stock-flux cohérents (PK-SFC) et leur extension au sein des modèles multi-agents (ABM). La méthodologie post-keynésienne n’échappe donc pas à l’idée que l’économie serait devenue, en partie au moins, « une science fondée sur les modèles » (Hédoin, 2004). Un détour par la philosophie des sciences permettrait d’interroger le degré d’intelligibilité du monde réel produit par les modèles post-keynésiens (entendus comme médiateurs entre la théorie sur le monde et l’observation du monde) et de les positionner au sein de la taxinomie des modèles macroéconomiques : s’agit-il de modèles pratiques ou théoriques, idéaux ou descriptifs, par approximation ou par caricature3 ? Ces modèles produisent-ils des connaissances causales sur le monde économique ou sur la théorie, ou bien encore seulement des intuitions ? La contribution d’Edwin Le Héron revendique un plus grand réalisme des modèles PK-SFC relativement aux modèles DSGE. Et pour cause, ceux-ci intègrent ce qui constitue 251le cœur de l’interprétation post-keynésienne : la dynamique temporelle, la non-dichotomie des sphères réelle et financière, l’interaction entre les flux et les stocks, l’endogénéité de la monnaie et la présence de déséquilibres. À partir du modèle canonique de Godley et Lavoie, Edwin Le Héron dessine la trajectoire des modèles SFC, leur voyage au sein de différents systèmes institutionnels – composés notamment des secteurs banques et reste du monde – et au sein de différentes économies et zones géographiques – la modélisation SFC semble offrir un cadre d’analyse adapté aux petites économies émergentes. Edwin Le Héron conclut sur les promesses analytiques offertes quant au défi environnemental4 : il s’agira alors de rendre compte de la validité externe et de la qualité prédictive de ces modèles face à l’imminence de ce défi.
Pascal Seppecher défend l’idée que « le renouveau de la modélisation macroéconomique » réside dans la prise en compte de la multiplicité des agents qui peuplent les systèmes complexes, et que cette prise en compte ne constitue rien de moins qu’un « nouveau paradigme » susceptible de formaliser une macroéconomie post-keynésienne qu’il juge encore « trop narrative » (chapitre 15). À l’instar du paradigme des années 1970 qui défend une macroéconomie microfondée, la modélisation à base d’agents multiples considère donc en premier lieu le niveau individuel ; mais contre celui-ci, elle considère simultanément que la microéconomie traditionnelle, arc-boutée sur l’idée d’optimisation et construite à partir des anticipations rationnelles d’un agent représentatif, n’est ici d’aucun secours. S’appuyant sur la technologie – qui, contrairement aux mathématiques simplificatrices, permet d’intégrer la complexité du monde réel –, cette technique de modélisation mobilise la puissance de calcul offerte par les ordinateurs pour obtenir au niveau macro une sommation des données individuelles. Les nouveaux modèles AB-SFC offrent ainsi aux modèles SFC « simples » une prise en compte de la triple hétérogénéité des agents (multidimensionnelle, endogène et dynamique) leur conférant de ce fait des fondements microéconomiques solides et réalistes car basés sur l’incertitude radicale et la rationalité procédurale. La liste d’avertissements et de recommandations fournie par l’auteur livre à ce sujet des éléments intéressants pour juger de la démarche scientifique, de la cohérence interne et de la portée explicative d’un modèle AB-SFC. 252L’auteur est toutefois conscient du niveau accru de technicité nécessaire pour discuter les résultats de tels modèles et insiste sur l’importance de la formation des économistes. L’avenir des modèles AB-SFC en est tributaire, tout comme, semble suggérer l’auteur, la rémanence d’une opposition crédible au formalisme néoclassique.
L’alternative à la microéconomie néoclassique se construit également au travers d’une théorie post-keynésienne des prix et de la firme (chapitre 16). Thomas Dallery et Jordan Melmiès expliquent d’abord – ils mobilisent les trajectoires théoriques de Robinson et Kalecki ainsi que la suggestion de Means (1935, 1939) et d’Eichner (1973, 1976) – que l’objectif de la firme n’est finalement pas la maximisation du profit mais la maximisation de la croissance des ventes sous contrainte d’autofinancement des investissements. Cette évolution théorique fait dire aux microéconomistes post-keyésiens qui considèrent une concurrence imparfaite que la fixation des prix dépend surtout des marges de profit attendues des entrepreneurs puisque les prix déterminent finalement les fonds alloués en retour à l’investissement. L’hypothèse post-keynésienne sur la formation des profits prend également le contrepied de la microéconomie traditionnelle : la concurrence ne réduit aucunement les profits de chaque firme mais opère simplement une redistribution du profit entre les différentes entreprises présentes sur un marché. Si la fixation des prix et les marges qui en découlent sont essentielles pour l’entrepreneur en ce qu’elles conditionnement l’investissement de demain et la croissance future des ventes, les auteurs expliquent que la « récente » financiarisation de l’économie contrarie ses plans, confronté qu’il est à l’impératif de création de valeur pour l’actionnaire : la présence de cette contrainte financière modifie et sélectionne ainsi les projets d’investissement.
Cette « partie » sur les contenus et méthodes du programme post-keynésien est incontestablement intéressante et riche d’enseignements divers. On regrette toutefois, l’absence d’un développement systématique sur la Modern Monetary Theory, théorie qui suscite un intérêt croissant au delà du monde universitaire, qui donne lieu à des débats au sein même de la tradition post-keynésienne5 et qui aurait permis d’asseoir la filiation, alors simplement évoquée, avec le chartalisme de Knapp. Ce regret est d’autant plus légitime que la question des politiques 253économiques constituant la dernière partie de l’ouvrage pouvait facilement être connectée à la théorie monétaire moderne au moyen de la théorie de l’employeur en dernier ressort qui, elle, est exposée.
III. Les politiques économiques post-keynésiennes
La troisième et dernière partie de l’ouvrage est alors consacrée aux politiques budgétaires et monétaires en matière d’emploi, de développement économique et de lutte contre les inégalités. Il y est donc d’abord question de l’implication économique de l’État – question éminemment politique –, puis d’une refonte de l’architecture monétaire internationale. Cette partie prescriptive ouvre enfin la porte à un « nouveau développementisme », un développementisme post-keynésien prônant un développement davantage soutenable du double point de vue social et environnemental.
III.1. L ’ État, le budget et le plein-emploi
Rappelant l’opposition de Keynes au dogme de l’équilibre budgétaire basé sur la promotion (1) de l’épargne individuelle à travers la mise en place de politiques fiscales et de taux d’intérêt accommodantes, (2) de l’épargne publique à travers l’implémentation de l’austérité, et (3) de l’épargne extérieure à travers la promotion de la libéralisation, Eric Berr, Orsola Costantini, Matthieu Llorca, Virginie Monvoisin et Mario Seccareccia (chapitre 17) rappellent l’argument décisif de Keynes selon lequel l’investissement précède l’épargne. L’endettement restaure alors la confiance, stabilise les anticipations et achemine l’économie vers le plein-emploi. Mobilisant cet héritage, celui de Kalecki, ainsi que le concept de « finance fonctionnelle » de Lerner (1943), les auteur·e·s expriment le déficit budgétaire, et donc l’endettement public, comme « un facteur déterminant du profit des entreprises » (p. 320). Il convient alors pour les post-keynésiens que l’État soit suffisamment « gros » (Big Government chez Minsky) de manière à 1) soutenir les profits entrepreneuriaux, 2) limiter les inégalités qui pèsent sur la croissance à travers une fiscalité progressive, 3) opérer une redistribution via des transferts à destination 254des ménages les plus pauvres dont la propension à consommer est élevée et n’est pas altérée par la consommation de produits importés – cet élément nous semble à première vue discutable et aurait mérité d’être objectivé par des données statistiques : de quels ménages et de quels types de produits importés parle-ton ? Graphiques et données statistiques à l’appui6, les auteur·e·s illustrent enfin le bref « moment keynésien » lors de l’éclatement de la crise de 2007-2008 et « l’impasse européenne » lors de sa métamorphose en « crise des dettes souveraines » (2010). Cet « enfermement idéologique mortifère » (p. 327) au sein du dogme de l’équilibre budgétaire, renforcé par les différents dispositifs, pactes et traités européens et aggravé par la concurrence fiscale à laquelle se livrent les pays de l’Union Européenne, est combattu par la revendication post-keynésienne à la mise en place de politiques budgétaires contracycliques, dont on peine toutefois à considérer l’évolution théorique par rapport au message initial de John Maynard Keynes.
La véritable innovation réside sans doute dans la théorie de l’employeur en dernier ressort (EDR)présentée par Quirin Dammerer, Antoine Godin et Dany Lang (chapitre 18), laquelle résonne comme un lointain écho au débat sur le « droit au travail » revendiqué par les socialistes républicains de 1848 – sans verser dans l’anachronisme, les motivations qui poussent Minsky (1986) à préconiser les works progress administration (WPA) peuvent être reliées et discutées à l’aune de celles invoquées par Louis Blanc (1840) au sujet des Ateliers sociaux. Les auteurs établissent le programme de l’EDR, dont le projet de Wray (2007) est le plus abouti, et révèlent quelques expériences actuelles – le projet Territoire zéro chômeur de longue durée en France –, passées et ayant réussies – Jefes y Jefas de Hogar Desocupados en Argentine – ainsi que passées et ayant tournées court – le Commonwealth Employment Service en Australie s’est rapidement transformé en travail obligatoire contre allocations chômages. Les post-keynésiens partisans des programmes d’EDR insistent sur leurs trois fonctions principales : en procurant un emploi à tous les actifs désireux de travailler, l’EDR permet d’abord de résoudre le chômage involontaire ; en augmentant la demande globale par l’intermédiaire des salaires distribués, l’EDR stimule l’activité économique et la croissance ; en fixant le niveau du salaire, l’EDR sert d’ancrage au salaire minimum, modifie la structure de l’échelle des salaires et stabilise la dynamique 255salariale ; enfin, en prévoyant la formation des actifs concernés, l’EDR lutte contre la dépréciation du capital humain. Les critiques de tels programmes stipulent quant à elles de possibles conséquences néfastes en termes de substitution aux emplois publics et de pressions à la baisse sur les rémunérations du secteur public, et projettent alors le caractère possiblement non productif des emplois concernés et le décalage entre rémunération (élevée) et productivité (faible). Il est toutefois difficile de juger de l’ensemble de ces critiques compte tenu du peu d’études systématiques relatives aux quelques projets qui ont effectivement germé ici ou là7. Cela étant, la conclusion kaleckienne des auteurs sur la difficulté d’implémenter de tels projets à grande échelle compte tenu du rapport de force avec les capitalistes attachés au rôle disciplinaire du chômage nous semble particulièrement intéressante. L’EDR pourrait par ailleurs entrer en débat avec les controverses récentes autour du revenu inconditionnel ou salaire à vie, qui, à la différence de l’EDR, entendent émanciper la perception du revenu de la question de l’emploi (non du travail), mais qui se prêtent eux aussi à une analyse macroéconomique en matière de lutte contre la précarité et les inégalités.
III.2. Des inégalités inefficaces…et injustes ?
Cette question des inégalités est abordée par Nicolas Zorn (chapitre 19). L’auteur identifie en amont les causes de ces inégalités liées à la déformation du partage de la valeur ajoutée8 et insiste, en aval, sur leur inefficacité économique et sur les risques encourus lorsqu’elles sont exacerbées – la modération salariale impose de miser sur l’endettement privé pour compenser l’affaiblissement de la demande globale. De manière non surprenante, figure, parmi les recommandations post-keynésiennes destinées à lutter contre les inégalités, l’objectif prioritaire de plein-emploi. Garantir un emploi à tous les actifs est effectivement un moyen de casser le rapport de force défavorable dont sont victimes les travailleurs face aux capitalistes. Mais il est selon l’auteur un autre rapport de force qu’il 256convient de renverser : celui qui oppose le capitaliste (l’entrepreneur, source de gains de productivité) au rentier. L’obtention d’une croissance économique qui ne soit pas « viciée par des phénomènes d’extraction de rente » pourrait être soutenue par un arsenal de politiques publiques ciblées et efficaces – un « New Deal keynésien global » (p. 367). Si la dimension économique des inégalités est largement traitée par l’auteur, la réflexion ne s’engage pas véritablement sur le terrain de la justice. L’auteur justifie pourtant très tôt (p. 358) « la préoccupation des post-keynésiens pour la justice sociale » et indique qu’ils promeuvent finalement « un système équitable » (p. 363). La réflexion, fut-elle économique, sur l’équité et ses rapports avec l’égalité, ne peut faire l’économie d’une réflexion simultanée sur la question de la répartition des richesses et du rôle de l’État en matière d’élargissement d’accès aux droits sociaux. Cette réflexion est entamée par l’auteur à travers une perspective kaleckienne de mise en exergue des rapports de force, et à travers le défi contemporain de l’État Providence censé accompagné l’économie de marché. Un détour par la philosophie économique permettrait peut-être, si l’objectif est celui-là, de stabiliser une possible théorie post-keynésienne de la justice sociale tolérante vis-à-vis de certaines inégalités économiques – de ces inégalités dites « efficaces » car maximisant la croissance et le taux d’emploi (p. 357).
III.3. Politique monétaire qualitative, contrainte discrétionnaire et système monétaire international
Tout en attribuant à l’État et à son budget la primauté des politiques contracyliques de relance économique, les post-keynésiens interrogent, à partir de la théorie de la monnaie endogène, l’objectif et les outils de la politique monétaire. Emmanuel Carré et Edwin Le Héron expliquent (chapitre 20) que contrairement aux recommandations des traités européens qui imposent l’indépendance des banques centrales, les post-keynésiens insistent sur l’importance du rôle de préteur en dernier ressort des banques centrales – « la rareté du financement ne peut être qu’une rareté choisie, mais en aucun cas issue d’une contrainte d’épargne ex ante, de fonds prêtables comme l’affirment les économistes néoclassiques (…). La banque centrale doit (…) pouvoir financer directement l’État afin de stabiliser les taux d’intérêt en fournissant la liquidité nécessaire » (p. 376) – et réclament que la politique monétaire soit soumise à un 257contrôle démocratique. Opposés à la théorie quantitative de la monnaie, les post-keynésiens considèrent les effets réels de la politique monétaire. Cette politique monétaire doit être 1) discrétionnaire – pensée pour le court et moyen termes – 2) qualitative – elle doit viser l’obtention d’un bas taux d’intérêt, orienter le circuit du capital vers l’économie réelle et limiter la formation de bulles spéculatives – 3) contrainte – elle doit avoir en ligne de mire la stabilité du taux d’intérêt de manière à consolider les anticipations et réduire l’incertitude. Cette contrainte discrétionnaire rapproche certains post-keynésiens des politiques de règles plus ou moins actives, jusqu’à la règle de Kansas City (Wray 2007) qui, induisant un taux d’intérêt qui tend vers 0 %, ne réagit à aucune fluctuation économique. Enfin, Emmanuel Carré et Edwin Le Héron confrontent aux recommandations post-keynésiennes les politiques monétaires non conventionnelles menées depuis 2008 par la Banque Centrale Européenne dans le but relancer production et inflation – Quantitative Easing, Qualitative Easing, refinancement à long terme, taux d’intérêt négatif, forward guidance. Ils concluent à une certaine proximité mais insistent simultanément sur le risque encouru en termes d’instabilité financière. Ils en concluent que la politique monétaire conjoncturelle ne peut se passer d’un cadre législatif contraignant qui permette une action conjointe de l’État et de la banque centrale pour limiter « le risque systémique du système bancaire et financier » (p. 379).
Afin de limiter cette instabilité financière internationale, Claude Gnos, Jean-François Ponsot et Sergio Rossi proposent par ailleurs que soit repensée l’architecture financière internationale (chapitre 21) que les post-keynésiens jugent « non conforme aux principes monétaires fondamentaux » (p. 396). À l’image du plan de Keynes (1942) désavoué lors de la conférence de Breton Woods, les post-keynésiens estiment que seul le recours à une monnaie supranationale conforme aux principes de la monnaie endogène, sera à même de contrer l’instabilité, l’incertitude, l’insuffisance de la demande globale et l’iniquité qui caractérise alors le système monétaire international contemporain9. Les auteurs rappellent que, résultant de la demande de crédit, la monnaie n’est rien de moins que « l’exacte contrepartie d’une production nationale » (p. 406). Formalisant une dette qui circule, elle est doté d’un pouvoir libératoire. Or, la monnaie, nous expliquent les auteurs, perd ce pouvoir libératoire dans 258le règlement des échanges internationaux : le pays exportateur de marchandises reçoit en échange une simple créance qui n’est plus assortie du titre de dette comme c’est le cas de la monnaie circonscrite au cadre national. Keynes expliquait alors qu’il y a, au niveau des nations, un « non-paiement des transactions » signifiant finalement « l’absence de comptabilité des nations en tant que telle » (p. 407). Mais cela peut-être contourné par l’adoption d’une monnaie internationale – qui retrouverait alors son pouvoir libératoire – émise par une institution supranationale dont la fonction instrumentale se limiterait ainsi au maintien de l’ordre monétaire sur le plan international jusqu’ici caractérisé par les non paiements nets du pays qui en constitue l’épicentre (les États-Unis) – à l’international, le dollars est accepté comme une marchandise10. L’advenue d’un nouvel ordre monétaire international relève-t-elle de la chimère ? Conscient des difficultés, les auteurs précisent qu’à la réticence des États-Unis d’abandonner leur « privilège exorbitant » s’ajoute la difficile acceptabilité, aux yeux des spéculateurs, d’un retour à la stabilité des changes et à un contrôle accru des mouvements de capitaux.
III.4. Le développement post-keynésien :
mondialisation et soutenabilité
L’idée qu’il n’est pas sain qu’une économie s’endette dans une monnaie étrangère constitue également le cœur des vues post-keynésiennes sur le développement économique (chapitre 22). Éric Berr et Luiz Carlos Bresser-Pereira exposent, face aux considérations néolibérales sur le développement, le passage d’un développementismeclassique d’obédience keynésiano-marxiste à un nouveau développementisme plus « libéral ». Au sein du premier, la traditionstructuraliste insiste sur l’exploitation des nations périphériques par le centre, l’approche par la dépendance pointe quant à elle la responsabilité de l’élite industrielle nationale dans la ténacité du sous-développement. La solution réside alors dans une stratégie d’industrialisation misant sur la production des biens autrefois importées (dépendance) et sur un accord infranational entre industriels, travailleurs et bureaucratie d’État pour sortir du sous-développement (structuralisme) – il faut toutefois veiller dans une telle stratégie à la cohérence nationale de la croissance générée par les multinationales implantées dans les PED. La 259révolution néolibérale des années 1980, formalisée ici par le « consensus de Washington », a quelque peu essaimé au sein de l’analyse développementiste. Dans un contexte de globalisation économique qui fait prédire aux hyperglobalistes la disparition de l’État-nation westphalien, le nouveau développementisme estime que sous les effets de la mondialisation l’État est amené à se transformer. Se tournant désormais davantage vers l’extérieur et amenuisant l’importance des politiques de protection industrielle, le nouveau développementisme cesse de revendiquer la planification au profit de la concurrence par le marché et prône un usage raisonné du déficit budgétaire. Il reste qu’en phase avec les arguments fondateurs du post-keynésianisme, ce nouveau développementisme recommande la mise en place de politiques économiques visant la défense de l’intérêt national, prêche la non surévaluation du taux de change des pays en développement afin d’assurer leur compétitivité, ainsi que le recours à un financement interne contre le « péché originel » de l’endettement en devises. À l’instar du programme post-keynésien, le nouveau développementisme souhaite donc s’émanciper de l’orthodoxie libérale et renouer avec certains principes fondateurs énoncés par Keynes et Kalecki. Mais force est de constater simultanément la mise à distance d’une certaine radicalité propre au développementisme « primitif ».
La question du développement est par ailleurs directement liée à celle de l’environnement. Éric Berr expose la progressive intégration de la contrainte écologique au sein du programme post-keynésien à partir des « intuitions » des fondateur·rice·s (Keynes, Kalecki, Robinson). L’auteur montre que le cœur du paradigme post-keynésien arcbouté sur les questions d’emploi et de croissance est finalement compatible avec la promotion d’un « développement soutenable ». Eric Berr positionne le post-keynésianisme du côté de la soutenabilité forte et réussit l’intégration des caractéristiques essentielles associées au post-keynésianisme – croissance, demande effective et incertitude – à la réflexion relative à la soutenabilité de nos modes de développement. Accentuant l’éloignement vis-à-vis de l’idéologie néoclassique et s’inspirant notamment de l’économie écologique d’un Nicholas Georgescu-Roegen, le post-keynésianisme suggère un État capable de contrôler l’action de l’économie sur son milieu qui, laissée à elle-même, « fragilise une grande majorité de la population mondiale ». CQFD : l’économie exerce une pression sur les hommes et la nature, ces pressions identifiées et théorisées appellent en retour 260la mise en place de dispositifs de politiques publiques capables de les désamorcer ou, au moins, d’en atténuer les effets.
Conclusion
Il est incontestable que cet ouvrage fera date. Il précise utilement les concepts mobilisés par les post-keynésiens, renseigne sur les méthodes utilisées et enfonce le clou sur l’idée que l’économie demeure, malgré l’ambition destructrice des néoclassiques, une discipline éminemment politique. Faire en sorte que la théorie économique soit en phase avec le réel et ne se transforme pas en « religion11 » nécessite indéniablement un tel travail de promotion concurrentielle. Évidemment, l’éclosion d’une telle alternative doit pouvoir être discutée, critiquée, réfutée – ne serait-ce que pour faire « progresser » le nouveau paradigme – et l’ouvrage ici présentée ouvre une discussion constructive. Il convient toutefois de regretter à ce sujet l’absence de données statistiques exploitées pour illustrer le propos des auteurs. Bien sûr, le programme post-keynésien ne revendique pas une théorie pure, sans mesure, mais le recours à une méthode inductive et historico-déductive ne suffit pas toujours à faire l’économie de l’abstraction théorique. Sans pour autant verser dans un « réalisme métrologique naïf » (Desrosières 2008, p. 65), il faut veiller à ce que la théorie produite soit toujours perméable à la « critique » statistique. Comme l’indique Alain Parguez dans la postface de l’ouvrage, « toutes les sciences dures ou sociales » procèdent par révolutions, il est une spécificité de la « science économique », insensible jusqu’aux manifestations et turbulences contemporaines pourtant bien réelles, de résister à toute métamorphose. On a pourtant le sentiment que le post-keynésianisme peut être l’une de ces altérations ouvrant « les chemins de la libération ! » (p. 447).
L’ouvrage offre finalement une réponse au célèbre slogan tatchérien en arguant qu’il existe bel et bien une alternative, a post-Keynesian alternative.
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1 « Avant que l’étudiant en économie ne pose des questions, il sera devenu professeur et ainsi des habitudes en matière d’imprécision conceptuelles seront transmises d’une génération à l’autre ». Joan Robinson (1953), « The Production Function and the Theory of Capital », Review of Economic Studies, vol. 21, no 2, p. 81, cité par Louis-Philippe Rochon, dans cet ouvrage, p. 57.
2 Cf. à ce sujet la recension de Jacques Sapir (2019).
3 Sur ces questions se référer à la thèse de Francesco Sergi (2017) relative à l’histoire des modèles DSGE.
4 On pourra sur ce point se référer à Piluso et Le Héron (2017), ainsi qu’à Asensio, Charles, Lang et Le Héron (2011).
5 On pourra se référer au working paper de Thomas Palley (2019).
6 Les données mobilisées proviennent de l’OCDE et d’Eurostat.
7 Les auteurs évoquent la thèse de Salam Abukhadrah (2017) et le document de travail de Fadhel Kaboub (2007).
8 La mondialisation, la réduction des dépenses publiques qui visent notamment le plein-emploi, la dérèglementation du marché du travail, le pouvoir grandissant des grandes entreprises et la financiarisation de l’économie. Cf. Palley (2012), Stockhammer (2013) et Husson (2010).
9 L’approche des « quatre I » est empruntée à l’analyse de Jean-François Ponsot (2016).
10 Concernant les vues de Keynes lui-même sur la compensation internationale, se référer par exemple à Faudot (2019).
11 Cf. à ce sujet la postface d’Alain Parguez, p. 445-449.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-10602-9
- EAN : 9782406106029
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10602-9.p.0243
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/05/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français