D’un marché libérateur (1803) à un marché despotique (1837) Une note de synthèse sur le concept de marché chez Sismondi
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d'histoire de la pensée économique
2020 – 1, n° 9. varia - Auteur : Bridel (Pascal)
- Pages : 237 à 242
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
D’un marchÉ libÉrateur (1803)
à un marchÉ despotique (1837)
Une note de synthèse sur le concept de marché
chez Sismondi
Pascal Bridel1
Université de Lausanne
Centre Walras-Pareto
Les œuvres économiques complètes de Sismondi reflètent l’agacement progressif de cet auteur pour l’économie politique chrématistique de l’école anglaise incarnée par Ricardo. Sans entrer dans les innombrables problèmes techniques liés à l’évolution de sa théorie des prix2, cette petite note examine très brièvement l’évolution du concept de marché qui se trouve derrière l’analyse technique de la coordination exprimée par le mécanisme de prix. La théorie des prix adoptée par Sismondi de la Richesse commerciale aux Nouveaux Principes et aux Études sur les sciences sociales se démarque non seulement de l’approche smithienne (et plus tard de celle de l’école chrématistique de Ricardo) en adoptant une théorie basée sur le double principe de l’offre et de la demande mais elle évolue significativement d’un ouvrage à l’autre. Cette démarche est totalement différente de celle de Ricardo et de son argument central qui voudrait que le système de prix relatif soit indépendant des variations de la répartition du revenu puisque les coûts de production sont établis sur les marchés 238sur la base des services producteurs qui sont naturellement les revenus des détenteurs de ces services.
La recherche de rigidités, de lenteurs, d’imperfections, de limites aux ajustements inter-temporels, à l’élasticité et aux capacités autorégulatrices transforme un mécanisme « idéal » d’ajustement marchand en un processus laborieux, et douloureux, et finalement inexistant d’ajustement en temps historique. L’apparition d’une inégalité nouvelle entre les échangistes est à la source de cette évolution qui marque aussi une révision substantielle de la vision sismondienne du marché. De 1803 à 1838, quatre étapes principales se dégagent des écrits de Sismondi :
A. Dans la Richesse commerciale, Sismondi se distance clairement de la théorie smithienne des prix (comme de celle encore à venir de Ricardo). Sa version de 1803 n’est pas basée sur une théorie des coûts de production mais sur une théorie de marché reposant sur les deux concepts d’offre et de demande (dans laquelle, en particulier, la règle de distribution du surplus est strictement un phénomène de marché).
B. En 1803, le concept de marché est un mécanisme social qui libère les agents de l’économie de statut de l’Ancien Régime. Dans ce qui est encore pour lui une économie d’échange, reposant sur une procédure contractuelle garantissant – par le biais de la concurrence – un faible degré d’asymétrie dans la force relative des échangistes, le marché est aussi la règle de répartition du surplus entre les différents participants au processus de production. Ce mécanisme concurrentiel garantit la conformité de l’intérêt du consommateur (une classe qui englobe selon Sismondi « l’universalité des agents ») avec l’intérêt national : « en suivant toutes les révolutions qui peuvent survenir dans la proportion entre le prix relatif et le prix intrinsèque, nous verrons que, dans tous les cas également, l’intérêt national est le même que l’intérêt du consommateur » (Richesse commerciale, OEC, II, p. 177).
La société que décrit Sismondi dans la Richesse commerciale n’est pas structurée par le conflit entre capital et travail, mais entre producteur et consommateur. L’idée que la concurrence puisse se faire au détriment du salarié n’est pas encore centrale. Cela ne veut pas dire que l’attention envers la classe ouvrière soit absente de la Richesse commerciale, même si elle n’a pas la centralité qu’elle possède dans les Nouveaux Principes.
239C. Dans une l’économie industrielle qui apparaît chez Sismondi dès 1817 et atteint son apogée théorique dans les Nouveaux Principes, le marché devient un mécanisme asymétrique qui au travers du despotisme exercé par une minorité de propriétaires des capitaux réduit en esclavage la majorité des agents qu’il nomme pour la première fois des prolétaires (consacrant ainsi le divorce entre travail et propriété). De son idée initiale de 1803 d’un mécanisme de marché concurrentiel idéal entre agents de force équivalente, en l’espace de quinze ans, Sismondi est parmi les tout premiers à exprimer des réserves sur l’efficience et la stabilité de la coordination par les prix dans une société industrielle caractérisée par une concurrence imparfaite entre agents inégaux.
De libérateur, le marché est devenu asservisseur par le biais de l’industrialisme qui réduit le salarié à un statut inférieur à celui d’une population servile. Le despotisme sur le marché du travail n’a rien à envier aux multiples tyrannies politiques dont l’histoire n’est pourtant guère avare. Les vertus potentiellement libératrices du marché sont ainsi détournées dans le système industrialiste au bénéfice d’une minorité. Sismondi n’hésite pas à affirmer que, dans le système anglais, sur le marché du travail, « jamais pouvoir plus absolu n’a été donné à l’homme sur l’homme, et jamais il n’a été exercé plus durement » (Études, OEC, VI, p. 178).
Pour le Sismondi de la Richesse commerciale, l’accès au marché semble permettre à l’homme de fonder sa liberté, sa richesse et son bonheur sur sa capacité à se procurer par lui-même des revenus suffisants en favorisant son inclusion économique et sociale. En revanche, et dès 1817, Sismondi tempère singulièrement cet enthousiasme lorsqu’il prend conscience de la nature profonde du système industrialiste qui transforme l’homme et son travail en marchandise :
Depuis l’abolition de l’esclavage, tout le travail manuel est exécuté … par des hommes qui ne s’y déterminent que par un libre choix. … Pressés qu’ils sont par le besoin, ils ne sont pas réellement libres dans le marché qu’ils font pour livrer leur travail : il est nécessaire que la société, qui n’existe que par ce marché, les protège pour que ce marché soit équitable (idem, p. 35).
De plus, Sismondi relie très clairement ce type d’inégalité avec l’inégalité de statut politique qui en résulte. Un certain degré d’égalité 240politique et sociale ne saurait voir le jour sans un équilibre entre les échangistes sur les marchés :
Tant qu’il y a réciprocité d’avantages, les hommes ont contracté des obligations envers l’ordre social : ils sont sujets, si la réciprocité est incomplète ; ils sont citoyens, si elle est égale… Cette réciprocité d’avantages est la base de l’économie politique, comme elle est celle du droit public et constitutionnel (idem, p. 660).
Finalement, les crises macroéconomiques sont le résultat systématique de l’incapacité du système de prix à coordonner les décisions intertemporelles des agents. La levée des aléas, des incertitudes et des conséquences de ce funeste jeu de hasard qu’est le marché ne peut être que le fait de l’État. Pour Sismondi, « le législateur doit être guidé surtout par le désir de prévenir, de détruire toute disposition aléatoire, dans la société » (idem, p. 717) de manière à écarter les risques de crises et de surproduction considérés comme inhérents au système industriel. Malheureusement, en matière de mesures précises de politique économique, refusant d’emblée tout interventionisme de l’État (Écrits, OEC, IV, p. 441), Sismondi voudrait pouvoir convaincre les économistes « que leur science fait fausse route », mais n’avoir « pas assez de confiance en [lui] pour leur indiquer quelle serait la véritable […] pour nous aider à retenir, à retarder le char social qui, dans sa course accélérée, nous paraît se précipiter vers l’abîme ». Et de conclure : « Quel serait [en effet] l’homme assez fort pour concevoir une organisation qui n’existe pas encore, pour voir l’avenir comme nous avons déjà tant de peine à voir le présent ? » (Nouveaux Principes, OEC, V, p. 538 ; Études, OEC, VI, p. 632).
D. Exprimé d’une manière plus brutale encore, pour Sismondi, la notion de marché et les vertus socialement et économiquement régulatrices d’un mécanisme de prix considérés déjà par Smith comme le moins mauvais des systèmes possibles étaient supposés accomplir une fois en place exactement ce que Sismondi allait rapidement dénoncer comme ses caractéristiques les plus violemment critiquables. Là où l’échange était promoteur d’égalité et de reconnaissance mutuelle entre les hommes, la production les divise et les éloigne les uns des autres. En l’espace de quinze ans, de libérateur, le marché, au travers du salariat et de la poursuite exclusive d’un accroissement de la richesse par le biais d’une 241concurrence illimitée, est devenu despotique en détruisant la liberté civile qui était pourtant chez Smith à l’origine de l’accroissement initial des richesses. Et Sismondi de s’interroger finalement sur la nature même de l’économie politique chrématistique et de son concept de marché qui « sacrifie la fin aux moyens [en prenant] l’accroissement de la richesse pour le but de la société » (Études, OEC, VI, p. 366 et 584).
Et cela n’est peut-être pas totalement une surprise si, avec Ricardo, Sismondi est le seul économiste à être cité dans le Manifeste du Parti communiste. Paradoxalement, Marx semblerait ainsi avoir finalement réussi à réconcilier Sismondi avec Ricardo et les autres économistes anglais.
242bibliographie
Bridel, Pascal [2014], « Origines et détermination du “prix de chaque chose” : la Richesse commerciale entre le coût de production de Smith et la “catallactique” de l’offre et de la demande de Canard » in Les marmites de l’histoire – Mélanges en l’honneur de Pierre Dockès (sous la direction de J.-P. Potier), Paris, Classiques Garnier, p. 93-104.
Bridel, Pascal [2017], « Une économie politique dans le temps et l’espace : l’exemple de la théorie des prix », Il pensiero economico italiano, Vol. xxv, No 2, p. 19-24.
Sismondi, Jean-Charles L. de [2012], De la Richesse commerciale ou Principes d’économie politique appliqués à la législation des douanes, Œuvres économiques complètes, vol. II, Paris, Economica.
Sismondi, Jean-Charles L. de [2012], Écrits d’économie politique 1799-1815, Œuvres économiques complètes, vol. III, Paris, Economica.
Sismondi, Jean-Charles L. de [2015], Écrits d’économie politique 1816-1842, Œuvres économiques complètes, vol. IV, Paris, Economica.
Sismondi, Jean-Charles L. de [2015], Nouveaux Principes d’économie politique ou De la richesse dans ses rapports avec la population, Œuvres économiques complètes, vol. V, Paris, Economica.
Sismondi, Jean-Charles L. de [2018], Études sur les sciences sociales, Œuvres économiques complètes, vol. VI, Paris, Economica.
Sismondi, Jean-Charles L. de [2018], Tableau de l’agriculture toscane et autres écrits, Œuvres économiques complètes, vol. I, Paris, Economica.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-10602-9
- EAN : 9782406106029
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10602-9.p.0237
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/05/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français