La terre est ronde mais le monde est une plateforme Paradoxe du Capitalocène
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2020 – 1, n° 9. Capitalocène et plateformes. Hommage à Bernard Stiegler - Auteur : Dubey (Gérard)
- Pages : 169 à 183
- Revue : Études digitales
La terre est ronde
mais le monde est une plateforme
Paradoxe du Capitalocène
Votre science est le triomphe de l’évidence, une prolifération de la surface. Elle fait de vous les maîtres de l’extérieur mais en même temps vous y exile, de plus en plus.
Chef Diallobé
Dans un article programmatique l’historien Jean-Baptiste Fressoz1 montrait qu’aucun principe d’efficacité n’avait jamais à lui seul présider aux grandes orientations énergétiques et technologiques. Les logiques de pouvoir apparaissaient en revanche déterminantes. La fluidité du pétrole a par exemple permis de contourner les réseaux de transport et de court-circuiter les ouvriers qui en avaient la charge. Inséré dans un réseau international d’exploitation, il permettait enfin aux industriels du secteur d’ignorer plus facilement les revendications des travailleurs nationaux auxquels l’exploitation massive du charbon dans les mines avait conféré une position stratégique. Le devoir de l’historien, concluait-il, consiste à « défaire les choix politico-techniques » à l’origine de ces orientations, pour les « dénaturaliser ».
C’est dans ce sens que je propose de reformuler la question que nous adresse l’économie des plateformes. Une plateforme est au sens propre une surface plane et une architecture matérielle où transitent indifféremment des choses, des êtres et aujourd’hui des signes. Sous cette terminologie délibérément « neutre » se cache pourtant une économie politique qui ne 170dit pas son nom où s’emboîtent des infrastructures matérielles, des modèles d’organisation sociale, des imaginaires sociaux comme des représentations de l’énergie et du travail pour la plupart héritées de l’ère industrielle. La numérisation du monde, dont ces plateformes procèdent, s’inscrit par exemple dans le long processus de délocalisation des nuisances et d’invisibilisation des lieux de pouvoir entamé à l’ère thermo-industrielle2. Il n’y a pas, ainsi que le laisse accroire nombre de commentateurs, une ère du charbon et de la vapeur à laquelle aurait succédé une ère du pétrole puis de l’électricité et aujourd’hui du numérique, avec pour chacune de ces étapes un type d’organisation sociale nettement différencié. En réalité les modes de production de l’énergie, mais dans une large mesure aussi les techniques3, s’additionnent et se combinent selon de nouveaux agencements. L’ère du numérique est ainsi celle de l’électricité et, plus encore, celle de l’énergie primaire dont cette dernière dérive à son tour, à savoir du charbon. De 1990 à 2020 la consommation électrique mondiale a progressé de 117 % alors que le charbon représente toujours 38 % de l’énergie primaire utilisée pour sa production (en hausse), ce qui veut dire qu’on en n’a jamais autant brûlé qu’aujourd’hui4. Le numérique, qui consomme déjà 10 % de l’électricité mondiale (en progression constante), fonctionne donc sur la base d’un modèle énergétique qui n’a rien à envier à celui de la machine à vapeur. Le principe d’une substitution n’est pas seulement factice, il participe du processus même d’invisibilisation des prédations et des nuisances sociales aussi bien qu’environnementales inhérentes à la dynamique industrielle. Ce qui vient d’être dit de l’énergie peut s’appliquer à l’organisation du travail. L’ère des plateformes n’a pas aboli « le travail mort » (K.Marx), insignifiant et vidé de toute subjectivité. Les phénomènes d’ubérisation et de « tâcheronnisation5 » observés dans le contexte d’une division planétaire du travail révèlent que les modèles taylorien-fordien de division et d’organisation du travail s’adaptent étonnamment bien aux nouvelles infrastructures numériques. Au point qu’il est légitime de se demander si cette alliance n’est que de circonstances. La seconde partie 171de l’article interroge cette convergence à l’aune de l’économie politique propre au capitalisme industriel d’un côté, de la fiction d’un monde hors-sol caractéristique de la science moderne d’un autre côté.
En quoi le monde numérique
est-il doublement électrique
L’extension de la logique de branchement
Nous serions entrés, avec l’électronique et le numérique, le traitement de l’information et du signal, dans une autre ère, celle de la décomposition de chaque élément de réalité (sons, images, mots…) en unités ou en paquets d’unités discrètes interchangeables, en Shannons ou en bits. Ainsi l’électricité ne serait « plus qu’une commodité de transport de l’information6 ». Il n’y a pourtant entre le numérique et l’électrique pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette.
Primo parce que tous nos gadgets électroniques fonctionnent comme chacun sait à l’électricité. L’empreinte énergétique directe du numérique progresse ainsi d’environ de 9 % chaque année7 et consomme déjà, nous l’avons dit, environ 10 % de la production électrique mondiale. Le volume de données stockées dans le monde en 2017 était de 15 zettabits. Ce chiffre correspond à 1021 bits, ou à 480 térabits traités chaque seconde de l’année. 90 milliards kWh sont la consommation énergétique annuelle des data centers américains. Cela correspond à 34 centrales électriques géantes (500 MW). Google a une intensité énergétique à peu près équivalente à celle de la ville de San Francisco8.
Secundo parce que les infrastructures du cybermonde ne sont qu’une extension de celles de l’électricité. La logique de branchement propre au Macro-Système-Technique9 se prolonge aujourd’hui dans la toile du grand 172réseau mondial. L’ère du sans-fil (wifi) n’est qu’un leurre de plus au service de la fiction d’une dématérialisation du monde industriel alors même que l’essentiel de l’information transite plus que jamais par des câbles bien physiques, pour être ensuite redistribués localement par des antennes relais, et que toute information a pour point de départ une impulsion électrique. Le cyberespace est bien le clone en même temps que le perfectionnement du réseau télégraphique. Sait-on par exemple que 99 % du trafic mondial d’internet et 90 % des appels téléphoniques10 transitent par des câbles sous-marins et non par voie satellitaire Aux premières lignes télégraphiques terrestres et transatlantiques qui relient les places financières dans l’objectif d’accélérer les transactions (ligne télégraphique reliant la bourse de Paris à celle de Lille en 1849 puis première ligne transatlantique en 1858)11 fait aujourd’hui écho le réseau mondial de la City of London Telecommunications12. Avec déjà 6,4 milliards d’objets connectés dans le monde en 2016 et 20,4 milliards estimés en 2020, une consommation de données mobiles en croissance rapide de 15 exaoctets en 2017 à 107 exaoctets prévus en 202613, le câblage des continents ainsi que la lutte pour le contrôle de ces flux ont de beaux jours devant eux. Actuellement, 430 câbles sous-marins sont déployés sur plus de 550.000 miles soit presque 1 million de kilomètres14. Ce qui attise les convoitises des grandes sociétés 173du numérique (les GAFA +Yahoo, Alibaba, ebay…). Les GAFA sont ainsi présents aujourd’hui dans au moins 22 consortiums qui exploitent des câbles sous-marins (Google est à lui seul présent dans 11 d’entre eux). « Le moteur de recherche a investi 30 milliards de dollars (25,7 milliards d’euros) entre 2015 et 2017 dans son infrastructure globale, la plus importante au monde, qui voit passer, selon lui, 25 % du trafic Internet mondial15 ».
Ce qui suscite des convoitises et déchaîne l’appétit des grands opérateurs du net, les seuls avec les grands États nationaux à pouvoir financer et entretenir de tels réseaux. Le contrôle de ces infrastructures « invisibles » est ainsi devenu l’enjeu de vives tensions internationales. La Federal Communications Commission (FCC) américaine oblige toute entreprise étrangère souhaitant acheter une structure de ce type à mettre en place un « Network Operations Center » sur le sol américain (capable de répondre dans un délai de 30 minutes aux requêtes des autorités)16. C’est la raison pour laquelle l’entreprise chinoise Huawei a dû renoncer à construire son propre câble entre l’Europe et les États-Unis. Et cela ne fait sans doute que commencer.
Un monde, enfin, qui n’est pas si global qu’il en a l’air si l’on considère la distribution des flux et des câbles à travers le monde. À l’exception de la zone Asie, la carte des flux d’informations réplique celle des échanges commerciaux depuis la constitution des premiers grands empires coloniaux. En 1913, le Royaume unis disposait du plus grand réseau mondial de câbles télégraphiques (à l’image de son empire, avec plus de 330.000 km). Si les États-Unis ont depuis longtemps pris le relais, le déséquilibre avec le continent africain ou sud-américain demeure souverain. La nouveauté réside cette fois dans la prise de contrôle progressive des réseaux optiques par les grands opérateurs du numérique (qui sont cependant des acteurs nationaux nord-américains et chinois pour l’essentiel) et notamment des zones d’atterrissage. Les data centers, au nombre de 338 en 2016 constituent désormais les principaux points de chute des câbles sous-marins. Le câble Marea mis en service par Microsoft et Facebook et qui relie Bilbao et Virginia Beach (6600 kms pour 160Terabits) est ainsi considéré comme le plus puissant du monde17… Les enjeux nationaux 174et étatiques ne sont évidemment jamais bien loin et ne font en somme que changer d’apparence… La guerre de l’information est une guerre tout court, une lutte à mort pour la puissance et le contrôle des flux.
L’ère des plateformes : fantasmagorie du xxie siècle
L’escamotage des rapports de domination et de prédation
L’immersion des infrastructures (au même titre que l’enfouissement des déchets « ultimes » de la production industrielle)18 nous met sur la voie d’un autre aspect tout aussi important du lien qui unit capitalisme tardif et capitalisme précoce, l’ère thermodynamique et l’ère électro-numérique. Qu’il s’agisse d’invisibiliser les réseaux physiques ou les antennes relais, de dissocier la production de la consommation, en éloignant au maximum le consommateur des lieux de production, de délocaliser les centres de décisions et les nœuds de communication des grands réseaux (Data Centers), les mêmes stratégies d’escamotage des rapports sociaux et des rapports de prédation réels sont à l’œuvre. L’éloignement, la dispersion des producteurs dans le cadre d’une division internationale du travail exacerbée poursuivent bien sûr un objectif politique, celui de rendre inopérant, par absences de prises, les moyens de défense élaborés au cours de la longue histoire des luttes sociales. Mais le point peut-être le plus important est que ce sont ces résistances elles-mêmes et certaines de leurs formes spécifiques qui sont mobilisées par les dispositifs de camouflage et partiellement intégrées à eux. Le processus de légitimation d’une idéologie qui contredit de façon aussi radicale les savoirs locaux et l’expérience directe du monde ne peut opérer qu’en enrôlant et en travestissant ce qui constitue en propre cette expérience. De ce point de vue les fantasmagories de ce début de xxie siècle ressemblent à s’y méprendre à celles du xixe finissant. Le concept de fantasmagorie a été forgé par Walter Benjamin pour rendre compte du mode opératoire des transformations du monde moderne, à 175savoir de l’imbrication des niveaux politiques et symboliques, de l’ancien et du nouveau, de l’enchevêtrement de temporalités et d’expériences hétérogènes en jeu dans la phase d’industrialisation de la société. Les fantasmagories se matérialisent en réalisations concrètes qui modifient en retour la vie quotidienne, modèlent les comportements et les sensibilités. Pour Marc Berdet elles « désignent (…) des lieux magiques qui embellissent l’environnement urbain du capitalisme naissant. Même s’ils sont privés, ces espaces naissent dans le nouvel espace public que forme la ville moderne. Ils ont pour fonction de refouler la présence du capital et de l’industrie dans la cité, même s’ils sont construits avec une esthétique qui dénie leur origine concrète : les nouvelles conditions de la production. (…) Il s’agit donc d’abord d’un processus d’oubli de la réalité sociale, puis de refuge dans un monde imaginaire19 ». Cet habillage recouvre la marchandisation du monde et des rapports sociaux sous l’image de « la belle apparence ». La fée électricité devait réenchanter le monde du travail, le nettoyer des souillures de la matière, effacer la noirceur du charbon et l’atmosphère délétère de l’usine. La numérisation propose aujourd’hui de rendre au travailleur l’autonomie perdue en le libérant des oppressions de l’ère industrielle taylorienne-fordienne. Les thuriféraires de la « transition numérique » ne manquent pas une occasion d’expliquer de quelle manière le numérique libère l’activité en faisant exploser l’enceinte disciplinaire de l’entreprise ainsi que les rapports de subordination qui s’y rattachent. Le travail renouerait par ce biais avec les anciennes vertus du « travail vivant » : autonomie, maîtrise et subjectivité y retrouveraient leur place centrale.
La réalité est naturellement bien éloignée de ces promesses pour la plupart mort-nées. La phase électro-numérique d’organisation du travail fait plus vraisemblablement écho à une nouvelle phase d’expansion du capitalisme20, celle de la marchandisation des relations sociales primaires jusqu’à présent épargnées. L’économie des plates-formes (mot délibérément neutre et anodin qui désigne un espace physique de transit des marchandises) masque l’expansion de la rationalité techno-industrielle à tous les aspects de la vie sociale. Les relations de solidarité intrafamiliales, 176les tâches domestiques ou les liens commensaux21 constituent le nouvel Eldorado de ces plateformes de « services » qui sous-traitent à une multitude de prestataires-prolétaires dispersés et isolés à l’échelle de la planète une multitude de micro-tâches insignifiantes tout en déjouant les législations sur le droit du travail ou la fiscalité22.
Un processus continu d’aliénation
Dans le registre de ce que l’on désigne aujourd’hui par « ubérisation du travail23 », les auteurs d’une enquête sur les livreurs à domicile mettent l’accent sur la logique de prédation sous-jacente à ces « nouvelles » pratiques. Dans une économie de services « le coût logistique s’accroît alors que les firmes tablent sur une disposition quasi nulle des consommateurs à le payer. La concurrence s’organise ainsi autour 177d’un couple de réduction du délai/gratuité du service qui implique la recherche d’une baisse du coût de livraison. C’est l’origine du développement de la plateformisation dans ce secteur24. ». L’automatisation algorithmique du service a surtout pour effet d’augmenter la pression temporelle qui s’exerce sur les livreurs. Si le système de paiement à la course (de surcroît faiblement rémunéré) incite les livreurs à en faire toujours plus, souvent au péril de leur vie, le traitement par algorithmes supprime le peu d’autonomie temporelle que leur offraient encore les dispatchers humains (qui connaissaient leurs livreurs, leurs préférences, leurs habitudes et trouvaient avec eux des « arrangements » pour planifier leur temps). À mesure que s’automatise le système d’échange, et c’est sans aucun doute ce qu’il faut retenir de ces évolutions, l’aliénation des salariés au temps algorithmique progresse. La chasse aux temps morts, aux pauses, aux respirations a toujours été une préoccupation majeure du capitalisme25. À partir d’une réinterprétation de l’œuvre de Marx, Moische Postone parle du passage opéré par le capitalisme du « temps concret », ou « du temps comme variable dépendante, fonction d’une occasion, d’un processus ou d’un rythme sensuel », au « temps abstrait », le temps comme « variable indépendante », « contenant mathématique », « conteneur incorporel d’évènements qui ne tient pas compte des saisons, des conditions météorologiques ou des autres aspects naturels concrets26 ». Avec l’organisation numérique du travail, le découplage du temps concret (de la durée) et du temps abstrait (comptable, métrologique) atteint à son paroxysme.
Ce que l’on qualifie par un bel euphémisme de « crowdsourcing » (« ressources de la foule ») n’est rien d’autre que la forme prise par cette nouvelle économie de prédation sociale à laquelle l’alliance de l’électrique et du numérique confère une efficacité inégalée. L’ubérisation guette en fait l’ensemble des activités humaines dans la mesure où toute activité humaine (travail ou hors travail, professionnelle ou non) est 178potentiellement automatisable. Toute action que l’on peut quantifier, mesurer (métrologie) peut être à son tour codifiée et transférée à des machines (c’est-à-dire des dispositifs physiques hétéronomes). L’histoire de l’automatisation est l’histoire de ces transferts successifs, cantonnée aux savoir-faire manuels dans un premier temps (phase taylorienne-fordienne), aux dimensions cognitives et intellectuelles dans un deuxième temps (phase algorithmique des experts artificiels et autres systèmes dits intelligents). C’est dans cette seconde phase (qui ne se substitue pas mais s’ajoute à la première), dite aussi numérique, que nous nous trouvons aujourd’hui. Grâce à la dispersion, la fluidité et la granularité atteints par les réseaux électro-numériques le processus d’extraction, de transfert (délocalisation) et de traitement des connaissances et des savoir-faire27 s’étend aujourd’hui aux services de l’aide à la personne, aux relations sociales primaires (réseaux sociaux), en passant par le pilotage de systèmes complexes, les métiers de la santé (pour le diagnostic médical, la chirurgie …), de la finance (High Speed Trading), de l’assurance ou bien encore du journalisme. Les principes restent néanmoins les mêmes qu’au temps de Taylor et de l’OST. Les data-analystes et le big data se sont simplement substitués à l’activité des ingénieurs du bureau des méthodes pour le traitement algorithmique des données et la normativité algorithmique a remplacé les schèmes opératoires standardisés. L’automatisation dans sa phase numérique s’inscrit avant tout dans la longue histoire des dispositifs politiques d’extraction et de transfert de l’autonomie sociale vers des systèmes hétéronomes prétendument apolitiques28. Or, cette idée singulière d’une société fonctionnant en mode automatique s’enracine à son tour dans un imaginaire social des rapports de l’homme à la nature dont il faut dire deux mots avant de conclure.
179L’imaginaire du monde hors-sol
La théorie de l’information comme langage
du nouveau monde industriel
Comprendre le lien qui existe entre le modèle énergétique (thermo-dynamique et électrique) du monde industriel et l’ère du numérique exige de descendre encore d’un degré dans l’imaginaire. Ce rapport s’éclaire si l’on considère cette fois l’électricité comme la fiction d’une énergie non terrestre d’un côté, et l’informatique comme l’illustration d’un langage universel non-humain d’un autre côté, autrement dit d’un mode de communication centré sur la communication entre machines et censé être débarrassé des imperfections et des indéterminations du langage humain. Le traitement automatique de l’information (définition la plus synthétique qui soit de l’informatique) se situe à la confluence de plusieurs courants sociotechniques. Il y a tout d’abord la tradition du codage (ou du cryptage). En Europe, le philosophe Francis Bacon (1561-1626) invente le code binaire (à partir de deux symboles a et b) qui doit permettre de transcrire et transmettre n’importe quel type de contenu (message). Cette invention s’inscrit dans une conception du monde plus vaste qui postule que la totalité du réel est un texte (écrit en langage mathématique) indépendant de celui qui le lit et du sens qu’il lui octroie. Cette idée, incompréhensible pour la plupart des contemporains de Bacon, va jouer un rôle décisif dans la théorie de l’information au xxe siècle. Le second courant est celui qui est directement issu des travaux sur l’automatisation au tournant des xviiie et xixe siècle, notamment des métiers à tisser. Les cartes perforées, puis les tambours à picots des métiers Jacquard, qui transmettent mécaniquement des instructions sont déjà des algorithmes (des ensembles de règles de fonctionnement préprogrammées). Ils fonctionnent sur un mode binaire (trou ou plein, cran ou absence de cran) qui commande la position des fils de chaîne au moment du passage du fil de trame (ce qui permet de reproduire automatiquement les motifs désirés). Le troisième courant, on l’a vu, est celui du télégraphe électromagnétique et notamment du système de Samuel Morse (1791-1872) qui combine les découvertes d’Ampère et Volta sur l’électricité avec la méthode de codification binaire. Le 180principe est de transmettre des messages à distance et instantanément indépendamment de la nature de leurs contenus. Les signaux électriques intermittents font office de code, un code qui ne ressemble en rien à ce qui est communiqué et peut être transmis et lu de façon automatique par des dispositifs du même type (pour commander des machines ou faire communiquer des machines entre elles). Or, cette définition est aussi la définition la plus générique de ce que nous désignons actuellement par numérique : une communication qui consiste « après avoir décomposé un message en unités discontinues, à le transmettre ou à le stocker au moyen d’un code préétabli, qui ne lui ressemble en rien29 ».
De la vision du monde hors-sol à l’enclos numérique
En 1948, l’ingénieur électronicien et mathématicien Claude Shannon (1916-2001), l’un des pères de la théorie de l’information30, publie une thèse sur les circuits de commutation électriques, c’est-à-dire « sur les rapports possibles entre le monde des symboles et celui des dispositifs électriques de transmission du signal ». Sans entrer dans les détails de la thèse de Shannon31, observons que pour ce dernier comme pour Morse le problème crucial est celui d’une communication automatique sans altération, ou pour le dire autrement, exempte de toute contamination physique et humaine32. Sous le formalisme théorique affleurent les mêmes préconceptions de l’humain et de la communication dont les principaux ingrédients sont : une défiance marquée vis-à-vis des sens, du mélange, de la confusion et de la position de sujet-interprète33. Il s’agit 181toujours de trouver un point, situé hors de l’expérience ordinaire, du sens commun et de la terre, à partir duquel fonder une communication parfaite et politiquement neutre. La numérisation du monde s’inscrit ainsi dans une longue tradition dont elle constitue d’une certaine façon le point d’aboutissement ou le prolongement dans la vie ordinaire.
La recherche d’un point extérieur à la terre à partir duquel il serait possible de déplacer, de dégonder pour ainsi dire, la planète elle-même – insistait Hannah Arendt – n’est pas le résultat accidentel de la science moderne. Celle-ci ne fut pas, dès ses débuts, une science naturelle, mais universelle ; elle ne fut pas une physique, mais une astrophysique qui considérait la terre depuis un point de l’univers. (…) Notre capacité actuelle à conquérir l’univers est due à notre aptitude à manier la nature d’un point de vue extérieur à la terre. Car c’est bien ce que nous faisons quand nous libérons des processus énergétiques qui ne se rencontrent ordinairement que dans le soleil (…) ou construisons des machines pour la production et le contrôle d’énergies inconnues dans la domesticité de la nature terrestre34.
Reconfigurer la vie sur terre depuis un point extérieur à elle n’est toutefois pas sans conséquences puisque cela revient à la transformer depuis une réalité hostile à la vie. Le processus d’artificialisation des sols, des habitats et des conditions d’existence devient alors une condition de la survie. Cette fiction s’avère doublement auto-réalisatrice (la terre devient réellement un espace hostile inhabitable). D’une part parce que la création de ces environnements « autonomes » mobilise des quantités toujours plus grandes de ressources naturelles, d’autre part parce qu’en rompant les attachements et les liens sensibles qui nous unissent au monde « naturel », l’artificialisation des conditions de vie rend en effet celui-ci moins familier et réellement plus menaçant. Pour décrire la situation de l’homme moderne pris au piège de la fiction mortifère d’un monde hors-sol, Hannah Arendt recourait à la métaphore de la conquête spatiale et de l’encapsulage.
L’astronaute lancé dans l’espace extra-terrestre et emprisonné dans une capsule remplie d’instruments où chaque rencontre physique réelle avec l’environnement signifierait une mort immédiate, peut fort bien être considéré comme la symbolique incarnation de l’homme d’Heisenberg – un homme pour lequel 182il sera d’autant moins possible de rencontrer jamais autre que lui-même et les choses faites par l’homme qu’il aura mis plus d’ardeur à éliminer toutes considérations anthropocentriques dans ses rencontres avec le monde non humain qui l’environne35.
Les Macro-Systèmes-techniques et les structures actuelles du cybermonde incarnent d’une certaine manière cette reconfiguration de la terre vue du ciel, depuis les propriétés « idéales » et abstraites de l’espace céleste : un espace-temps vide, homogène et sans résistances où circulent indifféremment des choses, des êtres et des signes.
Épilogue
Mais l’ère numérique désigne aussi le moment où la fiction d’un monde de machines communicantes et auto-régulé fonctionne si bien qu’il perce à jour le principe d’exclusion sur lequel il repose. Les êtres de chair et d’os y font de plus en plus figure de passagers clandestins ou de réfugiés d’un monde imaginé sans eux. Le décollage promis prend alors des allures d’encapsulage planétaire et ce qui devait libérer l’humanité des pesanteurs terrestres, prend pour la grande majorité les traits du déclassement et de l’obsolescence. Ce moment est aussi celui où les conditions de vie concrètes et le sens commun revendiquent de nouveau le statut de sujet politique, fût-ce en recourant aux « réseaux dits sociaux ». Le propre des fantasmagories est d’être ambivalentes et continuellement travaillées par les éléments hétérogènes qu’elles intègrent et mettent en scène pour masquer la brutalité des rapports sociaux réels. Elles constituent aussi en cela des « espaces de négociation frontaliers » où, loin de disparaître, ces éléments hétérogènes demeurent actifs. En prétendant abolir les rapports de subordination au travail ou les formes d’aliénation attachées au salariat, l’économie des plateformes réanime ainsi sans le vouloir de vieilles aspirations à l’autonomie ainsi que la réflexion sur les formes politiques les mieux adaptées à ces attentes. Au fond, les plateformes ne sont peut-être pas si plates qu’elles en ont 183l’air. Leur parfum « d’évidence » ne fait pas que nous exiler à la surface des choses. Les torsions qu’elles lui font subir nous invitent aussi à en explorer les plis.
Gérard Dubey
Institut Mines-Télécom BS
1 Jean-Baptiste Fressoz, « Pour une histoire désorientée de l’énergie », Entropia, no 15, automne 2013. Voir aussi Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse, Paris, Seuil, 2012.
2 Pour cette terminologie, je renvoie à Alain Gras, Le choix du feu. Aux origines de la crise climatique, Paris, Fayard, 2007.
3 Voir sur ce sujet, David Edgerton, Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale, Paris, Seuil, 2013.
4 https://www.iea.org/reports/world-energy-outlook-2019/electricity#abstract
5 Voir en particulier sur ce thème Antonio Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2018.
6 Tristan Garcia, La vie intense. Une obsession moderne, Paris, Autrement, 2016.
7 Françoise Berthoud &al. « Lean ICT : pour une sobriété numérique ». Rapport du groupe The Shift Project, octobre 2018.
8 https://www.usinenouvelle.com/article/wmf2018-quand-le-stockage-de-donnees-consommera-plus-d-energie-que-le-monde-n-en-produit.N714019
9 Concept forgé par Thomas Parke Hughes, (Networks of Power : Electrification in Western Society, 1880-1930, Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1983) et introduit en France par Alain Gras, (Les Macro-Système-techniques, Paris, « Que-sais-je », Puf, 1997). Les MST sont des systèmes (mais aussi des réseaux physiques) interdépendants, contrôlés depuis des nœuds de communication, indifférent aux frontières, qu’elles soient géographiques ou humaines, et sur lesquels circulent sans distinction hommes, marchandises et signes dont la matrice est l’organisation du réseau ferroviaire.
10 Propos recueillis de Jean-Luc Vuillemin, directeur des réseaux internationaux d’Orange, par le journal Le Monde : Dossier « Internet, la bataille du réseau », 26 juin 2018.
11 Pascal Griset, « Un fil de cuivre entre deux mondes : les premières liaisons télégraphiques transatlantiques », Quaderni, no 27, 1995, p. 97-114.
12 « L’opérateur de réseau fibre optique Colt – dont le nom vient de City of London Telecommunications – est né pour répondre aux besoins de fiabilité et de temps d’accès hypercourts de la finance londonienne à l’heure du trading haute fréquence. Colt a tissé son propre réseau mondial de 187 000 km de fibre optique, qu’il revend en gros aux opérateurs ou aux entreprises ». Le Monde op. cit.
13 Source Gartner / Le monde op. cit. Peut-être davantage si l’on tient compte des différents programmes de développement de la smartcity ou de la voiture autonome Selon Intel un million de véhicules autonomes représenterait autant d’échanges de données que trois milliards de personnes connectées sur des smartphones ou des tablettes… Voir, Philippe Bihouix, Le bonheur était pour demain, Paris, Seuil, 2019, p. 103.
14 Alexandre Laparra, « Les câbles sous-marins : la guerre invisible de l’information », Geolinks, Observatoire en géostratégie de Lyon, http://www.geolinks.fr/les-cables-sous-marins-la-guerre-invisible-de-linformation/
15 Source : Le Monde op. cit.
16 Alexandre Laparra, op. cit.
17 Naval Group (ex DCN, aux activités militaires et civiles) travaille, au large de l’Écosse, à un projet de Data Centers immergés et encapsulés pouvant contenir jusqu’à 864 serveurs. L’objectif est toujours de raccourcir le temps d’accès aux données…et de se rapprocher des grands centres urbains pour la plupart situés en bord de mer….
18 Voir à ce sujet Baptiste Monsaingeon, Homo Detritus, Paris, Seuil, 2016.
19 Marc Berdet, Le chiffonnier de Paris. Walter Benjamin et les fantasmagories, Paris, Vrin, 2015, p. 13.
20 Voir par exemple sur ce thème, Branko Milanovic, Capitalism, Alone. Harvard University Press, 2019.
21 Pour André Gorz les technologies numériques, « technologies de la relation et de l’immatériel », devaient mécaniquement revaloriser les activités et les échanges non marchands à l’instar des activités d’aide à la personne (André Gorz, L’immatériel, Paris, Galilée, 2003). Mais si les plateformes numériques mettent bien en avant la reconnaissance mutuelle (dans le cadre de communautés d’usagers et de pratiques) plutôt que leurs effets captation, il n’en reste pas moins qu’elles contribuent massivement à la marchandisation d’activités jusque-là épargnées (Blablacar est par exemple une forme de marchandisation de l’auto-stop…). Voir Dominique Desjeux, Philippe Moati (dir.), Consommations émergentes. La fin d’une société de consommation ? Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Mondes Marchands », 2016.
22 Antonio Casilli, « De la classe virtuelle aux ouvriers du clic. La servicialisation du travail à l’heure des platefomes numériques ». Esprit, no 454, mai 2019, p. 79-89. L’auteur dévoile les coulisses et la part « honteuse » de la société virtuelle dans la veine de travaux antérieurs sur la société des services en ligne et des télécommunications, notamment sur les travailleurs des centres d’appel. Voir, entre autres, Benoît Tine, Sociologie des centres d’appels. Usages sociaux de l’emploi en Occident et défis culturels des délocalisations en Afrique, Saint-Denis, éditions Connaissance et Savoir, 2018, et Marie Buscatto, « Les centres d’appels, usines modernes ? Les rationalisations paradoxales de la relation téléphonique », Sociologie du Travail, Volume 44, Issue 1, January–March 2002, pp 99-117. Pour une excellente synthèse des principaux travaux réalisés depuis une dizaine d’année sur l’envers de la nouvelle économie, voir Sarah Abdenour, Dominique Méda, Les nouveaux travailleurs des applis, Puf, Paris, 2019.
23 L’ubérisation (nom tiré de la plateforme Uber) désigne les personnes qui travaillent pour les plateformes sans en être les employés directs ou les salariés. Le « statut » de travailleur indépendant des livreurs dédouane les plateformes de toute responsabilité et de toute entorse à la réglementation du travail.
24 Anne Aguilera, Laetitia Dablanc et Alain Rallet, « L’envers et l’endroit des plateformes de livraison instantanée. Enquête sur les micro-entrepreneurs à Paris. », La Découverte, Réseaux, 2018/6 no 212, p. 23 à 49.
25 Voir Gérard Dubey, Pierre de Jouvancourt, Mauvais temps. Anthropocène et numérisation du monde, Paris, Dehors, 2018.
26 Moische Postone, Temps, travail et domination sociale : une réinterprétation de la théorie critique de Karl Marx, trad. Olivier Galtier et Luc Mercier, Paris, Mille et une nuits, 2009, p298-300.
27 Gérard Dubey, « Smart technologies : Autonomie, simplicité et confort garantis », Alliage, no 72, automne, p. 49-59, 2013.
28 Voir Bernard Stiegler, La société automatique, Paris, Fayard, 2015 pour une synthèse des recherches dans ce domaine depuis de nombreuses décennies avec, notamment, les travaux de Langdom Winner, Autonomous Technology : Technics-out-of-Control as a Theme in Political Thought, M.I.T. Press, 1977 ou encore de David F Noble, America By Design ; Science, Technology, and the Rise of Corporate Capitalism, New York : Knopf, 1977 et bien sûr, de Gunther Anders, L’obsolescence de l’homme, (1954), L’encyclopédie des nuisances, 2002.
29 Pierre Alain Mercier, François Plassard, Victor Scardigli, La société digitale, Paris, Seuil, 1984.
30 Que l’on peut synthétiser par le schéma suivant : source → encodeur → signal → décodeur → destinataire, dans un contexte de brouillage. Claude E Shannon, Warren Weaver, The Mathematical Theory of Communication, Urbana, University of Illinois Press, 1949.
31 Qui consistera pour l’essentiel à appliquer l’algèbre de Boole aux circuits de commutation électriques.
32 Philippe Breton, Histoire de l’informatique, Paris, La Découverte, 1987.
33 Dans les années de guerre (1940-1945), Shannon s’exerce à la cryptologie et au décodage des messages ennemis. En réalité le soupçon de tromperie est bien antérieur aux recherches en informatique et au contexte de la seconde guerre mondiale. Il réside au cœur de très nombreux systèmes philosophiques comme ce malin génie qui œuvrerait à notre perte. Il reprend aujourd’hui du service sous le visage des cybermenaces… et de la cryptologie.
34 Hannah Arendt, La crise de la culture, (1952), Paris, Gallimard, 1972, p. 354-353.
35 Ibid., p. 352.
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-11521-2
- EAN : 9782406115212
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11521-2.p.0169
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/05/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : plateforme, ubérisation, économie politique, capitalisme industriel, imaginaire social