« J’ai rêvé d’une genèse »
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Lorand Gaspar, archives et genèse de l’œuvre
- Auteur : Gourio (Anne)
- Pages : 9 à 12
- Collection : Rencontres, n° 299
« J’ai rêvé d’une genèse1 »
En hongrois les mots poésie, faire de la poésie se disent költemény, költészet, költeni : des mots qui sont proches de éveiller, lever2.
« Saveur d’aube3 », « lueur d’origine4 », « langage inaugural5 », « jeu natif de la langue6 » : émaillant l’œuvre de Lorand Gaspar, nombreuses sont ces expressions qui placent le poème dans l’horizon de l’origine et disent sa « faim intarissable de naître7 ». Si le poète exprime sans doute sa réticence à « penser la réalité d’un commencement8 », le poème répond quant à lui par un foisonnement d’éveils, de surgissements et d’émergences, confirmant la puissance de cette aimantation. La densité métaphorique des termes associés à la notion, ouvrant très large le champ de cet imaginaire et l’étendant aux trois règnes, suggère aussitôt une pluralité de nuances suggestives : du gisement, foyer caché et réserve latente, au ferment et sa lente maturation ; de l’éclosion et sa promesse d’avenir, au jaillissement de l’aube, dont la « saveur » et le bruissement parcourent toutes les veines de l’œuvre. L’origine est à la fois partout et toujours autre. Si la passion des commencements s’énonce ainsi diversement, ces voies tracent avant tout les contours bien spécifiques de la poétique de Gaspar.
10D’emblée, l’œuvre poétique semble refuser les liens que la notion entretiendrait implicitement avec tout projet de fondation, comme avec toute pensée du substrat et du soubassement. Lorsque l’origine survient sous la plume du poète, d’une part elle s’esquive aussitôt – schéma auquel la modernité nous a habitués –, d’autre part elle se pluralise, s’éparpille et, rêvée dans les courbes du désert, s’étend étrangement à l’espace : « comme une sombre et chaude origine dispersée / déserts de poème dans la lumière du soir / mettant à nu dans l’œil la durée9. » L’œuvre a en cela le souci de refuser la bouche de l’oracle ou la langue adamique, comme de se déprendre de toute fondation statique, au profit d’une attention constante et passionnée aux manifestations vivantes du commencement. On surprendra celles-ci jusque dans ses formes les plus arides : le désert de Sol absolu dévoile peu à peu la réserve de vie latente logée dans ses pierres, à l’image du recueil lui-même bâti sur un large mouvement d’expansion et de rétractation. L’œuvre de Lorand Gaspar s’attache dès lors avec prédilection à une énergétique de la matière, à une vie conçue comme dynamisme de ses formes, jaillissement permanent et cycle de constantes métamorphoses. On comprend ainsi qu’avec Lorand Gaspar la genèse n’est pas un départ aussitôt quitté. Continue, ininterrompue, elle est un mouvement de relance et de reprise, une ligne ondulatoire et involutive, un trajet inachevé. Le lexique biblique est ainsi significativement détourné, retourné contre ses propres fondements, tandis que la genèse est reprise par les sciences du vivant. Poussée jusqu’à ses dernières conséquences, la genèse chez Lorand Gaspar se révèle finalement « incommencement10 », négation paradoxale de l’origine, à l’image de cette figure féminine qui, au seuil de « Corps corrosifs », surgit de l’inconnu (« D’où venais-tu, venant de nulle part ») ou de cette vie qui, dans Sol absolu, « monte de nulle part à jamais11 ».
Plurielle, dynamique, en devenir, inachevée et en négation d’elle-même, la genèse chez Lorand Gaspar ne s’éclaire alors que si on la replace dans une triple perspective : celle d’une pensée qui fait résonner le principe spinoziste de la natura naturans et refuse avec lui l’hypothèse d’un « ordre venu du dehors12 » (« J’entends toujours genèse au sens d’une activité déployante continue, intérieure à ce qui est13 ») ; celle de la phusis et des sciences du 11vivant, de l’éclosion végétale ou de la naissance organique, qui contiennent leur propre principe de déploiement : « Chaque muscle et chaque nerf existe par lui-même inventé14. » S’ajoute enfin et surtout l’expérience vécue et constamment relancée de l’exil, de l’arrachement, de l’errance et du nomadisme, qui rejaillissent inévitablement sur la notion de genèse en alimentant la précarité des formes et des cheminements de l’œuvre poétique.
Certes, on sait qu’avec Lorand Gaspar « le texte poétique est le texte de la vie15 », le langage l’un des modes du vivant et la genèse l’invention du langage. Tout un territoire s’ouvre alors ici, du mot au poème, du poème à l’histoire de l’œuvre : lorsque, dans un brouillon de Genèse, Lorand Gaspar évoque ainsi son travail sur le « mot », il dit vouloir le soumettre « aux températures et pressions excessives de la genèse de la matière […] pour en faire un événement vivant, instable, évolutif16 » ; lorsqu’il choisit par ailleurs de reprendre l’écriture de ses recueils, de réécrire et de reformuler, il rêve sans aucun doute à la genèse continuée du vivant. La notion de « création » poétique s’en trouve, en conséquence, singulièrement redéfinie, et Approche de la parole l’énonce avec constance : « Ce que nous appelons pompeusement activité créatrice n’est au fond qu’une faculté de combinaison, de constitution d’ensembles nouveaux à partir d’éléments existants17. »
Le point d’impulsion de cet ouvrage collectif se situe ici : faire entrer en dialogue cette passion des commencements et les manifestations palpables, tangibles, vivantes de celle-ci, que le fonds d’archives déposées depuis 2000 à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine de Caen (IMEC) par le poète nous donne à découvrir. Surprendre l’œuvre à son état naissant, observer le mouvement de ses réécritures, suivre attentivement le mouvement d’une œuvre « se faisant », tels sont les projets de ce volume. En cela l’approche généticienne ici retenue – prise dans une acception large – rejoint le souci, inscrit dans toute l’œuvre gasparienne, d’un contact réel et palpable avec le sensible, et recoupe la réticence que le poète n’a cessé d’exprimer à l’égard de l’approche textualiste. Certaines études critiques ont commencé à explorer ce champ – celles de Daniel Lançon, de Serge Meitinger, de Claude Debon18 ; les études ici rassemblées 12ouvrent quant à elles de nouvelles voies, alimentées par la richesse des archives. Face à celles-ci, un faisceau de questions s’est imposé.
Dans quelle mesure le déploiement vivant de l’écriture tel qu’il affleure dans les manuscrits confirme-t-il la pulsation continue travaillant le monde de Lorand Gaspar ? L’œuvre se cherche-t-elle au fil des réécritures jusqu’à une version aboutie, ou le recommencement est-il l’un des modes d’être de l’écriture ? Peut-on encore parler avec les manuscrits de Lorand Gaspar d’avant-textes ? Par ailleurs, pourquoi conserver, pourquoi préserver, pourquoi retenir, si le fondement est insituable, si « un cri d’oiseau annule toute fondation19 » ? Les archives se présentent-elles alors comme des traces, des vestiges, des formes vivantes, des sources ? Sur ce point, l’œuvre change-t-elle de visage au fil des décennies ?
C’est, assurément, toute l’histoire fructueuse des liens entre les modalités pratiques de déploiement d’une œuvre et les racines de sa poétique que l’ouverture des archives Lorand Gaspar de l’IMEC a rendue possible.
Anne Gourio
Nous tenons à remercier Jacqueline et Lorand Gaspar pour le généreux soutien qu’ils ont apporté à cet ouvrage, ainsi que madame Anna Londou, monsieur Antoine Rebeyrol, la fondation Saint-John Perse d’Aix-en Provence, madame Françoise Marquet et la fondation Zao Wou-Ki qui nous ont autorisées à publier respectivement des extraits de la correspondance de Georges Séféris, de Philippe Rebeyrol, de Saint-John Perse et de Zao Wou-Ki avec Lorand Gaspar.
Nous sommes aussi très reconnaissantes à Thanassis Hatzopoulos de nous avoir confié gracieusement ses traductions inédites de poèmes de L. Gaspar.
Enfin, nous remercions l’IMEC de nous autoriser à publier des extraits de son fonds Lorand Gaspar.
1 Lorand Gaspar, Sol absolu et autres textes, Gallimard, coll. « Poésie », 1982, p. 98.
2 Dossier de l’IMEC, fonds Lorand Gaspar, GPR 7.1. « Approche de la parole ».
3 Lorand Gaspar, Approche de la parole, Gallimard, 1978, p. 90.
4 Ibid., p. 89.
5 Ibid., p. 16.
6 Ibid., p. 59.
7 Lorand Gaspar, Le Quatrième État de la matière, in Sol absolu et autres textes, op. cit., p. 86.
8 Message de Lorand Gaspar du 29 avril 2004, in Maxime del Fiol, Lorand Gaspar. Approches de l’immanence, Hermann, coll. « Vertige de la langue », 2013, p. 516.
9 Sol Absolu in Sol absolu et autres textes, op. cit., p. 104.
10 Approche de la parole, op. cit., p. 10.
11 Sol absolu et autres textes, op. cit., p. 66.
12 Ibid., p. 98.
13 Entretien avec Yannick Mercoyrol, Scherzo, Presses Universitaires de France, 1998, p. 6.
14 Gisements, Flammarion, 1968, p. 32.
15 Dominique Combe, « Poétique et poésie », Lorand Gaspar, Transhumance et connaissance, Jean-Michel Place, 1995, p. 76.
16 GPR 5.1.
17 Approche de la parole, op. cit., p. 89.
18 Serge Meitinger, « La double leçon du Quatrième état de la matière », Lorand Gaspar, poétique et poésie, Cahiers de l’Université de Pau et des pays de l’Adour, no 17, 1987, p. 219-234 ; Claude Debon, « La reformulation. Conséquences pratiques et théoriques », Lorand Gaspar. Transhumance et connaissance, Jean-Michel Place, 1995, p. 145-155.
19 Approche de la parole, op. cit., p. 129.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06912-6
- EAN : 9782406069126
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06912-6.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/04/2017
- Langue : Français