Capitalisme cybernétique et gouvernance algorithmique à l’ère de l’Anthropocène
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2020 – 1, n° 9. Capitalocène et plateformes. Hommage à Bernard Stiegler - Auteur : Ouellet (Maxime)
- Pages : 139 à 152
- Revue : Études digitales
Capitalisme cybernétique
et gouvernance algorithmique
à l’ère de l’Anthropocène
L’Anthropocène sert à qualifier l’époque géologique récente qui, selon la communauté scientifique, aurait commencé au début des années 1950. Point tournant de l’histoire humaine qui est qualifié de Grande accélération1, l’Anthropocène se distingue de l’époque géologique antérieure par le fait que l’empreinte de l’activité humaine est désormais visible dans l’analyse des couches stratigraphiques. Composé du suffixe « cène » qui veut dire récent en grec et « anthropos » qui signifie homme, le concept d’Anthropocène a fait l’objet de plusieurs débats et controverses depuis sa découverte au début des années 2000. Une des principales critiques adressées à la notion d’Anthropocène est qu’elle désignerait une humanité comprise de manière abstraite comme étant la cause de la catastrophe écologique contemporaine. Si l’« Humanité » est la cause des problèmes environnementaux affirment les critiques, cela aurait pour conséquence de nier le rôle du capitalisme et des rapports sociaux domination qui en sont constitutifs dans l’explication de la crise écologique. C’est pourquoi le théoricien de l’environnement Jason W. Moore2 propose l’appellation de Capitalocène comme alternative à celle d’Anthropocène, jugée trop « idéologique ». Selon Moore, l’origine de l’ère de l’Anthropocène ne date pas de la révolution industrielle du xixe siècle comme le soutiennent certains scientifiques et environnementalistes, mais tire plutôt ses fondements de la révolution ontologique opérée par l’institutionnalisation du mode de production capitaliste 400 ans plus tôt (accumulation primitive, colonialisme, etc.).
140Si la méthode dialectique d’inspiration marxienne employée par Moore consistant à lier dialectiquement les catégories de la pratique avec celle de la pensée est un puissant outil analytique pour saisir les contradictions du capitalisme et ses effets destructeurs au plan écologique, il semble que son analyse mériterait d’être poursuivie afin de saisir plus concrètement le rôle des transformations technologiques dans les mutations contemporaines du capitalisme, plus spécifiquement celles liées au développement des technologies numériques, que Srnicek nomme « capitalisme de plateforme3 ». Dans cet article nous proposons donc d’analyser le lien entre le déploiement des technologies numériques (médias sociaux, Big data, intelligence artificielle, etc.) et la crise écologique contemporaine à partir de la méthode dialectique d’inspiration marxienne. Nous soutiendrons que le capitalisme de plateforme tire son origine de la révolution culturelle du capital4 opérée par le management et la cybernétique après la seconde guerre mondiale. Nous soutiendrons que le cadre d’analyse étroitement économiciste proposé par Srnicek pour expliquer l’émergence du capitalisme de plateforme ne permet pas de saisir les transformations qualitatives opérées dans le mode de régulation des sociétés capitalistes avancées. Une des transformations radicales à laquelle a conduit l’émergence de la cybernétique est la dissolution les catégories binaires au fondement de la pensée moderne (Humanité/Nature, Humain/Machine, Émetteur/Récepteur, Temps/Espace, Sujet/Objet, Fin/Moyen, etc.) dans un même processus informationnel de rétroaction qui rend possible une nouvelle ère du capitalisme que nous qualifions de capitalisme cybernétique5. En ce sens, nous soutiendrons également que l’analyse du Capitalocène 141déployée par Moore traite trop sommairement du rôle de la technique en général dans le capitalisme, et plus particulièrement des technologies de communication en tant que forme de médiation qui organise à la fois les catégories de la pensée et de la pratique sociale. À l’ère du capitalisme cybernétique et de l’Anthropocène, les catégories duelles constitutives du capitalisme moderne tendent à se dissoudre au sein d’une numérisation généralisée de l’humain et de la nature. Cette dissolution des frontières entre le vivant et le non-vivant trouve sa forme institutionnelle au sein d’une nouvelle gouvernance algorithmique qui a pour prétention de « gérer » les problèmes environnementaux en temps réel tout en permettant une nouvelle dynamique de valorisation du capital.
Cet article est divisé en trois parties. Dans la première partie, nous proposerons une analyse du rôle de la technique comprise comme forme de médiation sociale organisant les catégories de la pensée et de la pratique dans les sociétés capitalistes à partir d’une lecture conjointe de Marx et de la théorie des médiums en communication. Il s’agira de montrer que l’apparition des catégories abstraites de la pensée constitutive des dualismes propres au capitalisme moderne a comme condition de possibilité une forme spécifique de médiation technique. Dans la seconde partie, il s’agira de présenter les origines de l’actuel capitalisme de plateforme à travers la révolution managériale-cybernétique qui a accompagné les mutations institutionnelles propres au capitalisme avancé. Dans la troisième partie, nous verrons que le capitalisme cybernétique ne modifie pas les tendances profondes du capitalisme moderne, il en constitue plutôt la conséquence logique. L’expansion illimitée de sa dynamique à l’heure actuelle mène à la subsomption de l’humain et de la nature sous une même logique informationnelle qui est à l’origine de la gouvernance algorithmique à l’ère de l’Anthropocène.
Capitalisme, Technique et Nature
Le concept de Capitalocène développé par Moore pour tenter de saisir les fondements socio-historiques de la crise écologique contemporaine s’appuie sur la méthode dialectique appliquée par Marx à la critique 142de l’économie politique. C’est pourquoi nous allons ici résumer schématiquement en quoi consiste cette critique pour ensuite l’appliquer à une dimension qui n’est pas suffisamment développée selon nous dans l’analyse du concept de Capitalocène, à savoir le rôle de la technique comme forme de médiation sociale fétichisée. À cet égard, il convient tout d’abord de rappeler que l’analyse marxienne6 consiste en une critique des médiations sociales fétichisée qui sont constitutives des formes d’objectivité et de subjectivité sociales. Comme Marx l’explique dans le premier chapitre du Capital, c’est la marchandise qui constitue la forme la plus élémentaire de médiation sociale au sein des sociétés capitalistes. Pour Marx, au contraire des économistes classiques, la marchandise n’est pas une chose qui posséderait naturellement une valeur ; il s’agit plutôt d’un rapport social et historique qui a la particularité de se présenter comme un rapport entre des choses. C’est ce qu’il exprime par le concept de fétichisme de la marchandise. En tant que médiation sociale fétichisée, la marchandise possède la particularité de se présenter de manière duelle, à la fois valeur d’usage et valeur d’échange, qui correspond également à la dualité entre travail concret et travail abstrait.
En ce sens, on peut affirmer que la mise en place du mode de production capitaliste, que Karl Polanyi a qualifiée de « grande transformation7 », consiste en une « révolution ontologique » – à la fois matérielle et symbolique –, puisque le processus réel d’aliénation consistant à séparer le producteur de ses moyens de production trouvera son expression idéelle dans la constitution des catégories binaires de la pensée moderne comme celles d’« Humanité » et de « Nature », d’« Individu » et de « Société », etc. C’est seulement lorsque cette séparation de la pratique sociale s’est opérée historiquement que la « Nature » peut apparaître comme une ressource abstraite et quantifiable qu’il convient d’exploiter à rabais (cheap nature) afin d’assurer le maintien du processus d’accumulation illimité du capital8. Le concept 143d’aliénation vise à expliquer la substitution des rapports d’interdépendance qui liait organiquement les êtres humains entre eux et avec la nature par une nouvelle forme abstraite de médiation sociale. En effet, c’est au moyen de l’abstraction du travail concret, qui en soit est incommensurable, et sa réduction à son plus petit dénominateur commun, le temps de travail, qu’il est possible de quantifier l’activité humaine afin qu’elle possède une valeur marchande. Le capitalisme ne peut se déployer pleinement qu’au moment où les individus ont été arrachés à l’expérience subjective concrète qu’ils entretenaient avec la nature, pour être projetés dans une nouvelle forme de domination abstraite, celle de la valeur. Celle-ci joue dans le capitalisme le même rôle que les catégories aprioriques kantiennes. Mais contrairement à Kant, pour qui les catégories relèvent d’une conception universelle et transhistorique de l’espace et du temps, on peut déduire, à la suite de l’interprétation qu’en donne Alfred Sohn-Rethel, que Marx les pose en tant que catégories sociales qui découlent d’une pratique historiquement déterminée, celle de la généralisation de l’échange marchand. La valeur consiste en une abstraction réelle qui structure a priori une conception abstraite de l’espace et du temps. En ce sens, ce ne sont pas uniquement les contenus de la pensée qui sont déterminés par la forme-valeur mais, de manière plus fondamentale, les formes catégorielles elles-mêmes9.
Comme l’ont montré les travaux d’Harold Innis, cette conception abstraite, homogène et quantifiable du temps et de l’espace, possède comme condition de possibilité une forme particulière de médiation technique10. En ce sens, l’uniformisation d’un marché globalisé a été rendue possible grâce aux transformations des techniques de communication. C’est notamment grâce à l’imprimerie, puis au télégraphe, que la médiation abstraite de la valeur sous la forme d’un système de prix homogène a pu s’imposer à l’échelle planétaire11. Bien que la libération des attaches qui liaient l’individu au temps et à l’espace concrets d’une communauté soit la pré-condition de l’accumulation capitalistique, le capital ne devient « sujet automate12 » que lorsqu’il se matérialise dans le système des machines. L’individu qui a été arraché violemment du lien qu’il entretenait avec la 144terre, notamment lors de la phase initiale de l’accumulation primitive, se retrouve seulement soumis formellement au capital. Le passage de la soumission formelle à la soumission réelle s’effectue lorsque ce n’est plus l’activité concrète du travailleur qui est la principale source de la production de la richesse matérielle, mais plutôt la machine. Au stade du machinisme, le fétichisme de la marchandise devient fétichisme de la technique.
C’est au sein de la contradiction entre la richesse matérielle concrète et la valeur abstraite qu’il faut trouver les fondements de cette dynamique de croissance technologique aveugle inhérente au capitalisme et les conséquences écologiques délétères qu’elle engendre. Comme une contrainte à la compétition est constitutive de la dynamique d’accumulation de la valeur, les différents capitalistes doivent constamment produire davantage de biens matériels dans une même unité de temps afin de maintenir un taux de profit suffisant pour relancer un nouveau cycle d’accumulation du capital. Le stade du machinisme correspond au « mode de production spécifiquement capitaliste13 » selon Marx, car il permet d’accumuler de la survaleur relative au moyen de l’augmentation de la productivité et de l’intensification du travail grâce à l’innovation technologique. Or, cette dynamique repose sur une contradiction fondamentale, puisque si seul le travail humain produit de la valeur, le fait de remplacer les travailleurs par des machines conduit à une diminution de la valeur des marchandises produites, d’où la nécessité de produire toujours davantage de marchandises dans une même unité de temps afin de compenser la baisse tendancielle du taux de profit. Par-delà la contradiction économique, cette dynamique productiviste induite par le développement technologique mène inéluctablement à la crise écologique14.
La révolution culturelle du capital :
Management et cybernétique
L’analyse de Marx doit être située à l’époque de la révolution industrielle du xixe siècle qui a succédé à la révolution bourgeoise du xviie 145et xviiie siècle. Si les tendances structurelles profondes du capitalisme sont bien décrites par Marx, il reste que les mutations institutionnelles majeures qui vont marquer le capitalisme à la fin du xixe et au début du xxe siècle sont hors de la portée de son analyse. Le capitalisme analysé par Marx peut être qualifié de bourgeois en ce qu’il est fondé sur la propriété privée des moyens de production au sein duquel la médiation centrale est le marché. Or, une transformation institutionnelle fondamentale marquera la fin du xixe et le début du xxe siècle, il s’agit de l’émergence de la corporation15 – ou société anonyme par action – comme institution prédominante au sein d’un capitalisme post-bourgeois, qu’on peut qualifier d’avancé. Le cadre d’analyse étroitement économiciste du marxisme n’a pas été en mesure de saisir la nature qualitative de cette transformation, l’analysant seulement à travers le concept de concentration du capital.
Cette mutation institutionnelle a coïncidé avec la révolution managériale16 et la révolution cybernétique pour donner lieu à une nouvelle forme de contrôle social, le cyber-management17. Au sein du capitalisme avancé, la médiation des rapports sociaux au moyen du marché est remplacée par le contrôle sur l’environnement exercé par le management au sein de la corporation. C’est dans le concept d’organisation que vont se rencontrer la cybernétique et le management, « le management mettant en place les dispositifs de circulation et de rétention de l’information permettant aux organisations de se créer, se développer et de rester en vie18 ».
L’avènement de la corporation comme forme institutionnelle prédominante au sein du capitalisme avancé exige de modifier le cadre d’analyse que Marx appliquait au capitalisme libéral. La principale contradiction du capitalisme à l’ère des grandes corporations n’est plus la baisse tendancielle du taux de profit, mais le problème de la suraccumulation qui exige de trouver de nouveaux mécanismes pour absorber les surprofits accumulés par les firmes. Parmi ces mécanismes d’absorption, Baran et Sweezy noteront la publicité, les dépenses militaires et le développement 146de la finance de masse19. L’ensemble de ces mécanismes d’absorption du surplus possèdent comme condition de possibilité l’existence d’une technologie de surveillance, d’analyse et de traitement d’une gigantesque quantité d’informations : l’ordinateur20.
C’est pourquoi il importe de saisir les liens entre la grande accélération à l’origine de l’ère de l’Anthropocène avec les mutations institutionnelles constitutives du capitalisme avancé et sa forme contemporaine, le capitalisme de plateforme. En effet, le capitalisme de plateforme21 dominé par les GAFAM22 tire également ses origines de l’application des principes de la cybernétique au fonctionnement des marchés. Rappelons que la cybernétique se définit comme la science de la régulation sociale et de l’optimisation des ressources informationnelles, en somme, du contrôle par la communication. Avec la cybernétique, les dualismes constitutifs de la pensée moderne sont absorbés dans un même principe, l’information, plutôt que d’être dépassés dialectiquement au moyen de l’action politique révolutionnaire. La cybernétique peut en ce sens être qualifiée de révolution culturelle du capital puisque les différences entre l’humain et l’animal, et l’humain et la machine, se dissolvent dans un même processus de rétroaction informationnel23. Elle consiste en l’apogée de la mathématisation du réel qui est au fondement de la science moderne. La principale différence est qu’alors que les mathématiques modernes avaient pour fondement la quantification du réel, la cybernétique s’émancipe de son attache au monde concret pour devenir une pure simulation du réel24 qu’on peut conséquemment programmer et contrôler. Le modèle de l’économie politique classique qui s’appuyait sur la réalité matérielle du travail (théorie de la valeur-travail) trouvait sa caution scientifique au sein de la théorie physique newtonienne et sa conception abstraite de l’espace-temps qui reposait sur l’horloge 147comme objet fétiche25. Dans le capitalisme cybernétique, le fétichisme de l’ordinateur se superpose à celui de l’horloge et permet l’émancipation de la réalité matérielle afin d’anticiper les flux de revenus futurs et de capitaliser dans la sphère boursière. Le capitalisme dit de plateforme poursuit en ce sens la logique qui est propre au capitalisme avancé où l’accumulation du capital ne s’effectue plus au moyen de la concurrence par les prix, mais grâce à la capacité des corporations de quantifier l’inquantifiable à travers différents moyens politiques, techniques et juridiques, permettant ainsi de transformer l’ensemble de la vie sociale en flux de revenus futurs qu’il est possible de s’approprier.
C’est Friedrich Hayek, le principal idéologue de la doctrine néolibérale, qui est à l’origine du « manifeste » de la révolution cybernétique en économie26. Selon Hayek, le marché ne se caractérise pas par sa capacité d’établir un équilibre parfait entre l’offre et la demande ; il s’agit plutôt d’une gigantesque machinerie informationnelle semblable à un algorithme qui transmet des informations aux divers agents économiques, qui sont eux-mêmes conçus comme des processeurs informationnels27. Le néolibéralisme ne peut pas en ce sens être conçu comme un retour au libéralisme classique qui permettrait la liberté de choix des individus. Dans les sociétés capitalistes avancées, il s’agit plutôt de produire un mode vise adapté à la dynamique de surproduction en faisant la promotion de la surconsommation. La liberté se confond ainsi avec l’adaptation28 des individus à une dynamique de développement dont ils n’ont aucune prise notamment grâce aux mécanismes de programmation de la consommation. C’est pourquoi Henri Lefebvre qualifiera le capitalisme avancé de « société bureaucratique de consommation programmée », dont la principale fonction consiste à produire un « Homme nouveau » : le cybernanthrope29.
C’est en effet à cette époque que se développent les techniques de captation de l’attention à l’origine des outils de profilage des consommateurs qui sont au fondement de l’accumulation par les grands acteurs du capitalisme de plateforme. D’un point de vue critique, cette nouvelle logique 148d’exploitation de l’attention des consommateurs sera théorisée par Dallas Smythe30 comme « travail des auditoires ». Le concept d’exploitation du travail des auditoires est au fondement de la notion plus contemporaine de « travail numérique », c’est-à-dire la valorisation du travail non rémunéré des usagers des médias socionumériques par le capitalisme de plateforme31.
La gouvernance algorithmique
à l’ère de l’anthropocène
Si les révolutions managériale et cybernétique sont à l’origine de ce qu’il convient d’appeler le capitalisme de plateforme, celui-ci s’est déployé dans le contexte de la dernière crise économique marquée par l’endettement de masse et la spéculation financière. En effet, depuis la crise qui a ébranlé les marchés en 2008, les élites politiques et économiques semblent désespérément à la recherche de nouveaux secteurs de valorisation afin de relancer la croissance dans une période qualifiée par certains de stagnation séculaire32. Dans un contexte où les taux d’intérêt négatifs ont servi de moyen de relance à une économie stagnante, le capital financier s’est redéployé vers le secteur spéculatif des nouvelles technologies de la communication afin de permettre sa relance33. C’est pourquoi le discours portant la quatrième révolution industrielle – alimentée par les Big data, l’internet des objets et l’intelligence artificielle – est présenté comme une réponse à cette « crise de la croissance34 ». La mobilisation du discours portant sur les données numériques comme moteur de la croissance participe d’un imaginaire post-humain visant à pallier les contradictions auxquelles les sociétés capitalistes avancées sont confrontées tant au plan écologique qu’économique35. Si l’effacement des frontières 149entre l’humain, la machine et le vivant consiste en l’aboutissement de l’ontologie cybernétique, elle dévoile également l’essence du capital lorsqu’il rejoint son concept pour se faire « sujet automate ».
La mobilisation du discours portant sur la 4e révolution industrielle révèle une mutation dans la manière de réguler la pratique sociale qui est décrite par le concept de gouvernance algorithmique36. Il faut rappeler que le concept de gouvernance tire ses racines étymologiques du grec Kubernetes, qui signifie pilote ou gouvernail, d’où origine également la cybernétique. La gouvernance algorithmique décrit une nouvelle manière de gouverner propre aux sociétés capitalistes avancées qui consiste à mettre en place des mécanismes de pilotage et de décisions automatisés grâce à la mise en données du réel. D’abord utilisée à des fins d’automatisation des marchés financiers, notamment via le high frequency trading, la gouvernance algorithmique vise à étendre cette logique à l’ensemble des problèmes sociaux, dont l’actuelle crise écologique. La spécificité de la gouvernance algorithmique repose sur le postulat voulant qu’au moyen de l’accumulation, de l’analyse et du traitement d’une gigantesque quantité de données (les Big data), il soit possible d’anticiper les évènements avant qu’ils surviennent. Grâce à l’accumulation de ces données, il ne s’agirait plus de connaître les causes des problèmes sociaux, mais plutôt d’agir pré-emptivement sur le réel. Par exemple, l’Open Data for Resilience Initiative (OpenDRI) de la Banque Mondiale37 vise à assurer la résilience ses populations affectées par les catastrophes naturelles grâce à l’utilisation des données massives. Le Breakhtrough project38 piloté par l’ONU mise quant à lui sur l’utilisation des « technologies disruptives » comme la blockchain, la robotisation, les Big data et l’Internet des objets afin d’assurer des politiques de développement durable.
Il s’agit dans le cadre de ces projets de modernisation écologique d’implanter des capteurs numériques sur l’ensemble de la planète afin de gérer efficacement les désastres environnementaux générés par la dynamique de développement aveugle du capitalisme. Si ce genre de projets risque de renforcer la tendance monopolistique du 150capitalisme de plateforme puisque ce sont les géants du numérique qui possèdent la masse de données et les capacités techniques de les traiter, la logique de gouvernance algorithmique sur laquelle ils reposent marque cependant une rupture avec les dualismes hérités de l’ontologie et de l’épistémologie moderne39. Selon les théoriciens qui en font la promotion, l’hybridation entre le vivant et le non-vivant qui s’effectue grâce aux technologies numériques assurerait le passage d’une épistémologie fondée sur la causalité – laquelle visait à saisir les causes problèmes – vers un monde de corrélations où les rétractions informationnelles permettraient de gérer en temps réel la catastrophe écologique40. Cette nouvelle forme de gouvernance qui repose sur l’hybridité entre le vivant et la machine est saluée par certains penseurs postmodernes41 et théoriciens du nouveau matérialisme42 comme une émancipation par rapport aux dualismes hérités de la modernité. Or, ce qu’oublient ces penseurs progressistes est que dans le capitalisme, les catégories de la pensée sont médiatisées par la forme marchandise43. Comme le souligne Frédéric Vandenberghe, le post-humanisme est la logique culturelle du néo-capitalisme globalisé44.
Ces nouvelles stratégies d’accumulation consistent essentiellement en ce que Naomi Klein nomme le capitalisme du désastre45 : valoriser le capital à partir de ce que la logique d’accumulation illimitée du capital tend à détruire. Elles révèlent en cela l’une des contradictions fondamentales du capitalisme qui, au-delà de celle opposant le capital au travail, repose sur le rapport entre l’humain et la nature. Marx avait 151explicité cette limite dans le chapitre du Capital portant sur le machinisme, notamment où il soulignait que « […] la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur46 ».
Le capital cherche donc à surpasser les limites naturelles en transformant l’essence même de l’humain et de la nature, notamment via le projet de bioéconomie développé par l’OCDE47. Ce capitalisme bio-informationnel48 consiste à appliquer les résultats des avancées scientifiques en biologie et en génomique à l’informatique en vue de créer des nouvelles formes d’informatique organique et de mémoire auto-reproductrice permettant une auto-programmation du capitalisme. On retrouve cette même volonté de surpasser les limites intrinsèques à la nature humaine chez l’ex-PDG de Google, Éric Schmidt, qui aspire à construire une « humanité augmentée49 ». Il s’agit de prolonger les capacités humaines au moyen de la numérisation de l’ensemble des facettes de la vie humaine, notamment grâce à des prothèses artificielles dont les fameuses Google Glass ne constituent qu’un prélude. En effet, Google a nommé en 2012 comme ingénieur en chef le principal promoteur du transhumanisme, Ray Kurzweil, qui, via la théorie de la singularité, prophétise le dépassement de l’homo sapiens grâce à l’intelligence artificielle50.
Conclusion
Les solutions technocratiques mobilisées à l’heure actuelle pour tenter de gérer la crise écologique au moyen des technologies numériques font 152l’impasse sur l’essence du capitalisme qui, dans son fondement même, est un régime de l’illimitation. Dans ce contexte, la notion d’Anthropocène apparaît comme une idéologie qui masque la cause principale de la crise écologique. Si la notion de Capitalocène a le mérite de recadrer le débat autour des fondements capitalistes des problèmes environnementaux, il nous semble qu’à l’ère de l’Anthropocène, la réflexion critique sur le capitalisme ne puisse faire abstraction de la question des technologies numériques, donc du capitalisme de plateforme.
En effet, les divers projets de relance du capitalisme par le biais des technologies numériques nous plongent dans ce que le philosophe Michel Henry nomme la barbarie, puisqu’il s’agit d’une négation de l’humanité de l’être humain, donc de la vie, qui est au fondement de toute culture51. La crise du capitalisme nourrit son devenir total, voire totalitaire52, en ce que sa logique d’accumulation repose sur la privatisation de la substance même de l’être social, le commun (la terre, la culture, les données personnelles, etc.). Les révolutions managériales et cybernétiques ont donc mis en place les conditions de possibilité pour le capitalisme de plateforme qui repose sur une logique extractiviste consistant à transformer l’ensemble du réel (vivant et non-vivant), grâce à des algorithmes, en données numériques qu’il faut impérativement exploiter. Le philosophe allemand Gunther Anders avait bien vu cette révolution ontologique dans L’obsolescence de l’homme :
Le monde est considéré comme une mine à exploiter. Nous ne sommes pas seulement tenus d’exploiter tout ce qui est exploitable, mais aussi de découvrir l’exploitabilité cachée en toute chose (et même dans l’homme) […] Bref, pour exister il faut être une matière première : être c’est être une matière première53.
Maxime Ouellet
UQAM
1 Ian Angus, Face à l’anthropocène. Le capitalisme fossile et la crise du système terrestre, Montréal : Écosociété, 2018.
2 Jason W. Moore, « The Capitalocene, Part I : on the nature and origins of our ecological crisis », The Journal of Peasant Studies, Volume 44, no 3, 2017, p. 594-630 ; « The Capitalocene Part II : accumulation by appropriation and the centrality of unpaid work/energy », The Journal of Peasant Studies, vol. 45, no 2, 2018, p. 237-279.
3 Nick Srnicek, Capitalisme de Plateforme. L’hégémonie de l’économie numérique, Montréal : Lux, 2018.
4 Maxime Ouellet, La révolution culturelle du capital : le capitalisme cybernétique dans la société globale de l’information, Montréal : Écosociété, 2016.
5 Michael A. Peters utilise le concept de capitalisme cybernétique pour décrire l’intégration des mécanismes cybernétiques dans les différents secteurs de l’économie qualifiée injustement de « post-industrielle ». Il permet de rendre compte des liens entre la montée en puissance des multinationales de l’information qui dominent le capitalisme de plateforme, le biocapitalisme et l’informatisation de la biologie ainsi que des transformations fondamentales qui prennent place dans le domaine du trading algorithmique participant au développement de la financiarisation de l’économie. Michael A. Peters, « The University in the Epoch of Digital Reason : Fast Knowledge in the Circuits of Cybernetic Capitalism », Analysis and Metaphysics, 2015, no 14, p. 38–58 ; voir aussi Kevin Robbins, « Cybernetic Capitalism : Information, Technology, Everyday Life » dans Vincent Mosco and Janet Wasko, (eds.), The Political Economy of Information, Madison : The University of Wisconsin Press, 1988, p. 45-75.
6 Nous distinguons l’analyse marxienne qui consiste en une critique des catégories de l’économie politique de ce qu’il est convenu d’appeler le marxisme, c’est-à-dire l’idéologie qui a mobilisé les écrits de Marx à des fins politiques. Le marxisme, selon cette acception, a repris l’ensemble des postulats propres à l’objectivisme scientiste qui sont au fond tout à fait compatible avec les postulats productivistes, utilitaristes et technicistes du capitalisme au fondement de la crise écologique actuelle. Pour une critique du marxisme traditionnel voir entre autres Moïshe Postone, Temps, Travail et Domination sociale, Paris : Les éditions de Minuit, 2009.
7 Karl Polanyi, La Grande transformation, Paris : Gallimard, 1983.
8 Jason Moore, Jason W. Moore, « The Capitalocene, Part I : on the nature and origins of our ecological crisis », op. cit.
9 Alfred Sohn-Rethel, La pensée-marchandise, Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant, 2010.
10 Harold Innis, The bias of communication, Toronto : University of Toronto Press, 1964.
11 James W. Carrey, Communication as Culture : Essays on Media and Society, New York and London : Routledge, 1989.
12 Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Paris : PUF, p. 173-174.
13 Idem, p. 571.
14 James O’Connor, « On the two contradictions of capitalism », Capitalism, Nature, Socialism, vol. 2, no 3, 1991, p. 107-109.
15 Adolf Berle and Gardiner Means, The Modern Corporation and Private Property, Brace and World, New York, 1967.
16 James Burnham, The Managerial Revolution, Bloomington : Indiana University Press, 1960.
17 Pierre Musso, La religion industrielle. Une généalogie de l’entreprise, Paris : Fayard, 2017.
18 Baptiste Rappin, Au fondement du Management. Théologie de l’organisation. Volume 1, Nice : Chemins de la Pensée, 2014, p. 127.
19 Paul Baran et Paul A. Baran, Monopoly Capital : An Essay on the American Economic and Social Order, New York : Monthly Review Press, 1966.
20 John Bellamy Foster, et Robert W. McChesney, « Surveillance Capitalism Monopoly-Finance Capital, the Military-Industrial Complex, and the Digital Age », Monthly Review, vol. 66, no 3, 2014.<https://monthlyreview.org/2014/07/01/surveillance-capitalism/>.
21 Nick Srnicek, Le capitalisme de plateforme, op. cit.
22 Nicos Smyrnaios, Les GAFAM contre l’Internet. Une économie politique du numérique, Paris : Ina Éditions.
23 D’où le titre du livre classique de Norbert Wiener, La cybernétique. Information et régulation dans le vivant et la machine, Paris : Seuil, 2014.
24 Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Paris : Galilée, 1981.
25 Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris : Fayard, 2015.
26 Philip Mirowski, Machine Dreams : How economics becomes a cyborg science, Cambridge : Cambridge University Press, 2000.
27 Hayek, Friedrich, « The Use of Knowledge in Society », American Economic Review, no 35, 1945, pp : 519-530.
28 Barbara Stiegler, Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 2019.
29 Henri Lefebvre Vers le cybernanthrope, contre les technocrates, Paris : Denoël, 1967.
30 Dallas W. Smythe, « Communications : Blindspot of Western Marxism », Canadian Journal of Political and Social Theory, vol. 1, no 3, 1977, p. 1-28.
31 Christian Fuchs, Digital Labor and Karl Marx, New York : Routledge, 2013.
32 Hans G. Despain, « Secular Stagnation Mainstream Versus Marxian Traditions », Monthly Review, vol. 67, no 4, 2015, https://monthlyreview.org/2015/09/01/secular-stagnation/.
33 Nick Srnicek, op. cit.
34 Klaus Schwab, La quatrième révolution industrielle, Malakoff : Dunod, 2017.
35 Frédéric Vandenberghe, Posthumanism, or the cultural logic of global neo-capitalism, Société, no 24-25, hiver 2004, p. 55-132.
36 Evgeny Morozov, Le mirage numérique. Pour une politique du Big Data, Paris : Les Prairies ordinaires, 2015 ; Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », Réseaux, vol. 1, no 177, 2013, p. 173-196.
37 https://www.gfdrr.org/en/open-data-resilience-opendri-initiative
38 http://breakthrough.unglobalcompact.org/
39 David Chandler, « Digital Governance in the Anthropocene : The Rise of the Correlational Machine », in David Chandler & Christian Fuchs (eds.), Digital objects, Digital subjects : Interdisciplinary Perspectives on Capitalism, Labour and Politics in the Age of Big Data, London : University of Westminster Press, 2019, p. 23-42.
40 Idem.
41 Bruno Latour, Facing Gaia, Six Lectures on the Political Theology of Nature : Being the Gifford Lectures on Natural Religion, Edinburgh, 18th–28th of February 2013 (draft version 1 March 2013), 2013 ; Donna Harraway, Simians, Cyborgs, and Women : The Reinvention of Nature, London : Routledge, 1991.
42 Graham G. Harman, Towards Speculative Realism : Essays and Lectures, Winchester : Zero Books, 2010.
43 Paul Rekret, « Seeing Like a Cyborg ? The Innocence of Posthuman Knowledge », in David Chandler & Christian Fuchs (eds.), op. cit., p. 81-94.
44 Vandenberghe, op. cit.
45 Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Paris, Actes Sud, 2008.
46 Karl Marx, Le Capital, op. cit., p. 567.
47 OCDE, The Bioeconomy to 2030 designing a policy agenda, Paris, OCDE, 2009.
48 Michael A. Peters, « Bio-informational capitalism », Thesis Eleven, vol. 110, no 1, 2012, p. 98-111.
49 Éric Schmit et Jared Cohen, The new Digital Age : Reshapig the Future of People, Nations and Business, New York, Knopf, 2013.
50 Jean Vioulac, Approche de la criticité : Philosophie, Capitalisme, Technologie, Paris : PUF, 2018.
51 Michel Henry, La Barbarie, Paris : PUF, 1987.
52 Jean Vioulac, La logique totalitaire. Essai sur la crise de l’Occident, Paris : PUF, 2013.
53 Gunther Anders, L’obsolescence de l’homme. Tomme II. Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, Paris, Fario, 2011, p. 32-33.
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-11521-2
- EAN : 9782406115212
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11521-2.p.0139
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/05/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Capitalisme, cybernétique, gouvernance algorithmique, Anthropocène, technologies numériques