Le numérique, stade suprême du capitalisme fossile ? La base matérielle des plateformes, entre continuités et nouveaux antagonismes
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2020 – 1, n° 9. Capitalocène et plateformes. Hommage à Bernard Stiegler - Auteurs : Campagne (Armel), Pencolé (Marc-Antoine)
- Pages : 153 à 167
- Revue : Études digitales
Le numérique, stade suprême
du capitalisme fossile ?
La base matérielle des plateformes,
entre continuités et nouveaux antagonismes
Introduction
Depuis que les technologies de l’information et de la communication ont pénétré l’espace des interactions quotidiennes à la toute fin du xxe siècle, la technologie est apparue comme une composante centrale du capitalisme contemporain. Et ce, au-delà des simples réseaux sociaux publics, jusqu’à l’infrastructure matérielle des transactions financières et à l’architecture organisationnelle des géants de l’industrie ou des services. Si le caractère capitaliste de la société contemporaine reste évidemment sa caractérisation principale1, il existe différentes manières d’identifier et de nommer sa forme actuelle. L’option la moins engageante consiste à parler simplement de « capitalisme numérique » ou « informationnel2 » : puisque l’offensive néolibérale, l’accélération des échanges et la mondialisation du processus de production ont été permises entre autres par une infrastructure numérique devenue rapidement omniprésente, certains proposent de désigner par métonymie ces mutations du capitalisme en 154les réduisant à leur composante technique (le numérique, les technologies de l’information). Il est pourtant possible de caractériser plus précisément cette forme émergente de capitalisme en cernant sa logique propre, comme l’ont tenté certaines approches. Ainsi, en voyant la nouveauté dans les modes de légitimation de ce capitalisme, on a pu le qualifier de « capitalisme communicationnel3 » : là où le capitalisme tardif, dans la seconde moitié du xxe siècle, tentait de résoudre ses contradictions économiques dans un processus continu d’intégration juridique, sociale et politique, le capitalisme communicationnel y procéderait par une intégration avant tout technique ; les médias sociaux donneraient l’illusion d’une participation politique désormais réduite à un jeu formel. D’un autre côté, la théorie du « capitalisme cognitif4 » prétend voir une tendance à l’immatérialisation du travail, de plus en plus constitué par des interactions numériques au travers des réseaux sociaux, qui rendrait obsolète la mesure de la valeur des marchandises par le temps de travail socialement nécessaire (déterminé par un standard de productivité) pour les produire, et renverserait ainsi l’exploitation en une simple ponction sur la créativité sociale immanente. Enfin, entre une qualification prudente centrée sur l’infrastructure, et des concepts plus déterminés mais aussi plus polémiques, la notion de « capitalisme de plateforme5 » met en avant non seulement la diffusion du numérique dans les infrastructures mais également l’émergence d’une entité économique particulière – la plateforme – qui remplace l’entreprise traditionnelle et par-là fait évoluer à la fois la forme des marchés et les processus de travail.
Toutefois, aucun de ces partis pris théoriques ne porte le regard sur la dimension environnementale de ces évolutions économiques, sans 155doute à cause de l’illusion persistante d’une circulation d’informations immédiate, désincarnée et propre. Or, la recherche a récemment pointé du doigt le caractère incomplet des analyses du capitalisme ignorant les « externalités » écologiques qui accompagnent nécessairement les transformations historiques de celui-ci6. D’un autre côté, on ne peut se satisfaire d’une analyse de ces mutations à partir du concept d’« Anthropocène », qui fait de l’espèce humaine (anthropos, en grec ancien) en tant que telle et comme entité indifférenciée, indépendamment de ses organisations socio-écologiques successives (et multiples) et de sa hiérarchisation socio-économique et géopolitique, la responsable du dérèglement climatique et donc du basculement dans une nouvelle ère géologique7. Résultat d’un effort de spécification socio-historique des concepts, le « Capitalocène8 » désigne au contraire la dynamique du capitalisme comme responsable du dérèglement climatique, notamment à partir du moment où celui-ci, en réponse aux luttes ouvrières et aux contraintes structurelles du marché, base son processus de production sur des machines nécessitant une combustion massive d’énergies fossiles, entraînant donc une mutation de l’infrastructure énergétique du capitalisme9. Comment dès lors nouer cette analyse des causes du dérèglement climatique avec celle des évolutions techniques du capitalisme contemporain ? Le numérique apparaissant désormais comme la nouvelle base matérielle du processus d’accumulation du capital, doit-on considérer qu’il s’agit d’une rupture avec le capitalisme fossile – comme le supposent les tenants du « capitalisme cognitif » ou « immatériel » – ou plutôt qu’il ne s’agit que d’une prolongation invisibilisée d’une même logique d’accumulation destructrice ?
Si l’infrastructure numérique est un vecteur de transformation majeur, c’est en ce qu’elle favorise l’émergence de nouvelles institutions – les plateformes – autour desquelles se nouent rapports de travail et d’échange, sans pour autant supprimer la combustion massive d’énergies fossiles. 156Nous pouvons d’abord constater cette continuité d’un point de vue quantitatif : l’impact environnemental du numérique a fait l’objet de travaux de recherche importants ces deux dernières décennies qui ont permis d’établir une connexion directe entre le développement du numérique et l’augmentation de la consommation d’énergie fossile. En effet, le trafic internet global était de 100GB par jour en 1992 ; aujourd’hui on échange ce volume d’informations chaque seconde. La courbe continue à croître de manière non-linéaire : entre 2017 et 2022, le trafic global devrait être multiplié par trois. Quant aux appareils connectés, on en attend en moyenne 3,6 par humain sur Terre en 202210. Or, cette croissance prend tous les airs d’une course à l’abîme11. La transmission de tout signal nécessite une certaine quantité d’énergie : en 2012, l’ensemble des technologies numériques consommaient environ 10 % de la consommation mondiale d’électricité (l’équivalent des besoins de l’Allemagne et du Japon réunis)12, et autour de 15 % de la consommation électrique nationale dans un pays riche comme la France – et malgré les efforts de l’industrie pour verdir son discours, les gains d’efficience énergétique sont très loin de pouvoir suivre l’intensification des usages13. De plus, la majeure partie de l’électricité qui alimente les réseaux, les terminaux et les serveurs provient de centrales à charbon génératrices de gaz à effet de serre14. Si à cela on doit ajouter l’impact environnemental de la production des terminaux et des serveurs, gourmands en métaux précieux et terres rares, particulièrement polluants et peu recyclables15, le capitalisme numérique semble devoir perdre son aura d’immatérialité.
Cependant, si une analyse quantitative établit une connexion évidente entre les problèmes environnementaux et les évolutions du capitalisme, elle ne dit rien de la transformation qualitative de l’« écologie-monde16 » 157du capitalisme induite par sa numérisation. Le capitalisme fossile n’est ainsi pas qu’une certaine quantité d’émissions globales de gaz à effet de serre, mais également une certaine organisation des flux d’énergie, de matières et de marchandises, une certaine distribution spatiale et sociale des pollutions afférentes, et une certaine manière d’appréhender cognitivement ce système. Ce raisonnement implique également de déterminer quels liens établir entre la répartition spatiale des pollutions et les circulations marchandes organisées par le numérique, ou encore quels rapports entretiennent les réserves de ressources naturelles et la transformation des processus de travail induites par les plateformes. En analysant le capitalisme numérique, ou capitalisme de plateforme, comme une phase nouvelle du capitalisme fossile, nous montrerons qu’il s’agit là d’une reconfiguration de trois contradictions héritées du capitalisme fossile, et donc moins d’une rupture radicale que du franchissement d’un seuil qui peut s’analyser à trois niveaux : tout d’abord, on peut hypothétiquement comprendre la dimension subjective de la crise écologique – c’est-à-dire notre incapacité à l’appréhender de manière concrète et à agir sur elle – comme un nouvel avatar du fétichisme de la marchandise ; ensuite, en amont de son coût écologique global, la numérisation du capitalisme entraîne une reconfiguration de l’écologie-monde capitaliste et donc déplace les lignes de la contradiction écologique du capitalisme – c’est-à-dire ce mouvement perpétuel de croissance économique destructeur des conditions environnementales de cette même croissance ; enfin, sa contradiction interne, celle qui oppose le capital au travail, c’est-à-dire d’une part les capitalistes aux prolétaires comme classes aux intérêts antagonistes et d’autre part le capital fixe (c’est-à-dire notamment les machines) aux travailleurs comme facteurs de productions concurrents17, se voit également transformée. En somme, le capitalisme numérique serait bien un moment distinct au sein du Capitalocène, un nouveau stade du capitalisme fossile, en cela qu’il renouvelle à la fois son mode d’apparaître, la contradiction capital-nature et la contradiction capital-travail – et donc leur articulation.
158L’approfondissement numérique
du « voile technologique »
Si le capitalisme fossile a ouvert une crise écologique, c’est notamment au sens où il a confronté l’époque à la nécessité d’une décision (krisis, selon l’étymologie grecque du mot crise), en plus de constituer une crise « objective » du climat. Pourtant, cette crise semble ne s’adresser à aucun sujet en mesure de la résoudre. Pourquoi aucun acteur ne semble assez puissant pour enrayer cette crise ? Et pourquoi est-elle insaisissable du point de vue de chaque acteur particulier ? Cette crise n’est jamais donnée à la perception des dirigeants et des habitants des pays du Nord que comme un horizon lointain, à la fois inéluctable et un peu irréel, comme si chacun observait le phénomène depuis l’extérieur18. Plus généralement, toute manifestation du phénomène semble toujours trop particulière pour signifier à la conscience le phénomène global par métonymie. Or, il en est de même du numérique : les nuages noirs des centrales à charbon, la radioactivité des mines d’uranium et des centrales nucléaires, les affrontements pour le coltan au Congo, tout cela se trouve frappé du même caractère d’irréalité, d’étrangeté et d’éloignement dès lors qu’il s’agit d’y voir la base matérielle d’une recherche web ou de la consultation d’un album photo sur le cloud ; et quand bien même on parviendrait à saisir d’un seul mouvement de conscience la consommation et la pollution qui en résulte, et ce malgré leur incommensurabilité et la distance immense qui les sépare, l’usage de ces dispositifs n’en paraîtrait pas moins pratiquement inévitable à chacun tant ils tendent à devenir la condition d’une intégration sociale et professionnelle réussie. Crise écologique et développement du numérique sont analogues de ce point de vue : les deux phénomènes se caractérisent par leur absence (illusoire) de matérialité sensible, et leur dynamique en apparence inéluctable, par l’incapacité des sujets à les appréhender dans leur totalité concrète et à en infléchir le cours. Quelle peut être la cause de cette analogie ?
C’est pour penser une illusion nécessaire de cet ordre que le concept de fétichisme (du portugais feitiço, « artefact » humain auquel on attribue 159à tort une autonomie) de la marchandise a été élaboré, à l’origine pour rendre compte de l’image renversée qu’ont les producteurs des échanges auxquels ils participent19. Lorsque le marché « envoie » des signaux, « commande » les prix, les producteurs se plient à ses exigences : en réalité, la médiation marchande « renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature ». Le marché, qui n’est jamais que le produit de l’activité humaine, échappe à l’emprise des femmes et des hommes et s’impose à eux comme une objectivité extérieure, inscrite dans la nature même des choses. Adorno a par la suite identifié une variété de fétichisme propre aux systèmes techniques mis en œuvre. Le « voile technologique », comme il le nomme, consiste en la fétichisation des moyens techniques : « Les hommes ont tendance à prendre la technique pour la chose elle-même, comme une fin en soi, possédant sa force propre, et ils oublient ainsi qu’elle est le prolongement du bras de l’homme20 ». Ainsi, les technologies imposent des conduites et des formes de conscience comme si elles étaient l’expression d’une nécessité naturelle et immédiate, en dissimulant leur contingence, leur historicité, et surtout les contradictions sociales, économiques et écologiques qu’elles recouvrent21. La technologie fonctionne donc comme un opérateur de séparation, pour la conscience, entre la réalité donnée, immédiate, et l’ensemble des médiations desquelles elle dépend, des processus et des structures sociales qui ont déterminé sa construction : par exemple, les possibilités offertes par l’outil, le moyen, éclipsent complètement sa contribution effective à une amélioration des conditions de vie, la fin qui était sa raison d’être ; ou encore, l’organisation du travail se trouve isolée des processus historiques qui ont abouti à sa formation pour finalement apparaître naturelle. Qu’il s’agisse de la manière dont la conscience se 160rapporte au processus de travail, aux biens de consommation, aux œuvres d’art ou aux outils en général, c’est par ce mécanisme de voilement propre aux médiations techniques, cette dissimulation des médiations par la médiation technique elle-même, qu’Adorno explique l’impuissance des sujets à exercer une emprise sur les dynamiques sociales dont ils sont parties prenantes.
Aujourd’hui, les développements techniques contemporains nous ont fait franchir un seuil de ce point de vue. Le numérique se réduit à son apparence immédiate, celle d’un flux immatériel de données, servi sur des interfaces apparemment vierges de toute pollution. Le numérique fait écran entre l’utilisation de dispositifs numériques et les conditions matérielles du stockage et de la circulation des données en amont des terminaux, la consommation d’énergies fossiles, l’économie extractiviste, et leurs conséquences climatiques. Le phénomène n’est pas radicalement nouveau, puisque déjà le charbon et le pétrole ne dissimulaient à la conscience que les conséquences climatiques globales de leur consommation, générant une pollution directement sensible qui dénonçait toute l’infrastructure matérielle et économique dont ils dépendaient. Cela dit, le numérique épaissit ce « voile technologique » en découplant spatialement l’ensemble des pollutions générées (qui n’ont plus lieu qu’aux environs d’une lointaine centrale thermique, ou à l’échelle globale) de l’utilisation potentiellement omnitopique (du latin omnis, « tout », et du grec topos, « lieu » : en tout lieu) de terminaux numériques (en tout cas partout où il est possible de se connecter aux flux). Le cas des centres de données est exemplaire : ceux-ci, qui constituent un des trois pôles de l’infrastructure numérique, avec les terminaux et les réseaux de transmission, prennent la forme de boîtes noires, entrepôts parfois gigantesques et inaccessibles installés loin des usagers ou soustraits à leur regard22, suivant une logique de séparation rigoureuse des interfaces conviviales d’une part et des lieux fermés qui rendent possible leur exécution d’autre part23. Il en résulte que l’insouciance climatique des habitants des pays occidentaux procède 161d’une infrastructure matérielle qui abolit pour leur conscience, malgré l’ampleur de la crise. L’insouciance climatique des habitants des pays occidentaux s’explique donc en partie par le fait que l’infrastructure numérique dissimule à ses utilisateurs les conditions matérielles de son fonctionnement.
Une reconfiguration spatiale
des pollutions et des productions
Le « voile technologique » du numérique, loin de n’être qu’une illusion qui trouverait son origine dans un défaut de la conscience, manifeste néanmoins un éloignement spatial objectif du lieu de combustion de l’énergie et du lieu de son utilisation effective, éloignement rendu possible par la nature de l’électricité : une énergie-flux capable d’alimenter des appareils sur tout un réseau. L’électricité n’a en effet pas de conséquence visible puisqu’elle opère une dissociation entre ces lieux jusqu’alors inséparables. Le capitalisme fossile industriel du xixe siècle permettait déjà grâce au charbon un certain éloignement des espaces de production d’énergie et des espaces de consommation d’énergie, contrairement aux fabriques des débuts de l’industrialisation basées sur une énergie hydraulique24. L’utilisation des hydrocarbures liquides (gaz naturel et pétrole) avait accentué cette possibilité d’éloignement géographique25, mais ce n’est qu’avec l’électricité qu’il s’opère une dissociation spatiale du lieu de combustion de l’énergie et du lieu de son utilisation. Plus précisément, il s’opère même une translation du lieu des pollutions : les énergies fossiles engendrent des pollutions sur le lieu même de leur utilisation, alors qu’avec l’articulation des énergies fossiles et de l’électricité, c’est uniquement sur le lieu de production de l’énergie électrique (la centrale électrique) que des pollutions sont émises du fait que l’utilisation effective de l’énergie peut avoir lieu beaucoup plus loin. La numérisation du 162capitalisme, en décuplant les usages de l’électricité, marque ainsi un nouveau seuil de ce processus de « voilement technologique » des effets de l’utilisation d’énergie.
La numérisation du capitalisme permet donc une reconfiguration spatiale des processus productifs et des lieux de pollution. Les lieux de production « numériques » peuvent être concentrés au cœur des villes et des quartiers bourgeois sans qu’il y ait de pollution afférente, contrairement aux lieux de production industriels qui étaient placés au cœur des quartiers ouvriers26. L’électrification de l’éclairage des quartiers bourgeois avait, de même, déjà permis d’opérer une externalisation géographique des risques inhérents à l’éclairage au gaz, simultanément à l’installation des centrales électriques à charbon au sein des quartiers populaires27. Les centrales à charbon, à fioul et à gaz, principaux lieux de pollution liés au numérique, sont d’ailleurs tendanciellement localisées dans des quartiers populaires : en région parisienne, elles sont ainsi localisées à Gennevilliers, Saint-Ouen, Vitry-sur-Seine et Montereau28. Par ailleurs, notons que si l’utilisation (et pas seulement la production) de l’électricité nécessaire au numérique peut avoir des conséquences matérielles significatives, c’est au niveau des centres de données ; or, ceux-ci sont relativement dissimulés aux yeux du public. En effet, les centres de données installés au cœur des villes et qui servent de point d’entrée vers les services infonuagiques sont de taille modeste ; tandis que les centres de données les plus massifs dédiés au stockage de l’information, ceux qui s’étalent sur des hectares, dans des hangars imposants et clos, sont rejetés dans les quartiers populaires29, ou au loin dans des zones industrielles spécifiques qui cumulent la proximité d’une centrale électrique, d’un cours d’eau et d’une dorsale du réseau30. L’occupation de l’espace, la 163mobilisation des ressources en eau et en électricité du territoire, les îlots de chaleur et le bourdonnement incessant des serveurs échappent ainsi à la perception des utilisateurs terminaux du réseau, à l’exception des habitants des banlieues pauvres qui abritent de tels centres de données. Le capitalisme fossile numérique diffère ainsi du capitalisme fossile du milieu du xixe siècle en ce qu’il permet d’externaliser structurellement ses conséquences environnementales, et ce grâce à une généralisation et une extension progressive des usages de l’électricité.
Néanmoins, du point de vue de ces dynamiques spatiales, la numérisation du capitalisme n’est pas une simple extension quantitative des effets de son électrification. Le numérique permet également de coordonner instantanément des processus de production complexes à une échelle globale, grâce à son réseau tentaculaire et ses flux continus, et de profiter d’une main-d’œuvre qualifiée (ou non) et peu chère disponible à l’autre bout du globe. La numérisation n’est donc pas seulement polluante, mais elle permet à des processus de production énergivores de se localiser dans des zones productives à faible efficacité énergétique et à fortes émissions de CO2. L’industrie numérique ne constitue pas une exception (en tout cas pas complète) à la tendance du capital fossile à se localiser dans de telles zones31 : l’énergie et les techniques qui la constituent ont la propriété d’être potentiellement omnitopiques, c’est-à-dire qu’elles peuvent sans difficulté s’abstraire des contraintes liées à l’espace (les distances, la topographie, les particularités sociales et politiques locales) et on peut même penser qu’elle aura toujours davantage tendance à s’y implanter du fait de l’informatisation croissante des pays du Sud. De plus, cette coordination instantanée et globale des processus de production nécessite une infrastructure énergivore, une quantité d’énergie importante et occasionne une forte déperdition énergétique. La numérisation du capitalisme entraîne donc une mondialisation énergivore du processus de production.
164Résoudre à nouveaux frais l’antagonisme
de classe aux dépens de l’environnement ?
Enfin, cette reconfiguration du capitalisme par le passage au numérique resterait en partie inexpliquée si l’on ne la comprenait pas aussi comme une tentative de neutralisation de la contradiction interne du capitalisme au prix d’un approfondissement de sa contradiction externe. En effet, le progrès technique ne découle pas que de la nécessité d’augmenter ou de maintenir le taux de profit en contractant le temps nécessaire à la production d’un volume donné de marchandises, mais il représente aussi un moyen d’intervenir dans le conflit de classe, d’infléchir le développement de la contradiction capital-travail dans la production. Le capital peut résoudre ses problèmes de profitabilité par des expédients technologiques, mais aussi ses problèmes de contrôle : l’industrialisation a été ainsi avant tout un processus de prise de contrôle capitaliste du procès de production, notamment au moyen de sa mécanisation, en réaction à une profitabilité déclinante et une organisation coutumière du travail antagoniste aux intérêts du capital32. Marx insistait déjà sur le fait que cet antagonisme entre les porteurs de la force de travail et le capital était consubstantiel à celui-ci : le chapitre du Capital consacré à la présentation de l’exploitation est immédiatement suivi par celui qui porte sur le moment complémentaire du conflit, lequel s’articule autour des reconfigurations technologiques du processus de travail33, de nature spatiale ou organisationnelle34.
Il est intéressant de noter qu’une des plus importantes tentatives de neutralisation de la contradiction interne de l’histoire du capitalisme a été le passage au capitalisme fossile. Comme l’a montré Andreas Malm35, l’adoption du charbon comme source d’énergie industrielle au cours des 165années 1820-1830, alors même qu’il était encore loin d’être incontournable en termes de coût, d’abondance ou de puissance – l’énergie hydraulique, source d’énergie des fabriques jusque-là, étant gratuite, abondante et avec une puissance au moins égale à celle du charbon –, a été en bonne part motivée par la possibilité qu’il offrait de s’opposer efficacement aux luttes ouvrières. En effet, les fabriques alimentées par l’énergie hydraulique devaient se plier aux contraintes de la topographie et s’implanter le long des cours d’eau, en amont pour en tirer un maximum de puissance, donc loin des centres urbains ; il fallait établir de véritables colonies industrielles pour pouvoir fixer assez de main-d’œuvre sur place, ce qui donnait un avantage certain aux travailleurs puisqu’ils ne risquaient pas la concurrence d’une main-d’œuvre extérieure ni d’être facilement licenciés en cas de grève. De plus, l’énergie hydraulique constituait un flux irrégulier et non-maîtrisable. Le charbon, qui est une réserve d’énergie solide, aisément stockable et transportable, a permis de rapatrier les fabriques dans les villes où la main-d’œuvre abondait, et ainsi de contourner les luttes ouvrières désormais minées par la concurrence pour l’emploi. D’autre part, les machines-vapeur, alimentées par du charbon et mettant en mouvement des métiers à filer et à tisser automatiques, en plus de déqualifier le travail, de permettre le renvoi des travailleurs qualifiés très revendicatifs et de bénéficier de la main-d’œuvre abondante des villes, permettaient aux capitalistes de maîtriser le rythme du processus de production, et donc de faire face à la diminution du temps de travail arrachée par les luttes ouvrières en augmentant la productivité du travail. Cette reconfiguration du procès de production a ainsi permis au processus d’accumulation de s’abstraire des contraintes spatiales et temporelles des énergies renouvelables, et donc de se dégager de ses déterminations extérieures. L’insubordination ouvrière a ainsi été vaincue au prix des pollutions urbaines et du dérèglement climatique, la contradiction interne (provisoirement) neutralisée au prix d’un approfondissement de la contradiction externe. Cette dynamique d’apaisement du conflit de classe au moyen d’un approfondissement des dégâts écologiques s’est poursuivie tout au long de l’histoire du capitalisme fossile : la voiture individuelle, puis le transport routier, ferroviaire, maritime et enfin aérien des marchandises ont ainsi permis de localiser les productions industrielles dans des espaces – souvent peu efficaces énergétiquement – toujours plus éloignés des centres de consommation principaux, au prix d’une aggravation du dérèglement climatique ; tandis 166que l’augmentation exponentielle de la productivité et de la production grâce à une croissance tendancielle de la part des technologies au sein du processus de production, à la fois pour des raisons de profitabilité et de contrôle, entraînait une consommation exponentielle d’énergie et de matières premières36.
Le passage au numérique représente à ce titre le franchissement d’un seuil important. Là où le capitalisme fossile industriel aboutissait inévitablement à la formation d’une classe ouvrière concentrée autour des sites de production et des machines industrielles, le capitalisme numérique peut être compris comme le moyen de se protéger des blocages ouvriers et faire éclater ce potentiel sujet de résistance en une myriade de processus de travail partiels, distribués dans l’espace global et coordonnés par des médiations numériques particulièrement énergivores. Dans les années 1970, bien avant la diffusion publique du numérique, les centres de traitement des données implantés sur les lieux de travail sont devenus la cible de grandes grèves du personnel puisqu’ils représentaient un point de vulnérabilité critique pour tout le fonctionnement des établissements. Cependant, le potentiel de séparation spatiale des terminaux d’utilisation vis-à-vis de leur infrastructure technique et énergétique a permis d’éloigner ces centres des lieux de production et de dupliquer les données qu’ils hébergeaient, sans nuire à la production, dissociant spatialement techniciens et utilisateurs37. La numérisation des machines a moins permis de dématérialiser celles-ci que de s’affranchir des contraintes spatiales et de relocaliser l’activité à l’envie, liquidant les collectifs de travail et protégeant les points critiques de la production. Les décennies suivantes ayant connu l’informatisation du travail de bureau, le développement de l’organisation post-fordiste du travail38, puis des vagues de délocalisation, les différents moments du processus de travail se sont trouvés éclatés, dispersés géographiquement, coordonnés et contrôlés à distance au moyen de la souplesse et de l’ubiquité de ces nouveaux administrateurs algorithmiques39. Prolongeant la contre-révolution des machines-vapeur et du charbon, l’infrastructure numérique accentue 167la capacité du capital de s’abstraire des résistances locales, et même des législations nationales trop contraignantes40.
Or, les plateformes qui réalisent cette nouvelle socialisation du travail – qu’elles proposent des services infonuagiques (IBM, Amazon) ou des marchés de main-d’œuvre régionaux (Uber, Deliveroo, Homejoy, Taskrabbit) ou globaux (Amazon Mechanical Turk, Accenture, Siemens Business Services, EDS de Hewlett-Packard) – brassent une quantité considérable de données41 et nécessitent des infrastructures particulièrement énergivores. Plus encore, la numérisation des postes de travail d’une part, et l’injonction à rester connecté au-delà même des espaces de travail d’autre part, ont pour pendant la multiplication des terminaux numériques et un accroissement proportionnel de l’industrie extractive, de la consommation d’électricité (émettrice de CO2) et de la pollution par des appareils difficilement recyclables. Le capitalisme numérique participe donc bel et bien du mouvement d’ensemble du capitalisme fossile des deux derniers siècles : il tente de résoudre l’antagonisme de classe grâce à un bouleversement infrastructurel, entraînant par-là un approfondissement de la contradiction écologique.
Armel Campagne
et Marc-Antoine Pencolé
1 Le jeu des distinctions académiques réveille périodiquement ce débat. Cf. Theodor W. Adorno, « Capitalisme tardif ou société industrielle ? » (1968), in Société : Intégration, Désintégration. Écrits sociologiques, Paris, Payot, 2011 ; et Christian Fuchs, « Capitalism or information society ? The fundamental question of the present structure of society », European Journal of Social Theory, vol. 16, no 4, 2013, p. 413-434.
2 Dan Schiller, Digital capitalism : networking the global market system, Cambridge, Mass. London, MIT, 1999 ; Christian Fuchs, « Labor in Informational Capitalism and on the Internet », The Information Society, vol. 26, no 3, 30 avril 2010, p. 179-196, et Christian Fuchs et Vincent Mosco (éd.), Marx in the age of digital capitalism, Leiden ; Boston, Brill, 2016.
3 Jodi Dean, « Communicative Capitalism : Circulation and the Foreclosure of Politics », Cultural Politics : an International Journal, vol. 1, no 1, 2005, p. 51-74.
4 Maurizio Lazzarato et Antonio Negri, « Travail immatériel et subjectivité », Futur Antérieur, vol. 6, 1991, p. 86-89 ; Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude : guerre et démocratie à l’âge de l’empire, Paris, La Découverte, 2004, p. 184 ; Yann Moulier Boutang, Le capitalisme cognitif : la nouvelle grande transformation, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.
5 Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme : l’hégémonie de l’économie numérique, Montréal, Lux, 2018 ; Sarah Abdelnour et Sophie Bernard, « Vers un capitalisme de plateforme ? », La nouvelle revue du travail, no 13, 2018. Notons que le terme de « plateforme » ne vient pas de la recherche universitaire mais qu’il est le résultat d’un important travail discursif mené par l’industrie elle-même en raison des valeurs de neutralité, d’ouverture, d’égalité, etc. qu’il connote : Tarleton Gillespie, « The Politics of “Platforms” », New Media & Society, vol. 12, no 3, 2010, p. 347-363.
6 Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2016 [2013].
7 Pour une critique de ce concept, voir Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Paris, La Fabrique, 2017.
8 Pour une présentation et une discussion de ce concept et de ses théoriciens dans une perspective historique : Armel Campagne, Le Capitalocène. Aux racines historiques du dérèglement climatique (Divergences, 2017).
9 Andreas Malm, Fossil Capital : The Rise of Steam-Power and the Roots of Global Warming, London, Verso, 2016.
10 Cisco Visual Networking Index : Forecast and Trends, 2017–2022 White Paper, Cisco, 2019.
11 Fabrice Flipo, « Expansion des technologies de l’information et de la communication : vers l’abîme ? », Mouvements, no 79, no 3, 2014, p. 115-121.
12 Comme l’exprime avec cynisme l’auteur d’un rapport sur le sujet : “the cloud begins with coal” : Mark P. Mills, The cloud begins with coal. Big data, big networks, big infrastructure, and big power, Digital Power Group, 2013.
13 Fabrice Flipo, Michelle Dobré et Marion Michot, La face cachée du numérique : l’impact environnemental des nouvelles technologies, Montreuil, L’Échappée, 2013.
14 Gary Cook, How Clean is your Cloud, Amsterdam, Greenpeace International, 2012.
15 Fabrice Flipo, Michelle Dobré et Marion Michot, La face cachée du numérique, op. cit.
16 Voir notamment Raj Patel and Jason W. Moore, A History of the World in Seven Cheap Things : A Guide to Capitalism, Nature, and the Future of the Planet, Berkeley, University of California Press, 2017.
17 Pour ce deuxième aspect, voir Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La Grande Dévalorisation, Paris, Post-éditions, 2014 ; et, pour ses conséquences écologiques, Armel Campagne, Le Capitalocène, op. cit.
18 C’est la raison qui pousse certains auteurs à chercher des ressources sensibles du côté de la littérature : voir Andreas Malm L’anthropocène contre l’histoire, op. cit., p. 141 sqq.
19 Karl Marx, Le Capital. Livre I, Paris, PUF, 1993, p. 82-83.
20 Theodor W. Adorno, « Éduquer après Auschwitz » (1967), dans Modèles critiques, Paris, Payot et Rivages, 2003, p. 246.
21 Theodor W. Adorno, « Das Schema der Massenkultur » (1942), pensé comme la suite du chapitre sur l’industrie culturelle de la Dialectique de la Raison, ne sera publié que de manière posthume, dans les Gesammelte Schriften III, Frankfurt am Mein, Suhrkamp, 1981 ; « Essai sur la théorie des classes » (1942), dans Société, intégration, désintégration : écrits sociologiques, Paris, Payot, 2011 ; « Mode intemporelle. À propos du jazz » (1953), dans Prismes : critique de la culture et société, Paris, Payot, 1986 ; Philosophische Elemente einer Theorie der Gesellschaft (1964), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2008, leçon 17.
22 Henry Bakis, « Les facteurs de localisation d’un nouveau type d’établissements tertiaires : les datacentres », Netcom, vol. 27, no 2-3, 2013.
23 Guillaume Carnino et Clément Marquet, « Les datacenters enfoncent le cloud : enjeux politiques et impacts environnementaux d’internet », Zilsel, No 3, no 1, 2018, p. 19-62 : « Selon nous, cette dichotomie fondatrice radicalise l’un des phénomènes majeurs de l’histoire industrielle : la séparation entre espaces de production et de consommation. […] En ce sens, ils constituent peut-être des accélérateurs de séparation, c’est-à-dire des producteurs d’impuissance politique ».
24 Andreas Malm, Fossil Capital, op. cit.
25 Timothy Mitchell, Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole, Paris, La Découverte, 2013 [2011].
26 Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, Paris, Zones, 2014.
27 Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil, 2012.
28 https://www.edf.fr/sites/default/files/mediatheque/2018/thermique/energie-az_thermique_sites-en-france_2018.png
29 Le sud de la Seine-Saint-Denis, au nord de Paris, accueille une part importante des centres de données massifs de la région : voir Cécile Diguet et Fanny Lopez, L’impact spatial et énergétique des data centers sur les territoires, rapport de l’Ademe, 2019, p. 38.
30 C’est le cas par exemple des gigantesques centres d’Amazon Web Services à Port Morrow dans l’Oregon, ou de ceux d’OVH au pied de la centrale nucléaire de Gravelines : cf. Cécile Diguet et Fanny Lopez, op. cit., et Henry Bakis, op. cit.
31 Andreas Malm, Fossil Capital, op. cit., pour ce qui est du cas chinois.
32 Andrew Žmolek, Rethinking the Industrial Revolution. Five Centuries of Transition from Agrarian to Industrial Capitalism in England, London, Brill, 2013.
33 Cet antagonisme essentiel est très longuement décrit dans la section 4, chapitres xi à xiii.
34 Dans la lignée de David Harvey, Beverly Silver a proposé une histoire sociale de la mondialisation lue à travers ces différents « fixes » spatiaux et organisationnels entre autres. Beverly Silver, Forces of Labor : Workers’ Movements and Globalization since 1870, Cambridge University Press, Cambridge, 2003.
35 Andreas Malm, Fossil Capital, op. cit.
36 Armel Campagne, Le Capitalocène, op. cit.
37 Pierre Mounier-Kuhn, Mémoires vives. 50 ans d’informatique chez BNP Paribas, Paris, BNP Paribas, 2013, cité par Guillaume Carnino et Clément Marquet, op. cit.
38 Beverly Silver, op. cit.
39 Ursula Huws, The making of a cybertariat : virtual work in a real world, New York, Monthly Review Press, 2003 ; Labor in the global digital economy : the cybertariat comes of age, New York, Monthly Review Press, 2014 ; Nick Dyer-Witheford, Cyber-proletariat : global labour in the digital vortex, Toronto, Ontario : London, Between the Lines ; Pluto Press, 2015.
40 Mark Graham, Isis Hjorth et Vili Lehdonvirta, « Digital labour and development : impacts of global digital labour platforms and the gig economy on worker livelihoods », Transfer : European Review of Labour and Research, vol. 23, no 2, 2017, p. 135-162 ; Sarah Abdelnour et Sophie Bernard, op. cit.
41 Nick Srnicek, op. cit. p. 12.
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-11521-2
- EAN : 9782406115212
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11521-2.p.0153
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/05/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Capitalocène, écologie-monde, capitalisme fossile, plateformes, numérique