Les archives Lorand Gaspar Une genèse continue
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Lorand Gaspar, archives et genèse de l’œuvre
- Auteur : Leclair (Danièle)
- Pages : 13 à 16
- Collection : Rencontres, n° 299
Les archives Lorand Gaspar
Une genèse continue
Le projet de consacrer un colloque1 de trois journées et le présent ouvrage à analyser l’œuvre de Lorand Gaspar sous le prisme de ses archives déposées à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine par sa femme Jacqueline et lui-même, de 2000 à 2015, nous a paru répondre au vœu d’un poète dont la pensée de la genèse traverse toute l’œuvre. Il s’agissait aussi d’impulser de nouvelles pistes de recherches sur cette œuvre foisonnante, en suivant la démarche archéologique du poète lui-même dans sa quête des strates du monde et son auscultation du « mouvement intime de la vie2 ». La consultation des archives de l’IMEC a confirmé notre intuition.
Ces archives – considérables – comprennent les manuscrits, tapuscrits et épreuves des différentes versions des recueils de poèmes (sauf ceux de Sol absolu), des carnets de voyage et des essais, la documentation (littéraire, historique et scientifique) réunie par L. Gaspar, des notes de voyage, des notes sur ses lectures, les manuscrits et tapuscrits de ses traductions, les archives de ses articles scientifiques (et de ses conférences littéraires), celles de la revue tunisienne Alif ainsi qu’une part importante de son œuvre photographique (négatifs, diapositives, tirages sur papier). Enfin, conservée dans plus de 50 boîtes, une volumineuse correspondance avec les poètes de son temps, ses proches collaborateurs et ses amis complète ce fonds.
Depuis le vers de Sol absolu « j’ai rêvé d’une genèse », jusqu’aux dossiers génétiques rassemblés à l’IMEC, la vitalité de cette force du commencement et du recommencement, qui irrigue une pensée en perpétuelle interrogation3, une écriture constamment stimulée par la 14recherche – dans presque tous les domaines des sciences et des sciences humaines – déconcerte souvent le chercheur qui circule entre des milliers de feuillets qui se chevauchent, se complètent, se répondent d’un dossier à l’autre, sans que le classement des 128 boîtes d’archives et des 264 imprimés ne soit encore précisément réalisé. L’ampleur de ces archives se révèle d’emblée à la lecture de l’inventaire : 10 dossiers concernent le recueil Judée, 16 dossiers rassemblent les textes préparatoires d’Égée, 38 ceux qui donneront naissance à l’essai Approche de la parole, etc.
Dans les boîtes, le volume de chaque dossier est inégal, mais la plupart d’entre eux sont volumineux : 53 feuillets pour un des dossiers de Patmos, 51 feuillets de notes médicales pour « Clinique », plus de 100 feuillets, manuscrits ou tapuscrits, pour un dossier d’Approche de la parole et d’Égée, 80 feuillets dactylographiés pour un dossier de « Marine ».
Mais il arrive fréquemment que des feuillets classés sous le titre d’un recueil poétique rassemblent en fait des écrits destinés à un autre recueil. Et les cotes affectées aux différents dossiers ne respectent pas toujours la chronologie des écritures, qu’il faut donc essayer de reconstituer. En 2007, Véronique Montémont le notait déjà : « Le dossier de genèse des Carnets de Patmos est composite et assez désordonné. […] dans un dossier appelé “Carnets de Patmos”, on trouve plusieurs archives et dactylogrammes relatifs à différents ouvrages : les Carnets de Patmos à proprement parler, le recueil Égée. Judée et l’ensemble de proses à caractère diaristique intitulé Feuilles d’observation4. » Elle relevait aussi la variété des supports et des papiers et l’extrême amplitude chronologique, un dossier pouvant rassembler des feuillets séparés de dix, quinze ou vingt ans.
Pourrait-on faire un classement plus fin et surtout plus chronologique de ces archives ? Cela nécessiterait un travail de longue haleine et une connaissance très approfondie de l’œuvre. En effet, le projet de Gaspar évolue constamment ; il s’agit toujours pour lui d’explorer les différentes facettes d’un lieu ou d’une expérience et non de mettre un point final : « Judée est un récit qui n’est qu’une autre façon d’aborder la même expérience centrale des seize années vécues au Proche-Orient, celle dont Le Quatrième État de la matière et Sol absolu sont les visages 15successifs. On pourrait dire aussi que c’est une tentative différente d’approcher la nature d’une rencontre ; […]5 ». Et la matière poétique elle-même se sépare souvent, au fil du temps, de certaines pages concomitantes qui vont intégrer un essai. Ainsi, Michel Collot note que dans un même dossier, on trouve des « extraits de Genèse » et « quatre pages de prose, présentées comme “extraits d’Approche de la parole” ». Ailleurs, un brouillon de lettre se rencontre au verso d’un poème. Et il n’est pas rare qu’un feuillet manquant se retrouve ultérieurement dans un autre dossier portant un titre différent. D’une façon générale, la richesse de ce fonds est telle qu’il est actuellement très difficile, voire impossible pour certains recueils, de suivre tout leur cheminement génétique, ce qui fait dire à M. Collot que « le dossier génétique de Genèse est incomplet. »
Selon Marie Bourjea, se plonger dans ces archives donne le vertige. Mais après ce moment d’effroi généré par la profusion des documents et parfois leur absence de classement, le lecteur éprouve le bonheur de se trouver aux côtés de l’écrivain, revivant avec lui les hésitations et les ratures (fort nombreuses), les recherches sur un mot ou une citation, les insertions de citations dont il effacera ensuite la source, les abandons de textes entiers, rejetés définitivement (et jamais publiés) – sans que l’on sache ce qui motive ce rejet –, les reprises avec quelques variantes ou au contraire un recommencement totalement nouveau. Dans un cahier intitulé « Patmos 1980 », L. Gaspar témoigne de son combat avec les mots : « Depuis quinze jours que je m’escrime à donner une forme qui me satisfasse à un assez long poème écrit il y a cinq ou six ans, je ne vois guère la lumière. Je pensais d’abord qu’il me suffirait de simplifier, de resserrer un peu, que ce serait facile. Puis, comme d’habitude, en changeant un mot, en enlevant une image, en remodelant une structure, on s’aperçoit que plus rien ne va. Et de jour en jour je m’enfonce, je pétris, je me débats6 ». Ainsi, la force inchoative de l’écriture de L. Gaspar, une des caractéristiques majeures de son œuvre, ne se découvre pleinement que par une immersion dans l’abîme de ses réécritures.
Dans cet ouvrage, M. Bourjea rend compte de cette expérience très particulière pour le lecteur : « les dossiers relatifs à “Amandiers” ni ne nous plongent dans du texte, ni ne nous confrontent à des archives – c’est 16le monde en nous qui, sans solution de continuité, passe et repasse dans “la parole d’amandier7” ainsi libérée ».
Que Lorand Gaspar ait conservé toutes ces notes et souhaité les offrir à la consultation de ses lecteurs montre bien que pour lui, aucun texte n’est un simple brouillon et qu’il nous fait ainsi participer au mouvement ininterrompu de sa pensée et de son écriture en perpétuelle expansion. Souvent aussi, le poète nous guide en notant pour lui-même un état du texte : « en cours d’élaboration », « plus abouti », « notes préparatoires », « première version », « Patmos en évolution », « à taper et à revoir »… Patrick Née relève dans un dossier d’Approche de la parole ces mots de L. Gaspar : « Je tenais à garder cet aspect de fragments recueillis où l’on sent les tâtonnements, les redites, les doutes et parfois, peut-être, un bonheur ; le caractère en tout cas inachevable, récidivant de ce combat qu’est pour certains la poésie. Les mêmes questions reviennent sous des dehors changeants, insidieuses ou agressives, pleines de bonne volonté ou méprisantes. Et jamais de réponse satisfaisante, car la seule réponse valable c’est l’existence de la poésie8. »
La consultation des archives de l’IMEC s’est donc révélée d’un apport considérable pour la compréhension du trajet intellectuel et artistique de Lorand Gaspar et pour celle de son œuvre dans ses multiples facettes. Elle a donné à voir comment se construisait un recueil au fil des ans, comment le sens de celui-ci se déplaçait et s’affirmait, a permis de découvrir la rigueur de son apprentissage de la philosophie, son imprégnation profonde de certaines œuvres poétiques, son aisance à circuler entre les langues, son travail de photographe et le dialogue permanent que L. Gaspar instaure et ne cesse d’affiner entre les sciences, les arts et les cultures.
Danièle Leclair
1 Ce colloque, intitulé « j’ai rêvé d’une genèse ». Lorand Gaspar, le poème et l’archive, organisé par Anne Gourio et Danièle Leclair en partenariat avec l’IMEC, s’est tenu du 3 au 5 juin 2015 à l’IMEC et à l’université de Caen.
2 Lorand Gaspar, Approche de la parole, Gallimard, p. 9.
3 Voir Approche de la parole, id., p. 35.
4 Véronique Montémont, « Lorand Gaspar : genèse des Carnets de Patmos », ITEM : http://www.item.ens.fr/index.php?id=27103. – Voir la description extrêmement complète qu’elle fait de cet ensemble génétique.
5 IMEC, Fonds Lorand Gaspar, GPR 24. 5.
6 Cité par V. Montémont, art. cité.
7 IMEC, GPR 5.13.
8 IMEC, GPR 7.10.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06912-6
- EAN : 9782406069126
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06912-6.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/04/2017
- Langue : Français