Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : L’Humiliation. Droit, récits et représentations (xiie-xxie siècles)
- Auteurs : Faggion (Lucien), Regina (Christophe), Roger (Alexandra)
- Pages : 11 à 16
- Collection : POLEN - Pouvoirs, lettres, normes, n° 15
Avant-propos
Depuis l’affaire Weinstein et « balance ton porc », médiatisés par la presse écrite, télévisuelle et numérique, l’humiliation passe par la dénonciation d’une forme de pratique de la domination masculine qui humilie les femmes pour leur donner le droit au travail. Mais derrière l’humiliation d’une pratique sexiste, qui passe par une forme pervertie de domination, le droit à dénoncer s’avère intrinsèquement lié au droit d’humilier. À cet égard, la première « victime » du hashtag « balance ton porc » a intenté une action en justice pour diffamation. On en revient donc au principe même de l’acte d’humilier qui consiste à briser celui ou celle que l’on attaque non seulement socialement, mais aussi publiquement. Les effets de l’humiliation sont plus ou moins durables, conditionnés par la notoriété, le contexte et la forme de l’humiliation essuyée. Certains cas passeront à la postérité, d’autres seront frappés d’oubli : il y a dans la mémoire de l’humiliation une intentionnalité et une finalité.
Sensibles au lien social et à ses multiples lectures, dont certaines ont pu être précédemment traitées1, attentifs à ce qui altère et détruit l’harmonie sociale tout comme l’ordre public, les trois directeurs de ce livre interdisciplinaire ont cherché à poursuivre et à encourager une telle réflexion en prêtant intérêt à l’humiliation, terme polysémique et ambigu, dans les sociétés du Moyen Âge à nos jours2. L’expérience de 12l’offense, de la honte, du déshonneur, de l’abaissement, de la dégradation, de l’infamie se rattache à la violence portée contre autrui, ainsi qu’à la violation de principes de la justice3. Aussi l’objectif de l’ouvrage a consisté à mesurer cette expression de l’injustice et du conflit social, notamment dans la lutte conduite par l’individu pour la reconnaissance, niée dans le cas du mépris et de l’humiliation, dont le langage se différencie selon les espaces public et privé –, et à analyser l’acte même de l’humiliation dans la longue durée, en synchronie et en diachronie, dans une approche délibérément pluridisciplinaire qui se fonde sur les sciences sociales et humaines.
Une définition de l’humiliation est fournie, en quatre points, par Le Grand Robert : « 1. Le fait de s’humilier volontairement, de s’abaisser devant Dieu ; 2. Action d’humilier ou de s’humilier ; fait de se rabaisser ou d’être abaissé dans l’estime ; 3. Sentiment d’une personne humiliée ; 4. Ce qui humilie, blesse l’amour-propre4. » Qu’est-ce qui caractérise, alors, l’action d’humilier et le sentiment d’humiliation ? Qu’est-ce qui conduit à l’humiliation ? Quelles formes écrites, gestuelles et émotionnelles revêt un tel acte sur le plan interrelationnel, social, religieux, judiciaire et politique ? Telles sont quelques-unes des questions traitées par les vingt-six chercheurs ayant participé à l’ouvrage et qui proviennent d’horizons différents, issus des disciplines des sciences humaines et sociales (droit, linguistique, sociologie, anthropologie, histoire, histoire littéraire et de l’art), appartenant à des universités européennes (France, Italie, Espagne) et des États-Unis5. Les vingt-cinq études concernent l’histoire de l’Europe (dix-sept la France, trois l’Espagne, deux l’Italie, une le saint Empire romain germanique et une autre l’Europe méridionale et les Balkans), 13ainsi qu’un article se rapportant à la Mélanésie (mythes kanak). Cinq travaux sont consacrés à l’époque médiévale, douze aux temps modernes (avec, parfois, des renvois au Moyen Âge), sept à l’époque contemporaine et, enfin, un article qui s’étend du Moyen Âge à nos jours.
Quatre axes d’intérêt ont été ici privilégiés et contribuent à appréhender le sentiment d’humiliation dans la longue durée et dans des espaces culturels différents : le premier, composé de sept articles, concerne le domaine de la loi, du droit et de la justice, la norme et la pratique judiciaire, qui permettent de saisir comment les individus ont cherché à composer autrefois avec les notions d’honneur et de réputation, et à exclure autrui par l’agression verbale et/ou physique, par la remise en question de l’honneur et de la « bona fama ». La justice est sensible à l’évaluation de l’injure subie, de l’honneur bafoué et de la punition à infliger à l’offenseur, comme l’analyse Bernard Ribémont dans le cadre des chansons de geste en France aux xiie et xiiie siècles. Youna Hameau-Masset s’intéresse aux juifs en Catalogne entre les xiie et xive siècles, et souligne la pratique de l’ostracisme et du rituel d’exclusion dont fut victime cette communauté, l’usage du déshonneur en tant qu’instrument de coercition et de stratégies mises en œuvre par les justiciables qui semblent témoigner d’une situation d’assujettissement à une norme que ceux-ci cherchent à réduire. Qu’il s’agisse des textes de Gratien et de Philippe de Beaumanoir, des décrétalistes, de la théologie, des droits coutumier, pénal et canonique, des sanctions judiciaires, sociales et morales, tout concourt à obtenir une réparation que sont appelées à rendre effectives les instances judiciaires, et dont témoignent aussi bien la littérature de l’époque que les procès qui peuvent privilégier plusieurs formes de négociation entre les parties en litige. L’acte de l’humiliation s’intègre dans un système de résolution des conflits ritualisé effectué selon deux formes d’après Darko Darovec : l’une, qui est réalisée en fonction d’un procédé d’échanges de dons, comme c’est le cas en Europe du sud et dans les Balkans, dans l’hypothèse où le différend oppose des individus de même niveau sociopolitique ; l’autre, selon une résolution publique du litige, si l’égalité de statut entre les deux parties antagonistes est inexistante. À la réflexion sur les rites et les rituels s’ajoute celle relative à l’ambivalence de l’usage de certains animaux, tel le chien en Corse à l’époque moderne, qui est tenu tantôt pour impur, tantôt pour un fidèle compagnon de l’homme. Est-ce l’expression d’une résolution des conflits violents par l’emploi des chiens, dans l’intention d’avilir 14l’individu livré à la pire férocité animale (caneggiare), et de la rudesse des mœurs corses, s’interroge Antoine Graziani ? Laura Viaut, Célia Magras et Jérémy Bourgais s’attachent à la valeur des rituels d’humiliation en justice, qui sont admis et recherchés au xviiie siècle pour exclure le coupable de l’espace public (Paris) ; qui sont instrumentalisés dans le cadre du failli et l’objet d’ostracisme commercial. Chaque fois, il est possible de relever, lorsqu’il s’agit des peines prononcées, que les effets des rituels d’humiliation sont ambivalents, l’isolement des détenus facilitant en effet des traitements dégradants contre ceux-ci.
Composé de cinq articles, le deuxième axe a trait à la sphère politique, aux hiérarchies, à la publicité et aux stratégies dont font preuve les différents acteurs sociaux dans la vie de la Cité aux xve et xvie siècles, et des systèmes monarchiques au xviie siècle dans des contextes socio-culturels spécifiques. Plusieurs études relatives à l’humiliation dans un cadre urbain sont traitées : d’abord, la faillite de la conjuration de Poggio à Florence, en 1465-1466, permet de dégager la politique de sanctions déployée par Pierre de Médicis, les mesures prises devant humilier les adversaires anti-médicéens de façon symbolique et à l’intérieur de l’espace citadin par la proclamation de l’exil des conjurés, la confiscation de leurs biens et la publicité de la condamnation prononcée (Mélanie Thoinet) ; puis, à Lyon, lors de la restauration de l’autorité royale en 1594, un orfèvre, qui n’avait pas voulu participer aux patrouilles nocturnes conduites par la milice de son quartier à laquelle il appartenait pourtant, fut soumis à une humiliation publique, mais il ne fit pas pour autant l’objet d’une exclusion du corps municipal (Olivier Zeller). L’intérêt est également prêté aux différentes modalités de l’humiliation, celle qui est consentie et celle qui est subie. Dans le cas de Venise, il s’agit de considérer les harangues et les éloges que les élites des villes sujettes de la République rendaient au doge nouvellement élu au xvie siècle : les mots, les gestes et le cérémonial aident à dégager les stratégies, les modalités de l’intégration et de participation des sujets de la Terre Ferme à exalter, par l’accomplissement du rituel d’obéissance, la souveraineté vénitienne dans ses territoires (Giovanni Florio). Dans un registre analogue, mais à l’intérieur d’un système politique différent (monarchie), il convient d’éclairer ce processus, à travers l’humiliation de Philibert de Savoie, destiné à obtenir le pardon du roi d’Espagne. Le prince de Savoie s’humilie, en effet, en 1610 devant Philippe III dans l’intention d’éviter une guerre entre son père, le duc 15de Savoie, et la monarchie hispanique (Carlos Antolín Rejón). Enfin, le parcours du Père Rapin soulève la question de la nature de l’humiliation que le jésuite-courtisan a pu vivre auprès des Grands du royaume de France, entre 1657 et 1687, exprimant une dignité de la soumission et de l’abaissement (Jérôme Lecompte).
Au nombre de cinq, les contributions rassemblées dans le troisième axe se rapportent à la société, appréhendée à travers les normes et les pratiques, ainsi que les marqueurs sociaux. L’honneur de l’individu et, partant, de sa famille est au cœur de la vie sociale, détermine la place de chacun au sein de sa communauté et lui assure une réputation. C’est ainsi que la remise en cause de l’honneur – donc le déshonneur, la dégradation sociale, l’exclusion qui caractérisent un individu ou un groupe d’individus – est difficile à supporter comme c’est le cas des gardes royales à Madrid au xviie siècle pour lesquelles le statut de l’honneur personnel et familial, mais aussi celui de leur corps de métier sont essentiels et ne sauraient souffrir une quelconque offense (Olivier Caporossi) ; pour les quatre artisans dans le Saint Empire au xviiie siècle qui appartiennent à un corps de métier réglé par des statuts, sont soumis à des rabaissements et à des brimades, et aspirent à une ascension sociale en mesure de leur faire changer de statut, en accédant dans les milieux littéraires (Pauline Landois). L’humiliation et son instrumentalisation à l’époque contemporaine est abordée dans trois études : celle des images et des mythes kanak, tout comme de leurs fonctions didactiques (Hélène Savoie Colombani) ; celle des cavalières soumises aux codes de comportements masculins et militaires qu’elles sont appelées à intérioriser, ainsi qu’aux moqueries et aux vexations répétées en France dans les années 1960-1970 (Catherine Tourre-Malen) ; et celle de la tonte, pratique ancienne, qui vise à avilir et à enlaidir la femme (Claudine Sagaert).
Enfin, le quatrième axe, composé de huit articles, concerne l’humiliation mise en scène et en récit dans la littérature et l’écriture du for privé en France du Moyen Âge au xxie siècle. L’étude du roman Perceforest, écrit au xve siècle, permet à Corinne Denoyelle de faire une lecture sociale de la littérature à l’époque médiévale, d’accéder aux représentations mentales et de saisir le passage de l’humiliation à l’humilité. Jacques Guilhaumou et Isabelle Luciani, de leur côté, analysent les livres de raisons provençaux du xviie siècle et cherchent à saisir la perte de dignité exprimée par le magistrat Richard de Cambis, d’Avignon, et Pierre Pastoret, notaire 16à Saillas. Mathilde Vanackere se préoccupe de l’humiliation publique vécue par Roger de Rabutin, comte de Bussy, à partir de 1665, après la disgrâce politique que Louis XIV lui infligea. Pierre Blanchard s’intéresse, quant à lui, au rôle de la satire au xviiie siècle, un genre qui était à l’origine éthique et qui passa d’une réformation sociale à un outil pour humilier. Virginie Yvernault s’attache à comprendre la diffusion d’une rumeur, celle de la prétendue flagellation de Beaumarchais à Paris en 1785, lorsqu’il fut incarcéré à la maison de correction de Saint-Lazare, à l’origine de l’humiliation publique du célèbre dramaturge qui affecta sa réputation. Marie-Christine Garneau de l’Isle-Adam souligne le parcours de Chateaubriand à travers les différentes formes d’humiliations subies et ressenties par le fameux écrivain qui chercha à conjurer ce sentiment, en taisant ses souffrances, et à exalter la valeur de l’honneur à laquelle il tenait fermement. De son côté, Gilles Viennot s’attache à appréhender l’humiliation dans l’œuvre romanesque de Régis Jauffret et, enfin, Augustin Voegele traite de la langue humiliée chez Jules Romains, lequel passe de la fraternité des humbles à l’humiliation de l’univers.
Cette approche interdisciplinaire a voulu privilégier des lectures plurielles et complémentaires de l’humiliation du xiie siècle à nos jours, afin d’exprimer les innombrables formes revêtues par l’acte d’humilier et le sentiment d’humiliation. La réalisation de cet ouvrage a également répondu au vœu de ses directeurs, attachés aux valeurs de la République des Lettres, d’instaurer et de construire un dialogue entre les sciences sociales et humaines, ainsi que de maintenir l’attention sur le lien social, toujours fragilisé par des exigences sociales, économiques et politiques nouvelles et appelé à être sans cesse redéfini, quelles que soient les formes qu’un tel lien peut revêtir au fil des siècles, des cultures et des régimes politiques concernés. Ici ont été privilégiés quelques points de vue différenciés qui mériteront, à l’avenir, d’être élargis à d’autres espaces et à d’autres champs scientifiques.
Lucien Faggion,
Christophe Regina
et Alexandra Roger
1 Lucien Faggion et Christophe Regina (dir.), Les Expressions de la manipulation de la fin du Moyen Âge à nos jours, Paris, Garnier, 2016 ; Id. (dir.), Récit et justice, France, Italie, Espagne, xive-xixe siècles, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2014 ; Lucien Faggion, Christophe Regina et Bernard Ribémont (dir.), La culture judiciaire. Discours, représentations et usages de la justice du Moyen Âge à nos jours, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2014 ; Lucien Faggion et Christophe Regina (dir.), Dictionnaire de la Méchanceté, Paris, Éditions Max Milo, 2013.
2 Yves Déloye et Claudine Haroche (dir.), Le sentiment d’humiliation, Paris, Éditions In Press, 2006 ; Claudine Haroche, « Le sentiment d’humiliation : dégrader, rabaisser, détruire », dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions, t. 3, Des années 1880 à nos jours, sous la direction de Jean-Jacques Courtine, Paris, Seuil, 2017, p. 343-363.
3 Voir, entre autres, les travaux d’Axel Honneth, notamment le recueil d’articles intitulé La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte, 2008 (1re éd. 2006) ; Claudine Haroche, « Le sentiment d’humiliation… », dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.), op. cit., t. 3, p. 343-363.
4 Le Grand Robert de la langue française, deuxième édition dirigée par Alain Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2001 (nouvelle édition augmentée), t. III, p. 1952-1953.
5 Le présent ouvrage est le fruit d’un appel à contributions lancé en novembre 2015 sur des sites des sciences sociales et humaines. Soixante-huit propositions d’article nous furent adressées, évaluées en deux temps : d’abord, sur la base de l’abstract reçu (janvier 2016) ; puis, une fois celui-ci accepté, sur l’article lui-même (entre décembre 2016 et février 2017), à nouveau soumis à une double lecture des membres du comité scientifique que nous tenons ici vivement à remercier.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-08603-1
- EAN : 9782406086031
- ISSN : 2492-0150
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08603-1.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/07/2019
- Langue : Français
- Mots-clés : Déshonneur, droit, infamie, justice, mépris, norme, pratique judiciaire