Revue des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d'histoire de la pensée économique
2020 – 1, n° 9. varia - Auteurs : Ferrand (Julie), Massonnet (Jonathan), Pouchol (Marlyse), Colin-Jaeger (Nathanaël), Frobert (Ludovic)
- Pages : 265 à 291
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Pierre-Joseph-André Roubaud, De la règlementation du commerce, Réponses à Galiani. Présentation, transcription et édition par Pierre-Henri Goutte et Gérard Klotz, Genève, Éditions Slatkine, 2018, 471 p.
Julie Ferrand
Université de Lyon, UJM Saint-Étienne
GATE L-SE – UMR CNRS 5824
Le présent ouvrage est le 12e volume de la collection « Naissance de l’économie politique » dirigée par Bernard Herencia aux éditions Slatkine Érudition. Depuis 2011, cette collection ambitionne de publier des textes anciens ayant contribués à la réflexion économique avant le courant classique. Pierre-Henri Goutte et Gérard Klotz proposent deux textes du physiocrate Pierre-Joseph-André Roubaud (1730-1792) : Représentations aux magistrats (1769) et Récréations économiques, ou lettres de l’auteur des Représentations aux magistrats, à M. Le Chevalier Zanobi principal interlocuteur des Dialogues sur le Commerce des Bleds (1770). Lorsqu’il est question de la physiocratie les noms de Quesnay, de Mirabeau (père), de Dupont de Nemours ou encore de Lemercier de la Rivière sont immédiatement invoqués. Celui de Roubaud n’est pas passé à la postérité. Pourtant ses contributions ont été d’une grande importance pour plusieurs Économistes (p. 10). Son approche empirique donne une dimension particulièrement intéressante à la doctrine physiocratique et justifie ce travail d’édition. Plus encore, si cet ouvrage semble s’adresser en priorité aux spécialistes, nous pouvons également le recommander aux non spécialistes qui chercheraient à s’informer sur le grand débat du xviiie siècle français : la libéralisation du commerce des grains. Deux raisons principales motivent notre appréciation : i) la présentation claire et précise par les éditeurs du contexte historique, des arguments favorables et défavorables à la liberté du commerce et des causes qui ont conduit à l’échec de ce nouveau système donne au lecteur une vision globale du problème des subsistances sous l’Ancien Régime (p. 9-43) ; ii) le travail des éditeurs est remarquable notamment en raison des 266nombreuses notes qu’ils ont ajouté pour préciser celles de Roubaud et apporter des éléments complémentaires au lecteur.
Les Représentations aux magistrats (1769) se composent de sept parties au sein desquelles l’abbé Roubaud rédige un plaidoyer en faveur de la liberté du commerce des grains à l’intérieur et à l’extérieur du Royaume. Il cherche à démontrer que l’ensemble des règlements de la Police des grains est la cause des maux dont souffre l’agriculture. Sa démarche est particulièrement intéressante puisqu’il préfère s’appuyer sur l’expérience et les faits plutôt que de mobiliser l’arsenal théorique des physiocrates pour montrer que les édits de 1763 et de 1764 ne sont pas responsables de la cherté des grains. En effet, l’un des principaux arguments en défaveur de la libéralisation du commerce est l’augmentation continue du prix du blé depuis la promulgation des édits. Dans une première partie, l’abbé Roubaud discute cette idée. Il ne faut pas blâmer, selon lui, la liberté mais les mauvaises récoltes des années 1765 et 1767 qui ont poussé à la hausse le prix du blé. Plus encore, la cherté aurait dû être temporaire si la liberté du commerce avait été effective mais des obstacles physiques et moraux ont perduré empêchant la stabilisation du prix du blé. La deuxième et la troisième partie des Représentations insistent sur ces obstacles. Pour ménager les inquiétudes de ceux qui n’avaient pas encore assezsenti les avantages que devoit procurer la liberté (p. 73), l’édit de 1764 s’est accompagné d’une série de restrictions que Roubaud regrette. La clôture de la plupart des ports et l’exclusion des vaisseaux étrangers pour les transports des grains, l’existence d’un taux prohibitif à l’exportation, le maintien des règlements de Police de la ville de Paris etc. sont autant de règlements qui portent atteinte à la liberté. Roubaud excuse le maintien de ces prohibitions car il a conscience que la libéralisation du commerce marquait une véritable rupture avec le paternalisme royal. Il insiste cependant sur l’importance d’assurer la publicité des thèses physiocratiques1 pour montrer en quoi la libre circulation à l’intérieur et à l’extérieur du royaume est nécessaire pour le développement de l’agriculture. Par la mise en concurrence d’un plus grand nombre d’acheteurs et de vendeurs ainsi que grâce à l’augmentation des débouchés les prix se stabiliseront à la hausse pour atteindre le bon 267prix, celui qui permettra au laboureur de reconstituer ses avances, de produire davantage et d’augmenter le produit net. Mais l’envolée des prix suite aux mauvaises récoltes renforce les préjugés populaires à l’égard du comportement intéressé des marchands et des propriétaires (p. 99-103)2. En prenant l’exemple de la Normandie, Roubaud détaille plusieurs Arrêts du parlement de Rouen qui ont introduit de nombreuses restrictions au commerce des grains et conclut qu’il ne faut pas accuser la liberté d’être la cause du problème des subsistances puisqu’elle n’a finalement jamais existé.
Dans la quatrième et la cinquième partie des Représentations, en s’appuyant sur les faits et l’expérience, l’abbé discute deux accusations habituellement portées à l’encontre de la libéralisation du commerce : i) la liberté entraîne le monopole et ii) la libre exportation conduit à la rareté et à la cherté. Pour prouver notamment les bienfaits de l’exportation, il a recours à l’histoire des règlements en la matière de François ier jusqu’à Louis xiii (p. 153-170). Il est indéniable que la méthode empirique de Roubaud apporte une force argumentative originale à la doctrine des Économistes3. Il mobilise également des registres des Bureaux établis aux débouchés soit de mer, soit de terre, pour la perception des droits à lever pour déterminer la quantité de grains exportés depuis 1764. Les tableaux du prix du froment par généralités ainsi que ceux des exportations et importations des blés et des farines ont été inséré par les éditeurs à la fin des Représentations (p. 335-347). Dans une sixième partie, il s’intéresse à la question des disettes. En croisant plusieurs sources4, il cherche à montrer que les interventions de la Police au cours du xviie et xviiie siècle n’ont fait qu’aggraver la cherté ou tout du moins n’ont pas permis une diminution des prix. Finalement il aborde un dernier point de clivage : celui de la relation entre prix du blé et salaires. Pour les opposants à la libéralisation du commerce, la hausse du prix des biens de subsistance entraîne une détérioration des conditions de vie 268des travailleurs, si cette hausse n’est pas immédiatement compensée par une augmentation des salaires (voir en particulier Galiani 1770, Linguet 1770 et 1771). Roubaud défend une fois de plus la position des physiocrates selon laquelle il ne faut pas hausser arbitrairement les salaires. L’augmentation des prix qui accompagne la liberté permet d’augmenter les revenus des propriétaires qui pourront dès lors mieux rémunérer les ouvriers. La hausse des salaires sera effective à moyen terme lorsque les bienfaits de la liberté se feront sentir sur la production agricole. En attendant, il faut souffrir la crise qui, selon Roubaud, a été d’autant plus violente que les récoltes ont été mauvaises (p. 259-264). Pour conclure l’abbé reprend l’ensemble de ses arguments favorables à la liberté du commerce en insistant une fois encore sur la question du monopole et de la libre exportation.
La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’édition d’un second texte de Roubaud, Récréations économiques qui est une réponse aux Dialogues sur le commerce des blés (1770) de Ferdinando Galiani (1728-1787) dans lesquels l’abbé napolitain moque le caractère illimité de la liberté du commerce, pour ne pas dire l’ultralibéralisme, défendu par les physiocrates. Les mauvaises récoltes, la hausse continue du prix des biens de subsistances, l’arrivée de Terray au contrôle général des finances alimentent l’hostilité à l’égard du système des Économistes qui ne pouvaient pas rester silencieux. Roubaud prend donc la plume et adopte un style léger et satirique dans la même veine que Galiani tout en faisant preuve d’une grande rigueur puisqu’il commente ligne par ligne les Dialogues pour en souligner les incohérences5. Bien que sur le plan théorique les Récréations n’apportent rien de nouveau (Roubaud renvoie sans cesse aux Représentations), ellesillustrent le rejet, par les Économistes, des représentations populaires dans un univers non-scientifique. Face à ce que Philippe Steiner a appelé la rationalisation formelle de la connaissance (1998b), des auteurs comme Galiani mais aussi Linguet, Mably ou encore Necker ne cessent de rappeler que la libéralisation du commerce des grains est une faute politique car le blé n’est pas une marchandise comme une autre, « il peut et doit être (…) regardé comme la matière de première nécessité et le premier besoin dans l’ordre civil des sociétés, et sous ce 269point de vue il appartient à la politique et à la raison d’État » (Galiani 1848 [1770], p. 23)6.
Pour conclure, grâce au travail de Pierre-Henri Goutte et Gérard Klotz, l’abbé Roubaud retrouve toute sa place dans la littérature consacrée à la libéralisation du commerce des grains. Son approche par les faits et l’expérience révèle un véritable travail d’investigation dont la lecture apparait dorénavant nécessaire pour appréhender dans sa globalité la richesse des thèses physiocratiques.
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Riccardo Bellofiore, Daniel Cohen, Cédric Durand et André Orléan (2018) (dir.), Penser la monnaie et la finance avec Marx. Autour de Suzanne de Brunhoff, Rennes, P.U.R., 2018, 175 p.
Jonathan Massonnet
Haute école de gestion de Genève
Si la monnaie est un élément essentiel de l’œuvre de Karl Marx, que ce soit dans le Capital, la Contribution à la critique de l’économie politique, ou les Grundrisse, elle a longtemps été négligée dans la littérature marxiste, anglo-saxonne en particulier. Certes, les questions monétaires ont été l’objet (dans la première moitié du xxe siècle) d’ouvrages marxistes importants, notamment Das Finanzkapital (1910) de Rudolf Hilferding. Toutefois, à l’époque, la littérature en question s’intéressait surtout à des problèmes dits « réels », telle que la transformation des valeurs en prix de production7. Durant les années 1940, même les travaux privilégiant une optique macroéconomique, comme Theory of Capitalist Development (1942) de Paul Sweezy, ne contenaient aucun exposé systématique de la théorie monétaire de Marx. Cette lacune sera comblée par la publication d’un petit livre révolutionnaire de Suzanne de Brunhoff, La monnaie chez Marx (1967), qui montre l’importance de la monnaie et du financement dans l’analyse marxienne. Faisant l’objet de trois éditions successives (1967, 1973, 1976), cet ouvrage deviendra alors la pierre angulaire de l’œuvre de l’une des théoriciennes marxistes les plus importantes de l’Après-guerre8.
271Penser la monnaie et la finance avec Marx. Autour de Suzanne de Brunhoff parcourt la trajectoire académique (et politique) de cette auteure, mais aussi le champ des possibles que son œuvre laisse entrevoir. L’ouvrage réunit des textes présentés et discutés en 2016 lors d’une journée d’études organisée à l’École normale supérieure en l’honneur de l’ancienne directrice de recherches au CNRS, décédée une année auparavant. Il s’agissait de faire dialoguer les collègues et les étudiant-e-s de Suzanne de Brunhoff, les personnes qui l’ont côtoyée à ATTAC et les universitaires qui se basent aujourd’hui sur ses travaux. Ainsi, face à l’ambition de cette journée et à la richesse des textes qui en résulte, la présente recension propose une analyse intégrée de l’ouvrage9, en mobilisant notamment le concept de circuit10.
Après une brève introduction, huit textes composent les deux parties de l’ouvrage, titrées respectivement « Un marxisme des contradictions et des conflits » et « Actualité théorique d’une pensée critique ». À la fin du volume figurent une bibliographique sélective de Suzanne de Brunhoff, l’hommage que lui a destiné ATTAC et la notice nécrologique publiée par la Royal Economic Society. La première partie de l’ouvrage invite le lecteur à « un voyage intellectuel », vivant et personnalisé, en compagnie de co-auteurs ou de personnes intervenant dans les milieux auxquels appartenait l’auteure. Elle comprend trois textes, qui restituent l’œuvre de Suzanne de Brunhoff dans son contexte :
1. Étienne Balibar & Yves Duroux, « Suzanne de Brunhoff et la critique de l’économie politique » (p. 13-20) ;
2. Duncan K. Foley, « Suzanne de Brunhoff : souvenirs intellectuels et personnels » (p. 21-30) ;
3. Riccardo Bellofiore, « Comment devenir marxien ? L’héritage de Suzanne de Brunhoff » (p. 31-42).
Rappelant l’actualité des travaux de Suzanne de Brunhoff, la seconde partie de l’ouvrage réunit cinq textes, qui se « focalisent sur un aspect singulier de l’œuvre et entreprennent d’en déployer les potentialités 272conceptuelles pour les débats (…) contemporains » (p. 9). Sont notamment étudiées les notions d’économie marchande, de monnaie, de système international, de capital financier et de pseudo-validation. Ces textes sont les suivants :
1. André Orléan, « De quelques débats à propos de la production marchande chez Marx » (p. 45-74) ;
2. Maris de Lourdes Rollemberg Mollo, « La monnaie comme rapport social dans la pensée hétérodoxe française » (p. 75-104) ;
3. Robert Guttmann, « Suzanne de Brunhoff et les relations monétaires internationales » (p. 105-117) ;
4. Claude Serfati, « La domination du capital financier contemporain : une lecture critique d’Hilferding » (p. 119-133) ;
5. Cédric Durand, « Les métamorphoses de la pseudo-validation : penser le capitalisme financiarisé et sa crise » (p. 135-144).
Ces différents textes montrent la richesse de l’œuvre de Suzanne de Brunhoff et, de là, la pertinence de la théorie monétaire de Marx, qui met en lumière les rapports de production constitutifs des systèmes économiques. Chez Suzanne de Brunhoff, l’accent est placé sur la notion de production marchande, à partir de laquelle l’auteure développe une « théorie générale de la monnaie » (p. 66). Cette théorie est générale (il ne s’agit donc pas uniquement d’une théorie de la « monnaie capitaliste ») puisque la monnaie procède de la division du travail entre les différents producteurs de valeurs d’usage. Lorsque le travail est divisé, la monnaie distancie la production et la consommation dans le temps, raison pour laquelle elle constitue un mode d’expression (marchand) des rapports de production. Elle n’est donc pas le nième bien (selon un vocabulaire néoclassique) venant briser le troc, mais bien une relation sociale constitutive du cycle de la production et de la consommation11.
Il s’ensuit que la monnaie est une relation sociale qui doit se reproduire à mesure de la circulation économique, d’où la « guerre sans fin menée par Suzanne de Brunhoff contre toute théorie exogène de la monnaie » (p. 14). La monnaie est par nature endogène puisqu’elle est appelée par le produit social à écouler, ce qui explique notamment la dématérialisation progressive des supports physiques dans lesquels elle a été réifiée au cours 273du temps. À l’époque contemporaine, l’offre de monnaie s’adapte aux besoins de la circulation par le biais des opérations de crédit des banques commerciales, la banque centrale fournissant les réserves nécessaires au maintien de sa cible de taux d’intérêt. Dans La monnaie chez Marx, Suzanne de Brunhoff montre alors que Marx déterminait, dans l’équation des échanges MV=PT, l’offre de monnaie M à partir des prix P. De surcroît, il s’inscrivait dans le sillage de la Banking School et, en particulier Tooke (1844), pour qui les prix P sont déterminés en amont par les revenus produits Y. La monnaie versée en revenu aux salariés est ainsi gonflée en pouvoir d’achat (avant la circulation) en devenant le mode d’expression du travail abstrait, d’où cette remarque de Marx (1867, p. 664) :
L’illusion d’après laquelle les prix des marchandises sont […] déterminés par la masse des moyens de circulation et cette masse par l’abondance des métaux précieux dans un pays repose originellement sur l’hypothèse absurde que les marchandises et l’argent entrent dans la circulation, les unes sans prix, l’autre sans valeur, et qu’une partie aliquote du tas des marchandises s’y échange ensuite contre la même partie aliquote de la montagne de métal.
Cette mise à l’écart décisive de la théorie quantitative de la monnaie montre que, dans l’analyse marxienne, la monnaie n’est jamais déconnectée du procès de production, la pensée dichotomique étant avant tout une construction néoclassique. La monnaie est appelée dans le système économique par la dépense de travail, lorsque le paiement des salaires définit un nouveau revenu dans les mains des travailleurs :
L’argent, qui a fonctionné d’abord pour le capitaliste comme la forme monétaire du capital variable, fonctionne maintenant, entre les mains du travailleur, comme la forme monétaire du salaire, qu’il échange contre des subsistances, c’est-à-dire comme forme monétaire du revenu qu’il tire de la vente sans cesse renouvelée de sa force de travail (Marx, 1879, p. 816).
Puisque le revenu engendré par la dépense de travail reproduit le capital, il est acquis que la monnaie est « au point de départ et d’arrivée du cycle du capital » (p. 123). En d’autres termes, chez Suzanne de Brunhoff, la « reproduction du capital est intégralement une reproduction monétaire : la monnaie ouvre et ferme le cycle » (p. 14)12. Il est donc impossible 274pour le capital d’être reproduit ou généré (en cas de plus-value) dans la circulation, ou par une activité de crédit considérée en elle-même, sans référence au produit (De Brunhoff & Foley, 2008, p. 195).
Le capital est un rapport de production qui revêt à la fois une forme financière et une forme industrielle : il « s’incarne simultanément sous les formes concrètes (…) de droits de propriété et d’équipements productifs » (p. 119). Ni l’une ni l’autre (de ces formes) ne « crée de la valeur, qui ne peut naître que lors du procès du travail » (p. 119), le capital étant produit dans sa dualité, en tant qu’actif financier et en tant qu’outil de production.
Lorsque le capital est « fictif13 », c’est-à-dire purement financier, il procède d’une activité de crédit pour la consommation ou le trading, que les banques opèrent en sus des richesses produites14. Sa croissance tire sa substance du circuit économique, mais traduit un « mode de valorisation propre à la sphère financière » (p. 140), qui ne fait qu’anticiper une production à venir, par nature incertaine. Si cette valorisation est validée socialement par « la conversion des créances des banques en monnaie [de] banque centrale » (p. 141), elle se révélera illusoire lors d’une crise de réalisation sur le marché des produits15, qu’elle ne peut que repousser. Se confirme alors une disjonction relative de la sphère financière et de la sphère marchande, qui se traduit par de l’inflation, telle qu’elle se développe aujourd’hui sur les marchés des titres16.
En définitive, les éléments considérés ci-dessus montrent l’acuité de la pensée marxienne et des travaux de Suzanne de Brunhoff pour penser le concept de monnaie, mais aussi pour appréhender des phénomènes contemporains telle que la financiarisation. Cet ouvrage rappelle également que l’analyse monétaire (et macro-financière) doit remonter aux rapports de production si elle entend dépasser les limites caractérisant la théorie néoclassique. Le lecteur notera toutefois que la présente recension 275n’invoque pas certains concepts marxistes essentiels pour Suzanne de Brunhoff, en particulier l’exploitation et la thésaurisation :
1. L’idée de l’exploitation (au sens marxiste du terme) bute en effet sur le problème de la réalisation monétaire de la plus-value, qui empêche de restituer la socialisation et l’abstraction du surtravail. À cet égard, Marx (1879, p. 706) s’interrogeait : « la question n’est donc pas : D’où vient la plus-value ? Mais : D’où vient l’argent nécessaire pour la réaliser » ? Le surtravail n’étant pas monétisé dans le schéma marxien, puisque gratuit, ce problème restera, comme le souligne Rubel (1968, p. 1717), « sans solution théorique définitive ». Des expédients, telles que l’ouverture de nouveaux débouchés à l’étranger (la thèse de l’impérialisme), ou l’octroi de facilités de crédit supplémentaires en vue de faciliter l’écoulement du produit, ont été proposés par la suite, mais ils ne font que repousser ledit problème17.
2. L’idée de thésaurisation ne résiste pas aux principes de la comptabilité à partie double sur lesquels repose la monnaie bancaire. Selon ces principes, la monnaie n’est jamais réservée (comme le serait un trésor) pour elle-même ; elle est toujours déposée dans les livres de l’émetteur, que ce soit pour les billets (au passif de la banque centrale) ou les dépôts bancaires. Croire, avec Keynes (1936, p. 208), qu’une encaisse peut être oisive, c’est ignorer que l’épargne est une dépense (l’achat d’un titre), qu’elle finance une contrepartie inscrite à l’actif du bilan de l’émetteur de monnaie18.
276Par ailleurs, l’ouvrage est marqué par des ambigüités à propos de la détermination du pouvoir d’achat de la monnaie. Celles-ci surgissent lorsqu’est invoquée la validation du travail abstrait lors de l’écoulement du produit (dans la circulation), où la monnaie trouverait sa puissance d’acquisition effective sur le marché des biens et des services19. Or, le génie de Marx (1867, p. 664) réside dans le constat que la monnaie (transformée en revenu) doit revêtir une valeur avant de rentrer dans l’échange, sans quoi l’analyse est minée par un cercle vicieux entre la détermination et l’exercice du pouvoir d’achat20. L’auteur allemand avait compris qu’invoquer la nature endogène de la monnaie ne suffisait pas à réfuter la théorie quantitative de la monnaie, qu’il fallait mobiliser la production en tant que lieu de génération du pouvoir d’achat monétaire. C’est avec cette profondeur réflexive de la théorie marxienne de la monnaie, et avec la relecture proposée par Suzanne de Brunhoff, que cet ouvrage se propose en tout cas de renouer, ce qui justifie pleinement sa lecture.
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Jacques Mistral, La science de la richesse. Essai sur la construction de la pensée économique, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2019, 477 pages.
Marlyse Pouchol
Université de Reims
CLERSÉ – UMR CNRS 8019
Jacques Mistral, auteur de nombreux articles et ouvrages d’économie, qui a enseigné en France et aux États-Unis, mené une carrière à l’Université, dans l’entreprise et la haute fonction publique en ayant notamment occupé un poste de conseiller du Premier ministre Michel Rocard, nous livre ici un essai, inattendu de sa part, sur l’histoire de la pensée économique. Mais il ne s’agit pas d’un manuel d’histoire relatant la succession des auteurs dans un souci pédagogique d’exhaustivité, il contient aussi, ce qui en fait tout l’intérêt, un témoignage de l’apport qu’offre la fréquentation des écrits du passé pour formuler et aborder les problèmes du présent. La Revue d’histoire de la pensée économique ne pouvait qu’être sensible à un ouvrage qui met en évidence l’intérêt opérationnel de ce genre de connaissance en la sortant du ghetto d’érudition anecdotique dans lequel on voudrait souvent la maintenir.
En proposant un retour vers les auteurs du passé, Mistral cherche à lutter contre la paralysie actuelle de l’initiative en matière de politique économique qu’il associe en partie à la victoire, notable depuis la fin du vingtième siècle, des « idées néolibérales », lesquelles constituent une corruption du libéralisme du dix-huitième siècle. Il y a, nous dit-il, « quelque chose de désespérant à voir les idées de Hayek, si fortement dénoncées au moment de leur éclosion, s’imposer dans le quart de siècle suivant comme l’expression ultime de la respectabilité académique et du bon sens politique ! » (p. 393). « Un nouveau mythe s’est imposé » (p. 17) sur les décombres du keynésianisme. Celui-ci « réinvente le Léviathan » (p. 393) en prétendant « que le seul lien qui puisse unir des individus que tout sépare, c’est à nouveau le pacte de soumission », mais il s’agit alors « d’une soumission au pouvoir du marché ». Le « grand retournement » 279(p. 17) auquel a procédé le néolibéralisme aboutit, paradoxalement, au début du vingt-et-unième siècle au rejet de la mondialisation par les peuples, assortie d’une totale déconsidération de la discipline économique. Dans ce contexte, l’ouvrage de Mistral répond à un besoin de restauration de l’image des économistes qui dépasse de loin une préoccupation d’auto légitimation de la profession. Il s’agit de montrer que le « discrédit » dont souffre la pensée économique, « en particulier en France, » n’est pas du tout mérité (p. 14) ; ce qui passe par la mise en évidence du sérieux des questions auxquelles elle s’est trouvé confrontée et du progrès des moyens qu’elle s’est donné pour y répondre.
Le premier chapitre, Cartographier les Temps modernes, affronte la difficulté de définir une discipline de pensée dont l’objet d’étude est changeant parce qu’il évolue au cours du temps mais aussi parce qu’il n’y a pas d’unanimité sur celui-ci au sein de la corporation des économistes. Le choix du terme pour la qualifier constitue déjà une source de problème. Il serait « préférable d’éviter le terme » science économique, « pompeux et trompeur », qui « suppose à tort une complète unité du domaine » (p. 29). Celui d’analyse économique conviendrait mieux, sauf qu’il a acquis un contenu trop restrictif qui le rend inadapté pour saisir l’influence des contextes historiques. Le terme d’économie politique est une « belle expression », mais, en étant utilisé de façons très diverses, son emploi est devenu une source de confusion ; si bien qu’il vaudrait mieux trouver autre chose. Mistral opte pour l’économique, substantif traduit de l’anglais qui lui semble « la solution la plus simple (…) bien qu’elle soit peu fréquente en langue française » (p. 29), et qui, en tous cas, lui paraît convenir pour désigner les aspects quantitatifs et analytiques d’une discipline qui, « tournée vers l’action et engagée dans le débat politique » (p. 25), ne pouvait pas apparaître avant le dix-septième siècle. Il a d’abord fallu que des États-nations se constituent au cours du seizième siècle pour qu’émerge cet économique
qui est l’étude des conditions matérielles d’existence des hommes en société, c’est-à-dire de la ‘‘richesse’’, dès lors que, dans une économie fondée sur la division du travail et la propriété privée du capital, celles-ci reposent principalement sur des relations d’échange déterminées, dans un contexte institutionnel donné, par le comportement finalisé des agents (p. 37-38).
Cette longue définition contient, en particulier, l’idée que la discipline pourrait être, tout à la fois, une science de la richesse, comme l’indique le 280titre de l’ouvrage, autant qu’une science des échanges, ce qui pourrait nous reporter à une époque antérieure à la naissance de la discipline. En fait, Mistral considère que l’économique est précisément caractérisé par « l’existence pérenne de deux modes de pensée » (p. 82). Il soutient la thèse selon laquelle l’abondance des courants dont « la liste en paraît de prime abord décourageante : mercantilistes, physiocrates, classiques, marxistes, néoclassiques, keynésiens, néoricardiens, etc. » pourrait « être organisée selon deux axes » (p. 81-82) : l’un aurait trait à la dynamique économique d’ensemble, l’autre « au thème de la coordination des décisions privées ». L’opposition des courants de pensée reflèterait « moins un irréductible conflit d’interprétations que le dualisme de leur objet commun ». Si l’on convient « que la pensée économique se construit sur un mode nécessairement dual » (p. 82), les « outils théoriques » proposés par chaque courant apparaissent « plus complémentaires que rivaux » (p. 81). Les uns vont penser « en termes de flux dans la puissance hydraulique des tableaux de comptabilité nationale », les autres vont saisir les actes économiques « comme un rouage dans la mécanique complexe d’un équilibre de marché » (p. 82). Chacun des grands auteurs, comme va le montrer Mistral dans les chapitres suivants, apporte sa pierre à la construction de la pensée économique, mais aucun ne parvient à produire « la » science économique capable de dépasser la dualité de l’économique. Ce qui est tout à fait compréhensible car « cette science idéale n’existe pas ». Il faut « écarter l’espoir irréaliste » d’en trouver une puisqu’aucun « raisonnement déductif rigoureux » ne peut sérieusement établir « le passage de l’individuel au sociétal » (p. 84). « L’articulation de la subjectivité des comportements et du fonctionnement de la société » reste dans l’indétermination ou dans la détermination réciproque, ce qui revient au même.
Autrement dit, du moins c’est comme cela que l’on peut interpréter l’argumentation mistralienne, l’économique, bien qu’extérieur au politique, ne peut se considérer indépendamment de la sphère politique qui, concrètement, dans la pratique, fait exister, d’une manière ou d’une autre, un lien réciproque entre l’individu et le tout. La pensée économique chemine donc nécessairement en compagnie de la philosophie politique qui, pour sa part, en particulier avec Montesquieu, saisit une dualité du côté de l’individu, qui est à la fois « sujet politique » et « agent économique ». En conséquence, la quête de la science idéale 281unifiée ne peut que se traduire par la volonté de supprimer la dimension politique de la vie ensemble des individus et c’est cette logique qui est en œuvre dans le mythe néolibéral « nourri par l’anti-constructivisme politique de Hayek » (p. 17) lequel ne veut voir subsister que des agents économiques sans initiative politique, y compris chez les gouvernants.
Après la présentation de sa vision de la pensée économique, Mistral se livre, à partir du chapitre deux, au récit d’une construction qui débute avec le mercantilisme, « s’étendant approximativement de 1600 à 1750 » (p. 85). En revanche, le dernier chapitre, le chapitre sept intitulé : La fable des marchés efficients, qui rend compte de l’avènement du néolibéralisme et des ressorts de son emprise à partir de la fin du vingtième siècle, relaterait, à l’inverse, ce qui pourrait se nommer une phase de déconstruction pour laquelle les inventions conceptuelles, efficience de marché ou anticipations rationnelles, par exemple, seraient conçues, au nom d’une science idéale, pour être des armes de destruction de l’espérance politique. Mais, à part les économistes qui récitent la fable des marchés efficients, tous les courants de pensée et leurs grands auteurs, dont il va être question maintenant, trouvent grâce aux yeux de Mistral qui cherche à souligner leurs apports. Les mercantilistes, dont le raisonnement sera dénoncé comme simplisme par leurs successeurs, ont pourtant été à l’origine de « l’idée de circuit » (p. 127) que Quesnay développera par la suite, et surtout, ils ont inventé la balance des paiements, outil intellectuel d’enregistrements des contreparties des flux de monnaie entre les pays qui introduit une véritable révolution comparable à l’invention, à la même époque, « du télescope pour observer le mouvement des planètes » (p. 112). Ils sont les premiers à séparer l’activité économique des autres activités sociales et sont parvenus, en posant la question de la richesse nationale, « à constituer un premier socle de connaissances dégagé de toutes composantes théologiques » (p. 128) susceptible de fonder des décisions politiques.
Dans le chapitre suivant, Mistral explique de façon lumineuse comment l’économique prend son envol dans le dernier tiers du dix-huitième siècle en faisant de l’échange, en particulier avec Adam Smith, l’acte économique central sur lequel doivent porter les explications. Avec cet objet d’étude, la discipline économique acquiert une relative autonomie qui permet de l’émanciper de la philosophie morale ou politique et qui la porte vers l’abstraction scientifique. La rupture est 282consommée lorsque David Ricardo « introduit une méthode de pensée hypothético-déductive appliquée à l’économie » (p. 134). De la mise en scène de l’échange a émergé une question commune : celle des déterminants de la valeur des choses, à laquelle pourtant aucun économiste ne parviendra à donner une réponse consensuelle ayant le statut de vérité scientifique. Dès la période dite classique, et en dépit de l’unification de son objet et de ses concepts il apparaît que la discipline est « par nature une pensée polémique » (p. 132). Et cela tient à une ambition excessive de construire « une science de l’homme en société » (p. 133) ayant une dimension universelle.
Le chapitre quatre est essentiellement consacré à Marx dont Mistral souhaite mettre en évidence « la contribution analytique » en la dissociant de « l’attirail idéologique » (p. 222). En orientant « le projecteur sur la formation des profits et leur réinvestissement » (p. 219) Marx se situe encore sur le terrain de l’échange dégagé par les Classiques tout en ouvrant à la contestation de sa pertinence dans la mesure où il se pose la question suivante : « comment le profit peut-il naître de l’échange de valeurs égales ? » (p. 226). L’exploitation de la force de travail payée à sa valeur constitue une réponse qui, en mettant l’accent sur les aspects négatifs du progrès capitaliste, reformule la nécessité de l’action politique. Cependant, en dépit de « l’observation fascinante de la façon dont les forces économiques peuvent influer et modeler les relations sociales et les événements historiques » (p. 247), Marx ne parviendrait pas à penser le lien entre économique et politique de façon satisfaisante. Il aurait apporté une compréhension du rapport salarial et de sa dynamique historique, produit une théorie novatrice des prix relatifs mais sans toutefois parvenir à la relier à sa théorie de la valeur et son explication de l’exploitation. C’est évidemment, comme le rappelle Mistral, une position que tous les spécialistes de l’exégèse de Marx ne partageraient pas avec lui.
Du point de vue de l’homogénéité théorique, il faudrait donner l’avantage au courant néoclassique (chapitre cinq) qui, en particulier avec Walras, accomplit « une révolution analytique » (p. 248) dans la modélisation des mécanismes de marché permettant de penser, à la fois, la formation des prix et la répartition du revenu. Le raisonnement en termes d’utilité marginale appliqué à l’élaboration d’une fonction de demande, laquelle est confrontée à une offre présentée avec un 283appareillage mathématique symétrique, constitue, selon Mistral, un indéniable apport dans la compréhension « des mécanismes de coordination à l’œuvre dans une économie décentralisée » (p. 268). Mais il ajoute que cela reste un apport, tant que cette représentation est considérée comme « une métaphore vive » au sens de Paul Ricœur, soit « une innovation discursive » par laquelle « le discours libère le pouvoir de certaines fictions de redécrire la réalité » (p. 299). Il met en garde contre les erreurs d’interprétation de la théorie de l’équilibre général, en particulier celle de l’américain J. B. Clark (p. 301) qui croit pouvoir affirmer, qu’en « concurrence pure et parfaite », le salaire est une juste rémunération correspondant à la productivité marginale du travail. Le raisonnement néoclassique bien compris n’a pas en vue de justifier l’économie de marché. En dépit du fait qu’il élimine la dualité de l’économique en l’unifiant abusivement dans « une science de l’allocation des ressources rares », le courant néoclassique aurait toutefois le mérite de placer « la recherche de l’efficacité au centre des problèmes que pose l’amélioration des conditions d’existence » (p. 313). Par suite, il a pu s’offrir, pour des cas précis et limité, comme un outil utile à la prise de décision réglementaire par les pouvoirs publics.
L’avant dernier chapitre, L’économie réencastrée, met en évidence l’importance de Keynes, en tant que personnage engagé et en tant que théoricien de l’économie. En mettant en cause, à la fois, la capacité des mécanismes de marché à assurer le plein emploi et la pertinence de toute théorie économique glorifiant ces mécanismes, il a délivré « un message politique » qui a « puissamment marqué le vingtième siècle », « un message consistant à réinsérer l’économie dans la société en légitimant le retour de l’État » (p. 352). Il a livré « à ses successeurs une pensée opérationnelle en établissant le socle sur lequel les économistes allaient construire leur boîte à outils, comptes nationaux, statistique, économétrie, modèles de prévision » (p. 353). Mais, le réencastrement a, par ailleurs, fait resurgir la prise en considération des changements qui interviennent au cours de l’histoire, si bien que les « instruments de pilotage » sont plus nombreux que prévus et pas si simples à manier. D’autres éléments, les technologies, les institutions notamment ou l’organisation du rapport salarial, acquièrent ainsi un rôle dans l’augmentation de la productivité et fournissent un renouveau des théories de la croissance. Le courant institutionnaliste, par ses travaux empiriques, met 284en évidence le pouvoir des firmes sur l’organisation de la société faisant ainsi apparaître un autre mode de coordination que celui du marché. « L’école de la régulation », pour sa part, pose la question du « régime d’accumulation » (p. 374) qui diffère selon les époques du capitalisme, et selon les zones géographiques. De ce fait, « la dimension nationale de la régulation d’ensemble s’est imposée comme un élément central de l’analyse » (p. 378). En gagnant en précisions empiriques, la théorie perd sa capacité à produire un enseignement général si bien que le recours au modèle à suivre reste une tentation inévitable. Le risque est que le pays considéré comme le plus performant, l’Amérique ou l’Allemagne par exemple, devienne le modèle d’organisation à copier et à imposer à tous les autres. Par suite, et malgré son caractère abstrait, il apparaît que la construction d’un modèle économique de référence mettant en scène des mécanismes de marché reste une démarche plus judicieuse, pourvu qu’elle soit utilisée à bon escient.
L’ouvrage se termine par un appel à Renouer avec l’économie politique (p. 453) pour mettre fin à la contre révolution keynésienne (p. 385) qui conduit, en particulier dans le domaine de la finance, à l’illusion assimilable à la foi selon laquelle « le fonctionnement des marchés dégage les “vraies” valeurs » (p. 431). Avec une telle prétention, la crise financière ouverte en 2007-2008 ne pouvait que provoquer « un choc dévastateur sur la discipline économique » (p. 442) ; ce qui rendait nécessaire la publication d’un essai resituant l’intérêt d’une discipline qui ne peut pas tout, mais sans le concours de laquelle « le monde actuel serait en tout cas aussi inintelligible que le serait l’univers sans la mécanique newtonienne » (p. 455).
À l’issue de la lecture de l’ouvrage, il ressort que la thèse de la dualité de l’économique expliquant les conflits de pensée et le maintien de courants divergents, est tout à fait convaincante ; cependant celle de la complémentarité des outils assortie de l’idée qu’il y aurait un progrès des instruments d’analyse au cours du temps l’est un peu moins. L’idée de progrès est évidemment séduisante pour asseoir la nature scientifique de l’économique, mais n’est-elle pas nécessairement formulée par un regard surplombant qui fait fi des efforts que les grands auteurs, en particulier Marx, ont produits pour contester la théorie de leurs prédécesseurs et en changer les enjeux ?
Comment éviter le biais de l’expert qui retient les outils qui pensent l’efficacité sociale et refuse d’entendre les plaintes de ceux qui en subissent 285la logique ? Peut-on croire sérieusement que la qualité scientifique de l’argumentation pourrait être de nature à les convaincre d’accepter leur sort au nom de l’intérêt national ? Le lien entre la pensée économique de Keynes et sa philosophie politique n’est–il pas la recherche de la paix sociale plutôt que celle de l’efficacité ? Ce qui signifie que le plein emploi est à considérer comme un moyen de cet objectif de pacification et non comme le but à atteindre à n’importe quel prix, même celui du déchaînement de la violence. On attend un livre prochain soulevant la question de la relation entre savoir économique et démocratie dont la réponse serait susceptible de contrer la position de Hayek parce qu’elle redonnerait un sens à la politique tout autre que celui de soumettre les individus à la loi du marché, soit un sens tout autre que celui d’imposer une contrainte.
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Thierry Aimar, Hayek. Du cerveau à l’économie, Paris, Le Bien commun, Michalon, 2019, 118 pages.
Nathanaël Colin-Jaeger
ENS de Lyon
Triangle – UMR CNRS 5206
L’intérêt majeur de l’ouvrage consiste dans une présentation claire, sourcée et efficace de la quasi-totalité de l’œuvre de Hayek en une centaine de page. L’ambition affirmée par le titre est celle d’une reconstruction synthétique de la pensée hayékienne en partant des travaux de psychologie de l’auteur autrichien jusqu’à sa reformulation de la philosophie libérale du droit, en passant par ses prises de position en économie théorique et en épistémologie. De ce fait Thierry Aimar choisit un problème transversal pour éclairer l’œuvre pluridisciplinaire de Hayek, à savoir le problème de l’imperfection de notre connaissance et des conséquences de cette thèse pour l’économie, la philosophie et le droit. Tout commence donc par une interrogation sceptique : « Et si l’on savait moins de choses qu’on en ignorait ? » (p. 5). Le problème 286conducteur est donc un problème épistémologique, ce qui distingue le livre de ce que l’on peut déjà trouver sur Hayek en français, notamment l’introduction de Dostaler (2001). Néanmoins contrairement à cet autre ouvrage introductif ce texte ne se contente pas de restituer la pensée de Hayek mais propose aussi à de multiples endroits des ex-cursus sur divers sujets (crise de 2008, la technologie, les réseaux sociaux, les monnaies, la Chine contemporaine), sur lesquels les lecteurs peuvent nourrir plus de réserves puisque ces digressions relèvent souvent davantage du développement de la pensée de l’auteur du livre que de celle de Hayek. De plus cette introduction revêt à certains endroit une rhétorique hagiographique (« faire découvrir le vrai Hayek » p. 6) qui incite à un recul historiographique de la part du lecteur. Enfin, du fait d’une volonté de l’auteur du livre d’extirper Hayek des « considérations idéologiques » (p. 6) on ne trouvera pas non plus dans cet ouvrage de mentions de l’implication de Hayek dans la Société du Mont-Pélerin, pourtant importante pour saisir la pensée de l’auteur.
Le plan du livre déplie la systématicité de la pensée de Hayek vis-à-vis du problème du défaut de connaissance. La première partie part des travaux de psychologie de Hayek, et notamment de son ouvrage L’Ordre Sensoriel, publié en anglais en 1953 mais reprenant des positions que l’Autrichien avait déjà développées durant sa thèse de psychologie à Vienne dans les années 1920. Cette partie montre que Hayek est avant tout un « Théoricien du cerveau » (p. 7), insistant sur le caractère local et fragmenté de la connaissance humaine. La deuxième partie de l’ouvrage, « Ignorance de l’économie, économie de l’ignorance » (p. 19), articule l’économie et l’épistémologie hayékienne comme participantes d’un même problème, à savoir la réponse au problème de la coordination des activités économiques à partir de connaissances incomplètes et subjectives des individus. Enfin la troisième partie développe les conséquences de ce problème épistémologique pour la philosophie positive de Hayek, éclairant ainsi le thème bien connu de « l’ordre spontané » (p. 53).
Thierry Aimar est amené à défendre plusieurs thèses qui rompent avec les préconceptions que l’on trouve très souvent énoncées sur Hayek. Nous relèverons trois thèses qui illustrent la pertinence de l’angle épistémologique pour présenter la cohérence de la pensée hayékienne : celle de la place de la psychologie dans le système hayékien, la thèse contre la 287planification à partir du caractère subjectif de la connaissance et enfin la thèse culturaliste du libéralisme hayékien.
On oublie en effet trop souvent que Hayek a écrit un ouvrage de psychologie, l’Ordre Sensoriel, et qu’il a longtemps hésité entre une carrière en psychologie et une carrière d’économiste. Or la mise en avant de ce travail psychologique révèle que la conception hayékienne de l’individu est bien loin d’un économisme néoclassique. Ainsi Thierry Aimar souligne bien le caractère dynamique et processuel de production de la connaissance sur le monde extérieur et soi-même, ainsi que la conception évolutionniste de la formation de la subjectivité (p. 12). Hayek est de ce fait bien éloigné de qu’on appelle traditionnellement « l’homo economicus » : les préférences ne sont pas données de façon exogène mais produites dans un processus d’interaction socio-économique, l’individu n’est pas rationnel au sens de la théorie du choix rationnel mais davantage raisonnable, produisant des anticipations situées, et l’économie n’est pas la seule sphère de l’activité humaine prise en compte puisque la psychologie individuelle est comprise comme une production issue d’un processus d’interaction constant.
Cette insistance sur la prise en compte de la psychologie individuelle implique chez Hayek – ce que l’ouvrage souligne avec pertinence – une certaine conception de la connaissance individuelle. En effet il ne faut pas entendre la critique de la planification socialiste par Hayek comme une simple critique de la difficulté qu’il y a à centraliser une masse d’informations trop importante (sans quoi le Big Data viendrait résoudre tous ces problèmes) mais comme étant fondée sur le caractère subjectif de la connaissance, qui n’est « pas communicable par des canaux formalisés et exprimables indépendamment des actions » (p. 51). L’argument contre la planification n’est pas relatif à une difficulté quantitative mais à la qualité des connaissances individuelles. C’est parce que la connaissance des individus n’est pas une information transmissible mais plutôt du savoir incorporé, produit par une relation avec un environnement et en ce sens là souvent tacite plutôt qu’explicite, que la planification est impossible : comment remplacer, du point de vue du planificateur, l’ordre créé par ces savoirs incorporés et non-verbaux si on ne peut savoir ce qui précisément il y a à remplacer ?
Thierry Aimar montre les conséquences de ces conceptions épistémologiques pour le projet politique hayékien qui se développe dans les 288années 1970 dans son ouvrage majeur Droit, Législation, Liberté. Cette introduction montre qu’on ne peut pas comprendre le thème de la rule of law (le règne de la loi), à savoir l’idée que le gouvernement doit organiser la société non pas par des décrets ou des interventions discrétionnaires mais par des règles générales de juste conduite, comme un instrument créant à lui seul un ordre spontané aux conséquences positives. Pour Hayek, les règles de droit ont elles-mêmes besoin d’un ensemble de règles informelles qui constituent un « substrat culturel » (p. 63) constituant des subjectivités adéquates aux règles de juste conduite. Le libéralisme de Hayek insiste ainsi sur le concept de tradition comme un héritage issu de l’histoire. Cet héritage joue un rôle particulièrement important puisque la tradition constitue un réservoir de connaissances pour les individus. Pour pouvoir suivre les mêmes règles que les autres je dois avoir une base commune permettant une compréhension intersubjective des règles, et c’est précisément ce que permet la tradition en formant des façons de penser et d’agir partagées.
Cette nouvelle introduction francophone à Hayek est donc bienvenue pour sa présentation systématique de la pensée de l’auteur à partir du problème du statut de la connaissance ainsi que pour la remise en cause de préconceptions persistantes sur l’auteur autrichien. On peut cependant regretter les passages où le commentaire et la présentation de Hayek laissent la place à un discours plus général et critique sur des problèmes non directement hayékiens (par exemple la critique des réseaux sociaux menée longuement par l’auteur du livre).
Bibliographie
Boettke, Peter [2018], F.A. Hayek, Londres, Palgrave Macmillan.
Caldwell, Bruce [2004], Hayek’s Challenge, Chicago, University of Chicago Press.
Dostaler, Gilles [2001], Le libéralisme de Hayek, Paris, La Découverte.
Mirowski, philip and Plewhe, Dieter [2009], The Road from Mont-Pèlerin, Cambridge Mass., Harvard University Press.
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Walter Tega, Une philosophie pour la république. La longue transition (1799-1871), Paris, Kimé, 2019.
Ludovic Frobert
CNRS
Triangle – UMR CNRS 5206
Les éditions Kimé font paraître une traduction partielle de l’ouvrage de Walter Tega, Tradizione et Rivoluzione. Scienza et potere in Francia (1815-1840), publié initialement à Florence, chez l’éditeur Olschki en 2013. Le volume français reproduit les quatre chapitres initiaux sur Henri Saint-Simon, Auguste Comte, le journal Le Globe dans sa période libérale puis saint-simonienne – Pierre Leroux faisant le lien –, puis sur la Revue encyclopédique d’Hyppolite Carnot, Jean Reynaud et encore Leroux, revue qui servira de creuset à l’entreprise de l’Encyclopédie nouvelle. Deux chapitres sont joints, prolongeant ainsi la perspective après 1851 et faisant le lien, à travers les temps incertains du Second Empire, avec la période fondatrice de la iiie République : un chapitre sur Émile Littré et son itinéraire philosophique. Enfin, un chapitre terminal sur des initiatives de rassemblement et ordonnancement des savoirs en vue de l’élaboration d'une future république pérenne que l’on trouve, avec des philosophies diverses, aussi bien dans la tentative d’un Michel Chevalier pour relancer une encyclopédie saint-simonienne (à sa façon), que dans l’Encyclopédie générale de Louis Asseline ou encore le Grand dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse.
L’auteur piste ici un « esprit républicain » porté par « plusieurs générations d’intellectuels » ayant œuvré « à la construction d’une république durable et définitive ». Leurs réflexions conduit effectivement à, non achever, mais terminer la Révolution en permettant l’établissement dans le dernier quart du siècle d’une République aux assises institutionnelles : une « république démocratique, populaire et cosmopolite » plus stable et intransigeante concernant le principe de la représentation et de la participation de tous les citoyens. Défense et approfondissement 290des idéaux et longues périodes d’apprentissages historiques jalonnent cet itinéraire dont les principales stations demeurent, plus encore que la presse, le grand œuvre que constituent éminemment, tout au long du xixe siècle, les encyclopédies. Le geste ne cesse de se répéter concernant l’intention d’écrire le pendant moderne, industrialiste et démocratique, de la grande Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
C’est déjà le projet d’un Saint-Simon expliquant qu’il « faut refaire le grand livre, il faut faire une nouvelle encyclopédie », mais aussi le projet d’un Auguste Comte dont le positivisme va marquer le siècle, l’un et l’autre étudiés aux chapitres 1 et 2. Le grand intérêt et l’originalité de l’ouvrage de Walter Tega est toutefois de souligner dans les deux chapitres suivants l’importance des contributions qui des années 1820 à la veille de la Révolution de 1848, vont caractériser le milieu, les milieux, de la Revue encyclopédique puis de l’Encyclopédie nouvelle. Concernant ces corpus effectivement essentiels à la compréhension du républicanisme au xixe siècle, la littérature est en effet mince. Dans les chapitres 3 et 4 sont ainsi en particulier évoqués l’itinéraire du jeune Leroux du Globe libéral puis saint-simonien à la fondation de la Revue encyclopédique ; l’importance de ses contributions initiales – notamment critique de l’éclectisme de ses anciens collègues libéraux devenus notabilités de Juillet, Victor Cousin au premier chef – qui, un peu plus tard seront réunies dans De l’humanité ; l’originalité d’articles de Jean Reynaud et Laurent de l’Ardèche défendant la représentation des « prolétaires » ; la dénonciation – « plus de libéralisme impuissant »-, de la complicité entre l’éclectisme en philosophie et l’économie libérale de Jean-Baptiste Say, toutes deux révélatrices d’un agenouillement du savoir devant le pouvoir de Juillet, celui du Roi-Citoyen parvenu Roi-Bourgeois. Comme le montre Walter Tega, « puzzle », inachevée, non exempte de tiraillements (déjà entre les deux maîtres d’œuvre, Leroux et Reynaud), contrainte par son aventure éditoriale qui s’étend de 1834 à 1847, l’Encyclopédie nouvelle demeure néanmoins « absolument originale dans le panorama français du xixe siècle » et constitue l’une des expressions les plus riches de ce milieu intellectuel. Dictionnaire philosophique mobilisant un vaste réseau d’intellectuels qui, nombreux, s’investiront dans les éphémères essais politiques du printemps 1848, attachés à l’élaboration pas-à-pas d’une doctrine, l’Encyclopédie, même inaboutie, prolonge en les renouvelant les intentions initiales de Saint-Simon, reconstitue une « tradition », détaille 291une « ligne philosophique », réfléchit enfin à l’établissement d’une religion pour la République pouvant inspirer et orienter la politique pratique.
Une philosophie pour la République est significatif des options de l’histoire intellectuelle classique italienne : si l’intérêt accordé aux auteurs et corpus majeurs – et l’analyse rigoureuse des textes – constituent une option méthodologique nette, les contributions évoquées sont constamment mises en relation, en contexte, avec l’évolution du milieu historique, politique, social. On pourrait objecter à ce récit par le haut l’importance sur la même durée d’un républicanisme radical (comme on peut parler de Lumières radicales, par exemple chez Babeuf) qui aurait pu nuancer ce tableau ou le compléter : à titre d’exemple, quelles furent, possiblement les raisons de la divergence croissante, au sein de l’Encyclopédie nouvelle, entre Pierre Leroux et Jean Reynaud, la question précise de la transhumance des âmes n’étant qu’un motif de cette divergence. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage de Walter Tega constitue une contribution précieuse à l’intelligence du républicanisme en France au xixe siècle.
1 La connaissance des lois de l’ordre naturel est fondamentale pour les physiocrates car elle permet de forger une opinion publique éclairée capable d’accepter leur système de réforme (voir Steiner 1998a, p. 115).
2 Voir les travaux l’historien E. P. Thompson (1971) à propos de « l’économie morale de la foule » en tant que consensus populaire sur ce qui était légitime ou non en matière de commerce des grains.
3 Steven L. Kaplan va jusqu’à qualifier la démarche de Roubaud de « journalisme d’investigation » (Kaplan 2017, p. 306).
4 Un tableau des prix sous les règnes de Louis xiii et Louis xiv établit par le conseiller de Grand-Chambre de Chavannes, des extraits du Traité de la Police du commissaire Nicolas de la Mare (1707) et de l’Essai sur les Monnaies ou réflexions sur le rapport entre l’argent et les denrées (1746) de Nicolas Dupré de Saint Maur.
5 Lemercier de la Rivière publie également une réfutation aux Dialoguessur le commerce des blés : De l’intérêt général de l’État, avec la réfutation d’un nouveau système publié en forme de Dialogues sur le commerce des blés (1770).
6 La littérature est abondante sur cette question. Nous citerons uniquement ici Faccarello (1998).
7 Cette négligence envers la monnaie est évidente chez Bortkiewicz (1952) qui, dans le cadre de la théorie de l’équilibre général, cherche à résoudre le problème de la transformation à l’aide de la codétermination des valeurs et des prix.
8 Les recherches de Suzanne de Brunhoff sur la monnaie et la finance se prolongent avec L’offre de monnaie (1971), La politique monétaire (1973, co-écrit avec Paul Bruini) et État et capital (1976), qui s’intéresse au rôle de l’État dans la reproduction de la force de travail et de la monnaie. Elle a par ailleurs adopté une démarche critique constructive vis-à-vis des écrits de Michel Aglietta, Carlo Benetti et Jean Cartelier (Les rapports d’argent, 1979), des théories néoclassiques et monétaristes (L’heure du marché, critique du libéralisme, 1986), des analyses néo-ricardiennes et de certaines hétérodoxies. Du milieu des années 1980 à la fin des années 2000, Suzanne de Brunhoff confirme son assise intellectuelle en s’intéressant (dans le sillage de État et capital) aux questions monétaires internationales, où elle défend notamment la mise en place d’une monnaie supranationale commune (un bancor à la Keynes) et l’instauration d’une taxe Tobin.
9 Dans ce cadre, les passages de l’ouvrage que nous citons sont indiqués par une parenthèse et un numéro de page, sans mention de l’auteur.
10 Le concept de circuit renvoie à la manière dont la richesse est créée (par le travail) et distribuée au sein du système économique, ce qui en fait un élément structurant de l’œuvre de Marx.
11 « La monnaie, ce n’est pas une chose, c’est un rapport social » (Marx, 1847, p. 53).
12 Chez Marx, « [l]es différentes formes et fonctions de la monnaie sont introduites comme des prémisses de la transformation de la monnaie en capital » (De Brunhoff & Foley, 2008, p. 189).
13 Dans les années 1980, Suzanne de Brunhoff a rédigé à ce sujet une entrée dans le Palgrave Dictionary of Economics.
14 Il s’agit aussi ici de tenir compte du capital circulant.
15 De Brunhoff (1979, p. 142) parle à cet égard de « pseudo-validation » sociale des travaux privés.
16 Comme le montre Bailly (2010), le processus de financiarisation s’explique aussi par des pathologies liées à l’amortissement du capital fixe, qui est une opération dans laquelle les travailleurs se voient retirer le contenu de leur revenu. Cette idée a été proposée par Schmitt (1984) ; le lecteur trouvera une synthèse de l’œuvre de cet auteur dans un article de Bradley (2017) paru dans la présente revue.
17 Voir Cencini & Rossi (2015, p. 63-64) pour des précisions à cet égard.
18 Auparavant dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, l’auteur anglais est beaucoup plus pertinent : « [l]a prédominance de l’idée que l’épargne et l’investissement, pris dans leurs sens ordinaires, peuvent différer l’un de l’autre, doit être attribuée, selon nous, à une illusion d’optique consistant à regarder la relation de chaque déposant avec sa banque comme une transaction unilatérale au lieu d’y voir la transaction bilatérale qu’elle est en réalité. On se figure qu’un déposant et sa banque peuvent s’arranger d’une façon ou d’une autre pour accomplir une opération faisant disparaître l’épargne dans le système bancaire, de sorte qu’elle soit perdue pour l’investissement, ou à l’inverse que le système bancaire peut rendre possible la réalisation d’un investissement auquel aucune épargne ne corresponde. Mais personne ne peut épargner sans faire un acquêt de forme quelconque, argent liquide, créance ou biens capitaux, et pour qu’une personne puisse ajouter un avoir à son patrimoine, il faut ou qu’un avoir nouveau de valeur égale soit créé ou qu’une autre personne cède un avoir de même valeur qu’elle possédait antérieurement » (Keynes, 1936, p. 104-105).
19 Cette posture ressort notamment de la relecture circuitiste de la théorie monétaire de Marx que propose Bellofiore (1989, 2005) – voir Massonnet (2017, p. 176-184) pour une critique plus détaillée à cet égard.
20 Le problème de ce cercle vicieux a été mis en lumière au début du xxe siècle par un banquier allemand, Karl Helfferich. Dans la littérature néoclassique, Patinkin ([1965] 1972, p. 140) pense résoudre ce problème en distinguant les expérimentations de marché et les expérimentations individuelles dans la détermination de l’équilibre général. Schmitt (1966, p. 86-87) démontre toutefois qu’il s’agit d’un artifice, qui consiste à se donner le pouvoir d’achat de la monnaie en le faisant varier.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-10602-9
- EAN : 9782406106029
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10602-9.p.0265
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/05/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français