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- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages : 205 à 239
- Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
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Maghreb (francophone)
Au cours du xxe siècle et jusqu’à aujourd’hui, les émergences, perpétuations et circulations du lyrique en français au Maghreb sont indissociables d’un contexte historique, facteur de cohésion d’un espace littéraire, mais aussi de fragmentation, d’instabilité et de dispersion. En cet espace, les trajectoires lyriques, individuelles et collectives, ne peuvent être envisagées sans prendre en compte la géographie linguistique, culturelle et politique à partir de laquelle se sont constituées, de manière différenciée selon les territorialisations coloniales, puis nationales, des scénographies énonciatives et des généricités discursives.
Le Maghreb désigne littéralement l’Occident arabe. Les États y ayant accédé à l’indépendance ont de fait revendiqué une identité arabe, principalement reconstruite au Machrek à partir du xixe siècle. Ce processus d’affirmation, culturel et religieux, puis national, a répondu, au cours du xxe siècle, par le relais de la culture orale locale, arabe et berbère, aux conquêtes française, espagnole et italienne dans un espace qui a pu être dénommé, d’un point de vue colonial, l’Afrique du Nord, voire être rattaché, de manière plus utopique, à l’espace méditerranéen. La langue officielle des pays du Maghreb, fortement idéologisée, est dès lors une variante écrite moderne de l’arabe, commune « du Golfe à l’Océan » (voir Proche-Orient*). S’y ajoute depuis peu, au Maroc (2011) et en Algérie (2016), le berbère, langue ou famille de langues, dont l’aire de diffusion, plus ou moins dense et discontinue, se superpose en grande part à l’espace maghrébin – qui est donc également un espace amazigh.
Dans toute son extension, le Maghreb va de la Libye à la Mauritanie. En Mauritanie, le poular, le soninké et le wolof ont été reconnus comme langues nationales. Et en Mauritanie comme au Maroc, en Algérie et en Tunisie, le français, langue de l’ancienne puissance coloniale devenue langue étrangère, est resté une langue d’expression lyrique. La Mauritanie ne sera cependant pas envisagée ici, car la poésie écrite en français y est tournée vers l’Afrique subsaharienne*, espace en contact, mais distinct de l’espace quasi insulaire du Maghreb. En Algérie, au Maroc et en Tunisie, s’établir par une expression lyrique en français implique dès lors de se situer dans un espace culturel multilingue doté de différents répertoires et définitions du lyrique, en ayant soi-même une compétence plurilingue variable, un rapport à la littéralité localement légitime de l’arabe et aux usages principalement oraux de l’arabe dialectal ou du berbère. C’est aussi, face à l’importance des changements historiques de la décolonisation, définir le lieu de son énonciation entre autonomie littéraire et hétéronomie politique, entre ancrage dans l’un des territoires maghrébins et déplacement vers la France, lieu de domination mais aussi de refuge et de reconnaissance.
206L’émergence du lyrique en français au Maghreb est liée à l’acculturation d’une minorité d’indigènes dans le système éducatif colonial francophone. Dans les colonies nord-africaines, plus proches de l’espace métropolitain que d’autres dans l’empire, des Maghrébins ont peu à peu participé à un milieu culturel francophone préalablement constitué du fait d’Européens d’Algérie, de Français en poste dans les départements d’Algérie ou dans les protectorats de Tunisie et du Maroc ou d’écrivains circulant entre les deux rives de la Méditerranée. Une sociabilité littéraire nord-africaine s’est ainsi formée depuis le début du xxe siècle, avec des groupes littéraires (l’Algérianisme, l’École d’Alger), des éditeurs (Armand Guibert, Edmond Charlot), des revues (Aguedal, Rivages, Fontaine, L’Arche, Forge, Soleil, Simoun, Terrasses), des journaux (Alger Républicain), des rencontres d’écrivains (à Sidi Madani). Alors que la plupart des écrivains européens étaient prosateurs, en dépit d’Edmond Brua ou de Jules Roy, sont apparues, du côté maghrébin, des voix lyriques aussi fortes que distinctes : Jean Amrouche (1906-1962), le plus dramatiquement assimilé à la culture française des Algériens ; puis Jean Sénac (1926-1973), l’Européen qui s’est voulu Algérien dans la jouissance de son corps désirant et militant ; Kateb Yacine (1929-1990), chez qui le lyrique est genèse chaotique à la croisée de l’anthropologique et de l’historique ; et Mohammed Dib (1920-2003), avec qui une mesure lyrique s’établit dans la distance. Ces quatre voix ont été déterminantes pour la perpétuation du lyrique en Algérie et au-delà. Les considérer permet de réenvisager la littérature en français du Maghreb autrement qu’à travers la prévalence du roman. Leur émergence est antérieure à la guerre de libération algérienne, même si, pendant et après elle, elles ont été reprises par des anthologies dans la perspective de la révolution nationale.
Le bilinguisme lyrique de Jean Amrouche, entre chant kabyle vécu comme reste d’un « esprit d’enfance » et poésie en français pratiquée « comme exercice spirituel » (titre d’un numéro spécial de Fontaine en 1942), a été un tel drame de l’expression qu’après deux recueils parus en 1934 et 1937 et un livre de poésie orale kabyle traduite en 1939, il n’a plus publié de poèmes que de manière éparse. Son expérience est proche de celle du Malgache Jean-Joseph Rabearivelo, dont il avait publié à Tunis en 1935, avec Armand Guibert, Traduit de la nuit. En 1942, il écrivait que toute autre poésie africaine en français le laissait insatisfait, faute d’inventer un lyrique qui fasse « résonner » en français le chant de « l’arrière-garde des voix éteintes ». Le lyrique en français au Maghreb s’inscrit ainsi dans un espace de traduction plurilingue entre oral et écrit, redoublé par la littéralité arabe. Entre étude savante et legs culturel, les poésies arabes et berbères ont été traduites par des orientalistes et par des indigènes, tels Mohammed Ben Cheneb, Si Amar u Saïd Boulifa et Ahmed Tahar. La tâche a été poursuivie en berbère par Mouloud Feraoun et surtout par Mouloud Mammeri. La patrimonialisation de ce répertoire oral est devenue un enjeu dans la construction des cultures nationales. Des œuvres poétiques reposent en grande part sur la transposition en français du répertoire lyrique arabe, populaire ou savant (Bachir Hadj Ali), sur une relecture de la culture arabe ancienne (Majid el Houssi, Abdelwahab Meddeb, en Tunisie, Jamal Eddine Bencheikh, également lecteur de l’Aragon du Fou d’Elsa, en Algérie). D’autres œuvres que celle d’Amrouche ont été interrompues par le drame linguistique : Malek Haddad, face à l’impératif de l’arabe littéral devenu langue nationale.
207Plus que tout autre, faisant le relais par-delà la cassure entre les sociabilités franco-algériennes et la vie littéraire de l’Algérie indépendante, Jean Sénac a été l’instituteur paradoxal d’un espace poétique algérien, des années 1950 à son assassinat en 1973. Ni arabe ni musulman, il a été amené à se placer en marge de la culture officielle à partir de 1967, tout en déployant sa poétique orgasmique de l’érotisme homosexuel. Encouragé par Camus et Char, son lyrisme, sous le signe du soleil, a incessamment renouvelé ses registres : des strophes lyriques de Lorca aux vers libres d’Éluard, de la ferveur mystique d’Amrouche à l’ampleur unanime et intime de Whitman, de l’exaltation de la révolution socialiste à l’expérimentation du signe au côté des peintres, et même à une poésie énergumène contemporaine de Denis Roche. Sans lui, une nouvelle génération lyrique n’aurait pu apparaître, confirmée en 1984 par l’anthologie Les Mots migrateurs rassemblée par Tahar Djaout (Youcef Sebti, Rabah Belamri, Hamid Tibouchi). Le risque de cette poésie a été de se disperser dans l’expression immédiate du vécu et dans l’errance, en une langue française (ou une « graphie française ») et un mode énonciatif qui la marginalisaient – alors que seul le roman pouvait valoir reconnaissance au-delà de la Méditerranée. La décennie noire des années 1990 a été tragiquement fatale à plusieurs de ces poètes.
Avec Kateb Yacine, le lyrique a traversé les modes génériques, poème, théâtre, roman, journalisme, dans un cycle dont la matière a été remodelée vingt ans durant, de « Loin de Nedjma », daté de 1947, au Polygone étoilé, paru en 1967. Cette « œuvre en fragments » (Jacqueline Arnaud) a construit le mythe, et figuré le chantier d’une société maghrébine en transformation telle que l’étudiait, au même moment, l’anthropologue et sociologue Jacques Berque. Avec le cycle de Nedjma, Kateb a fait entrer le lyrique maghrébin dans la littérature mondiale. Mais après 1967, il a choisi une diction théâtrale en arabe algérien, tentant de renouer avec la fonction énonciative publique du poète populaire, meddâh ou guwwâl. D’autres écrivains maghrébins ont fait de leur œuvre transgénérique un creuset exprimant les mutations historiques des écoumènes : espaces tribaux ou villageois, anciennes médinas, villes ouvertes sur la modernité, migration. Il en est ainsi, pour une partie au moins de leur œuvre, de Nabile Farès et de Habib Tengour en Algérie, de Mohammed Khaïr-Eddine et de Tahar Ben Jelloun au Maroc, d’Abdelwahab Meddeb en Tunisie. Assia Djebar a autrement trouvé cette dimension lyrique dans le roman L’Amour la fantasia, traversé par la clameur séculaire des femmes. Tous ont construit leur œuvre entre le Maghreb et Paris, avec souvent des échappées vers d’autres espaces, au-delà du vis-à-vis postcolonial.
Chez Mohammed Dib, le lyrique prend forme dans la sobriété de poèmes aux vers brefs et aux strophes courtes, moins métriques que typographiques. Le rituel réglé de sa diction en langue française, apprécié à ses débuts par Aragon et proche de Guillevic, énonce une quête à l’aboutissement incertain. On peut y entendre la trace d’une incantation mystique vernaculaire, le dhikr (Naget Khadda), ou y lire une errance du sens allant jusqu’à la stupeur (Charles Bonn). Peut-être revient-il ainsi à Dib, parmi les poètes maghrébins de langue française, d’avoir trouvé la résonance appelée de ses vœux par Jean Amrouche. Des poètes, héritiers de Sénac (Rabah Belamri) ou de Kateb (Habib Tengour), y ont reconnu le modèle d’une résolution possible des véhémences lyriques de l’un et de l’autre. Malek Alloula, l’exigeant, a lui aussi exploré la voie d’une ascèse lyrique, mais 208de traces plus épiques que mystiques. Quant à l’œuvre romanesque de Dib, génériquement dissociée de la poésie, elle peut être lue comme une interrogation, par la représentation narrative, de l’énigme qu’énoncent les poèmes.
Après les émergences algériennes, reprises par l’événement de la guerre d’indépendance, la poésie en français au Maghreb a connu un renouveau collectif au Maroc, autour de la revue Souffles (1966-1972) dirigée par Abdellatif Laâbi. L’entreprise s’inscrivait désormais dans un contexte maghrébin, où la poésie circulait quelque peu entre les langues et les pays : Jean Sénac animait à la radio algérienne l’émission « Poésie sur tous les fronts » (1967-1972) tandis que Lorand Gaspar, Jacqueline Daoud et Salah Garmadi dirigeaient en Tunisie la revue Alif (1970-1982). Au Maroc, la poésie en français participe d’un espace plurilingue dont témoignent des anthologies rassemblées par Tahar Ben Jelloun (1974) et plus tard par Laâbi (2005), incluant des poèmes en français, traduits de l’arabe et, pour la seconde, de l’arabe marocain et du berbère. Laâbi est, qui plus est, traducteur de poésie en arabe. Le lyrique chez les poètes de Souffles, dont Mohammed Khaïr-Eddine et Mostafa Nissaboury, outre Laâbi et Ben Jelloun, n’accompagne plus la révolution d’un peuple, mais est l’expression d’une révolte pour une révolution à venir, associant colère sociale et éclatement formel. La revue se situe d’abord dans un espace culturel maghrébin, africain, tiersmondiste. Elle devient peu à peu marxiste et nationaliste arabe, après la défaite de 1967 : elle publie un essai majeur d’Adonis, des poèmes maghrébins en français et en arabe, un numéro spécial « pour la révolution palestinienne ». Le discours politique supplante le discours lyrique et la revue finit par paraître en arabe. La radicalisation politique conduit à l’interdiction. Laâbi est arrêté en 1972, emprisonné jusqu’en 1980. Son œuvre poétique ne s’en est pas moins poursuivie – parallèle à celle de Ben Jelloun, qui accède à la notoriété comme romancier. Tous deux ont continué d’exprimer en français les déconvenues de l’arabisme en Palestine, au Liban, en Irak, jusqu’au radicalisme islamiste. La poétique de Laâbi est entre-temps passée de la « violence du texte » (Marc Gontard) des débuts à la simple expression du maintien du rêve face aux épreuves de l’histoire. Abdelkébir Khatibi a échappé à cette désillusion. Chez lui, l’énonciation, en prose ou en vers, suspendant la violence des dualismes, a reposé d’emblée sur l’expérience de la « bi-langue », de la différence entre l’arabe parlé et le français écrit, qui lui a permis de déployer une « poésie de l’aimance ».
Les poètes tunisiens de langue française, aux trajectoires plus individuelles, associent plus sereinement une double culture en langues arabe et française et l’expérience choisie ou non de l’exil (Majid El Houssi, Abdelwahab Medded, Tahar Bekri). Moncef Ghachem s’attache à la petite ville portuaire de Mahdia, ouverte sur la Méditerranée. La franco-tunisienne Amina Saïd dit, de manière moins située, des paysages d’errance. On peut lire cette poésie tunisienne, dans la perspective d’une créolisation méditerranéenne, comme un palimpseste de cultures (Samia Kassab-Charfi). Le lyrique chez Abdelwahab Meddeb repose ainsi sur une expérience des lieux sans cesse élargie, depuis la prose de Talismano (1979), partant d’un trajet d’enfance dans la médina de Tunis, jusqu’aux vers du Portrait du poète en soufi (2014), dont les stations successives embrassent l’horizon du monde et réinventent une poétique de la relation. Les positions culturelles et politiques de Meddeb découlent de cette expérience lyrique. Dans les parcours, les errances et l’exil, s’énonce une habitation 209des traces qui repose sur une libre remémoration de l’héritage arabo-musulman.
La poésie en français au Maghreb, en dépit d’éléments contextuels communs, est un espace littéraire discontinu, avec d’importantes variations en Algérie, au Maroc et en Tunisie. Le lyrique s’y affirme dans des situations de frontières linguistiques et politiques plus ou moins rigides, en adoptant des attitudes de confrontation ou d’émancipation, au risque de la répression ou de la marginalisation. Sa reconnaissance en France et au-delà, vers la littérature mondiale, tend à passer par un devenir romanesque ou essayistique, alors que les écrivains maintiennent souvent une autoidentification comme poètes. Cette expérience continue aujourd’hui, y compris dans l’émigration, jusqu’à la rupture du lien. Sur place, le temps maghrébin des révoltes arabes, de la Révolution du jasmin tunisienne (2010) au Hirak algérien (2019), a favorisé, parmi un répertoire de discours et d’actions, un regain lyrique dans l’espace public urbain et sur les réseaux sociaux. Entre poème, slogan, chanson et performance, le français y participe d’un mélange codique maghrébin.
► Joris P, Tengour H. (dir.), Poems for the Millenium. The University of California Book of North-African Literature / Volume Four, Berkeley, University of California Press, 2012. Kaouah A.,Diwan du jasmin meurtri. Une anthologie de la poésie algérienne de graphie française, Alger, Chihab éditions, 2016. Kassab-Charfi S., Khedher A.,Un Siècle de littérature en Tunisie. 1900-2017, Paris, Honoré Champion, 2019. Laâbi A., La Poésie marocaine de l’Indépendance à nos jours. Anthologie, Paris, La Différence, 2005.
→ Amérique du Nord (francophone) ; Caraïbes ; Francophonie ; Orientalisme ; Proche-Orient
Stéphane Baquey
Magie
Qu’elle soit constituée de formules verbales ou d’actions symboliques, la magie concerne tout acte de caractère rituel* accompli afin d’obtenir un résultat spécifique et considéré efficace, au minimum, par celui qui l’exécute. À la croisée de la science et de la religion*, la magie se retrouve au fondement de toutes les civilisations, ce pourquoi elle est naturellement devenue, dès la fin du xixe siècle et tout au long du xxe, un des objets privilégiés de l’anthropologie et de l’ethnologie (Tylor, Frazer, Durkheim, Hubert et Mauss, Malinowski, Lévi-Strauss, De Martino, entre autres). En complétant les apports de l’histoire, l’archéologie ou la philologie, ces disciplines ont notamment permis de préciser les liens, aussi nombreux qu’anciens, qui relient magie et poésie lyrique.
Pour mieux comprendre ces rapports, il convient sans doute de garder à l’esprit que la poésie n’est pas apparue dans la culture humaine, à l’origine, comme une activité destinée au plaisir esthétique, mais plutôt comme une technique, un instrument auquel on avait recours afin d’agir sur le monde, pour provoquer ou empêcher quelque chose. C’est ce que les divers travaux en sciences humaines sur la magie ont confirmé, et que nous rappelle déjà le sens du verbe poiéô en grec ancien (d’où provient le mot latin poesis) : le poème est avant tout un « faire », un acte de création. Aussi, si l’on remonte suffisamment en arrière dans le temps, quelle que soit la société humaine, on parviendra toujours à un point où la poésie apparaît indissociable du rituel magique (Seppilli, 1962), au cours duquel les mots prononcés peuvent servir aussi bien à figurer l’objet sur lequel on cherche à agir, que l’action qu’on espère produire grâce à ces paroles. Cela explique l’existence, dans nombre de cultures, des figures traditionnelles de poètes magiciens tels que le vate ou le 210barde dans l’Europe celtique, ou encore les chamanes d’Eurasie et d’Amérique, pour ne citer que quelques exemples.
Parmi les indices attestant d’une parenté lointaine, originelle, entre magie et poésie lyrique, on retiendra également le lien qui, dans toutes les langues romanes, ainsi qu’en anglais, unit les termes signifiant chanson et enchantement, et que révèle l’étymologie, non pas de « poésie », mais du mot « charme », soit, en français, un texte, récité ou écrit, à visée magique. En effet, le nom latin carmen dont il est issu peut aussi bien servir à désigner le poème ou le chant*, que l’incantation, les formules magiques. Il est donc possible d’avancer, en suivant ce fil, que les éléments caractéristiques de la versification – métrique, rime, allitération, répétitions, assonance et consonance, tout ce qui confère un rythme au discours et contribue à faire ressortir les qualités sonores du langage – sont autant de procédés dont le but premier n’a pas été de susciter du plaisir, mais bien, selon les besoins, de bénir ou maudire, d’exorciser ou guérir, d’invoquer ou conjurer (Greene, 1991).
Un des premiers poètes de la modernité, en France, à avoir formulé cela avec précision et conviction est Stéphane Mallarmé qui, dans une des proses de Divagations (1897) intitulée précisément « Magie », écrit : « Le vers, trait incantatoire ! et, on ne déniera au cercle que perpétuellement ferme, ouvre la rime une similitude avec les ronds, parmi l’herbe, de la fée ou du magicien. » Dans ce texte important, qui établit une « parité secrète » entre l’ancienne magie et « le sortilège, que restera la poésie », Mallarmé conclut que, même à l’âge scientifique, les techniques magiques, qui font partie de « l’artifice humain », ne disparaîtront jamais entièrement, mais finiront toujours par regagner « les feuillets, par excellence suggestifs et dispensateurs du charme. »
L’intuition de Mallarmé rejoint ainsi les analyses sur poésie et magie que certains théoriciens du lyrique (Frye, 1976 ; Greene, 1991 ; Culler, 2015) articuleront par la suite autour de la notion de « charme ». Prenant à la fois acte du lien originel poésie-magie, ainsi que de sa progressive décomposition dans toutes les sociétés humaines, ces différents critiques postuleront qu’il existe, jusque dans la modernité, une véritable survivance du charme magique dans le poème. Il s’agira donc, d’une part, de décrire les divergences entre charme et poème lyrique, tout en situant celles-ci dans une histoire longue (dans le monde hellénique, par exemple, la séparation est déjà très nette dès la poésie de Sappho), et, d’autre part, de chercher à comprendre pourquoi la magie résiste à sa disparition complète dans le lyrique, et quelles conséquences cette présence, demeurât-elle à l’état de vestige, peut avoir sur l’écriture d’un poème et sa réception.
Pour certains poètes de la modernité, chercher à maintenir ou renouer un lien avec quelques-unes des fonctions magiques archaïques de la poésie peut apparaître comme un moyen, dans un monde à la fois désenchanté et sécularisé, de répondre à l’emprise grandissante de la rationalité « positive » sur le réel, tout en frayant à l’imaginaire poétique des voies qu’autrement l’ère scientifique ne permet plus d’emprunter. Pour le seul horizon de la poésie française, on peut évoquer dans ce cas de figure, outre Mallarmé, les « mages » romantiques, dont Victor Hugo, qui leur prête ce nom dans Les Contemplations, mais également Nerval, la « sorcellerie évocatoire » et la « magie suggestive » de Baudelaire, l’alchimie du verbe rimbaldienne, ou, au xxe siècle, « l’art magique » des surréalistes, les « charmes » de Valéry, jusqu’aux incursions « au pays de la magie » de poètes aussi divers que Michaux, Artaud ou 211Saint-John Perse, pour s’en tenir à des auteurs canoniques.
Dans un poème, le rapport à la magie peut, selon le texte et l’auteur, se manifester aussi bien sur le plan thématique que formel. Dans le premier cas, on retrouvera un imaginaire de la magie porté par des métaphores récurrentes autour des thèmes de l’incantation, le choix répété de certaines images, voire parfois une représentation de rituels magiques qui peut donner à voir et à entendre aussi bien des enchanteurs que des personnages affectés par les facultés incantatoires de la parole (Thiérault, 2018). Mais la pulsion magique peut aussi s’affirmer moins explicitement, en empruntant au charme certains de ses traits formels. Ainsi, outre une rythmicité marquée, usant d’anaphores, allitérations, assonances, rimes et coupes métriques pour souligner le caractère hypnotique que peut revêtir le discours, on dénombre aussi certains emplois spécifiques que le poème peut partager avec le charme. C’est le cas notamment des verbes performatifs, de l’impératif, ou d’un indicatif ayant, selon le vocabulaire d’Austin, valeur perlocutoire (Vadé, 1990). Ces choix verbaux sont souvent employés dans ce que Jakobson appelle la « fonction magique ou incantatoire » du langage, soit un message conatif dont le destinataire est un objet, une troisième personne absente ou inanimée. Par conséquent, l’apostrophe (voir Adresse*) et la personnification sont des figures de style que l’on rencontrera souvent dans les poèmes cherchant à accentuer leur effet incantatoire, comme dans le célèbre vers initial du « Recueillement » de Baudelaire : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. »
Néanmoins, malgré une origine historique commune, un imaginaire et certains traits occasionnellement partagés, la différence essentielle entre charme magique et poème lyrique réside, bien entendu, dans le fait que ce dernier est dénué de tout pouvoir d’agir effectivement, ce dont les poètes sont les premiers à être conscients. Le vers est seulement « comme incantatoire » (Mallarmé, « Crise de vers »), et le poète, un magicien qui, ayant renoncé à la magie, chercherait, selon les mots de Julien Gracq, « à nous restituer, derrière le monde dont la civilisation mécaniste nous impose l’idée, l’image d’un autre où la magie pourrait – mais “pourrait” seulement redevenir opérante » (réponse à une enquête d’André Breton pour L’Art magique, 1957). Pour les poèmes de la modernité, nombreux, portés par un désir d’efficience d’inspiration magique, l’enjeu consistera donc à tirer parti des ressources créatives qu’offre la magie primitive, tout en les conjuguant à un aveu d’impuissance, à l’instar de Rimbaud dans « Adieu » (« moi qui me suis dit mage […] je suis rendu au sol »). Ce double nœud constitue d’ailleurs souvent la matière même du poème et permet, dans une certaine mesure, d’évaluer l’étendue réelle de son pouvoir. Ainsi qu’a pu l’écrire Antoine Emaz en citant Apollinaire : « Le poète n’est pas un enchanteur, même “pourrissant”. Mais il ne confond jamais peu et rien » (Planche, 2016).
► Greene T., Poésie et magie, Paris, Julliard, 1991. Seppilli A., Poesia e magia, Turin, Einaudi, 1962 ; rééd. Palermo, Sellerio, 2011. Vadé Y., L’enchantement littéraire : écriture et magie de Chateaubriand à Rimbaud, Paris, Gallimard (« Bibliothèque des Idées »), 1990.
→ Actes de langage ; Adresse ; Mélos, mélique ; Orphée ; Psaume ; Religion ; Rites
Christophe Barnabé
Matérialisme
Dès l’antiquité grecque, la poésie, qu’elle soit épique ou lyrique, repose sur une pensée dualiste, qui dissocie le corps de l’intériorité et le corps du dehors du monde. Cette discontinuité se traduit par 212une dévalorisation de la matière, qu’elle soit corporelle ou mondaine, et par une valorisation du soi, qu’il soit conscience, esprit, raison ou inspiration, distincte du matériau verbal, réduit aux mots ou aux vers. Car l’émotion qui s’empare du poète lyrique et le traverse trouve son origine en un Dieu (voir Religion*). Le rythme est en ce sens sacré et sacralisé, désincarné, métaphysique, extérieur au sujet, nécessaire, imposé au sujet en qui il imprime sa marque, alors que la voix et le son demeurent profanes, physiques, incarnés. Le dialogue Ion de Platon pose les bases métaphysiques et spirituelles de ce dualisme, en allant jusqu’à supposer l’aliénation du poète mélique (voir Mélos*), potentiellement lyrique pour nous. Je est bien un autre – le Dieu qui l’« habite » et le « possède ». « Les auteurs de chants lyriques n’ont pas leurs esprits quand ils composent ces chants magnifiques ; tout au contraire, aussi souvent qu’ils se sont embarqués dans l’harmonie et dans le rythme, alors les saisit le transport bachique, et, possédés, ils ressemblent aux Bacchantes qui puisent aux fleuves le miel et le lait quand elles sont en état de possession, mais non pas quand elles ont leurs esprits. […] Le poète en effet est chose légère, chose ailée, chose sainte, et il n’est pas encore capable de créer jusqu’à ce qu’il soit devenu l’homme qu’habite un Dieu, qu’il ait perdu la tête, que son propre esprit ne soit plus en lui ! » (Platon, Ion, trad. par E. Chambry)
Le matérialisme d’Épicure et de Lucrèce, qui demeureront une référence incontournable chez les écrivains français de la fin du xixe et du xxe siècles soucieux de théoriser ou de déconstruire le lyrisme – pensons à Paul Claudel, René Ghil, Sully Prudhomme, Francis Ponge –, le groupe de Tel quel, ouvre cependant une autre voie d’analyse. Ce monisme réhabilite la matière, qu’il unifie quel que soit le règne (minéral, végétal, animal, humain) et le continu, dotant l’homme et son être et le monde d’une seule et même nature. Alors que le dualisme platonicien soumet le poète à la nécessité d’un Dieu, l’épicurisme inscrit, au cœur même de toute création, l’aléatoire et la contingence, dans le clinamen qui provoque le heurt des atomes. Pure convention, la langue échappe à toute nécessité. L’homme seul en est l’ordonnateur, par l’usage qu’il en fait. Les mots perdent toute essentialité, et leur sens est le fruit des simulacres de l’homme, de ses fantasmes, de ses rêves, de ses illusions, de ses affections et émotions. Lucrèce fait ainsi de la crainte l’origine de la croyance en un Dieu. Il est certain que ce monisme reverse sur l’humain seul, son corps et ses sensations, l’origine de la langue, des connaissances, des discours, contre toute métaphysique.
Un tel schématisme – Épicure et Lucrèce contre Platon – force bien sûr les traits et campe deux postures extrêmes, un lyrisme idéaliste, assez bien illustré par l’abbé Bremond et la « poésie pure », et un anti-lyrisme matérialiste pour lequel militent certaines néo-avant-gardes littéralistes, Marcelin Pleynet ou Jean-Marie Gleize. Essayons de préciser certains moments et certains enjeux de ce débat, en étant attentif à la zone grise qui occupe l’espace poétique situé entre ces deux extrêmes.
« Bien être d’avoir entrevu scintiller la matière-émotion instantanément reine. » Dans Moulin Premier, René Char noue ensemble la matière du monde, la chair du corps, le matériau verbal, et place à l’origine du poème l’émotion, ou ailleurs le sentiment, « enfant de la matière » (Le rempart de brindilles, Les Matinaux). Michel Collot fait de cette matière-émotion le mot clef de ce lyrisme dont il récrit l’histoire, de l’antiquité à notre modernité, et dont René Char, qui ne cesse de proclamer sa filiation avec le marquis de 213Sade, matérialiste et athée, serait un des représentants typiques. La sensibilité, la rencontre de l’intériorité et du monde par la chair, la mise en mouvement hors de soi du sujet qui s’accomplit par l’écriture, tels sont les états d’un lyrisme matérialiste qu’on ne saurait confondre avec le biographisme ou l’effusion sentimentale ou le matérialisme sémantique. C’est dire que se trouvent questionnés les quatre fondements mêmes du lyrisme : l’émotion, le sujet lyrique (le soi), l’objet lyrique (le réel), la langue ; je veux dire les signes, les genres et les formes.
L’émotion, qui fait sortir le sujet hors de lui-même, apparaît bien à l’origine du chant ou du poème, chez Platon, ou Rousseau, ou Hugo, ou Valéry, ou Ponge. Elle demeure, dans les poétiques qui, à partir du xviiie siècle, intègrent le lyrique aux côtés du dramatique et de l’épique, la pierre angulaire de l’édifice. Mais, il est significatif que l’abbé Batteux, comme le rappelle Gérard Genette dans son Introduction à l’architexte, distingue nature et art, emportement initial et écriture par imitation. « Que la nature allume le feu ; il faut au moins que l’art le nourrisse et l’entretienne. » (éd. 1746, 239) L’affect est la matière de la poésie : le poète imite le créateur-Dieu. Un clivage très net est ainsi établi, qui perdure jusqu’au xxe siècle, qui dévalue l’art humain, et donne au lyrisme un horizon métaphysique. Bien sûr, Michel Collot rappelle, avec le Victor Hugo de la « Préface » des Odes et ballades, que « la poésie, c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout ». Mais cette communion affective, sentimentale, émotionnelle, suppose un Être supérieur, dont la modernité romantique supposera la présence et dont le xxe siècle célébrera la présence (Jammes, Claudel, Grosjean), sera nostalgique (Jaccottet et les poètes dits « de la présence ») ou dira la mort (Mallarmé, Apollinaire, Segalen, Char). Le rêve d’une poésie pure de l’abbé Bremond passe par la suppression de toutes les impuretés qui correspondent bien à l’art selon Batteux : la rationalité, la musique, la rhétorique, les genres, les formes : « la poésie pure est silence comme la mystique. » Réduite à un pur mouvement qui entraîne, la poésie lyrique devient suspecte d’insuffisance. À l’inverse, un Diderot, par exemple celui du Rêve de d’Alembert, où le médecin Bordeu formule une complète théorie matérialiste de la vie, de la mémoire et de la connaissance, de la langue, donnant à la sensibilité un rôle central et moteur, ne manque pas de dire sa méfiance pour l’émotion, allant jusqu’à opposer à l’être humain excessivement sensible, la femme, « un être abandonné à la discrétion du diaphragme », le sage qui « se ren[d] maître de ses mouvements » et « jug[e] froidement, mais sainement ». À la poésie associée au mensonge, il dit préférer le récit historique, plus vrai. Il fait ainsi sur fond de matérialisme le procès des formes lyriques. S’ouvre ainsi un débat que réactive Julien Benda, toujours en s’appuyant sur une pensée du genre où lyrisme et féminité* sont indissociables, dans Belphégor (1918), puis dans La France byzantine ou le triomphe de la littérature pure dirigé contre l’esprit de la Nouvelle Revue française et ses représentants, Mallarmé, Proust, Gide, Valéry (1945). Fidèle à la leçon de l’Épicure atomiste, athée, qui fait de l’âme un produit de la matière corporelle, et non sa forme préexistante, et qui critique toute forme d’excès, abondamment cité dans l’Encyclopédie, le matérialisme veut maîtriser l’émotion et le lyrisme au nom de l’ontologie vériste. Dans un contexte de pensée matérialiste, nourri par les travaux de Claude Bernard, la philosophie de Taine ou de Spencer, et la diffusion ou la vulgarisation de la physio-psychologie anglaise et allemande, qui associe l’émotion à la vibration et donc à la physique newtonienne 214et post-newtonienne, l’anti-lyrisme, qui prend pour cibles les romantiques et pour références les Parnassiens, en particulier Leconte de Lisle, Taine, Zola, Paul Bourget, soumettent la poésie à la science, entendons la méthode expérimentale des sciences physiques, physiologiques et biologiques, et lui donnent pour objectif non plus l’expression de l’intériorité du poète, mais la formulation d’une vérité philosophique dissociée de toute métaphysique. Cette formule de Zola résume cette pensée de la littérature : « Nous sommes actuellement pourris de lyrisme. » (Zola, Œuvres complètes, tome X, 1968, 1200) Même Richepin ne trouve aucune grâce à ses yeux : au nom de la vérité, il célèbre la poésie de Guy de Maupassant, d’Alphonse Daudet, de Sully Prudhomme. On pourrait ajouter à ces noms celui de Verhaeren. On opposerait à ces poètes réalistes ou parnassiens les symbolistes et leurs héritiers, Claudel apparaissant exemplaire, avec son Art poétique qui soumet la pensée matérialiste à la métaphysique d’Aristote et à la théologie de Thomas d’Aquin.
La réflexion menée sur le sujet lyrique* dans les milieux savants dans la dernière décennie du xxe siècle ignore complètement ce débat philosophique, et au-delà scientifique, engagé à partir des Lumières par la physique, la biologie, la physiologie. Claudel formule, dans son Art poétique, une théorie du sujet, du soi, à travers la notion de « co-naissance » dont les trois états, la sensation, l’intellect, la conscience, présupposent une âme unique qui s’origine et a pour fin son créateur, Dieu. Le thomisme redistribue ainsi toute la pensée matérialiste – et le sujet qui se crée, toujours nouveau, dans son rapport au dehors du monde et à la langue, célèbre, par son chant, dont les Cinq grandes Odes sont la parfaite illustration, la gloire de Dieu. On opposerait à ce lyrisme métaphysique un lyrisme dont le sujet corporel, cérébral – il a une cervelle ou un cerveau –, est le représentant d’une humanité dont les savoirs, les œuvres, les conquêtes techniques, industrielles ou civilisationnelles, expriment le mouvement, la vitalité, la force. L’écriture de Sully Prudhomme, ou de Verhaeren, repose sur un sujet éthique et lyrique désindividualisé, collectif, historique et culturel, engagé dans l’histoire contemporaine et les débats philosophiques, moraux, et culturels contemporains. Le matérialisme réinscrit donc le poète lyrique, quand il exprime son sentiment, dans le discours collectif, face à l’histoire événementielle, économique et sociale (voir Communauté*), et quand il exprime son amour et son désir, dans le discours de la chair, de la libido, de l’érotisme. Mallarmé, Apollinaire et Char comptent parmi ces poètes matérialistes qui, par leur art et la réflexion sur leur art, ajoutent des « fictions », ou des « conceptions », ou un « troisième espace » à la nature matérielle. L’érotisme d’Apollinaire, héritier des libertins de la Renaissance et du xviiie siècle, ou de Char, émule de Sade, n’est plus à démontrer. Ponge, quant à lui, prend en réparation dans son atelier, comme le fait Braque, le monde des choses et des mots pour le rendre à l’homme en partage. Qui dit « matérialisme » dit aussi « engagement » (voir Résistance*) avec, en dépit de ou contre le matérialisme, et, évidemment, c’est aussi l’engagement marxiste de nombreux poètes du xxe siècle qu’il conviendrait d’explorer : les surréalistes, Breton en tête ; ceux qui s’éloignent du surréalisme, Éluard, Aragon, Desnos par exemple ; et d’autres tel André Frénaud, le petit vieux qui s’inscrit au Parti communiste. En nous renvoyant à l’histoire, le matérialisme pose la question des conditions de possibilité d’un lyrisme à vocation politique (Aragon) ou religieuse (Claudel), et donc exige une réflexion sur l’espace politique du lyrisme 215que Mallarmé n’hésita pas à reprendre, après l’épuisement du magistère spirituel que le romantisme ambitionna d’exercer, comme l’a montré Paul Bénichou.
La chair, le fait, la langue : ces trois matériaux suffisent-ils à repenser le lyrisme, même au prix de son rejet ? La présente notice pose quelques repères pour une histoire qu’il reste à écrire.
► Alexandre D., Paul Claudel, du matérialisme au lyrisme, « comme une oie qui clabaude au milieu des cygnes », Paris, Honoré Champion,2005.Brun J. (dir.), Épicure et les épicuriens, Paris, PUF, 1961. Genette G., Mimologiques, Voyage en Cratylie, Paris, Seuil (« Poétique »), 1976. Sollers Ph., L’écriture et l’expérience des limites, Paris, Seuil (« Points »), 1968. Sollers Ph., Sur le matérialisme, Paris, Seuil (« Tel quel »), 1974.
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Didier Alexandre
Mélos, mélique
Pindare, bouche sacrée des muses, Bacchylide la Sirène, les grâces de Sappho, la musique d’Anacréon, le flux homérique de Stésichore, les douces pages de Simonide, la fleur des jeunes gens chantés par Ibycos sous le signe de Péithô, l’épée dégainée par Alcée contre les tyrans, et finalement les rossignols à la voix féminine d’Alcman : tels sont « le début et la fin de la lyrique » selon une épigramme fameuse de l’Anthologie Palatine (9, 184) datant sans doute de la fin de l’époque hellénistique. Ces neuf noms de poètes correspondent aux poètes « choisis », puis « pratiqués » par les philologues et poètes travaillant dans le Mouséion de la Bibliothèque d’Alexandrie, tel Callimaque.
Est-ce à dire que poètes et critiques alexandrins reconnaissaient la poésie lyrique comme genre ? Est-ce à dire que, dès l’Antiquité grecque, on a de la poésie lyrique une conception correspondant à la définition qu’en donne par exemple Le Petit Robert ? Soit : « “lyrique” : se dit de la poésie qui exprime des sentiments intimes au moyen de rythmes et d’images propres à communiquer au lecteur l’émotion du poète, et de ce qui appartient à ce genre de poésie ». À vrai dire, un simple parcours à travers l’œuvre poétique de Pindare, telle qu’elle a été éditée précisément à Alexandrie, montre la pratique d’une grande diversité de formes poétiques : de l’épinicie pour célébrer les vainqueurs aux jeux panhelléniques à l’hymne pour honorer rituellement les dieux en passant par le péan invoquant et chantant Apollon pour demander son intervention ou le dithyrambe consacré à la célébration de Dionysos ; mais il faut aussi compter avec les chants de procession que sont les prosódia, les chants soutenus par une danse mimétique que représentent les huporchémata, les éloges chantés au symposion, les thrènes à l’occasion des funérailles, sans oublier les parthénées chantés rituellement par des groupes choraux de jeunes filles.
Autant dans leurs réalisations rythmiques que dans le contexte de leur exécution musicale et rituelle, ces formes sont si diverses que les éditeurs alexandrins ont été contraints, pour certains des poètes dits « lyriques », à renoncer à un critère de classification d’ordre générique et érudite pour adopter – c’est le cas pour Alcée ou Sappho – un critère d’ordre métrique. « Lyrique » correspond ainsi en grec à une désignation tout à fait générique renvoyant à des poètes qui ont composé des chants accompagnés par la musique de la lyre* ; elle ne fait référence à aucune forme, à aucun genre poétique particuliers.
Mais qu’en est-il de la catégorie indigène ? Existe-t-il en grec un terme qui recouvre toute la production hellène devenue pour nous « poésie lyrique » ? C’est ici que la référence est de rigueur 216à un passage essentiel de la République de Platon (398a-400a ; cf. 392c-394c). Quant à l’éducation musicale dans la cité idéale, on aborde pour commencer la question du contenu, puis celle des modes d’énonciation des récits (lógoi et mûthoi) destinés aux futurs citoyens : question morale pour éviter les récits qui attribuent aux dieux et aux héros des actes répréhensibles, puis question des modes de la diégèse et de la mímesis. Reste le problème de la « tournure » assumée par les chants où ces récits sont développés, des chants désignés par terme génériqueoidé, mais aussi en tant que méle. Et Socrate de donner de mélos une définition qui remonte sans doute au musicologue Damon d’Athènes : le mélos correspond à une forme poétique combinant parole (lógos), harmonie et rythme. La catégorie englobe ainsi tous les chants impliquant expression vocale, mélodie par l’accompagnement instrumental, et cadence métrique correspondant à un mouvement chorégraphique. Si l’on en retranche les deux dernières composantes, on en revient à la parole non chantée et par conséquent aux formes distinguées précédemment par les interlocuteurs de la République, c’est-à-dire la poésie épique et la tragédie. Qu’il soit exécuté par un seul chanteur ou par un chœur, le mélos renvoie donc à un chant soutenu par une mélodie instrumentale et rythmé par un pas de danse.
Et quand dans les Lois (700a-701b), l’Athénien mis en scène par Platon illustre la question du respect des règles partagées aux temps anciens, il prend l’exemple de la mousiké, de l’art des muses. Au titre du chant (oidé) et du mélos en ce temps passé, où les préposés à l’éducation faisaient respecter les règles concernant les formes (eíde) et les modes (schémata), il énumère des formes poétiques chantées dans une classification qui n’a rien de systématique : aux côtés des prières adressées aux dieux et appelées « hymnes », il mentionne les chants funèbres que sont les thrènes, les péans et, en rapport avec la naissance de Dionysos, les dithyrambes ; il y ajoute ces chants épiques, accompagnés par des danses chorales, que sont les nomes citharodiques. Leur dénomination même implique avec nómos l’idée de loi.
Mais qu’en est-il avant le théoricien Platon ? Les quelques vers fragmentaires à nous être parvenus du poète « lyrique » Alcman nous permettent de remonter à la Sparte de la fin du viie siècle avant notre ère – cette cité de Sparte qui, comme la Lesbos de Sappho au même moment, offrait ce que l’on a pu définir comme une « song culture ». Pour le poète spartiate, mélos a d’abord le sens de « mélodie ». Une brève procédure de « signature » poétique proclame par exemple : « Alcman a trouvé les paroles (épe) et la mélodie (mélos) » (fr. 39 Page-Davies = 91 Calame). En contraste, le groupe choral d’adolescentes qui chantait l’un des fameux parthénées composés par le même poète mentionnait, dans un vers fragmentaire, des femmes (les muses, d’autres jeunes filles, les choreutes elles-mêmes ?) « chantant un beau chant » (kalòn humnoisân mélos ; fr. 3, 5 Page-Davies = 26, 5 Calame). Correspondant à celui de la définition donnée par Platon, ce sens large de mélos est confirmé par une invocation à la muse (fr. 14 (a) Page-Davies = 4 Calame) :
Allons Muse, Muse à la voix mélodieuse, aux multiples tons,
au chant éternel, commence à chanter (aeíden)
pour les jeunes filles un chant (mélos) nouveau.
Quant aux formes particulières de chant poétique correspondant implicitement à la définition du mélos, jusqu’au début de la période classique, seules quatre d’entre elles sont identifiées par des dénominations particulières. À commencer par le péan. Tout au début de 217l’Iliade (1, 437-474), Agamemnon restitue au devin et prêtre d’Apollon Chrysès sa fille, la belle Chryséis. Les Achéens organisent alors une grande hécatombe. Le sacrifice est suivi d’un abondant banquet ponctué de libations et, tout le jour, les plus jeunes parmi les Achéens chantent en chœur le péan (paiéona), apaisant et célébrant le dieu qui frappe au loin. Cette dénomination correspond à celle du dieu Apollon tel qu’il est invoqué, en général en refrain, dans la forme hymnique qui lui est consacrée : ie Paián.
La forme de l’hyménée est également attestée dans l’Iliade (18, 491-496). La cité du temps de paix représentée sur le bouclier d’Achille est distinguée par la performance d’un chant de mariage. À la lumière des torches, l’hyménée s’élève, accompagnant le cortège nuptial qui conduit la jeune mariée à travers la ville. Comme pour le péan, la dénomination de la forme poétique mélique est fondée autant sur le nom d’une figure héroïque ou divine que sur la formule rituelle qui l’invoque, en l’occurrence Humèn o Huménaie.
C’est encore le poème de l’Iliade (24, 719-724) qui offre la désignation de l’ordre du genre poétique d’un autre chant relevant lui aussi de la grande catégorie du mélos. Au terme du poème homérique, le chant funéraire tour à tour prononcé par Andromaque, Hécube et Hélène autour de la dépouille funèbre d’Hector est entonné par des aèdes. Ceux-ci sont désignés en tant qu’« initiateurs du thrène » qu’ils entonnent cependant que les femmes répondaient par leurs gémissements.
Enfin, les vers fragmentaires d’un poète iambique plus ou moins contemporain de la version parvenue à nous du poème homérique attestent, dès le début de l’époque préclassique, de l’existence d’une quatrième forme de chant mélique : le dithyrambe. Qui chante ce poème composé par Archiloque (fr. 120 West) profère sa capacité, favorisée par la consommation du vin, à entonner un chant (mélos) qui a pour nom dithúrambos. Le chant est explicitement destiné au seigneur Dionysos.
Par ailleurs, il s’avère que cette série, aussi hétérogène soit-elle, trouve une confirmation dans un poème mélique de Pindare (fr. 128c Snell-Maehler). Dans des vers à nouveau fragmentaires qui représentent le début d’un thrène, le poète de Thèbes énumère tour à tour cinq formes poétiques chantées. Ce sont successivement les chants du péan (aoidaì paiánides) propres aux enfants de Létô, c’est-à-dire Apollon et Artémis, les chants de Dionysos à la couronne de lierre, et les trois chants de la muse Calliope, en souvenir des héros disparus. L’un chante Linos, et il pourrait correspondre au nome citharodique dont on trouve une probable représentation sur le bouclier d’Achille (Iliade 18, 567-572) où un enfant chante le beau « linos » accompagné par les cris et les danses d’un chœur de jeunes gens et de jeunes filles. Un autre chant est consacré au jeune héros Hyménée, mort le jour de ses noces, et fait référence au chant de mariage. Un troisième chant est enfin pour Ialémos, frappé dans la force de la jeunesse par une maladie cruelle, par référence évidente à la forme du thrène. Puis le poème se poursuit avec la mention d’Orphée à la lyre d’or avant de s’interrompre brusquement pour nous.
Quoi qu’il en soit – qu’il soit exécuté par un seul chanteur ou par un chœur –, le mélos renvoie à un chant soutenu par une mélodie instrumentale et rythmé par un pas de danse. Les poètes tragiques eux-mêmes peuvent se faire, dans la composition des parties chorales de leurs drames, melopoioí, comme l’atteste une célèbre parodie des chants d’Eschyle par l’Euripide mis en scène dans les Grenouilles d’Aristophane 218(v. 1249-1256). Et ce n’est pas un hasard si Aristote (Poétique 6, 1428b 28-36), dans sa définition des six éléments constitutifs de la tragédie, retient la dimension de l’intrigue (mûthos) et de ses protagonistes ; et écarte le mélos et la melopoiía de son analyse d’un art poétique essentiellement conçu comme art de la narration dramatisée. Les chants méliques choraux qui ponctuent la tragédie attique en lui conférant son caractère de performance musicale, rituelle et religieuse ne sont pas du ressort de la mimésis narrative. Mais dans une polyphonie partagée entre action dramatisée et acte cultuel présent, le chœur tragique exprime tour à tour les émotions suscitées par l’action dramatisée sous ses yeux et ceux des spectateurs, donne l’interprétation que suscite l’action tragique et intervient de manière rituelle pour tenter d’en orienter le déroulement (voir Théâtre*).
C’est essentiellement à Rome que lyricus désignera les poètes qui chantent les poèmes qu’ils ont composés en s’accompagnant de la mélodie jouée sur un instrument à cordes. Mais en présentant le genre lyrique dans son Art poétique (v. 73-85), le poète Horace n’emploie pas le terme de lyricus. Il le désigne par son contenu, en ajoutant à la poésie homérique, à l’élégie ou à l’iambe les chants qui vantent les mérites des dieux et des héros, les victoires aux jeux athlétiques ou les plaisirs érotiques et dionysiaques du banquet. À une désignation de l’ordre du genre, Horace préfère évoquer la muse qui s’accompagne sur un instrument à cordes. Dans cette définition poétique de ce qui est devenu pour nous la poésie lyrique, il n’est question ni des mouvements du cœur et de l’âme, ni de l’expression par le poète de sentiments intimes. Et quand le poète latin se présente en tant que poète « lyrique » (Odes 4, 3, 22-23), il recourt au terme fidicen qui, étymologiquement, désigne celui qui chante en s’accompagnant sur un instrument à cordes (fides). Enfin, lorsque le poète latin se désigne lui-même en tant que lyricus vates dans le premier Carmen (1, 1, 30-36), il se réfère à l’inspiration par les deux muses de la musique instrumentale : Euterpe pour le hautbois, Polymnie pour la lyre de Lesbos. Quant à Ovide (Tristes 2, 364), il voit par exemple dans Anacréon un lyricus senex.
Du côté des grammairiens, on peut se tourner par exemple vers le commentateur à l’Art grammatical attribué au philologue alexandrin Denys de Thrace (III. 1, 21 Hilgard). À partir de ce ive siècle tardif, une qualification relative à des poètes devient la désignation explicite d’un genre défini par l’un de ses modes d’exécution : les poètes « lyriques » sont désormais ceux qui chantent des poèmes (méle) composés pour la lyre. Et dans l’Ars grammaticae du rhéteur et théologien Marius Victorinus (VI, 50 Keil), le lyrique devient même un « genre » (melicum sive lyricum) qui se caractérise par son rythme métrique.
Ce n’est guère qu’à la Renaissance* que l’on tend à identifier la poésie lyrique avec l’expression poétique de sentiments personnels. Dans ses Sept livres de poétique, Jules César Scaliger affirmait encore que les différents « genres lyriques », tel le péan, l’hymne, le scolie ou le dithyrambe relèvent de la grande catégorie indigène du mélos ; et d’ajouter que cette grande forme trouvera son équivalent dans l’ode*, un terme qui remonte à l’évidence au grec oidé, le « chant », et qui, francisé en ode, désigne traditionnellement les Carmina, les Chants d’Horace. Paraphrasant l’Art poétique de son modèle latin Horace, Scaliger ajoute les « peines de cœur » aux sujets traditionnels de la poésie lyrique : éloges des héros, louanges des dieux, faits d’armes, joies du banquet. Il en offre une étude historique, sensible autant aux formes rythmiques de ces chants qu’à un contexte de performance rituelle 219qu’il attribue en commun aux Épinicies de Pindare et au Carmen saeculare d’Horace. Quant au contenu, l’attention se focalise sur les poèmes d’amour, se fondant sur le jeu de mots déjà exploité par plusieurs poètes méliques disant la douceur de la voix de la muse, du poète ou du poème lui-même : un chant appartenant au genre du mélos ne peut qu’être doux comme le miel (méli). Mais il s’avère que la forme courte qu’impliquent les « mètres lyriques »* peut s’adapter aux sujets les plus variés : « louanges, amours, invectives, afflictions, propos de table, reproches, prières pour complaire au génie, exhortations ». La personne du poète et ses propres sentiments restent en marge.
À la Renaissance encore, il appartiendra à l’autre grand théoricien de la poésie qu’est Antonio Sebastiano Minturno de jeter les bases de ce qui va devenir la triade* romantique des grands genres de la poésie. Dans son De poeta (p. 387 et 417), il définit tour à tour le genre propre aux « poètes épiques », le genre qui est celui des « poètes scéniques » et finalement celui pratiqué par les « poètes méliques ». Le poéticien s’emploie à définir chacun de ces « archi-genres » (Genette) avec les formes particulières qu’ils subsument, et cela selon des critères d’ordre aussi bien thématique que métrique, stylistique ou d’ordre énonciatif. C’est au nom de ce dernier critère que le troisième genre, indifféremment qualifié de « mélique » ou de « lyrique », se distingue par l’expression directe du poète : dans la narration simple, auxquels recourent les compositeurs de dithyrambes et les lyriques, « c’est le poète lui-même qui parle, n’assumant le rôle de personne ». Par l’implication de la personne du poète, Minturno anticipe en quelque sorte l’insertion de la poésie lyrique dans la triade romantique.
En contraste avec la poésie lyrique comme expression libre des sentiments intimes de son auteur, le mélos grec inclut différentes formes de poésie musicale, à fonction rituelle sinon cultuelle. Correspondant à des actes de chant en performance ritualisée, les poèmes méliques grecs s’appuient sur une langue poétique, sur une diction rythmée et sur des formes fortement marquées du point de vue pragmatique. Ces formes appartiennent à des traditions poétiques partagées entre panhellénisme et poétiques locales organisées en réseaux. L’expression, en général collective, de sentiments, notamment d’ordre érotique, y est subordonnée à la fonction rituelle, hic et nunc. Mais l’interprétation en termes personnels est toujours ouverte :
Éros à nouveau me lance un regard humide
sous ses sombres paupières ;
par ses charmes aux mille détours
il me jette dans les rets d’Aphrodite.
(Ibycos fr. 287 Page-Davies)
► Athanassaki L., Bowie E. (dir.), Archaic and Classical Choral Songs. Performance, Politics and Dissemination, Berlin, Boston, de Gruyter, 2001. Budelmann F., (dir.), The Cambridge Companion to Greek Lyric, Cambridge, Cambridge University Press, 2009. Hutchinson G. O., Greek Lyric Poetry. A Commentary in Selected Larger Pieces, Oxford, Oxford University Press, 2001. Rutherford I. (dir.), Greek Lyric (Oxford Readings in Classical Studies), Oxford, Oxford University Press, 2019.
→ Chant et chanson ; Lyra ; Lyrique ; Muses ; Orphée
Claude Calame
Métaphore, figuration
La métaphore se conçoit désormais plus finement qu’un trope hérité de la tradition poétique et rhétorique d’Aristote. Loin d’être « transport » (epiphora) à une chose d’un nom qui en désigne une autre, « transport du genre à l’espèce 220ou de l’espèce au genre, ou de l’espèce à l’espèce ou d’après le rapport d’analogie » (Aristote, 2002, 21, 1457 b 6–8), elle est aujourd’hui moins pensée comme figure de style, relevant de l’élocution, qui déplace le sens d’un nom métaphorisant vers un nom métaphorisé, relativement à un phénomène de glissement analogique considéré comme un double écart à la norme langagière. Elle apparait au contraire en tant que processus omniprésent déployé entre texte et contexte, poésie et quotidien, monde et fiction*. Libérée de toute conception réductrice, la métaphore se saisit comme tension analogique entre les catégories du métaphorisé et du métaphorisant, générant de nouvelles formes de relations entre sujets, monde et concepts. L’analogie métaphorique lyrique se double en outre d’une spécificité supplémentaire. Elle exprime, en tant que « configuration affective » du discours, un « rapport sensible » au réel, ayant pour but de faire ressentir les « champs des sensations, des émotions, des humeurs, du corps qui se rattachent à la dimension affective de l’existence » (Rodriguez, 2003, 93).
Le débat de 1975 à nos jours
Le débat philosophique confrontant Derrida et Ricœur, accompagné des positions pragmatiques de Richards et Black, a amené la critique française à envisager la métaphore comme une analogie créative langagière. Selon cette perspective, la métaphore se comprend en tant qu’interaction discursive liant les catégories conceptuelles discordantes, incohérentes, conflictuelles du métaphorisé et du métaphorisant, en une analogie tensive concordante, cohérente, unifiée, articulée entre microstructures du langage et macrostructures du monde. L’analogie métaphorique se constitue alors comme une interaction discursive entre le « foyer » métaphorique spécifique et le « cadre » littéral, global du texte, incitant le récepteur à faire correspondre les catégories incohérentes du métaphorisé et du métaphorisant, ainsi qu’à réduire leur tension initiale (Black, 1977). Reposant sur une connexion purement langagière, l’interaction tensive s’organise entre sèmes, texte et contexte (Rastier, 1987 ; Collot, 1989 ; Klinkenberg, 1999). Elle s’ancre tout d’abord dans une intersection entre unités sémantiques a priori incohérentes : les univers lexicaux associés dans l’analogie métaphorique sont conflictuels dans leur structuration logique et identitaire. Le foyer métaphorique se constitue alors comme allotopie sémantique, autrement dit comme rupture d’isotopie du discours global. Sous l’apparence incohérente des sèmes de la métaphore se manifestent néanmoins une cohérence et une identité entre sèmes, fondées sur un ou plusieurs sèmes communs. Cette identité et cette cohérence actualisent une forme d’isotopie entre termes induisant de nouvelles relations entre sèmes mais aussi entre unités sémantiques. La prédication du métaphorisé est métaphorisant permet l’interaction analogique cohérente entre les champs sémiques incohérents : la relation prédicative produit une métaphore conflictuelle entre allotopie et isotopie, qui génère l’interprétation métaphorique.
Sous forme in praesentia ou in absentia, la prédication métaphorique peut se structurer de manière attributive (X est Y), porter sur le verbe, ou bien sur le nom et ses diverses expansions (l’épithète, le complément de nom, l’apposition, la subordonnée, le groupe infinitif, l’adverbe) ; elle peut aussi se fonder sur diverses fonctions grammaticales (sujet, complément, attribut). La prédication métaphorique est ensuite interprétée contextuellement par l’acteur interprétant la métaphore entre foyer et cadre, allotopie et isotopie : c’est lui qui actualise la prédication métaphorique 221en une analogie cohérente, lui donnant sens mais aussi référence dans le monde.
Parallèlement à la perspective linguistique de la métaphore se développe, sur la base de Lakoff et Johnson, la théorie de la métaphore cognitiviste. Selon cette perspective, la métaphore est avant tout conceptuelle : loin d’être uniquement créative et langagière, elle se fait normale, banale, quotidienne (Lakoff, Johnson, 1985) ; centre de la pensée humaine (Fauconnier, Turner ; 2002) et multimodale (Forceville, Urios-Aparisi, 2009). Restructurant nos concepts, nos expériences et notre rapport au monde, la métaphore est analysée dans sa dimension multifonctionnelle : sa portée peut être épistémique, publicitaire, créative, politique ou littéraire. De même, elle se saisit selon deux types de relations possibles : de portée unidirectionnelle, elle projette le concept du métaphorisant sur celui du métaphorisé ; de portée bidirectionnelle, elle produit la rencontre dynamique des deux concepts. Elle se perçoit aussi selon : sa nature cohérente, quotidienne ou incohérente, créative ; sa dimension structurante ou ponctuelle ; son ampleur unimodale ou multimodale. La relation analogique se configure, pour finir, sur la base d’une ou plusieurs modalités d’expression : orale ou écrite, verbale ou non verbale (image, son, signes, gestes, toucher, goût, odeur).
Loin de s’opposer irrévocablement, la métaphore créative et la métaphore quotidienne se présentent comme deux polarités d’un même continuum (Prandi, 2002). Reposant sur des dynamiques analogiques plus ou moins incohérentes, indéterminées, inédites, ces deux types de métaphores s’opposent sur un continuum dans lequel s’ancrent les divers processus métaphoriques lyriques. À leurs côtés, la métaphore lexicalisée offre un cas extrême de métaphore figée par l’usage : la catachrèse, dérivant du grec katakhrêsis (« emploi, usage abusif »), ne se perçoit plus comme figure par effacement de la dynamique analogique interne. Ainsi, la métaphore du vers de « La Beauté » de Baudelaire, « J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes » (v. 6), se saisit de manière créative et ponctuelle, étant donné l’interaction innovante créée en son sein, tout comme le morceau de rap Macarena de Damso, qui évoque un « cœur » et des « sentiments » qui « dansent la macarena » (v. 5-8). « La flamme amoureuse » ou « la mort est un voyage », au contraire, se constituent comme des métaphores structurantes plutôt quotidiennes, apparaissant dans de nombreuses occurrences métaphoriques. « Le bain de soleil », « le soleil qui se couche » ou encore « le soleil de plomb » sont, elles, des catachrèses dont on a oublié la teneur analogique par usage.
Penser la métaphore lyrique
à l’ère multimédia
La métaphore lyrique est transmédiale* et transversale à diverses pratiques. Elle repose sur une multiplicité de médias, allant du poème au clip de rap*. Sa mise en forme conceptuelle repose sur un médium d’ancrage matériel, composé du support (livre, ordinateur, corps, voix, etc.), de l’interface (écran, trackpad), de la plateforme (Viméo, YouTube) et de potentiels multimodaux. Le clip développant Macarena de Damso s’avère par exemple intéressant du point de vue de la plateforme, YouTube, qui permet le partage de commentaires publics explicitant la métaphore et la dimension multimodale entre texte verbal oral et écrit, musique, geste et image. La transmédialité de la métaphore questionne alors l’importance des langages, multimodaux et numériques dans le cas de supports codés ; la transformation et la multiplication des acteurs impliqués dans l’acte métaphorique ; l’accroissement de la synesthésie* et de l’immersion des 222métaphores ; et les « remédiations » des interactions métaphoriques en diverses relations multimédiales, intermédiales et transmédiales (Bolter, Grusin, 2000).
La transmédialité de la métaphore lyrique s’accompagne d’une transversalité des pratiques. Loin d’être uniquement rattachée à la poésie du livre, la métaphore se développe dans toute sorte de pratiques poétiques et littéraires, artistiques et quotidiennes. Concernant la poésie tout d’abord, elle se manifeste dans des discours « extraordinaires » et « ordinaires » (Cavell, 2009) : la poésie écrite, la chanson à texte, le slam, le rap, les performances, la poésie intime, la poésie rituelle, l’instapoésie contiennent des métaphores lyriques. Les spécificités des pratiques discursives amènent des mises en forme particulières de ces métaphores, et sont donc à prendre en compte. Ainsi, la métaphore dans Macarena découle de l’organisation discursive du morceau de musique entre couplets et refrains (Hirschi, 2008). En effet, la métaphore de la macarena exprime explicitement l’état affectif du sujet lyrique au sein du titre et des refrains :
Mes sentiments dansent la macarena
Donc je me dis que si t’es avec lui, tu te sentiras mieux
Mais si tu te sens mieux, tu te souviendras plus de moi
Oh la la, mon cœur danse la macarena
Les répétitions, les rimes, les assonances et les allitérations, ainsi que le jeu sur les pronoms, marqués par le flow du rappeur, construisent une harmonie imitative de la danse de la macarena. Ces refrains, en tant « qu’objets récurrents », mettent alors métaphoriquement en abyme l’ensemble des couplets en introduisant « une clôture, un statisme » au centre du morceau (ibid., 38) : elle colore l’ensemble des couplets dans un jeu incessant entre métaphorisés et métaphorisants, tout en suggérant la cyclicité de la danse.
Outre la poésie et ses diverses pratiques, la métaphore se retrouve aussi dans des discours esthétiques lyriques comme le cinéma*, la sculpture, la peinture* ; et dans des actes quotidiens comme les conversations écrites et orales, la publicité, la philosophie, la spiritualité ou encore la politique. En témoigne l’exemple de la « flamme amoureuse », qui est tantôt banalisée dans nos interactions journalières (« je lui ai déclaré ma flamme », « je brûle pour elle », l’émoji « cœur en flamme », « le désir ardent ») ; tantôt utilisée pour évoquer poétiquement l’amour divin (mentionnons notamment les apostrophes à Dieu « Ô flamme d’amour vive » « Ô lampe de feu » de Jean de la Croix dans « Flamme d’amour vive »).
Transmédiale et transversale, la figuration métaphorique lyrique manifeste des objets entre être et non-être, fiction et réalité, absence et présence (Ricœur, 1975). Plus ou moins indéterminée en fonction du conflit créatif ou quotidien engagé, elle se constitue comme un « acte configurant » (Iser, 1985 ; Austin 1967 ; Ricœur 1983) élaboré sur une « double structure » variablement développée (Dominicy, 2011). Articulant référence interne et référence externe, fonctions poétique et quotidienne (Jakobson, 1963), le processus métaphorique figure ainsi le monde entre détour et accès, évoquant analogiquement certains aspects de ses objets (Jullien, 1996, 2012). Elle engendre dès lors une « refiguration » transformative du monde (Ricœur, 1983). Acte configurant compris entre préfiguration et refiguration, la métaphore lyrique se développe en conséquence par-delà la simple figure de style. Son omniprésence exprime nos rapports affectifs au réel, entre art et quotidien ; et participe ainsi à dire nos émotions et notre relation au monde, à les transformer et à les redéployer.
223► Derrida J., « La mythologie blanche. La métaphore dans le texte philosophique », dans Marges de la philosophie, Paris, Les éditions de Minuit (« Critique »), 1972[1971], p. 247-324. Lakoff G., Johnson M., Les Métaphores dans la vie quotidienne, trad. Defornel & Lecercle, Paris, Les éditions de Minuit, 1985. Ricœur P., La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1997 [1975].
→ Actes de langage ; Évocation ; Fiction et représentation ; Multimédia, transmédialité ; Ordinaire/artistique
Melina Marchetti
Minéral
Prenant son essor dans la poésie française des années 1940 et gagnant toute la seconde moitié du xxe siècle, l’imaginaire de la pierre brute ne se limite pas au seul déploiement d’une thématique : le « parti pris » minéral qui s’impose dans ces décennies interroge les sources mêmes du lyrisme et en reconfigure les formes comme les effets. Il véhicule en cela un lyrisme paradoxal, étroitement corrélé aux remises en question traversant l’ère de la modernité poétique : réticences à l’égard du chant* ; mise à distance du sacré et du sens ; redéfinition du sujet lyrique*.
Le cadre historique doit assurément être pris en compte pour ne pas céder à une approche achronique. On pourrait certes rappeler la fascination que les pierres ont toujours exercée sur l’imaginaire : Orphée* n’était-il pas déjà doté du pouvoir d’enchanter les pierres et de les faire se mouvoir du chant de sa lyre ? La mythologie lithique, centrée sur les pouvoirs magiques du minéral, traverse du reste toutes les civilisations, ce dont les textes de Roger Caillois (Pierres, L’Écritures des pierres) ont gardé la trace. Ses variations minéralogiques chez les poètes de la Renaissance (Rémy Belleau par exemple) ou de l’époque romantique (Novalis en particulier) confirment le pouvoir de séduction continu qu’exercent la beauté mystérieuse des gemmes et leur symbolique cachée. Mais la minéralité s’imposant massivement sur la scène poétique des années 1940 à 1980, de Guillevic (Terraqué, Carnac) et Francis Ponge (« Le Galet ») à Yves Bonnefoy (Pierre écrite), André du Bouchet (Dans la chaleur vacante) et Jacques Dupin (Gravir, L’Embrasure), de Pierre Reverdy en ses derniers recueils (Pierres blanches) à Lorand Gaspar (Sol absolu), prend radicalement à rebours les germes de cet imaginaire. Elle ne saurait être dissociée d’un contexte précis mêlant histoire des événements et histoire des poétiques. Livrée au « pouvoir discrétionnaire des pierres » (Raoul Ubac), la génération des poètes nés à l’écriture dans les champs de ruines de la Seconde Guerre mondiale fait l’expérience brutale du retour à une « réalité rugueuse » irréductible aux pouvoirs enchanteurs du langage. La pierre brute impose sa présence nue, muette et dépouillée, rétractée sur elle, qu’une langue poétique désormais lapidaire – celle de Guillevic dans ses silencieux « Rocs » par exemple – choisit de mener à l’expression. Elle vient alors refermer significativement l’aventure surréaliste en tenant à distance sa fascination pour le merveilleux et en contestant les pouvoirs du poète-alchimiste que le courant avait réactivés. Attestant l’authenticité d’un pur dehors, elle est toutefois porteuse d’une ambivalence significative. Expression d’un contexte tragique fragilisant le sujet autant que le sens, l’imaginaire minéral s’avère aussi, de Char et Guillevic à Caillois puis Gaspar, l’expression d’une progressive assomption de la matière*. « Venue du temps / Où elle n’avait qu’elle-même pour compagnie » (Guillevic), la pierre brute, en écho aux grandes découvertes préhistoriques des années 40 et 50, ouvre le regard sur les territoires fascinants de l’immémorial (voir Primitivisme*). Contribuant en cela 224à composer un paysage renouvelé autant qu’inattendu de la « modernité » poétique, qui tend à réévaluer les dimensions de la permanence, du temps long voire de l’achronie, elle jette aussi les bases d’un timide et paradoxal réenchantement du monde.
L’archéologie de l’imaginaire minéral en poésie permet d’éclairer cette évolution significative et d’en dégager les soubassements métaphysiques. Un retour aux sources de la modernité s’impose. « Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur » (Mallarmé), la pierre du « tombeau d’Edgar Poe » concentre tout le trajet d’une poétique qui a choisi d’atteindre les bases mêmes du lyrisme : un dés-astre, aux résonances poétiques autant que métaphysiques, s’énonce ici, qui signe le deuil de l’Idéal. À l’« ancien souffle lyrique » désormais éteint et aux étoiles absentes répond tout un imaginaire de la pierre précieuse, dont la fonction est ouvertement compensatoire : « virtuelle traînée de feux sur des pierreries », le vers jette les bases d’une nouvelle idéalité, désormais exclusivement poétique. Si les germes de l’imaginaire de la pierre au xxe siècle sont concentrés dans les termes de la poétique mallarméenne et s’ils permettent de dessiner une trajectoire – de la pierre précieuse et ses miroitements parnassiens (Gautier) et symbolistes (Gourmont) à la pierre brute de l’après-guerre, ils éclairent aussi significativement l’émergence d’un réseau de motifs dans la poésie de la seconde moitié du siècle, qui voit éclore éclats lumineux et timides flammes au creux de la pierre brute. D’Yves Bonnefoy à André du Bouchet et Jacques Dupin, la poésie réactive le motif hölderlinien du « retrait des Dieux ». Mais elle va désormais inventer les moyens poétiques d’habiter une nature désenchantée. L’inerte est creusé jusqu’à devenir le foyer d’un nouveau sens : la « morne matière » fixe, chez Yves Bonnefoy, l’interrogation de la « présence », l’âpre territoire élémentaire de Jacques Dupin laisse affleurer quelques « rocs bondés d’étoiles », Lorand Gaspar fait surgir, au creux de la pierre des déserts, des foyers de lumière éparse. Puisant au même constat, les poètes inversent en définitive la leçon minérale, concentrée dans le mythe camusien de Sisyphe, des philosophies de l’absurde.
Ainsi naît une poésie de la pierre, dont les modes d’expression, renouvelés au contact de cet imaginaire, ouvrent deux directions potentiellement opposées. Engagée dans un dialogue muet avec le monde, la poésie choisit d’explorer les voies d’une réversibilité troublante entre les signes linguistiques et les éléments premiers. C’est ainsi qu’André du Bouchet, dans le prolongement de Pierre Reverdy, vise une compacité extrême de l’expression poétique – mots se faisant pierres, pour celui qui écrit : « Tout devient mots // pierres / cailloux / dans ma bouche et sous mes pas » (Airs) – tandis que l’exploration des « blancs » met en jeu le surgissement incisif du mot/pierre dans l’espace de la page. La langue de Jacques Dupin s’attache aux modes de la brisure, de l’âpreté et du heurt, tandis que l’érosion matérielle gagne les formes de l’expression poétique chez Lorand Gaspar. À ces écritures lapidaires jouant sur l’équivalence entre les mots et les pierres s’ajoute, traversant continûment les poétiques du xxe siècle, un imaginaire du déchiffrement des inscriptions lapidaires. Aux pierres mutiques s’opposent alors ces pierres potentiellement lisibles, porteuses de signes immémorialement déposés dans la matière. Pour autant, des « gamahés » séduisant l’imaginaire d’André Breton aux « pierres à images » fascinant l’écriture de Roger Caillois, la poésie du xxe siècle refuse de percer le mystère de ces inscriptions, dont le sens ultime reste dérobé. La contemplation 225esthétique des signes l’emporte sur la tentation du déchiffrement.
Expression d’une ère du désenchantement qu’il tente pourtant de conjurer, l’imaginaire de la pierre brute marquant profondément la poésie de la seconde moitié du xxe siècle reflète toute la fragilité du sujet lyrique moderne et contribue, dans ses modes d’expression comme dans ses paysages privilégiés, à redéfinir les territoires d’un lyrisme désormais retenu. Il faudra attendre les années 1980 pour que l’imaginaire minéral en poésie engage une mue significative, qui conduira à d’étonnantes alliances de la pierre et d’éléments « labiles, impalpables, évanescents » (M. Bourjea) comme le vent, la neige, l’eau ou l’herbe.
► Ben Ali Memdouh S. (dir.), « Écritures des pierres / pierres écrites, Territoires de l’imaginaire minéral dans la littérature française du xxe siècle », L’Esprit créateur, vol. 45, no 2, été 2005, p. 3-86. Joqueviel-Bourjea M., « Pierres désécrites ou l’Eau des pierres », Écrit sur l’écorce, la neige, la pierre. Les supports matériels du poème (période moderne et contemporaine, Elseneur, no 36, Presses Universitaires de Caen, 2021. Gourio A., Chants de pierres, Grenoble : ELLUG (« Ateliers de l’Imaginaire »), 2005.
→ Animal ; Fleurs ; Inscriptions (lapidaires) ; Matérialisme ; Paysage
Anne Gourio
Mise en page, spatialisation
La mise en page fut d’abord du ressort de l’imprimeur, même si le choix de la forme poétique conditionne la place occupée par le texte sur l’espace de la page. Les habitudes éditoriales montrent le souci accordé à la lisibilité, souci qui constitue lui-même une lecture. Le sonnet disposé d’abord d’un seul bloc de quatorze vers laisse à la rime le rôle principal d’organisateur strophique. Disposé en deux quatrains et deux tercets séparés par le blanc interlinéaire, il donne d’autant à voir la tension entre la strophe rimique – par exemple un distique et un quatrain pour le sizain – et celle produite par la typographie. Par-delà les règles éditoriales codifiées dans les traités de typographie qui se multiplient au cours du xixe siècle, la mise en page retient aussi l’attention des poètes. Victor Hugo, Aloysius Bertrand, Charles Baudelaire ou Stéphane Mallarmé accordent à la publication de leurs textes un intérêt qui porte sur leur matérialité* graphique, qu’il s’agisse de la répartition des blancs ou, ce qui est lié, de la disposition des strophes. Entre respect des normes qui consistent à aligner les vers selon une ou plusieurs justifications régulières et déploiement d’une disposition hors norme avec Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard de Mallarmé, cet intérêt prend forme d’autant plus visible que le blanc typographique s’immisce au sein du texte et devient une composante du poème.
À une époque où les affiches et les prospectus présentent d’autres façons d’occuper l’espace plan du support et de jouer sur les types de caractères, les poètes cherchent aussi à investir différemment la page ou la double page. Les relations étroites entre poètes et peintres, notamment cubistes dans les années 1910-1920, favorisent encore l’émergence de formes diversement spatialisées qui témoignent d’un désir de renouvellement artistique et littéraire. Ce désir est plus largement présent dans les mouvements avant-gardistes européens (voir Avant-gardes*). Leur volonté de rupture avec les formes du passé, souvent radicale, n’emporte pas pleinement l’adhésion des poètes français. Au « désordre » futuriste, Apollinaire oppose l’« ordre » et la netteté de l’« esprit classique ». Les réflexions sur la disposition du texte prennent en compte son rôle dans le déploiement sémantique. Les jeux sur la mise en page interrogent aussi 226les limites du vers et les frontières entre vers et prose. Ils s’inscrivent dans une volonté de dépassement du vers régulier et du vers libre, affirmé par exemple par Henri-Martin Barzun, et d’ouverture des formes lyriques à des rythmes nouveaux.
Les jeux de mise en page prolongent l’importance accordée à la matérialité sonore et au rythme* accentuel par les poètes notamment symbolistes. Ils en accroissent ou réenvisagent le domaine d’extension de la temporalité linéaire à une spatialité qui rend compte de la multiplicité des percepts, de leur durée et de leur simultanéité. Au début du xxe siècle, la notion de simultanéité fait l’objet de débats polémiques, débats qu’accompagne la diversité des pratiques, de l’orchestration de voix multiples contre le « lyrisme successif » chez Barzun à l’organisation de notations de choses perçues dans leur instantanéité, leur proximité ou leur éloignement, la disposition du texte se dotant d’une valeur déictique. Le poème lyrique se définit alors moins en tant qu’expression de l’intériorité que comme mouvement d’extériorisation (Jenny, 2002). L’intériorité n’est plus celle des sentiments mais elle a trait à l’expérience sensible et, non séparés de celle-ci, aux processus de pensée. Marqués par l’intermittence et les ramifications multiples, ces processus sont aussi ceux de la lecture. La préface de Mallarmé au Coup de dés insiste sur le rôle des blancs comme « espacement de la lecture ».
La conséquence est une « syntaxe nouvelle », telle que décrite par exemple par Pierre Reverdy, dans la revue Nord-Sud, en 1918. La mise en ordre, dont relève la topographie géométrique du poème, est aussi une mise en tension des unités internes au poème. La disposition des vers, fragments de vers ou de prose, parfois réduits au mot, mettent alors la lecture à l’épreuve du sens. Leur relative autonomie et leur place dans l’ensemble suscite la recherche de nouveaux rapports et de nouvelles combinaisons possibles. Lorsqu’elle se fait constellation, l’œuvre manifeste une syntaxe discontinue ou dont la continuité est produite notamment par des relations de position. Dans la lignée de Mallarmé mais conçue aux limites du langage verbal, la « poésie spatiale » de Pierre et Ilse Garnier, fait de la lettre et d’autres signes linguistiques ramenés à leur valeur d’objet graphique, une unité syntaxique relationnelle.
La mise en page et plus largement la typographie* sont ainsi partie prenante de l’acte poétique, le mot « poésie » étant entendu dans son sens étymologique. À l’imitation des anciens ou de la nature, répond l’affirmation d’un art de création. Cette affirmation concerne l’ensemble des arts, dont la peinture mais aussi la danse, le théâtre ou l’architecture. Elle engage une réflexion sur les moyens propres à chaque art, dont ceux de la poésie lyrique, mue par ce désir de « recherche dans la forme » qu’évoque Guillaume Apollinaire dans sa conférence de 1917, « L’esprit nouveau et les poètes », une recherche en devenir au sein de chaque poème. L’échelonnement des vers ou de ses mesures internes, les divers jeux de retraits multiplient les axes de justification verticaux et permettent la création d’axes obliques. Entre instabilité et stabilité désirée, les poèmes de Reverdy, d’Apollinaire ou de Dermée, publiés dans les revues Nord-Sud ou SIC, donnent ainsi à voir des lignes multiples. Les expérimentations formelles qui courbent aussi la ligne, s’ouvrent encore chez Guillaume Apollinaire à la pratique des calligrammes, d’abord appelés « idéogrammes lyriques », ou chez Pierre Albert-Birot à la pratique des « poèmes-paysages ». S’ils rapprochent le poème du dessin figuratif sans toutefois réduire son interprétation à l’image immédiatement perçue, ils participent, aux côtés des 227poèmes présentant une disposition non figurative, d’une recherche qui se fait jeu de forces, la forme prenant valeur figurale.
La disposition changeante des poèmes inscrit une dynamique qui retient l’œil et invite à parcourir la page diversement. Le modèle de l’architecture est fréquent, la page étant alors conçue comme espace, étendue physique à explorer. Cette conception touche aussi le livre, lorsque la forme des poèmes, leur ressemblance et leur dissemblance deviennent un principe organisateur comme dans Les Ardoises du toit (1918) de Pierre Reverdy ou, bien plus tard, dans l’œuvre de Gérard Titus-Carmel. L’exploration par le poète et le lecteur de l’espace de la page ou du livre est guidée par une contrainte qui n’est plus celle, extérieure, des formes fixes prédéterminées. Les concepts de « contrainte intérieure », fréquent chez les poètes du début du xxe siècle, et de « nécessité » qui le prolonge aussi ultérieurement s’articulent à deux paradigmes clés : celui de structure produite par l’acte de création, fut-elle précaire, et celui de plasticité, c’est-à-dire de malléabilité, que formule notamment la métaphore organique ou vitale. Marqué par la multiplicité et le mouvement, le poème engage le corps et met à l’épreuve le langage verbal, comme dans l’œuvre fragmentée et traversée de larges plages blanches d’André du Bouchet. Sa pratique de la marche irrigue une poésie dépouillée et aérée, la mise en page participant de cet acte d’extériorisation qui met le poème au-devant de soi.
Mallarmé évoquait, dans Divagations, la « disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots », la poésie de Pierre Reverdy témoigne d’une retenue ou d’un retrait du sujet anecdotique et biographique. Lecteurs de Reverdy, André du Bouchet ou Jacques Dupin réitèrent encore cette nécessité d’un « hors de soi » en tant que sujet identifié et identifiable. Ce dehors, qui constitue le titre d’un recueil de Dupin, est aussi celui de la langue mise à nu. Son morcellement et son caractère elliptique disent la violence d’une « page-plaie » et le désir ou la possibilité de s’ouvrir à l’inconnu : « S’exfiltrer dehors / sans briser / la coque / simplement sortir / tuer soi / et l’autre » (Dupin, Le Grésil, 1996). « Comment s’en sortir sans sortir » interroge Gherasim Luca dans Apostroph’apocalypse (1967) dont le format, la mise en page spectaculaire et les aquatintes de Wifredo Lam accroissent la force. Comment sortir de soi sans « se compacter aussitôt » et sans se perdre « au jeu de l’ouvert » semble lui répondre Jean-Louis Giovannoni, dans le poème éponyme du recueil Issue de retour (2013), dédié au peintre Gilbert Pastor.
La mise en page et ses variations relèvent d’une configuration affective qui caractérise le pacte lyrique (Rodriguez, 2003). Elles ressortent aussi d’une énonciation réflexive, exacerbée aux lendemains de la seconde guerre mondiale : « Comment dire ? » s’interroge Jacques Dupin dans un texte publié en 1949, comment dire lorsqu’« on ne peut édifier que sur des ruines » ? Tenter de cheminer dans une langue ramenée à sa matérialité élémentaire et mobile, par un acte de destruction et de construction, par un acte qui donne à la violence un pouvoir d’exorcisation comme dans Poésie pour pouvoir (1949) d’Henri Michaux dont la mise en page de Michel Tapié en amplifie encore la force. Lorsqu’écrire est vivre, le corps du poème inscrit l’affrontement à cette part obscure qu’est le « je » mis en scène par Stéphane Sangral dans les boucles labyrinthiques tantôt compactes tantôt plus aérées ou plus nettement éclatées d’Ombre à n dimensions (Soixante-dix variations autour du Je) (2014). Le travail de mise en page témoigne aussi d’une façon de se tenir debout que manifestent 228diversement la verticalité fragile et mouvante des poèmes d’Esther Tellermann, les « phrases / aux vertèbres provisoires » d’André Velter (Passage en force, 2006) ou la disposition compacte et chaotique des textes de Caroline Sagot-Duvauroux.
Si les jeux sur la disposition du poème, incluant les blancs typographiques, ne sont pas seulement l’apanage de la poésie lyrique, ils interrogent la relation du sujet au monde, le point focal à partir duquel le discours se trame, qu’il s’agisse d’en dénoncer l’assurance péremptoire ou d’en observer le caractère changeant, de le déplacer, de le démultiplier ou de le laisser vacant pour que le lecteur en occupe la place. Ils participent d’un lyrisme critique (Voir « Lyrisme critique »*) ou d’une poésie littérale plus proche de l’objectivisme américain et qui exhibe, dans l’œuvre d’Emmanuel Hocquard, de Jean Daive ou d’Anne-Marie Albiach, sa valeur d’objet linguistique construit. Elle peut aussi relever de ce « lyrisme formel » (di Manno, 2020) de Dominique Fourcade, pour qui les mots « affleurent de par-derrière la page et apparaissent », dans leur intensité.
► Jenny L., La Fin de l’intériorité, Paris, PUF, 2002. Di Manno Y., « Un lyrisme formel », Revue Catastrophes, no 27, 2020. Rodriguez A., Le Pacte lyrique. Configuration discursive et interaction affective, Liège, Mardaga (« Philosophie et langage »), 2003.
→ Livre ; Livre d’artiste ; Matérialisme ; Ponctuation ; Technologie ; Typographie
Isabelle Chol
Moyen Âge
À l’aube du xiie siècle, la tradition lyrique européenne prend son essor dans le sud de la France. Grâce à Marie de Champagne, petite-fille d’Aliénor d’Aquitaine, l’art des troubadours fait des émules au nord (les trouvères), en Allemagne (les Minnesänger) et en Italie où Dante érige Arnaut Daniel, Giraut de Bornelh, Fouquet de Marseille, Thibaut de Champagne en modèles dans le De vulgari eloquentia. De Pétrarque, qui emprunte à Arnaut la forme de la sextine, à l’admiration que lui voue l’Oulipo, l’influence des premiers poètes en langue vernaculaire perdure : « La découverte des troubadours », écrit Jacques Roubaud (La Fleur inverse), « n’est pas l’amour ; elle est que l’amour est inséparable de la poésie ».
L’art de trouver :
troubadours et trouvères
La canso est indissociable de la fin’amor, de cet amour épuré (dit « courtois ») où s’exprime un idéal éthique et esthétique, marqué au sceau de la mezura, de la maîtrise de soi et de l’art du trobar. Troubadours et trouvères ne créent pas : ils trouvent dans la tradition lyrique les éléments pour – dans un geste d’émulation – les réécrire et agencer dans un noveldictatz (poésie). Responsable du texte et de la musique, ils modulent le chant d’un moi que, lors de la performance, investissent soit l’auteur lui-même, soit le jongleur qui diffuse l’œuvre auprès d’un public parfois ingrat. Conon de Béthune se plaint des Français qui, en présence de Philippe Auguste, ont « blasmé » son dialecte artésien. Colin Muset (second tiers du xiiie siècle) dénonce la vilanie du comte qui ne l’a pas payé, alors qu’il a « vielé » pour son plus grand plaisir.
L’indéfinissable joi (masculin !) des troubadours tient, par son étymologie, du plaisir (gaudium) et du jeu (iocus). Expression d’une ivresse cosmique, qu’évoque la reverdie (la strophe printanière), sur laquelle s’ouvre volontiers la canso, le joi naît de la sublimation du désir dans le chant. La poésie ne tient pas de l’effusion spontanée : elle est, selon Dante (Devulgarieloquentia II, 4), une fiction* respectant les règles de la rhétorique et de la musique (« fictio rhetorica musicaque poita »). En chantant l’amor, le 229poète traite le sujet le plus noble qui soit : le mot, commun aux différentes langues romanes, est pour Dante un vestige de la langue parfaite, antérieure à la confusion babélique. On comprend pourquoi certains troubadours – Raimbaut d’Orange, Arnaut Daniel – ont préféré au trobarleu (bas), voire au trobarric (riche), le trobarclus (fermé), dont l’hermétisme rend ardu l’accès à la canso : le sublime est réservé à une élite.
La poésie est d’abord une technè. Dante parle de scientia, les troubadours de saber. Le poète est comparé à un menuisier, un forgeron, un architecte : artisan du vers, il lime la langue, tisse les mots, habille le texte de l’ornatus, auquel les artesdictaminis (arts poétiques latins) accordent une large place. Son savoir s’inscrit dans le cadre des arts libéraux, comme en témoignent les traités poétiques occitans, qui précèdent de deux siècles les traités en français. Dans les Razos de trobar (~1200), Raimon Vidal enseigne la « drecha maniera » (la bonne manière) de trouver : il illustre les règles de grammaire par des vers tirés de cansos. Le Donatzproensals (vers 1240) d’Uc Faidit complète la grammaire par un chapitre sur les rimes. Les Vers et regles du trobar, écrites par Jofre de Foixa à la requête de Jacques II d’Aragon (fin xiiie siècle), placent l’écriture lyrique dans le cadre de la rhétorique antique. Tardives, les Leysd’Amors (1341/1355) de Guilhem Molinier occupent une place à part : rédigées pour le Concistoridela Gaya Sciencia de Toulouse, qui organise des concours poétiques, elles aident les notables à juger les pièces qui leur sont soumises. On y trouve le vocabulaire technique encore utilisé par les spécialistes : Guilhem Molinier donne des exemples de rimes (im)parfaites, distingue les types de bordos (vers), précise que la canso comporte 5 à 7 coblas (strophes), dont le nom indique la manière dont elles s’enchaînent. Enfin, il distingue les genres lyriques : canso, descort (discorde), sirventès politico-moral, danse, tenson et partimen (débats), etc. Avant lui, Raimon Vidal, puis Dante avaient relevé combien les pratiques diffèrent entre le sud et le nord de la France : la pastourelle, qui rapporte la rencontre (comique) d’un chevalier et d’une bergère, et le roman (en vers, puis en prose) caractérisent la littérature d’oïl. Au nord toujours, du Roman de la Rose (début xiiie siècle) de Jean Renart à l’anonyme Ysaÿe le Triste (début xve), le roman à insertions lyriques témoigne des fonctions variées du lyrique dans la société médiévale.
La primauté de la canso est confirmée par l’emprise de l’idéal courtois sur le roman arthurien et les lettres d’amour (saluts, complaintes), dans lesquelles les troubadours, puis les trouvères recourent au mètre narratif* (l’octosyllabe à rimes plates) tout en s’inspirant des Héroïdes d’Ovide. La canso nourrit la fierté que les poètes tirent de leur art : emblématiquement, les compositions sont regroupées, dans les chansonniers occitans, sous le nom du troubadour à qui on les attribue. En plus, les vidas – biographies imaginaires construites à partir d’indices glanés dans les cansos – précisent le contexte dans lequel l’œuvre aurait vu le jour. En identifiant la dame dont le chant tait le nom, elles transforment la Rollenlyrik (avec son moi transindividuel) en Erlebnislyrik ancrée dans un vécu : l’amor de lonh de Jaufré Rudel s’y lit à la lumière de sa passion supposée pour la comtesse de Tripoli. Enfin, il y a les joutes poétiques, dans lesquelles deux poètes s’affrontent sur une question d’ordre courtois. Au xiiie siècle, à Arras, le jeu-parti se coule dans le moule formel de la canso : Adam de la Halle et Jean Bretel défendent leur point de vue au rythme des strophes, puis soumettent le débat à un juge. De caractère théâtral, la poésie relève ici du jeu social : la disputatio peut être tournée en dérision, 230l’argumentation pimentée d’insultes et d’allusions grivoises susceptibles d’amuser les membres du puy (société littéraire) de la ville.
À côté du registre élevé, incarné par la canso, il y a donc le registre bas. Les troubadours n’ignorent pas les plaisirs de la parodie et signent des textes satiriques ancrés dans leur temps, comme ceux de Marcabru. En revanche, les textes « popularisants » en langue d’oïl – aubes, chansons de malmariée, chanson de toile, pastourelles et sotteschansons (genres lyrico-narratifs), poésie du non-sens (la fatrasie) – sont presque tous anonymes. Le « registre de bonne vie », exploré par les Goliards dans les CarminaBurana, est illustré par Colin Muset en langue vernaculaire, quand il chante le bien-être quotidien. À la fin du Moyen Âge, chez Eustache Deschamps, poète de cour, puis François Villon, écolier parisien, le plaisir est un thème récurrent : « Tout aux tavernes et aux filles » (TestamentVillon) !
L’âge des formes fixes :
de Guillaume de Machaut
à Pierre Fabri
Adam de la Halle a écrit des motets et des rondeaux polyphoniques. Leur structure est encore mouvante ; cela change vers le milieu du xive siècle, quand rondeaux, ballades, chantsroyaux, lais et virelais se figent en formes (relativement) fixes. Leur succès perdure à la Renaissance grâce aux recueils imprimés ; on les trouve jusque dans le théâtre profane (farces, sotties) et religieux (mystères, moralités). À leur codification contribuent les puys des villes du nord et les arts de seconde rhétorique – de l’Art de dictier (1392) de Deschamps au Grant et vray art de pleine rhétorique (1521) de Pierre Fabri. On y trouve définitions et exemples des tailles (formes lyriques), des rimaires, mais aussi des remarques sur la poetrie, c’est-à-dire l’utilisation (allégorique) de la mythologie. Par leur forme, la ballade (3 strophes, un envoi) et le chant royal (5 strophes, un envoi) font figure d’avatars de la canso en célébrant l’amour courtois. Ils s’en distinguent en s’ouvrant à de nouveaux registres. À la cour de France ou de Bourgogne, le poète célèbre les grands événements. Dans l’œuvre de Deschamps, les pièces de circonstance côtoient la satire (de la cour, de la société), les échos de la vie quotidienne et la mise en scène d’un moi bouffon. L’élargissement thématique va de pair avec la distinction, dans l’Artdedictier, entre « musique artificielle » (vocale et instrumentale) et « musique naturele », c’est-à-dire la « musique de bouche en proferant paroules metrifiées ». Deschamps inaugure la séparation de la musique et de la poésie, à partir de laquelle les jeux sur la sonorité des mots gagnent en importance. Vers la fin du xve siècle, les « grands rhétoriqueurs » – dont Jean Molinet, pour qui la poésie est musique – invitent, par la jonglerie verbale, l’auditeur à jouir des syllabes en fête dans leurs liens avec le sens (sérieux ou comique) du texte. Le succès du prosimètre, alternant prose et formes lyriques variées, confirme la tendance à exploiter différents modes d’écriture pour subjuguer le public.
Deschamps consacre à Guillaume de Machaut le premier tombeau en l’honneur d’un poète en France. Le Champenois est à la fois le dernier trouvère (composant texte et mélodie) et le « grant retthorique de la nouvelle fourme » (Règles de la seconde rhétorique). Machaut est aussi le premier à réunir son œuvre dans un manuscrit. Elle y est précédée d’un prologue programmatique : le poète, formé par Nature, a pour vocation de chanter l’amour et louer les dames (comme le veut aussi Dante). Résonne ici l’idée, héritée de Boèce, que le poète écrit par instinctusnaturalis, toutefois avec l’aide de Rhétorique, Musique et Sens « qui ton engin enfourme » (façonne ton esprit). Conscients de leur statut à part, 231certains auteurs retrouvent la posture de l’orateur antique, s’engageant en prose ou en vers dans les affaires du temps. Témoin consterné de l’actualité ou amant malheureux, le poète se dit volontiers mélancolique, marque du génie selon les Problemata pseudo-aristotéliciens. À partir des années 1460, les muses* sont de plus en plus souvent invoquées. Le laurier couronne à nouveau le poète et l’idée d’« inspiration » (Instructif de la seconde rhétorique, 1464) fait son chemin : l’éloquence est, selon les Douze Dames de Rhétorique (1464), « vertu en l’homme infuse / Douceur semblable à angelicque muse ». Élève de Science, le poète se fait philosophe : fort d’un savoir universel, il signe une œuvre dont l’éclat assure sa gloire auprès de ses pairs et les lecteurs présents et futurs. À partir de la fin du xve siècle, les louanges des bonsfacteurs confirment cette nouvelle conscience : on en arrive à leur donner le titre de poète, jadis réservé aux auteurs antiques.
Les pratiques lyriques gardent un côté éminemment social. On crée des associations comme la Couramoureuse de Charles VI, on écrit des poésies pour la Saint-Valentin, fête aristocratique. Ballades, rondeaux et chansons se récitent dans les coteries où se côtoient courtisans et poètes, qui transcrivent leur texte dans le « livre d’amis » du prince, ainsi à la cour de Blois. La tradition lyrique est un passetemps apprécié par l’élite, qui goûte aussi l’allusion grivoise, voire l’obscénité. Les textes circulent d’une cour à l’autre, suscitant réponses et critiques. Le scandale de la Belle Dame sans mercy (1424) d’Alain Chartier, qui dénonce l’hypocrisie courtoise, provoque des débats tout au long du xve siècle. L’effritement de l’idéal s’accompagne de l’affirmation d’une subjectivité où le sentement a sa place : le poète doit être dans des dispositions affectives en accord avec la matière qu’il va traiter. Quand Christine de Pizan travaille à un dittiezd’amours sur commande, elle se voit contrainte à écrire « d’autrui sentement » (Livre du duc des vrais amants). Mais, ailleurs, la pauvre seulette revendique sa sensibilité de femme en prenant la plume, affirmant la spécificité de son écriture dans un domaine réservé aux clercs. Bien des rondeaux de Charles d’Orléans échappent au carcan courtois : son moi devient alors le lieu d’une interrogation sur le rapport affectif qu’il entretient avec le monde. Des traits autobiographiques, exceptionnels chez les troubadours (Bertrand de Born), rares chez les trouvères (Gace Brulé, les Congés de Jean Bodel atteint de la lèpre), viennent ancrer le lyrique dans un vécu individuel et, souvent, douloureux. Dans ses Fortunes et adversitez (1432/33), le bailli Jean Regnier, mis à rançon par des malfaiteurs, fait de la prison – réelle et non plus celle, allégorique, d’Amour – le cadre des poésies qu’il écrit pour passer le temps et réconforter ses compagnons d’infortune. Réflexions morales, prières et pièces courtoises y témoignent des multiples fonctions du lyrique à la fin de la guerre de Cent Ans : la poésie est passetemps, consolation, méditation (politique), lettre de caractère privé (les poésies adressées par Jean Regnier à son épouse, par Charles d’Orléans au duc de Bourgogne).
Au-delà des différences entre les pratiques lyriques du haut et du bas Moyen Âge, des constantes se dessinent. Du trouvère au facteur (celui qui fait) ou rhétoriqueur, le poète est avant tout un artisan du vers. Il dialogue avec les autres poètes et destine ses vers à une élite culturelle capable de les apprécier à leur juste valeur. On continue à réciter des poésies devant le prince, un cercle choisi, mais aussi pour égayer un malade. En même temps, la lecture individuelle – « de bouche » ou silencieuse – gagne du terrain. Les marques d’oralité et d’auralité (écoute d’un texte 232lu à voix haute) se maintiennent après la séparation du texte et de la musique. Mais faut-il voir dans « je dis », « tu chanteras » (la ballade), « lire et oïr », « s’il vous plaist escouter » des expressions topiques ou le reflet d’une réalité ? Quand Deschamps appelle au deuil collectif ou convoque la noblesse à un tournoi dans une ballade, la récitation publique paraît plausible. Le refrain « Qui veult de dame a moy changier ? » (Jean de Lorraine) ne prend tout son sens qu’en la présence d’auditeurs. Une didascalie accompagnant En l’ordre de mariage de Charles d’Orléans invite le récitant à tousser deux fois : la performance est prévue. Bien des poésies ne se conçoivent que modulées par la voix, accompagnées du geste.
► Bec P., La Lyrique française au Moyen Âge, Paris, Picard, 2 vol., 1977, 1978. Butterfield A., Poetry and Music in Medieval France. From Jean Renart to Guillaume de Machaut, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. Lazzerini L., Letteratura medievale in lingua d’oc, Modène, Mucchi, 2001. Poirion D., Le Poète et le prince. L’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans, Genève, Slatkine Reprints, 1978.
→ Chant, chanson ; Renaissance, xvie siècle ; Vers lyrique / vers narratif
Jean-Claude Mühlethaler
Multimédia, transmédialité
Les termes « multimédia » et « transmédialité », nés de la révolution numérique, se sont d’abord développés dans la sphère marketing. On ne peut donc les employer à propos d’œuvres artistiques sans quelques précautions préalables. Le terme « multimédia », apparu au début des années 1990, renvoie à la possibilité nouvelle de transformer en données informatiques à la fois du texte, des images (fixes ou animées) et du son. Or si ce « multimédia »-là est multisensoriel, il est en revanche uni-médiatique puisque tout passe finalement par l’ordinateur (média unique), le CD-ROM et le DVD ayant constitué les principaux supports de stockage et de diffusion avant que ne se développent les sites Internet. Le terme de « transmédialité » est plus récent encore : il désigne le fait qu’une narration se déploie simultanément et dès son origine (ce qui distingue la transmédialité de l’adaptation) via plusieurs médias et supports (livre, film, site web, spectacle, jeu vidéo, etc.). Théorisée par Henry Jenkins au début des années 2000, la notion fait florès auprès des industries culturelles.
Si la poésie est concernée par ces notions, c’est qu’elle travaille, comme tout art, à partir des possibilités technologiques et médiatiques de son temps : avec le développement des techniques d’enregistrement des sons et des images, l’essor de techno-médias comme la radio, la télévision, le phonographe, le magnétophone et les télécommunications (du télégraphe à Internet), le livre (ou l’imprimé en général) n’est plus le seul média possible pour la poésie, non plus que la page n’en est le seul support. Ces mutations médiologiques profondes, qui surviennent dès le milieu du xixe siècle et ne cessent de se développer au xxe, affectent tous les arts. Parmi les poètes de langue française, Apollinaire, très marqué par la restitution sonore des enregistrements réalisés pour les Archives de la Parole, envisage ainsi dès 1917 la mutation médiologique de la poésie : les poètes, écrit-il, « veulent […] machiner la poésie comme on a machiné le monde. Ils veulent être les premiers à fournir un lyrisme tout neuf à ces nouveaux moyens d’expression qui ajoutent à l’art le mouvement et qui sont le phonographe et le cinéma ». Et d’imaginer le « livre vu et entendu de l’avenir » pour lequel les poètes, « chefs d’un orchestre d’une étendue inouïe », auront « à leur disposition : le monde entier, ses rumeurs 233et ses apparences, la pensée et le langage humain, le chant, la danse, tous les arts et tous les artifices, plus de mirages encore que ceux que pouvait faire surgir Morgane sur le Mont Gibel » (« L’Esprit nouveau et les poètes », 1917). Pour Apollinaire, comme pour les poètes travaillant à cette époque au simultanéisme (Divoire, Ghil, Barzun ou encore Cendrars), ce lyrisme multi-médiatique, confiant dans les technologies, coïncide avec l’utopie romantico-moderniste d’un art total et multisensoriel (voir Battier, 2006).
Diverses tentatives audiopoétiques eurent lieu plus tard à la radio, notamment au temps du Club d’Essai (1946-1960), laboratoire radiophonique dirigé par Jean Tardieu qui plaçait au cœur de son activité une réflexion sur le renouvellement de la création et de la diffusion poétiques via les ondes. Les poèmes radiophoniques Naissance du langage de Jean Lescure (1947) ou Rythmes et bruits du monde de Blaise Cendrars (1952) en sont quelques exemples. Les premiers poèmes au magnétophone de Bernard Heidsieck, François Dufrêne ou Henri Chopin datent quant à eux du milieu des années 1950.
Toutefois, le véritable développement de la poésie « multi-média » (terme pris ici dans son acception médiologique) démarre plutôt dans les années 1960, quand se multiplient à la faveur de festivals et rencontres d’art d’avant-garde (citons notamment pour la France à cette époque les Festivals d’art d’avant-garde de Jacques Polieri, les séances du Domaine poétique, les Biennales de Paris etc.) des performances poétiques associant effectivement plusieurs médias : d’une part la voix et le corps live du poète (les postures de lecture, la diction, les mimiques, les accessoires éventuels entrant alors de plain-pied dans la réalisation du poème), d’autre part la diffusion de sons enregistrés ou encore la projection d’images. C’est à ce moment-là par exemple que Pierre Garnier publie son « Manifeste pour une poésie nouvelle, visuelle et phonique » (1962) ou encore que Bernard Heidsieck convertit ses poèmes sonores en poèmes-actions, développant une véritable poétique de la lecture publique multi-média. C’est également dans les années 1960 que le poète Dick Higgins, co-fondateur de Fluxus marqué par les théories de Marshall MacLuhan (notamment par l’essai Verbi-voco-visual explorations), propose le terme « intermedia » pour désigner les pratiques et œuvres poétiques hybrides dans lesquelles différents médias fusionnent sans qu’aucun ne prédomine sur l’autre. Higgins différencie les œuvres intermedia de celles relevant des mixed media et dans lesquelles, comme l’opéra par exemple, les éléments constitutifs – le musical, le textuel, le dramatique, etc. – sont nettement identifiables et souvent même attribuables à des créateurs différents. Selon lui, la poésie intermedia (dans laquelle il range la poésie concrète des années 1950-1960, la poésie visuelle et la poésie sonore) propose des formes artistiques nouvelles, inassimilables aux genres traditionnels : ni poésie ni peinture ou sculpture, ni poésie ni musique, mais un entre-deux ou un entre-trois inédit (intermedium) susceptible d’ouvrir des voies neuves dans l’histoire de l’art.
Déterminante est alors la question de l’édition de ces formes poétiques nouvelles dans lesquelles le poème, irréductible au seul texte, se compose d’éléments sonores (diction, bruits et sons divers) et visuels (éléments typographiques, éléments liés à la gestuelle du poète, à la scénographie, etc.). Or c’est à ce niveau que peut entrer en jeu avec pertinence la notion de transmédialité, comprise comme la possibilité pour un poème multi-média d’être véhiculé et stocké via différents types de supports, d’exister sous différentes formes éditoriales (performance live ou enregistrée, livre-CD, CD-Rom, 234DVD, site web, etc.) sans qu’une hiérarchie s’impose nécessairement entre elles. En France, le poète sonore Henri Chopin fut le premier, avec la revue Ou-Cinquième saison (1964-1974), à fournir un support éditorial multi-média (revue papier + disque vinyle 25 cm) aux diverses formes de poésie expérimentale de son temps, notamment sonore. « Première revue-objet-sonore-visuelle et manipulable à la fois », selon les mots de Chopin, Ou-Cinquième saison trouve des prolongements dans d’autres initiatives éditoriales, notamment la revue Doc(k)s (3e et 4e séries, 1991-2019) qui, sous la direction d’Akenaton (Philippe Castellin et Jean Torregrosa), adjoignit à la revue papier soit des CD-Audio soit des CD-Rom ou des DVD. Ces publications eurent un effet majeur pour la diffusion et la (re)connaissance de certaines œuvres (Heidsieck, Garnier, Bory, Blaine, Hubaut, Pey) tout en contribuant à sceller le rapprochement entre poésie-action et poésie numérique. Citons encore la revue Son@rt éditée par l’Association pour le Développement de la Littérature Multimédia (A.D.L.M., créée en 1998 à Paris par Jacques Donguy) dont les CD et DVD publiés à partir de 1998 ont remis en circulation des enregistrements parfois anciens et introuvables de lectures publiques majeures (comme Ghérasim Luca au MOMA en 1984). Certaines petites maisons d’édition emboitèrent également le pas à ces revues tenues par des poètes. C’est le cas des éditions Al Dante, dirigées par Laurent Cauwet, qui contribuèrent de manière décisive à élargir le public de la poésie sonore et action en France, éditant sous forme de livre-CD ou de disques seuls non seulement les poètes de la première génération (Heidsieck, Hubaut ou même le lettriste Isou), mais aussi des poètes de la génération suivante comme Anne-James Chaton et Christophe Fiat. Mentionnons également la revue Incidences et sa collection multimédia « le point sur le i » (dirigée par l’artiste Giney Ayme) qui publie sous forme de DVD aussi bien Julien Blaine et Serge Pey, avec des vidéo-poèmes réalisés en collaboration avec un plasticien, que Jérôme Game dont l’œuvre poétique se déploie à la fois dans le domaine de la performance et dans celui de la création sonore ou audio-visuelle.
Enfin, certains sites Internet, comme UbuWeb et PennSound, quoique non dédiés exclusivement à la poésie multimédia, ont considérablement ouvert l’accès à ce type d’œuvres tout en révélant plus largement l’importance des pratiques intermédiales dans l’ensemble du champ poétique contemporain (voir Nardone, 2021). Leur rôle a été également décisif dans la légitimation de ces corpus au sein des études littéraires, en particulier dans l’aire anglo-américaine. Dans le domaine francophone, des plateformes plus récentes comme Ptyxel.net (fondée en 2021), qui entend « rassembler » et diffuser librement « la poésie multimédia réalisée en Suisse occidentale », ou Archives Sonores de Poésie (2022), qui reproduit des archives analogiques inédites de lectures et performances poétiques, travaillent dans le même sens : ouvrant de nouvelles voies de collaboration et de dialogue entre poètes et universitaires, apportant des ressources neuves pour aborder la poésie dans son ensemble, elles tendent à démarginaliser l’étude des pratiques poétiques multi- et transmédiales pour les intégrer pleinement à l’histoire de la poésie. Reste que pour appréhender ce type de corpus fondamentalement transgressifs (car perturbant les frontières génériques et artistiques), il convient de réajuster notre regard sur les pratiques littéraires : de penser la poésie comme un art verbal qui, travaillant à même les conditions techniques et médiologiques de son temps, renouvelle en profondeur et sans cesse ses modalités d’adresse.
235► Battier M., « Chapitre 15. Des unanimistes à l’art sonore : quand la littérature, l’art et la musique recréent la technologie », dans S. Caron et al. (dir.), Musique et modernité en France, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2006, p. 389-416. Higgins D., ‘The Intermedia Essay’, The Something Else Newsletter, vol. 1, no 1, New York, Something Else Press, 1966. McLuhan M., Verbi-voco-visual explorations, New York, Something Else Press, 1967.
→ Degré zéro, antilyrique ; Livre d’artiste ; Numérique, internet ; Peinture ; Radio ; Technologies
Céline Pardo
Muses
Les muses sont des divinités du panthéon grec, patronnes et garantes de toute production artistique – et ce dès les premiers témoignages datés du viiie siècle avant J.-C. À partir de l’époque hellénistique (fin du ive – début du iiie s. av. J.-C.), avec la construction des grandes bibliothèques et l’élaboration de catégories et de systèmes de classement appropriés, les muses sont toujours plus individualisées, associées à des attributs et des domaines spécifiques. Mais le plus souvent c’est ensemble, sous un pluriel généralisé ou un singulier collectif, qu’elles s’occupent de tout ce qui touche à leur art, en grec mousikè technè : la poésie au sens grec d’une production (poièsis), un assemblage harmonieux de paroles, de mouvements et de mélodies, l’expression en mots, en rythmes et en sons des événements et phénomènes du monde. Ce sont de telles compositions que les muses font résonner dans la sphère divine et qu’elles inspirent aux poètes dans le monde humain. Comment comprendre ce rapport entre hommes et divinités ? Quelles implications a-t-il sur la production et l’exécution poétiques ? Quelles en sont les spécificités lyriques ?
Selon le chanteur-poète lyrique Pindare (fr. 31 Maehler), les muses sont engendrées pour célébrer les événements et phénomènes constitutifs du cosmos. Sans elles, tout ce qui apparaît, aussi grand soit-il, finit immanquablement par sombrer dans l’oubli. Telle est la raison d’être de la poésie pour les anciens Grecs : une production (poièsis) accomplie, cautionnée, soutenue par la sagesse (sophia) et l’art (technè) des divines muses.
Dans la perspective antique, les hommes sont par essence mortels, limités dans leurs connaissances et leurs actions. Impossible pour eux de faire sans les muses : ils ne peuvent réaliser seuls leurs productions poétiques. Une certaine liberté existe tout de même : selon les circonstances de production, selon les commandes passées, selon les modes d’exécution, chaque artiste se plie plus ou moins aux règles du genre, il suit à sa manière les traditions. Loin de toute uniformité, les muses incarnent et suscitent la diversité artistique. Toutes ensemble ou singulièrement, comme leurs noms l’expriment par eux-mêmes. D’après la liste instaurée par Hésiode (Théogonie, 77-79) : Clio fait connaître et célèbre les hauts faits, elle permet la diffusion de tout phénomène jusqu’à le rendre glorieux ; Euterpe révèle la pleine réjouissance et le bon équilibre que les œuvres artistiques permettent de ressentir ; Thalie insuffle du dynamisme, de la fraîcheur, de la nouveauté, un caractère florissant et festif ; Melpomène incarne l’union du chant et de la danse ; Terpsichore le chœur qui réjouit pleinement son public ; Erato* suscite l’amour, le désir, la séduction ; Polymnie est responsable de la pluralité et multiformité des productions artistiques, ce qui implique aussi de la complexité et de l’ambigüité ; Uranie personnifie le ciel dans lequel résonne et qui transporte la poésie ; quant à Calliope – qui l’emporte sur ses sœurs d’après Hésiode –, elle est 236la belle voix. Sa primauté est indéniable : si toutes expriment les diverses faces de leur art, imbriquées les unes dans les autres, Calliope rappelle en particulier que la poésie doit être exprimée pour exister, que seule une voix, belle, sonore, harmonieuse, rend les phénomènes du monde compréhensibles.
En matière de muses, les caractéristiques lyriques grecques se déterminent en démarcation d’un autre genre poétique : l’épopée. Les vers épiques (homériques et hésiodiques) célèbrent les muses comme les héritières de la puissance de leur père Zeus et de la mémoire de leur mère Mnémosyne. Invoquées par les chanteurs, elles leur dévoilent des pans d’un savoir passé, relativement lointain, détaché du moment de l’énonciation, auquel les hommes (les chanteurs comme leur public) n’ont sinon pas part. Il s’agit des faits et gestes de héros, vivant à une époque où les dieux se mêlent fortement des affaires humaines. La lyrique grecque accorde une plus grande place au monde humain. Les hommes – poètes, chanteurs, en solo ou en chœur, auditeurs – contemporains du moment de l’exécution sont davantage impliqués. Cet ancrage dans l’ici et maintenant du chant a une réelle influence sur l’activité des poètes ; sans parler de leur manière d’invoquer, convoquer, mentionner les muses.
Si les chanteurs épiques s’effacent le plus souvent derrière l’autorité des muses, les chanteurs-poètes lyriques s’accordent une place centrale dans leurs productions. Le soutien des divinités est toujours nécessaire : éminemment éphémères en comparaison du temps cosmique et divin, les hommes n’ont qu’une marge de manœuvre réduite face aux événements destinés à rester dans les mémoires. Seule la présence des muses permet d’exprimer convenablement ces événements, même s’ils sont récents, connus. Mais la qualité de l’expression revient aux hommes. Et ceux-ci ne manquent pas de le faire savoir. Les vers lyriques grecs sont parsemés de remarques sur les capacités et les tâches des chanteurs-poètes. Ils revendiquent un rapport privilégié avec les muses, leur permettant d’employer à bon escient leur savoir-faire poétique – et mieux que d’autres ; les concurrences et autres rivalités n’ont rien de moderne. Concrètement, ils convoquent les muses à l’aide de divers impératifs et adverbes de circonstance (cf. Adresse*), leur demandant d’apporter dans le chant, pour leur auditoire, la beauté, la grâce, le désir, la brillance, la clarté, la vitalité, la mémoire, les connaissances nécessaires. C’est à ce moment-là que certaines muses peuvent être appelées par leur nom propre, donnant à la production et l’exécution une valeur particulière. Elles acquièrent également des caractéristiques physiques qui leur donnent davantage de profondeur, de somptuosité, de prestige. L’ancrage dans l’ici et maintenant du chant ne concerne cependant pas uniquement l’esthétique et le plaisir. Les muses jouent aussi un rôle éducatif. Elles garantissent l’expression, la compréhension, la diffusion du bon comportement à avoir dans de nombreux domaines qui correspondent à la variété de moments où des chants lyriques se font entendre : vis-à-vis de ses congénères et de la vie publique et civique lors des banquets ou de célébrations de victoires ; vis-à-vis de la famille et de la vie privée lors de diverses célébrations telles les naissances, les mariages, les deuils ; vis-à-vis des dieux et du monde lors des fêtes en l’honneur de divinités et des cycles saisonniers.
Avec l’avènement du christianisme, les muses ne peuvent plus être reconnues comme des divinités. Elles ne disparaissent pas pour autant. Considérées comme des expédients rhétoriques et comme une marque d’importance du passé, elles continuent à être mentionnées 237par les poètes et artistes : elles garantissent le lien avec la tradition ; elles justifient certaines expressions, certaines reprises, jusqu’à permettre un jeu, plus ou moins voilé, avec les règles, la morale, les genres. Au point qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible de déterminer dans quelle mesure les hommes n’y croient pas quand même un peu. De sûr la mention de l’une ou l’autre muse donne à leurs productions une valeur, un caractère supplémentaire.
Camille Semenzato
► Christian K. W., Guest C. E. L., Wedepohl C. (dir.), The Muses and their Afterlife in Post-Classical Europe, London, The Warburg Institute, 2014. Galand P., Pouey-Mounou A.-P. (dir.), La muse s’amuse : figures insolites de la muse à la Renaissance, Genève, Droz, 2016. Semenzato C., À l’écoute des Muses en Grèce archaïque : la question de l’inspiration dans la poésie grecque à l’aube de notre civilisation, Berlin/Boston, De Gruyter (« Mythos Eikon Poiesis » 9), 2017.
→ Adresse ; Erato ; Lurikos ; Mélos, mélique ; Mythe ; Orphée
Musique
→ Art lyrique* et Harmonie*
Mythe
« Je regrette le temps où le ciel sur la terre / Marchait et respirait dans un peuple de dieux », chantait le Rolla de Musset ; « Pan, le grand Pan est mort et les dieux ne sont plus ! » concluait, en 1895, le sonnet d’un collégien qui ne signait pas encore Guillaume Apollinaire. Mais la modernité a bien pu proclamer la mort des mythes et le désenchantement du chant* poétique, mythe et lyrique se trouvent toujours intriqués l’un dans l’autre : même pour se départir de lui, ou déplorer sa perte, il faut commencer par dire le mythe. Pour dire l’origine et l’inspiration du lyrisme occidental, c’est en effet la voie du mythe qui est souvent choisie. La fonction assignée à la poésie est même justement la création de mythes, et, malgré une association tenace entre mythe et épopée, c’est bien aussi la poésie lyrique qui transporte et vivifie vieilles et neuves mythologies.
L’hymne homérique à Hermès raconte comment ce dieu enfant fabriqua la première lyre* avec la carapace d’une tortue, une peau de bœuf tendue et pour cordes sept boyaux de brebis ; il improvisa des vers harmonieux sur les amours de Zeus et de Maïa, sa mère. Puis, pour apaiser la colère d’Apollon dont il avait volé les troupeaux, il lui raconta la naissance des autres dieux, consacrant ses chants à Mnémosyne, la mère des muses*, et lui offrit cette lyre, capable de dispenser « toutes les voluptés », qui est devenue son attribut. La lyre dans ce récit étiologique travaille et sublime la matière animale*, célébre le divin, suscite l’émotion, offre et échange le plaisir. D’autres mythes lui ajoutent d’autres pouvoirs. Orphée*, fils de la muse Calliope, met en mouvement par le son de sa voix et celui de sa lyre les rochers, les fleuves, les chênes. La douceur de ses chants fait sortir de leur retraite les poissons et les monstres marins (Apollonios de Rhodes, Argonautiques) ; elle permet à Eurydice de remonter, pour un temps, le chemin des Enfers (Virgile, Géorgiques, IV). Hermès avait donné aussi à Amphion une lyre, et quand il en jouait les pierres le suivaient : c’est ainsi qu’il fortifia les murailles de Thèbes (Pausanias, IX, 5, 8). Ces mythes sont distribués dans tous les genres de la littérature grecque. Dans une tragédie perdue d’Euripide, Antiope, un débat fameux évoqué par Socrate dans le Gorgias l’opposait à son frère jumeau Zéthos sur les mérites comparés de la vie de l’homme d’action et de celle du poète. Il revient aussi au Socrate de Platon d’inventer, au début du Phèdre, le mythe des cigales créatures 238des muses et surtout, dans l’Ion, celui de l’enthousiasme*, du poète habité par un dieu et relié par lui à la chaîne des autres poètes comme une file d’anneaux aimantés. Chaque âge de l’histoire, chaque poète imagine à son tour sa propre genèse du lyrique, tel Victor Hugo dans la préface de Cromwell : « Aux temps primitifs, quand l’homme s’éveille dans un monde qui vient de naître, la poésie s’éveille avec lui. […] Voilà le premier homme, voilà le premier poëte. Il est jeune, il est lyrique. »
Mais si des genres et textes divers disent ces mythes d’origine, c’est avant tout la poésie elle-même, et toute la poésie, qui fait parler dieux et héros pour « travailler au mythe » (Blumenberg, 1979). Une voix divine, celle de la « déesse » ou de la « muse », passe par celle du récitant de l’Iliade et de l’Odyssée qui l’invoque. « Commençons par chanter les muses de l’Hélicon », prélude Hésiode dans la Théogonie, découvrant la fonction autotélique du chant poétique, qui est de célébrer indéfiniment son propre mythe : « elles m’ont inspiré le chant / mystique pour que j’appelle / ce qui sera et ce qui fut jadis, / pour que je célèbre la race / des bienheureux qui vivent à jamais, / et pour que je les chante, elles, / dans le prélude et pour finir. » Mythos est aussi bien parole poétique que parole mythique : Platon (République, 377 b) puis Aristote (Poétique, 51 b) appellent les poètes des artisans de fables, des mythopoètes. Le très ancien débat sur la poésie s’ancre là : parce que la parole poétique possède la puissante faculté de modifier ou de créer des mythes, sa force est redoutable et, pour certains, doit être régulée. Ainsi Socrate dans la République veut que soit censuré et contrôlé ce que les poètes disent du divin. Au contraire, Boccace, après avoir condensé en treize volumes la Généalogie des dieux païens, en consacre deux autres à vigoureusement défendre la poésie contre ses détracteurs, car pour lui, défendre la poésie et défendre la mythologie sont un unique combat mené contre l’ignorance. Avec la querelle de la Fable qui se superpose à celle des Anciens et des Modernes, il s’agit ensuite, à la fin du xviie siècle, de savoir si la poésie doit conserver le merveilleux païen, la Fable, ou le récuser au profit du merveilleux chrétien. Mais bientôt, on sonnera le glas de l’un comme de l’autre. « J’affirme que notre poésie manque de ce centre qu’était la mythologie pour les Anciens », écrivait en 1800 Friedrich Schlegel, appelant de ses vœux une « nouvelle mythologie », parce que « mythologie et poésie, toutes deux, ne sont qu’un et sont inséparables » (Gespräch über die Poesie, Lacoue-Labarthe-Nancy, 1978).
Or la poésie en cause n’est pas seulement l’épique dont l’Art poétique de Boileau affirmait qu’elle « se soutient par la fable et vit de fiction », mais bien aussi la poésie lyrique. Dans le poème liminaire des Amours, Ovide mythologise : alors que le poète voulait chanter la guerre en hexamètres épiques, raconte-t-il, Cupidon retrancha un pied du second vers, créant le distique élégiaque qui le contraint à chanter le désir amoureux. Non seulement l’élégie érotique, mais aussi toute la lyrique, depuis toujours, chante et invente des mythes. Si l’épopée a joué un rôle majeur en organisant un ensemble de légendes locales en un texte valable pour tous les Grecs, l’ode pindarique est le genre qui éclaire le mieux le rôle du mythe dans la Grèce archaïque : il reste vivant parce qu’il peut être « remodelé et réinterprété pour s’adapter aux circonstances » (Said, 2008). Les Renaissances européennes, la Pléiade française (Demerson, 1972) comme la poésie lyrique du Siècle d’Or espagnol (Varga, 2022), ont continué et relancé cette œuvre mythopoétique, utilisant la mythologie classique pour animer leurs créations grâce à son potentiel fictionnel 239et la revivifiant du même mouvement. Pindare n’est pas seulement le modèle de Ronsard pour ses Odes, mais aussi, deux siècles plus tard, celui de Hölderlin, qui célèbre la migration du génie grec dans les forêts germaniques (Brunel, 2003), tandis que Goethe choisit Ganymède et Prométhée pour dire la polarité de l’humain et du divin. D’autres ensuite reprennent la lyre d’Orphée pour chanter le monde dans la forme moderne du sonnet : Nerval, Rilke, Valéry… Le sonnet, justement, était devenu avec Pétrarque la forme par excellence d’un mythe nouveau de l’amour qui, sur la fable païenne d’Apollon et Daphné, greffait celle, chrétienne, de l’élévation du poète vers Dieu par la médiation de Laure.
De Ronsard à Baudelaire, de Shakespeare à Elizabeth Barrett Browning, de Gaspara Stampa à Pasolini, le sonnet amoureux n’a pas cessé de réinventer ses mythes, ni les mythes de réinvestir de nouveaux genres et chants lyriques. Anna Akhmatova en 1941 donnait la parole aux « Hécubes devenues folles, Cassandres de Tchoukhloma » de la bataille de Stalingrad.À l’instar de Sylvia Plath chantant sa Loreleï, les sœurs de Perséphone ou Méduse, les voix féminines des « voleuses de langues » ont engagé plus systématiquement depuis la fin du xxe siècle une « révision » de la mythologie qui passe par la déconstruction et la reconstruction du lyrisme (Ostriker, 1983). Cette « nouvelle mythologie » n’est sans doute qu’une parmi d’autres en cours de gestation.
► Blumenberg H., Arbeit am Mythos, Frankfurt, Suhrkamp, 1979. Brunel P., Mythopoétique des genres, Paris, PUF, 2003. Said S., Approches de la mythologie grecque. Lectures anciennes et modernes, Paris, Les Belles Lettres, 2008.
→ Animal ; Élégie ; Muses ; Orphée ; Primitivisme
Véronique Gély
- Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN : 978-2-406-15975-9
- EAN : 9782406159759
- ISSN : 2261-5938
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0205
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/02/2024
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