Avant-propos La perception et la forme, comment traduit-on ?
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Perception et la Forme . Comment traduit-on ?
- Pages : 25 à 29
- Collection : Translatio, n° 7
- Série : Grandes théories de la traduction, n° 1
Avant-propos
La perception et la forme, comment traduit-on ?
L’attention portée à l’original, son auteur, son œuvre, le respect dû à l’œuvre à traduire avant de passer à la traduction devraient guider le traducteur dans ses agissements. Mais est-ce vraiment souvent le cas ?
Cette question intrigante se pose fatalement à quiconque compare l’original et sa traduction ou, a fortiori, réfléchit sur la traduction et ses conceptualisations, à savoir qu’au vu du nombre de versions infidèles qui souvent mutilent l’original, la pensée lancinante nous tourmente de savoir pourquoi les traducteurs traduisent : est-ce qu’ils traduisent pour s’exprimer, pour marquer l’histoire littéraire de la griffe de leur « inventivité », de leur littérarité ou pour rendre de façon fidèle un texte original dans une autre langue-culture ?
C’est pourquoi, pour pouvoir justifier l’évaluation d’une version traduite, pour qualifier la traduction comme inacceptable ou optimale pour ne pas dire fidèle, nous avons besoin d’une théorie, d’un cadre, d’un châssis, d’une matrice, d’une « sécurité » intellectuelle qui peut rendre notre propos véridique et fiable. Le terme d’optimalité est préférable à fidélité car il n’enferme pas la version traduite dans un cadre fini et rigide mais laisse la porte ouverte à des améliorations, on le sait, toujours possibles. La fidélité, par contre, ne garantit pas cette ouverture et introduit par ailleurs un aspect de jugement moral peut-être indésirable et gênant.
Parmi les supports théoriques divers, j’ai choisi, comme cela a été dit, la théorie des instances énonçantes, théorie qui accorde une importance capitale, ce qui est intellectuellement séduisant et pratiquement efficace, à la priorité du sujet créant et écrivant, l’entité première, et ensuite aux instances, ces piliers qui organisent et déterminent l’architecture du texte.
Le soubassement phénoménologique, la possibilité de cerner les formes (langagières) sur leur fond (textuel), les concepts et les termes de prégnance 26et saillance permettent de construire l’échelle des priorités, l’outil de mesure, la grammaire conceptuelle, la combinatoire du sens/forme. La grammaire conceptuelle, la forme des formes, s’avère une étape incontournable pour passer du versant source-original au versant cible-traduit.
Dans cette optique, l’intervention de la subjectivité dans le choix des solutions traductives finales concrètes est encadrée par les garde-fous de la théorie et de ses concepts. Mais pour mettre en place un procédé efficace il nous faut passer par des étapes qui rendent compte de différentes strates de prise de conscience et tout d’abord les instances.
1. Les instances (les réalités évoluant dans l’univers projeté), créées par l’auteur, organisent autour d’elles la matière textuelle formant les sens. Le discernement des instances est donc une activité épistémologique indispensable dans le domaine de la traduction. Les instances organisent la matière, puisent dans « la mer du possible » de la langue, dans les constructions phonétiques, syntaxiques, morphologiques, déterminatives (au niveau des formes langagières) qui sont des phénomènes importants mais ponctuels, qui indiquent le sens mais n’arrivent pas à cerner la philosophie du texte. Il leur faut être reliés entre eux pour démontrer un parcours dans la spatialité textuelle, ce réseau de connections, et le cheminement discursif (niveau discursif supérieur au niveau des formes de langage) pour ensuite les rattacher aux formes de sens (niveau sémiotique et philosophique).
2. Dans l’analyse des formes langagières, il y a des éléments, des phénomènes plus “visibles” que d’autres et souvent aussi plus importants : « les saillances textuelles ». Ces saillances, souvent « bizarres », sortent du large courant de la langue (Ricœur, Riffaterre, Bollack)et ce sont elles aussi qui sont souvent porteuses de sens, les poutres porteuses de la structure sensible. Cette coïncidence de bizarrerie et d’essentialité fait d’elles les formes à la fois importantes, fragiles et difficiles à transmettre dans la traduction.
3. L’établissement de l’échelle des priorités et la grammaire conceptuelle en conjonction avec la théorie des instances en sont les outils.
4. L’établissement de l’identité textuelle (niveau des formes de sens) est capable de former une conclusion sémiotique déterminant la philosophie de l’original et celle de la version traduite. Parfois ces deux philosophies concordent, parfois non. La théorie agit donc en amont en guidant les choix traductifs et en aval en tant que grille justifiant la version traduite.
5. Les choix traductifs particuliers et la composition de la version finale.
27le sujet, la perception, le corps
Puisque tout commence par la perception, par le contact de notre corps avec la réalité, commençons aussi nos réflexions par l’évocation du sujet regardant, sentant, écrivant et ses aventures perceptives. On verra dans le poème Fatum d’un grand poète polonais, Cyprian Kamil Norwid, comment le message philosophique est défiguré car la puissance significative du regard de l’artiste est dégradée, comment la perception de l’espace du sujet de l’Infinito de Leopardi est « interprétée » à tort dans les différentes traductions, comment la façon crue et iconoclaste de la perception du tableau de la Joconde traduite dans un poème polonais est elle-même traduite ensuite en français en montrant une subjectivité étudiée et raffinée.
les sujets malmenés
l ’ identité des instances
Dans ce chapitre nous allons voir comment les instances subissent un changement de leur statut malgré la volonté, l’intention et la conception de leur auteur. Comment les chefs-d’œuvre sont malmenés dans la traduction. Et puisque nous sommes dans l’univers poétique, à propos de l’architecture des instances construite des saillances sémio-linguistiques, des formes à la fois nouvelles, attirantes, souvent à la limite du possible langagier, comment, par une mauvaise traduction syntaxique, l’énigme de la mort est rendue ridicule (À une disparue de Norwid), comment le sujet héroïque de l’Inferno de Dante devient banal, comment le sujet de Proust perd la profondeur de ses sentiments envers Albertine et comment Poe est habillé en costume polonais par compassion et charité.
la métaphorisation de la réalité
Parfois cette métaphorisation se manifeste sous forme de figures rhétoriques vieilles comme le monde. L’auteur, l’instance d’origine, se sert de ce procédé pour rendre ses messages visibles et attirants.
28Dans l’optique de la sémiotique des instances, le choix de telle ou telle figure, métaphore ou autre, et de son caractère, s’effectue en fonction de la modulation de telle ou telle instance. Par exemple, si l’auteur veut faire valoir sa corporéité il placera les figures dans ce champ. Elles seront donc situées dans l’isotopie choisie, dans le sens greimassien de ce terme, et témoigneront de l’horizon à la fois cognitif et émotionnel de l’auteur. Dans cette optique, elles ne sont pas issues d’une intentionnalité métaphysique quelconque ni placées là idéalement par une structure donnée. Les saillances figuratives soutiennent la charpente sémiosique de l’ensemble faisant vivre le sens holistique de l’œuvre. Elles sont destinées aussi, ce qui n’est pas une mince affaire, à attirer notre attention sur les points cruciaux du texte.
On verra comment sont réalisées dans la traduction les métaphores insolites de Miron Białoszewski et les métaphores d’amour de Maria Pawlikowska Jasnorzewska et Halina Poświatowska, comment, dans Message de Zbigniew Herbert, la transmission de la philosophie de l’auteur perd la force de sa valeur et la Joconde est coupée de la vie réelle.
les auras
Dans un texte littéraire, la coïncidence de la très haute importance sémiotique de phénomènes souvent insolites et « bizarres » est due à la recherche de l’innovant qui explore délicieusement les périphéries langagières. L’agencement, les connexions, les statuts, le cheminement des formes de langage, sont décisifs dans la cartographie de chaque œuvre.
Cependant on observe un phénomène beaucoup moins rigoureux et moins tangible mais néanmoins aussi essentiel pour la qualité de la traduction et qui engage la sensibilité du traducteur, ses émotions perçues et qui dépassent les règles connues ou supposées connues et les cadrages de l’analyse. Il s’agit de l’aura des sensations sémantiques qui se dépose autour des notions qui émanent d’elles et qui les nimbent. Difficilement quantifiables et difficilement nommables, elles relèvent du domaine du ressenti prenant sa source dans notre compétence langagière qui s’appuie sur le vaste réseau des relations et des connexions, formant un halo sémiotique autour des noyaux de sens. On verra comment, 29dans l’excellente traduction de René Char par Artur Międzyrzecki, la traduction explicite les implicites et comment la diachronie de Norwid traduit les figures temporelles subjectivées.
les sourciers et les ciblistes
Il serait peut-être intéressant d’évoquer le débat qui anime depuis longtemps le monde traductologique à savoir les positions apparemment opposées : les sourciers et les ciblistes. Ceux pour qui le texte source est dominant et décisif et ceux pour qui le texte cible joue ce rôle.
Quelques exemples permettent d’illustrer ce propos.
conclusion générale
- Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- ISBN : 978-2-406-10051-5
- EAN : 9782406100515
- ISSN : 2800-5376
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-10051-5.p.0025
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/08/2021
- Langue : Français