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- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages : 163 à 204
- Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
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Lecture, interaction
Peu d’études en français ont été consacrées à la lecture lyrique, non à la lecture à haute voix en tant que performance ou oralité*, mais à la réception et à l’interaction face aux œuvres lyriques. Malgré quelques travaux en phénoménologie ou en pragmatique, elle a cédé la place à d’innombrables recherches sur les auteurs, la création, les contextes, les manuscrits, les publications, les questions de poétique, les études des textes. La réception, l’interaction ou la lecture sont restées les grandes oubliées de la critique littéraire en français, comme si elles appartenaient de fait à d’autres domaines : principalement, à la psychologie de la lecture, qui peut inclure la didactique, à l’usage des œuvres poétiques dans certains contextes ou à la sociologie de la réception. La lecture des grands écrivains a certes été explorée sous l’angle de l’histoire littéraire (C. Mayaux 2006 ; D. Alexandre 2011), des « styles » ou des « manières » de lire (M. Macé 2011). Il n’empêche que peu d’études ont considéré le plaisir de la lecture lyrique en tant que tel, la satisfaction d’accomplir un objectif ou le sentiment de réussite face à cette activité, ses motivations diverses, alors que de nombreux lecteurs évoquent dans la presse ou en ligne, face aux autres groupes de passionnés, un effroi de la poésie, la crainte de ne pas la comprendre, voire de s’ennuyer. Plusieurs éléments de la lecture lyrique peuvent être saisis d’un point de vue esthétique, sans forcément la psychologiser ou la sociologiser, quand bien même ces deux orientations fournissent des données importantes pour compléter des réflexions esthétiques.
La lecture lyrique ne devrait jamais être réduite à une « réception » passive, comme à une fusion avec le poète, à une identification totale avec le sujet lyrique, ou encore à la simple ré-énonciation du poème (voir Empathie*). La trop grande attention accordée à la création a fait pencher l’échange lyrique dans une maîtrise absolue du poète et une passivité sans limite du lecteur. Or, rappelons-le, lire, c’est agir ; littéralement, une action en tant que telle, avec un début et une fin, une orientation, des objectifs, une durée, une dépense d’énergie, des adaptations diverses du comportement. L’herméneutique romantique des intentions a pu accroître la perspective de la fusion : les lecteurs, en masse, peuvent s’élever jusqu’au génie d’une civilisation, et être éclairés par le lyrisme sublime du poète, s’ils parviennent à comprendre ses intentions et à « communier » avec lui (Staiger 1991). Le lecteur doit alors refaire le cheminement voulu par l’auteur. Dans ce cas, l’intention de l’auteur ne répond guère à la visée lyrique du texte, mais devient la source d’une « illusion affective » (« affective fallacy ») dénoncée par le New Criticism et les approches structuralistes. Dans LeDémon de la théorie, Antoine Compagnon ne comprend d’ailleurs pas autrement l’intention psychologique (et scolastique) de l’auteur : « L’intention
164de l’auteur est le critère pédagogique ou académique traditionnel du sens littéraire. Sa restitution est, ou a longtemps été, la fin principale, ou même exclusive, de l’explication de texte. Suivant le préjugé ordinaire, le sens d’un texte, c’est ce que l’auteur de ce texte a voulu dire. » (voir A. Compagnon, 2014,p. 54.) Associées à P. Szondi, G. Poulet ou J.-P. Sartre, ces « intentions psychologiques de l’auteur » paraissent aujourd’hui impraticables dans les études littéraires, contrairement à l’intentionnalité* ou à l’attention plus subtilement rattachées à l’interaction.
L’acte et l’activité de lecture lyrique
Parmi les pistes les plus fréquemment suivies, deux orientations complémentaires apparaissent pour décrire ce que les lecteurs réalisent avec les textes littéraires : d’un côté, une « esthétique de la lecture » comprise sous le signe de « l’acte », de la « configuration » ou de l’« intentionnalité » ; de l’autre, des approches marquées par la sémiotique et la psychologie de la lecture, qui traitent de « l’activité », des « comportements », des « progressions » ou de la « tension ». Nous retrouvons ici le croisement de l’intentio et de l’intensio, qui ont le même étymon, intendere, tendere(J.-L. Solère, « Tension et intention », dans L. Couloubaritsis et Antonino Mazzù (dir.), Questions sur l’intentionnalité, Bruxelles, 2007, 59-124). L’une renvoie à la lecture comme acte logique, à l’instar d’une esthétique de la lecture (Ingarden, Iser, Ricœur), tandis que l’autre, valorisée par les sémioticiens (Fontanille, Gervais, Baroni), permet de décrire l’investissement psychologique. La deuxième démarche considère la lecture comme un processus. Comment lit-on concrètement un recueil ? Cette question rompt d’emblée avec l’homogénéité et l’intégralité de la lecture supposées par certains critiques, en l’inscrivant dans un corps qui mène une action dans l’espace et le temps ; donc un corps qui donne de l’énergie, se fatigue, se concentre ou se distrait. Les théories de l’action l’emportent alors sur l’acte de lecture. Il devient nécessaire d’imaginer la superposition et la déviation d’actions menées en parallèle, qui peuvent perturber l’attention, centrale par rapport à l’intentionnalité. L’essai récent de Lucy Alford (2020) explore une telle potentialité. Au tournant des années 2010, Bertrand Gervais et ses collègues s’étaient intéressés à l’activité de lecture dans le récit à partir de grilles psychologiques cognitivistes (« scripts », « plans-actes », « endo-narratif »). Cette approche pensait la progression selon le modèle des attentes, des manques et des buts à atteindre. Une telle approche devrait intégrer une réflexion sur les visées de la lecture, et devenir complémentaire à une esthétique de la lecture. Qu’accomplit-on en lisant ? Non des scripts ou des plans-actes ; pour le récit, nous essayons de suivre ou de raconter une histoire (voir Intentionnalité*). De la même manière, pour le lyrique, il pourrait s’agir d’« éprouver la vie affective » sous différents aspects. La progression et la configuration peuvent être saisies en parallèle, car il n’y a pas de progression sans configuration, et aucune configuration sans progression. Plus que l’échelle du livre ou des poèmes, celle de la séquence* devient alors la plus opérante, car cette unité conduit à un événement de sens minimal de progression et de configuration.
Face à la configuration d’une séquence, dont la tradition remonte à Roman Ingarden (1983), le reproche principal adressé par Bertrand Gervais serait de réaliser un « effet » (Iser) ou un « cheminement » (Ricœur) « préfigurés » par le texte ou le « répertoire » des connaissances. Ces théories, fondées généralement sur la phénoménologie ou la pragmatique, laissent pourtant une 165place importante, depuis Ingarden, aux « lieux d’indétermination ». Pour parvenir à un « événement de sens », les lecteurs doivent certes traverser des mots, des phrases, à partir de schèmes (narratifs, argumentatifs ou lyriques), souvent acquis par l’expérience et l’éducation, mais ceux-ci sont mis à l’épreuve par les œuvres littéraires, souvent plus complexes. Bien que la configuration lyrique semble préconstituée, elle n’est jamais déterminée à l’avance. Elle s’allie donc à la progression textuelle, à ce qui peut la stimuler ou la réfréner, voire l’arrêter.
Pour parvenir à cet événement de sens, des mandats implicites guident notre investissement attentionnel et cognitif. Des directions prédéterminées et des effets globaux permettent de parcourir la situation lyrique et d’investir le texte à partir de certains signes donnés. Ainsi, plus qu’une immersion, la lecture lyrique est avant tout une participation à la visée, avec une reconnaissance de certains traits typiques en vue de la compréhension. Il importe surtout de voir comment la lecture se met en place dans le lyrique, à l’instar du récit, ce qui incite à s’investir pour parvenir à une satisfaction ou à un plaisir.
La satisfaction et le plaisir
de la lecture lyrique
La configuration apporte une satisfaction par la compréhension, qui est un des premiers objectifs de lecture, tandis que la progression (par l’activité de lecture) amène le plaisir dans le processus lui-même (Schaeffer 2015). Parvenir au faire-sens d’une séquence lyrique n’apporte pas forcément un plaisir considérable, mais plutôt une satisfaction, celle de réaliser un acte selon des orientations attendues, convoquées. Nous sommes loin d’une ré-énonciation ou d’une contemplation esthétique désintéressée (critiquée par Schaeffer, 2000). La satisfaction première tient simplement au fait de réaliser un acte correctement, socialement parlant : par exemple, lire des poèmes, une séquence ou un recueil, en participant et en comprenant la démarche. Avant le plaisir, cette satisfaction de réaliser l’acte fait partie de l’intentionnalité, qui aboutit à la configuration. Comme la lecture est un acte socialement signifiant (même réalisé seul), l’expérience de Stanley Fish sur les « communautés interprétatives » (2007) souligne des compléments nécessaires à la configuration : une classe peut élaborer un poème à partir de quelques mots hasardeux laissés sur un tableau noir parce qu’elle projette une intentionnalité (erronée, sans le savoir) sur un objet qu’elle vise et qu’on lui demande de reconstruire (non sans malignité). En somme, ces interactions sont socialement orientées, médiatisées.
Le processus de configuration peut s’achever de plusieurs façons : « j’ai lu le recueil, et j’ai participé à cette situation » (réalisation satisfaisante), « j’ai lu le recueil, et je n’ai pas participé à cette situation » (réalisation insatisfaisante), « je n’ai pas lu tout le recueil, mais je suis entré dans certains poèmes » (interruption satisfaisante), « j’en ai assez lu, et cela n’aboutit à rien » (interruption insatisfaisante). Pour la poésie lyrique, « lire le recueil » peut tenir au fait de prendre quelques poèmes aléatoirement, mais avec le sentiment d’une certaine complétude. L’action de lecture interrompue ne signifie pas qu’elle est moins longue, contrairement au roman, mais qu’elle est incomplète et s’achève subitement. Ces éléments restent encore éloignés des jugements de valeur esthétique ou du plaisir psychologique à la lecture. Mais sans cette satisfaction première, même partielle, le plaisir ne peut émerger, et les jugements de valeur ne pourront être positifs. La satisfaction de l’acte de lecture a lieu par une telle configuration 166lyrique (sous l’angle logique qui amène la participation) sous peine d’en rester à des interruptions insatisfaisantes. Dans ce cas, la compréhension même du texte et la réalisation de l’acte de lecture sont déterminées par l’empathie* et par la visée d’« éprouver la vie affective ». Cette orientation, si elle est accomplie, permet de configurer la séquence selon une logique affective, tant pour la composition textuelle – le comment – que pour ce qui est représenté – le quoi (Rodriguez 2003).
Si cette empathie participe au cheminement logique de la configuration, elle est aussi un facteur majeur pour entrer dans une tension de lecture, c’est-à-dire pour progresser et augmenter l’intensité de l’action. La progression dépend de plusieurs facteurs : la lecture linéaire ou non, intégrale ou non, interrompues ou non de la séquence, mais aussi, plus largement, l’investissement attentionnel. Or, c’est grâce à cet investissement que le plaisir esthétique est garanti par-delà la satisfaction d’avoir réalisé l’acte logique requis. En poésie lyrique, l’immersion est moins la motivation principale que la participation : en saisissant la situation affective (par un paysage ou l’état du sujet lyrique), les lecteurs participent au rythme*, à la manière de ressentir la musicalité de la langue. En somme, la satisfaction et le plaisir touchent aussi bien la représentation que la mise en forme lyrique. Pour les recueils* ou les anthologies, la lecture de quelques poèmes peut ainsi suffire à créer un acte tout à fait satisfaisant, qui se suffit à lui-même et apporte son lot de plaisir.
► Bonenfant, J., « Pour une lecture pragmatique de la poésie », Études littéraires, no 25 (1-2), 1992, p. 65–82. DOI : 10.7202/500997ar. Iser W., L’Acte de lecture : théorie de l’effet esthétique, trad. E. Sznycer, Bruxelles, Mardaga, 1985. Rodriguez A., « L’empathie en poésie lyrique : acte, tension et degrés de lecture », dans A. Gefen et B. Vouilloux (dir.), Empathie et esthétique, Paris, Hermann, 2013, p. 73-101.
→ Communauté ; Empathie ; Intentionnalité ; Synesthésie
Antonio Rodriguez
Lírico
(terminologie romane)
Dans les langues romanes hors du français, « lyrique » est principalement utilisé comme adjectif en castillan (lírico, –a), catalan (líric, –a), galicien (lírico, –a), italien (lirico, –a) portugais (lírico, –a) et roumain (liric, –ă) et recouvre dans ces langues romanes les mêmes significations, malgré un historique différent du terme selon les traditions littéraires : il désigne l’équivalent de poétique en général, et de la poésie qui exprime une émotion subjective ou un sentiment en particulier. Le terme décrit la musique chantée (aria, opéra, zarzuela, genre ou artiste lyrique) ainsi que l’espace qui accueille l’opéra (théâtre lyrique) voire, en italien, l’organisation responsable (ente lirico). L’adjectif substantivé au masculin désigne, comme en latin, le poète. Au féminin, il reste utilisé pour désigner la poésie par opposition au théâtre* et à la prose* ; le terme peut, en italien, se référer à des poèmes précis (tre liriche di Montale) ; en portugais et en castillan, il peut évoquer un recueil (Lírica de una Atlántida de Juan Ramón Jiménez).Le néologisme lirismo est présent dans toutes les langues romanes. On trouve des termes dérivés comme le portugais liricar (composer des vers), l’italien liricità (ce qui est spécifique au lyrique), l’italien, portugais et galicien lirista (joueur de lyre) et le roumain liricesc, synonime de liric. Par ailleurs, en italien, espagnol et portugais, estro lírico renvoie à la piqûre du taon ; animoso estro désigne pour l’Arioste la fureur de l’inspiration quand elle éperonne l’âme.
167La conception du « lyrique » dans les langues néo-latines s’inscrit dans la continuité de la poésie provençale et de la poésie religieuse. Dans le sillage de la poésie consacrée à la Vierge Marie au xiiie siècle, les Cantigas d’Alphonse X le Sage se caractérisent par la diversité métrique et la présence du récit. D’après le Tesoro della lingua Italiana delle Origini, le terme lirico revêt en italien vers 1370 la signification d’auteur lyrique et de propre à la poésie lyrique, et qualifie notamment le vers. On trouve le substantif féminin lìrica chez Boccace, dans le sens de poésie récitée ou accompagnée à la lyre*, caractérisée par une diversité métrique et stylistique. L’adjectif revêt à partir de la Renaissance une signification à la fois générale (relative au genre versifié, destiné à être accompagné de musique) et particulière, désignant l’expression du sentiment, telle qu’elle apparaît dans l’œuvre de Pétrarque. Ce canon, joint à la lyrique provençale, permet l’avènement d’une subjectivité lyrique, par exemple en catalan dans l’œuvre d’Ausias March, où se produit l’avènement d’un « je métaphorique » à la croisée du chant* et du lyrisme (Zimmermann, 1998). Il faut attendre De poeta (1559) et Arte poetica (1563) de Minturno pour que le genre lyrique soit défini et théorisé à partir de Pétrarque.
En castillan, le dictionnaire étymologique Corominas donne comme premières occurrences de lira les poètes Juan de Mena et Santillana, puis vers 1530, le premier vers de l’ode « Ad florem Gnido » de Garcilaso de la Vega, qui a donné son nom au quintil d’heptasyllabes et d’hendécasyllabes. Selon G. Guerrero, cette strophe a permis de donner à l’ode* une forme stable et aisément reconnaissable en castillan. Le Tesoro de Covarrubias en 1611 donne également lyra, en indiquant que la nature de l’instrument joué en Grèce antique est inconnue des modernes. Le terme lira apparaît donc plus tardivement que vihuela et laúd, qui sous la forme alaud ou laud (de l’arabe oud, désignant le bois), est attesté au xiiie siècle, époque où l’instrument est importé en Espagne. C’est d’ailleurs par l’espagnol que le mot « luth » est formé en français.
Des variantes de la lira (sizain et quatrain, dit cuarteto et sextetolira ou alirado) sont couramment utilisées jusqu’à présent. D’après le dictionnaire Autoridades (1734), lyrico désigne la poésie lyrique, c’est-à-dire accompagnée de la lyre ou d’un autre instrument musical, ainsi que toute poésie isolée (comme les poèmes lyriques de Quevedo), qui n’est pas inclue dans un poème comique (dramatique) ou bien héroïque. Les traités de poétique et rhétorique permettent une analyse lexicologique plus fine du terme, qui a été menée par la critique (Demetrio Estébanez Calderón, Antonio García Berrio, Gustavo Guerrero, Fernando Lázaro Carreter, Russell Sebold). L’utilisation du mot se développe en Espagne à partir de l’œuvre de Garcilaso de la Vega (influencé par l’œuvre de jeunesse de Minturno selon Eugenia Rosalba). Le lyrique est souvent associé à dulzura, terme technique qui selon Russell Sebold désigne alors la faculté de la poésie de susciter une émotion chez le lecteur ou l’auditeur analogue à celle que les chants de Salicio et Nemoroso suscitent chez Filomena dans les Eglogues de Garcilaso. Le terme « lyrique » prend selon Sebold la signification de ce qui est poétique par antonomase (Instituciones poéticas, Santos Díaz González, 1793), tout en conservant au xixe siècle la signification antérieure qui renvoie aux élans du cœur (Espar, Elementos de poética, 1861). Milá y Fontanals analyse la « poesía lírica o expansiva » dans Estética y teoría literaria, et cette signification du lyrique s’étendra même au xxe siècle.
168Le néologisme « lyrisme* » (lirismo) s’est imposé dans les langues romanes au cours du xixe siècle, à une époque de construction des États-nations, et a accompagné l’appropriation du sentiment national par la poésie romantique (Teofilo Braga défend, dans Parnaso português moderno en 1877, l’« unité du lyrisme méridional »), qui a adopté un caractère narratif marqué selon A. Lavagetto. Durant la deuxième moitié du xixe siècle, « lyrisme » désigne surtout la sphère de la subjectivité et des émotions, et le terme peut être employé de manière ironique pour désigner le sentimentalisme. Dans Les épigones, Mihai Eminescu raille « les âmes visionnaires pour qui chantent les flots, l’étoile légère » ; il rejette le sentimentalisme pour revendiquer le style. Comme c’est le cas au xixe siècle pour le français « lyriste », lírico peut désigner en espagnol et en portugais une affectation excessive et une forme de sensiblerie.
L’éthos* du lyrique évolue vers une poésie de l’intensité à partir des Canti de Leopardi (1820-1837) en italien, et seulement depuis les Rimas de Bécquer (1868) en Espagne. Particulièrement réceptif aux romantiques allemands et anglais – il traduit Byron en l’adaptant à la métrique espagnole –, Bécquer entend par « lyrique » une connaissance fondée sur le sentiment : « la poésie est au savoir de l’Humanité ce que l’amour est aux autres passions ». Il revendique également le « lyrisme » comme une forme ouverte dans la rime 4 du Libro de los gorriones : « Ne dites pas qu’une fois son trésor épuisé, sans objet, la lyre s’est tue. Il pourra ne pas y avoir de poètes, mais il y aura toujours de la poésie ». Machado désigne par « lyrique » à la fois l’environnement de la création poétique et une forme de création pure. Il proclame « le droit de la lyrique à conter l’émotion pure » et s’inscrit dans le sillage de la récupération du folklore préconisée par son père Machado y Alvarez (Cantes flamencos).
La distinction entre « lyrique » et « poétique » s’estompe au cours du xxe siècle au profit du terme « poétique », qui revêt un plus haut degré de généralité, au point que Benedetto Croce considère dans son Breviario di estetica les termes « lyrique » et « poésie »comme équivalents. L’italien fait la distinction entre lirismo, qui désigne le caractère subjectif de l’expression poétique, et liricità, utilisé par Benedetto Croce afin de désigner l’ensemble des qualités de l’expression poétique ainsi que la quintessence de l’inspiration lyrique.
La période avant-gardiste apporte à la fois un rejet de la codification du langage lyrique et de nouvelles définitions. Alors que les futuristes rejettent la subjectivité lyrique, le Portugal connaît notamment, grâce à Fernando Pessoa et à la revue Orpheu, une période charnière entre l’orientation vers l’objet et le lyrisme néo-romantique. Au Brésil, Manuel Bandeira explore les contradictions du terme « lyrique » en rejetant ce qui est convenu (« Je suis vêtu de lyrisme retenu, de lyrisme bien élevé »), pour revendiquer un lyrisme libérateur. Mario de Andrade pose ces équations : « Lyrisme pur + critique = Parole et Chimie lyrique + critique = fait artistique ». En Espagne coexistent l’expérimentation langagière avant-gardiste et les avatars du surréalisme. García Lorca recherche sa conférence « Imagination, inspiration, évasion » l’essence du poétique dans le non mimétique, et revendique « la science, bien plus lyrique que mille théogonies ».
Alors que poétique, plus englobant, est privilégié par la critique à partir des années 1950 (Zambrano, Valente), le lyrique reste indissociable d’une émotion* subjective, et découlant de la lecture faite par les romantiques espagnols et italiens (particulièrement Leopardi et Bécquer) 169du romantisme allemand. Ainsi, l’adjectif substantivé lírica désigne ce que Fernando Cabo appelle un archi-genre, à partir de Gérard Genette. García Berrio fonde en partie sur le lyrique son interprétation de l’expressivité de la littérature. L’helléniste Rodríguez Adrados propose une réflexion sur les origines du lyrique, constitutives du genre. Selon le poète et helléniste Jaime Siles, de l’absence de détermination du contenu du lyrique dans la tradition aristotélicienne découlent de nombreuses ambiguïtés de l’actuelle poésie. Siles oppose le savoir tragique, fruit d’une interaction sociale, au savoir lyrique, qui ne relève pas de l’imitation, qui est une forme et non un genre*. Ce qui est essentiel au lyrisme, c’est le transfert subjectif qui permet l’universalité de l’émotion. Siles définit le lyrique comme l’émotion fictive d’un sujet* témoin qui se fait porte-parole d’un autre et, à la suite de Cioran, conçoit la poésie comme ce qu’il y a de fatalement unique dans le langage.
À la jonction des approches communicationnelle et épistémologique de la poésie, qui constituent les deux grandes appréhensions de l’objet poétique à partir des années 1950 dans le monde hispanophone, une conception du lyrique comme noyau ou essence du poétique est implicite dans les métalangages poétiques du xxe et singulièrement dans l’œuvre des poètes eux-mêmes, parmi lesquels Guillén, Salinas, Cernuda, Paz et Gil de Biedma, qui revendiquent l’impersonnel poétique (impersonación). Leur œuvre poétique et critique ainsi que leurs traductions renouvellent la réflexion sur le lyrique.
En définitive, le déclin relatif du terme « lyrique » dans la critique en langue romane relève d’une crise d’une conception du poétique comme interprétation du monde, sous-tendue dans la métaphore de la lyre, qui fait du poète un interprète, alors que le terme poeta renvoie à la création et par conséquent à l’écriture. Le terme « lyrique » garde en revanche toute sa place dans une poétique de la lecture, centrée sur la subjectivité, et reste couramment utilisé pour traduire la notion de sujet lyrique.
► Guerrero G., Poétique et poésie lyrique. Essai sur la formation d’un genre, Paris, Le Seuil, 2000. Lavagetto A. (dir.), La poesia dell’età romantica : lirismo e narratività, Roma, Bulzoni, 2002. Sebold R. P., Lírica y poética en España 1536-1870, Madrid, Cátedra, 2003.
→ Lyric, lyricism, lyrics (langue anglaise) ; Lyrik, Gedicht (langue allemande) ; Lyrikk (langues scandinaves) ; Lyrique ; Lyrisme
Zoraida Carandell
Livre
C’est avec le cas Mallarmé, en France, qu’une certaine doxa critique peut nouer la question du livre/Livre à celle du lyrique. Prenant acte de la « brisure des grands rythmes littéraires », le contemporain du Gesamtkuntswerk wagnérien vise « l’art d’achever la transposition, au Livre, de la symphonie », ce qui revient à déplacer la définition de la musique, devenant « Musique », à savoir, « ensemble des rapports existants dans tout » (Crise de vers, Divagations, 1897). L’« absolu littéraire » mallarméen, non sans affinités avec le rêve encyclopédique d’un certain romantisme allemand – Friedrich Schlegel regarde vers un « livre infini, bible, livre pur et simple, livre absolu » –, hanté par la synthèse des genres, englobant, voire niant, les formes lyriques dans une pensée de « la totalité fragmentaire » (Lacoue-Labarthe et Nancy, L’Absolu littéraire, 1978), semble marquer une rupture historique forte : en exigeant du poète qu’il choisisse entre la Lyre* et le Livre, ou du moins qu’il transgresse, au sein d’une refonte de l’espace matériel et idéel du poème, la frontière entre lyrisme* et antilyrisme*. La crise 170de la subjectivité lyrique diagnostiquée par Hugo Friedrich dans sa Structure de la poésie moderne (1956) passerait ainsi – ce n’est que l’une de ses manifestations possibles – par une grande dichotomie fondatrice, celle opposant le recueil de poèmes au livre de poésie, tendance pouvant culminer, chez l’auteur du Coup de dés, tout à la fois livre-poème et poème-livre, dans le rêve du « Grand Œuvre », vu comme « explication orphique de la Terre » (Lettre à Verlaine du 16 novembre 1885). Sans occulter la radicalité originale du projet mallarméen, il conviendrait de rappeler qu’une exigence macro-structurelle existe bien évidemment au moins depuis le Canzoniere de Pétrarque, construit sur la bipartition « In vita » et « In morte di Madonna Laura », qu’elle a pu se poursuivre après le moment mallarméen de manière plurielle, et que les modes de composition globaux relèvent de logiques symboliques qu’il ne faudrait pas couper d’une infrastructure socio-économique décisive : la « mentale denrée » côtoie toujours « l’instrument spirituel » (Mallarmé, Quant au livre, Divagations, 1897). Cela dit, le problème théorique résiderait sans doute dans la manière de penser ensemble la rime, ou le conflit, entre, d’un côté, une certaine centralité de la voix lyrique dans le poème, modulée à travers diverses positions, registres*, ou figurations (Figures du sujet lyrique, dir. D. Rabaté, 1996) selon les textes, et, de l’autre, le formalisme plus décentré d’une architecture d’ensemble. Mais la « crise du sujet lyrique » passe aussi par l’anomie assumée véhiculée par une conception anti-organique de l’œuvre, voire s’affirme dans le refus ostentatoire de faire « œuvre » écrite : la « haine de la poésie » devient « haine du livre », rejet de « l’ordre scripturaire » (de Certeau, « Lire, ce braconnage », L’Invention du quotidien. I. Arts de faire, 1990), chez certains tenants de la « poésie-action ».
Mallarmé découpe la production poétique en deux pans, en concédant avoir publié uniquement « un album, mais pas un livre », ce qui conduit à opposer un travail « architectural et prémédité » à un « recueil des inspirations de hazard (sic) » (Lettre à Verlaine du 16 novembre 1885), comme si, au plan théorique du moins, le Livre devait s’arracher à l’individuation lyrique perçue désormais comme contingente ou inessentielle. Par ailleurs, la préface du Coup de dés (1897), redistribue les genres, les formes, les facultés : le lyrisme, porté par « l’antique vers », exprimera « l’empire de la passion et des rêveries », quand le livre, anonyme comme un texte sacré, aura pour enjeu « l’imagination pure et complexe ou intellect » : l’album dit la circonstance lyrique, la Deixis, le quotidien transitoire (voir Circonstance*) ; le Livre montre ce qui transcende le chant personnel : « le livre sans hasard est un livre sans auteur » (Blanchot, Le Livre à venir, 1959). Si la poésie lyrique avait pu être intensification de « la syllabe » (thèse du Cassirer de La philosophie des formes symboliques citée par Emil Staiger dans ses Concepts fondamentaux de la poétique de 1946), ou « développement d’une exclamation » (Valéry, Tel Quel, 1943), le projet structural mallarméen déplace l’effort créateur vers « l’expansion totale de la lettre » (« Le Livre, instrument spirituel », Divagations, 1897), pour solliciter, dans un souci constant de « symétrie », toutes les unités, sémantiques, resémantisées, de l’alphabet au livre de livres, « bible comme la simulent des nations » (Crise de vers, Divagations, 1897), en passant par la phrase ou le vers, la strophe, le poème sur la Page, et les rimes entre poèmes, comme le souligne le Mallarmé lecteur des Trophées, célébrant le « multiple écho glorieux », qui donne « l’impression monumentale du tout » (lettre à Heredia du 23 février 1893). Contre le « hasard », 171une telle convergence des moyens construit une forme-sens, écho du drame humain, miroir de la « Tragédie de la Nature » (Les Dieux antiques, 1880), avatar moderne du « liber naturae », de manière à « instituer un jeu », qui « confirme la fiction » (« Le livre, instrument spirituel »). Les notes révélées par Jacques Schérer en 1957, complétant les vues critiques exposées dans la partie intitulée « Quant au livre » de Divagations (1897), manifestent de manière spectaculaire cette reconfiguration du poétique hors d’un ancrage subjectiviste, affectif, pathique : incidences syntaxiques contre accidents biographiques ; parallélismes structuraux plutôt que correspondance romantique entre « âme » et « paysage » ; inscription typographique et surface littéraliste primant sur l’expression émotionnelle et la profondeur psychique ; substitution d’une combinatoire de feuillets mobiles mis en scène par un « Opérateur » à une éloquence déclamatoire d’Auteur logée dans une linéarité discursive ; élargissement du Moi devenu « Soi » à travers une théâtralité fondamentalement collective, et donc religieuse ; recherche d’une « preuve » ontologique affirmant une « Loi » symbolique, loin de l’aventure intérieure d’un Moi psychologique.
Affirmer un tel souci constructiviste, c’était retrouver, et surtout déplacer, du texte isolé à l’œuvre entière, la vieille tradition rhétorique de la dispositio, couplant pour longtemps le Poète et l’Orateur, quand le livre humaniste ou classique se définit comme « projection de l’éloquence » (M. Fumaroli, L’École du silence. Le sentiment des images au xviie siècle, 1994). Claudel, dans sa « Philosophie du livre » de 1925, situe justement le Coup de dés, « tableau typographique » au sein d’une esthétique de la « Page », et non du « Mot », dans la longue histoire des « édifices typographiques », aussi beaux « que les façades de Palladio ou de Borromini ». Ainsi, un Thomas Sébillet, dans son Art poétique français de 1548 rappelle, à propos de ce que le grec nomme « Economie », l’importance de « joindre les unes choses aux autres proprement au progrès du poème ». De même, depuis Pindare ou Horace (« J’ai édifié un monument plus durable que le bronze », Odes, livre III), jusqu’au Segalen des Stèles, au Reverdy « cubiste » de Nord-Sud, au Claudel des Cinq Grandes Odes, au Saint-John Perse d’Amers, au Valéry d’Eupalinos, au Jabès de Je bâtis ma demeure, toute une tradition valorise l’éthos du poète-bâtisseur, envisage le poème, voire « l’économie » du livre poétique, selon un modèle architectural (Crowling, Building the Text. Architecture as Metaphor in Late Medieval and early Modern France, 1988). On sait aussi qu’avec Saint-Gelais, Jean Molinet, Clément Marot, Ronsard, Du Bellay, « l’éloquence poétique se transforme en architecture au service de la légitimation de l’autorité politique » (Deloignon « L’esthétique du livre renaissant ou comment s’est pensée et construite la beauté du livre renaissant », L’Esthétique du livre, dir. A. Milon et M. Perelman, 2010). L’esprit créateur de la Renaissance entend appliquer les apports de Vitruve et d’Alberti à la composition du livre ; la pratique du sonnet en est l’emblème. Du Bellay, dans le poème 157 de ses Regrets chante la muse architecturale, associant traditions culturelles (grecques, romaines, françaises, étrusques), modes d’elocutio et styles architecturaux (dorique, attique, ionien, corinthien) : « Aux Muses je bâtis, d’un nouvel artifice / Un palais magnifique à quatre appartements ». La « modernité » romantique (Aloysius Bertrand, Gaspardde la Nuit, 1842 ; Hugo, Les Contemplations, 1856), puis post-baudelairienne, des Amours jaunes (1873) au Fou d’Elsa (1963), en passant par Capitale de la Douleur (1926), Du Mouvement et de l’immobilité de Douve (1953), Le Roman 172inachevé (1956), continue à sa manière cette tradition de la construction très concertée du livre de poésie, reposant sur une « architecture secrète » (Barbey d’Aurevilly, 1857), proposant, de « section » en « section », une trajectoire symbolique, un parcours initiatique, une quête existentielle, des « cycles », qui mêlent le récit chronologique et le récitatif musical, le romanesque et la romance. Identité narrative et identité lyrique peuvent alors se compléter au sein d’une structuration dynamique, le lyrisme oscillant, selon les auteurs, entre autobiographie et mythographie.
Mais la postérité du Livre mallarméen, comme de son esthétique de la Page, de l’usage à la fois sériel et expressif de la typographie (UnCoup de dés), jointe à d’autres traditions, littéraires (le « work in progress » joycien ; l’objectivisme américain, etc.), picturales (les séries de Monet ; les collages cubistes puis surréalistes, le cut up, etc.), musicales (art de la fugue, suites, séries, riffs et clusters jazzy, etc.), mathématiques, ludiques (les contraintes formelles de l’OuLiPo), a pu conduire la poésie moderne et contemporaine à repenser ses modes de composition du livre, avec ou contre la figuration d’un Moi, avec ou contre la modulation d’une Voix. Perros ordonne sous forme de séquences chronologiques versifiées la prose tragique d’une « vie ordinaire », quand le poème refuse le poétisme, renverse la tradition lyrique de l’enthousiasme – « le vers qui prend n’importe quoi / dans sa délirante salive » – quand la poésie est « le chant de notre ignorance » (Papiers collés II, 1989). Le Ponge de la « rage de l’expression », de « l’abcès poétique » à crever, tourne le dos au lyrisme en déclinant des états du texte et non des états du Moi : le processus prime sur le produit, quand l’avant-texte s’immisce dans le texte. Mais Nicolas Pesquès, gardant quelque chose de l’héritage phénoménologique de l’auteur du Savon, avec le projet sériel et fragmentaire de La face nord de Juliau, amorcée en 1988, ne sépare pas « l’expérience extérieure » (di Manno et Garron, Un Nouveau Monde : poésies en France 1960-2010, 2017) de l’introspection méditative, à travers un « livre qui tourne ». À défaut de chanter, le poète tout à la fois s’écrit, se rassemble dans la dispersion (« scription autobiogre » d’un je* élidé en « j. », exprimant par syncopes le « jus de soi »), et recueille le voir dans le dire lacunaire, car « la colline ne se donne qu’en miettes » (La face nord de Juliau. Treize à seize, 2016). Ou bien le livre trouve son unité structurale en se dépliant à partir d’un espace symbolique à facettes que l’on approche par brèves séquences versifiées : Guillevic, dans Du Domaine (1977), « enquête » sur le « chant » et son « centre » ; ou encore en se déployant à partir d’un signe verbal moteur, comme ce fut le cas pour « Laure », « Olive », « Hérodiade », ou « Douve ». Ainsi de « rose », mot riche d’une longue tradition, de Ronsard à Stein, chez Dominique Fourcade (Rose-déclic, 1984). Une telle centralité mobile et discontinue – la décharge du « déclic » –, antipsychologique, sans profondeur, se fait moins thématique que musicale et analogique (« Rosities rose it is rosités / Rose de la chosité »). Le « sujet » du livre devient sa forme : « le rapport rythme-mélodie » (Fourcade, Improvisations et arrangements, 2018). Une telle polyphonie du motif, continué, brisé, associée à une esthétique perçue par la critique comme « littéraliste », défait à nouveau le lien entre poésie et chant, entre poésie et métaphore, pour refaire du poétique à partir du nivellement généralisé, dans la mise à plat des différences entre français et anglais, sublime et trivial, articulé et inarticulé. Autre manière d’unifier la matière poétique du livre de poésie, élire une mise en page répétée, cadrant un flux verbal varié, ressassant ce qui de 173l’existence ne peut être contenu (Tarkos, Caisses, 1998), ou bien se donner une contrainte d’écriture spatio-temporelle (Jacques Jouet, Poèmes de métro, 2000), numérique (Jacques Roubaud, Trente et un au cube, 1973). Quant au modèle scénique des « séances » du « Livre », porté par l’impersonnalité d’un « Opérateur », il se verra renversé, à partir de Dada, par des expérimentations hors du Livre, hystérisant un Moi de performance, sonore, gestuelle, chamanique, criant des rythmes (A. Labelle-Rojoux, L’Acte pour l’art, Al Dante, 2004 ; Poésie & performance, O. Penot-Lacassagne, G. Théval 2018).
Avec la Monarchie de Juillet la littérature bascule dans l’ère du capitalisme industriel et culturel, mutation qui oppose le Paria lyrique à la Foule chez Vigny, réaffirmant que le poète ne peut être qu’un « ouvrier du livre », alors qu’il se voit condamné à « cesser de chanter pour écrire »(Chatterton, 1835), ou la Bohème lyrique à la bourgeoisie matérialiste chez Corbière, choisissant une édition de luxe pour sesdissonantes Amours jaunes (1873). Dès lors, sur fond de « perte d’auréole » (Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1869), de « déclin de l’aura » (Benjamin, Baudelaire, 2013), il s’agira d’affronter les « contradictions difficilement solubles d’un poète dans une société dominée par l’argent » (J.-Y. Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne 1836-1891, 1984). La sélection, la fabrication et la diffusion du recueil lyrique quittent l’âge du mécénat princier (D. Poirion, Le Poète et le Prince : l’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans, 1965), ou encore celui, restreint, des cercles mondains ou savants (Génetiot, Les Genres lyriques mondains (1630-1660), 1990). Le champ de la poésie, massivement identifiée avec le lyrisme, peut alors élargir son lectorat (Lamartine, Hugo, Musset, Béranger) ou se replier sur une attitude plus aristocratique (Vigny, Mallarmé). Sous le Second Empire, Théodore de Banville, « l’un des premiers à avoir compris l’importance d’une collection bon marché », pour la seconde édition de ses Odes funambulesques, aspire à entrer dans la « petite bibliothèque à 1 franc », caressant « le merle blanc des poètes, la Popularité » (lettre à Michel Lévy, citée par Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne 1836-1891, 1984). C’est aussi l’époque où le livre de poésie, le journal et l’art de l’affiche entretiennent des rapports dialectiques d’opposition et d’incorporation (Presses et plumes. Journalisme et littérature au xixe siècle, dir. M.-E. Thérenty et A. Vaillant, 2004 ; Livres de poésie. Jeux d’espaces, dir. I. Chol, B. Mathios, S. Linarès, 2016). Répondant à « l’hétéronomie du chaos économique » qui re-verticalise l’écrit (Benjamin, Sens unique, 1928), l’expérimentation avant-gardiste, avec les planches futuristes, les « idéogrammes lyriques » d’Apollinaire, entend « machiner la poésie comme on a machiné le monde » (« L’Esprit nouveau et les poètes », 1917). La matérialité du médium s’affirme pleinement, à travers une poésie soucieuse d’enrichir l’expressivité verbale d’une autre forme d’expressivité, imprimée, manuscrite, plastique, spatiale, visuelle, tabulaire, idéogrammatique, calligraphique, gestuelle, à l’instar de ce qui a lieu de manière inaugurale avec l’édition Vollard-Didot du Coup de dés (avortée en 1898), ou la « simultanéiste » Prose du Transsibérien (1913) associant les époux Delaunay à Cendrars. L’œuvre côtoie aussi la bibliophilie, avec ses grands papiers, ces faibles tirages, sa typographie ancienne, pour se loger dans des « livres luxueux et rares » (Mallarmé, La Dernière mode, 28 décembre 1874), et s’incarner dans des livres-objets échappant partiellement à la loi de « la reproductibilité technique » (Chapon, Le Peintre et le livre. L’âge d’or du livre illustré 174en France. 1870-1970, 1987 ; Poésure & peintrie, 1993 ; Y. Peyré, Peinture et poésie, le dialogue par le livre (1874-2000), 2001). Dans le même geste, à travers cette « utopie du livre », contemporaine du rayonnement international de la « poésie concrète », s’estompe la frontière entre l’artiste et le poète (Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste, 1997).
Alors que le « désenchantement du monde » conduit à une crise de « l’art monumental » (Weber, Le Savant et le Politique, 1919), les poètes qui restent attachés au modèle du Livre se heurtent à la question de la question, à l’exil, à la marge, à l’innommable, à l’imprononçable (Jabès, Le Livre des questions, 1963-1973). Fondamentalement « ouvert », mobile, fragmentaire, voire, de manière blanchotienne, soumis au « neutre », au « désastre » ou au « ressassement », l’opus plus ou moins « désœuvré » de la modernité négative et réflexive qui interroge la possibilité du chant est celui-là même qui expérimente les limites du Livre. La poésie qui ne chante plus quitte, ou brise, le « chansonnier » lyrique, juxtapose des suites élégiaques hors de toute unité originaire, énumère des parties sans tout, inscrit sur la page autonomisée des énoncés grammaticaux silencieux, donne de la voix, mais sur une scène, ou encore rejette un graphocentrisme perçu comme trop daté, trop mallarméen, trop idéaliste (« tout, au monde, existe, pour aboutir à un livre », Divagations, 1897), à moins que l’on fasse sien cet autre énoncé de l’auteur du Tombeau d’Anatole : « un livre ne commence ni ne finit, tout au plus fait-il semblant ». Avec et contre Mallarmé, le livre poétique, papier, chair, comme chez Julien Blaine, ne cesse de se déchirer, et de se réincarner (Quant au livre de l’échec / Quant à l’échec du livre, 1972).
► Chol I., Mathios B., Linarès S. (dir.), Livres de poésie. Jeux d’espaces, Paris, Champion, 2016. Milon A., Perelman M. (dir.), L’Esthétique du livre, Nanterre, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2010. Schérer J., Le « Livre » de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1957/1977.
→ Livre d’artiste ; Lyrisme de masse ; Matérialisme ; Numérique, internet ; Recueil
Thierry Roger
Livre d’artiste
Émergeant dans les années 1870 à partir des collaborations de Manet avec Charles Cros (Le Fleuve, 1874), puis avec Mallarmé (Le Corbeau d’Edgar Allan Poe en 1875, L’Après-midi d’un Faune en 1876), le livre d’artiste allie des auteurs, en particulier des poètes, et des peintres dans des créations concertées qui valorisent l’innovation esthétique et les techniques artisanales, dans des éditions à tirage limité illustrées de gravures originales. Ce nouveau genre, qui prend le relais de la vignette romantique et de ses graveurs professionnels en permettant l’intervention directe du peintre, associe l’invention formelle à la préservation du livre d’atelier à l’ère de l’explosion de l’imprimé industriel. Il se développe en réaction aux nouveaux procédés photomécaniques qui condamnent la gravure de reproduction.
Dans ce contexte de concurrence qui conduit les arts graphiques à se réorienter vers l’estampe originale, poètes et peintres adoptent une démarche conjointe pour concevoir un « livre de dialogue » (Yves Peyré), espace de liberté où leurs rôles se partagent à parts égales et peuvent aussi s’échanger. Sur la couverture des deux œuvres inaugurales, Le Fleuve et Le Corbeau, les noms de l’auteur et de l’artiste sont imprimés symétriquement, dans le même corps de caractère. L’un et l’autre signent leur livre à la main. La gravure n’est plus inféodée au texte. Elle s’éloigne d’une fonction illustrative et mimétique pour interpréter le poème, 175non plus au sens qui lui était longtemps assigné d’une transposition d’un original allographe, mais dans une exploration tangentielle où suggestion graphique et suggestion métaphorique se répondent. L’image et le texte déploient leurs moyens spécifiques sur un support commun dont le dispositif d’empagement se modifie. L’ancienne hiérarchie est contestée jusqu’au renversement du rapport de précédence et d’accompagnement, quand le poète commente ou « illustre » à son tour le travail de l’artiste (Paul Éluard et Man Ray, Les Mains libres, 1937). Les deux arts poursuivent leur autonomie en miroir l’un de l’autre, dans des processus de complicité et de dissension, de différenciation et d’élargissement conjoints du lisible et du visible.
Le livre d’artiste prend son essor dans le contexte d’un mouvement de défense et d’illustration des arts gravés, marqué par la multiplication de sociétés d’artistes, la floraison de revues estampées (Le Livre moderne, L’Estampe originale, L’Ymagier) et les éditions de luxe destinées à un nouveau marché d’amateurs. Les peintres et poètes prennent néanmoins la liberté de se soustraire aux chapelles de la bibliophilie, attachées à la gravure sur bois (Le Livre d’Édouard Pelletan, 1896) ou à l’eau-forte. Ils s’approprient des techniques modernes qui s’éloignent des conventions puristes. Pour Le Corbeau, Manet se sert du papier report lithographique : son dessin brut dramatise avec une violente intensité les noirs que Mallarmé apprécie tant, faisant naître des hachures informes l’image fantastique et japonisante du corbeau.
Critiqués par les bibliophiles, les premiers « livres de dialogue » subissent des échecs commerciaux. Ils ne deviennent pas moins des objets fétiches pour des esthètes sensibles à leurs audaces expérimentales et à leur matérialité tactile. Le plus célèbre d’entre eux, des Esseintes, héros du roman À Rebours (1884) de Huysmans, voue un culte à L’Après-midi d’un faune, « sublimé d’art » dont la couverture en feutre du Japon et les deux tresses de soie noire et rose de Chine donnent lieu à la rêverie d’une chair du livre (Évanghélia Stead), féminine et sensuelle. Les bois de Manet, rehaussés de lavis couleur chair, exercent leur liberté graphique aux emplacements classiques du frontispice, du bandeau, du fleuron et du cul-de-lampe. Tous les exemplaires de cette plaquette, tirée sur grands papiers, forment un objet éminemment précieux dont l’intention esthétique vient accomplir une poétique du livre.
Le genre s’oriente ainsi vers le luxe et la qualité de l’exécution : la typographie* est composée à la main. À l’âge d’or de son expansion, dans les premières décennies du xxe siècle, puis entre les années 1940-1960, le livre d’artiste autorise tous les jeux de rôles. Le poète peut faire image à lui seul, déployer le texte dans l’espace, l’arracher à la linéarité et dessiner des objets, ou plutôt suggérer leur contour, en contrariant les habitudes de lecture unidirectionnelle (Les Calligrammes d’Apollinaire, 1918). À l’inverse, le peintre André Masson s’empare du Coup de dés de Mallarmé (1961) pour l’autographier d’un geste de la main. D’autres poètes cumulent les pratiques du typographe en composant eux-mêmes leurs livres : Pierre André Benoit réalise ainsi sa collection de minuscules.
Le livre d’artiste implique encore d’autres partenaires. Sa profusion se nourrit de remarquables revues (Cahiers d’art de Christian Zervos, Minotaure d’Albert Skira, Verve de Tériade, L’Éphémère d’Aimé Maeght, Argile, Clivages, Commune mesure, Conférence…). Le dialogue créatif s’élargit à l’éditeur qui joue volontiers le rôle d’initiateur et d’intermédiaire entre le peintre et le poète. Ambroise Vollard avait désiré « la plus belle édition du monde », commandant à Odilon Redon 176quatre lithographies pour Un Coup de dés de Mallarmé (1998). Le livre fantôme ne sera jamais publié. Le texte posthume (1914) de Mallarmé, poème des blancs, occupe à lui seul, sans ponctuation, tout l’espace d’un mouvement étale.
Au début du xxe siècle, le marchand de tableaux Daniel-Henry Kahnweiler reprend le rôle de Vollard. Il représente la figure d’avant-garde de l’éditeur qui prend le risque de mettre en relation des auteurs et artistes encore inédits : il publie le premier livre d’Apollinaire et Derain (L’Enchanteur pourrissant, 1909). De nombreuses maisons d’éditions, de Skira à Iliazd et à Guy Lévis Mano, lui succèdent. Aujourd’hui, Fata Morgana, fondée en 1966, et La Dogana, née en 1981, dépassent en longévité de remarquables petits éditeurs (Françoise Simecek, Jacques Quentin…). Les peintres et poètes savent néanmoins faire l’économie de l’éditeur-passeur pour procéder à l’autoédition, en conjuguant le bricolage et l’ingéniosité, quitte à fabriquer un exemplaire unique. Michel Butor calligraphie Une dentelle s’abolit (2012) en une boucle florale, sur les plats intérieurs d’une couverture vide. Sa réécriture ne conserve du célèbre sonnet de Mallarmé que son vers initial, et le flanque d’un seul alexandrin sur un seul exemplaire, spécimen du livre manquant.
Autres « alliés substantiels » (René Char), les ateliers d’imprimerie restaurent la tradition des presses à bras. Edwin Engelberts édite la splendide Lettera amorosa (1963) de René Char et Georges Braque, « l’Ouvrage de tous les temps admiré » (Dédicace) dont les vingt-sept lithographies en couleur sont tirées à Paris sur les presses de Fernand Mourlot, autour duquel gravite une constellation d’artistes et de poètes. Le taille-doucier peut aussi prendre l’initiative de la technique. Le graveur suisse Pietro Sarto réunit dans son atelier de Saint-Prex un groupe d’artistes, parmi lesquels Pierre Tal Coat (Laisses d’André du Bouchet, 1975) et Albert-Edgar Yersin. Il suggère au peintre vaudois Jean Lecoultre le vernis mou pour rendre sensibles les « accidents de surface » de ses trompe-l’œil face au Coup de dés (1975) de Mallarmé.
Le livre d’artiste se déploie encore sur une infinie variété de supports, qui privilégient parallèlement, ou en réaction au luxe bibliophilique, des matériaux pauvres, voire élémentaires. À partir de l’après-guerre, la poésie fait le vœu de revenir au plus simple, de s’écrire à même la pierre, le sable ou la neige, sur les traces des Ardoises du toit de Reverdy et Braque (1918). Elle trouve dans le livre d’artiste une recherche des choses primordiales qui s’accorde à la rêverie d’une écriture « sans image » (Philippe Jaccottet), situant le paysage plutôt que d’y surimprimer des figures. Les poètes de la revue L’Éphémère s’unissent aux ardoises gravées d’Ubac (Pierre écrite d’Yves Bonnefoy, 1958 ; Proximité du murmure de Jacques Dupin, 1971), quand le poème ne s’inscrit pas lui-même sur une stèle d’ardoise (Antoine Emaz et Anik Vinay, La Nuit posée là, 1992). Chez l’artiste José Maria Sicilia, l’encre typographique se dépose sur fond de cire d’abeille (Impromptu de Jacques Dupin, 1995) : la page devient la membrane translucide d’une vie animale foisonnante, avers poétique communiquant avec l’envers du monde.
Au cours de ses innombrables collaborations avec des artistes, Michel Butor est certainement l’auteur le plus ouvert au contact des matériaux modestes – les cartes dactylographiées de Pierre Alechinsky (Matériel pour un Don Juan, 1977), les lamelles de cartons de Bertrand Dorny (Supermarché, 1992) – ou somptueux, à l’instar des livres de verre de Lô (alias Laurence Bourgeois) qui permettent au poète de concrétiser le fantasme d’une écriture rémanente, 177dans la neige (Enneigement, 2011) ou « sous la glace » (Trésor sous la glace, 2011). Il reprend sur le mode ludique les grands livres d’André du Bouchet et Giacometti où le blanc de la page prend la consistance et l’évanescence du glacier (Le Moteur blanc, 1956 ; Dans la chaleur vacante, 1961). Butor n’hésite pas à imprimer le livre, littéralement, de son propre corps, dans l’empreinte découpée de son pas, signant la trace de sa présence et de son retrait, à l’image de l’estampe sur la presse (Des pas sur la neige, 2009).
La quête du tactile attire ainsi les poètes vers la concrétude du support qui libère le texte de son abstraction et de sa fixité pour l’enraciner dans le matériau, qui révèle les blancs de « l’interlettre » (André du Bouchet) pour les donner à voir au creux du poème. Le livre est investi d’un imaginaire de la page-peau, à travers laquelle la parole lyrique respirerait le souffle du vivant, éprouverait sa propension à se virtualiser en une signifiance métaphorique et à se séparer du corps pour s’objectiver.
De nouveaux formats réinventent le concept du livre en jouant de ses composantes fondamentales telles que le pli et la superposition des feuillets. Après le livre-éventail de la fin-de-siècle, le long leporello de la Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars et Sonia Delaunay (1913) s’inspire du modèle du prospectus. Le poème, imprimé sur les plages de couleurs simultanées, oscille entre l’horizontalité de la page et la verticalité de l’affiche. Quelques années plus tard, Cendrars retour du front, amputé, ramène le livre J’ai tué (1918) à un in-octavo de moins de 20 cm. Le pavé typographique s’étend sur le format carré de la page, sans alinéa, dans de gros caractères Baskerville largement espacés et rubriqués couleur sang. C’est l’image d’une parole éclatée et massifiée par la guerre, tandis que les dessins cubistes de Fernand Léger imbriquent des cylindres et des visages, mais aussi des mots mutilés, dans une dynamique explosive et centrifuge. À l’issue de la Seconde guerre mondiale, Pierre Reverdy et Pablo Picasso se souviennent de ce livre moderniste dans Le Chant des morts (1948)calligraphié par l’auteur et strié de balafres rougeoyantes par le peintre.
Dans l’après-guerre, le livre d’artiste se développe en relief dans les sculptures de papier d’Étienne Hajdu, « estampilles » qui gaufrent la page et s’impriment blanc sur blanc (Pierre Lecuire, Règnes, 1961). La créativité formelle se dégage de la forme du codex dans des livres-objets qui reviennent au rouleau ou à une surface tendue sur des arêtes de bois. Le livre se chosifie en artefacts dérisoires, comme cette mappemonde de Bertrand Dorny (Butor, Feuilletant le globe avec Dorny, 1991), donnant la terre à lire dans une ambition totalisante où le livre n’a plus ni début, ni fin.
Les procédés de fabrication empruntent certaines techniques à l’imprimé de masse : la chromolithographie (Parallèlement de Verlaine par Pierre Bonnard, 1900), le cliché-trait (La Guitare endormie de Pierre Reverdy et Juan Gris, 1919), la photographie (Facile, de Paul Éluard et Man Ray, 1935) et autres moyens de reproduction de plus en plus diversifiés, qui viennent transgresser la frontière entre l’esthétique du livre et la reproduction industrielle. À partir des années 1960, dans le sillage du mouvement Fluxus, le livre d’artiste entendu au sens restreint de l’expression, conceptuel et minimaliste, amène les plasticiens à évincer le poète et à assumer la totalité de la création. S’imposent alors des techniques pauvres, comme le stencil chez John M Armleder. En 1969, Marcel Broodthaers s’attaque au grand tabou de l’illustration, Un Coup de dés de Mallarmé, réduisant le texte à une « Image » tirée 178sur des plaques d’aluminium anodisé. D’autres procédés entrent encore dans le champ du livre d’artiste : la sérigraphie, répandue par le pop art et les affiches de Mai 68 (Butor et Monory, USA 76, 1976) et l’offset, qui contribuent à démocratiser le genre.
La poésie joue un rôle éminent dans l’avènement du livre d’artiste, même par la négative. À mesure que la peinture s’affranchit du sujet, donc de la mimésis, elle a besoin du discours des poètes qui verbalisent le geste esthétique, autant qu’ils élaborent leurs propres capacités à créer des poèmes à voir. Le « livre de dialogue » évolue en déclinant son intermédialité dans de nouveaux sous-genres. La critique d’art s’exerce sous forme de prose poétique à propos des gravures, tandis que le poème d’art se délivre du livre, en particulier dans le format du « placard » où l’écriture innervée de gravures s’expose comme un tableau.
La résistance lyrique moderne à la narration et à la description réaliste participe également de cette convergence : le discours métaphorique ouvre le filage des analogies à des motifs concrets, quand le commentaire gravé ne renvoie pas la parole au fond informe sur lequel elle s’imprime, taches d’encres ou texture d’une estampe abstraite. Le sujet lyrique s’éloigne lui-même d’une instance expressive pour devenir l’opérateur d’un montage des aspects hétérogènes du réel : ces éclats de conscience se juxtaposent sur l’espace de la page qui les fait tenir en une représentation. Mode lui-même marginalisé, le lyrique se redéfinit ainsi dans le livre d’artiste en une poétique du rythme dans l’espace et du contact avec le support.
► Chapon F., Le Peintre et le Livre. L’âge d’or du livre illustré en France. 1870-1970, Paris, Flammarion, 1987. Peyré Y., Peinture et poésie. Le dialogue par le livre, 1874-2000, Paris, Gallimard, 2001. Stead É., La Chair du livre. Matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2012.
→ Document ; Livre ; Mise en page ; Peinture (modernité) ; Recueil ; Typographie
Dominique Kunz Westerhoff
Lurikos
Issu des classifications du corpus poétique antique effectuées par les philologues alexandrins, lurikos est considéré comme le premier qualificatif générique utilisé pour caractériser les œuvres d’un petit groupe de poètes grecs connus comme les « neuf lyriques », à savoir : Sappho, Alcée, Anacréon, Simonide, Pindare, Stésichore, Bacchylide, Ibycos et Alcman. Une épigramme de l’Anthologie palatine (IX, 184) est à la fois le principal témoignage de l’existence de cette prestigieuse liste et l’une des premières apparitions répertoriées du qualificatif. Les documents antérieurs faisaient référence aux poèmes et aux poètes avec les termes melos* et melopoios, ou bien ils les regroupaient dans une classe baptisée melike poesis, par allusion à la musique, au chant et à la manière originale d’interpréter ladite poésie. Ce n’est qu’à partir des iie et iiie siècles av. notre ère avec la diffusion des éditions et des canons alexandrins, que le qualificatif lurikos commence à être fréquemment rattaché à la figure des neuf poètes (ennea lurikoi) et que l’on assiste à une institutionnalisation de leur présence dans les discours sur les genres littéraires antiques. La liste des poètes lyriques rejoint alors celle des autres auteurs canoniques dans des formes aussi diverses que l’épopée, la tragédie, la comédie, l’histoire et l’art oratoire. Et tout comme eux, les neuf poètes sont entourés d’une nouvelle valeur symbolique qui en fait un objet d’admiration et d’émulation, ouvrant la porte à une réécriture et à une 179recontextualisation de leurs vers qui ne peut que laisser présupposer l’existence d’un modèle générique commun.
L’un des effets les plus évidents du travail des philologues d’Alexandrie a été, en ce sens, la « remédiation » (au sens de Bolter, Grusin) au niveau textuel d’une poésie essentiellement orale, musicale et performative, liée aux cérémonies, rites et fêtes de la culture grecque archaïque et classique. Cette transposition dans le domaine de l’écriture, qui s’opère avec la publication des œuvres des neuf poètes, n’oublie évidemment pas les origines musicales de ce type de poème, comme l’indique symboliquement la présence de la lyre. Mais il s’agit effectivement d’un symbole qui renvoie plus à une généalogie qu’au mode d’existence des œuvres, puisque l’on sait que la notation de la musique ou de la danse qui accompagnait à l’origine ces vers n’a été ni récupérée ni éditée. En ce qui concerne l’histoire du genre, ce qui est important, cependant, c’est que l’institutionnalisation du groupe de poètes à cette époque entraîna une institutionnalisation parallèle de la classe textuelle attribuée à leurs œuvres. Elle conduisit progressivement à l’apparition, vers les iie et ier siècles avant notre ère, de la catégorie lurike poesis : poésie lyrique.
Le peu que l’on sait des éditions alexandrines ne permet malheureusement pas de tracer avec précision le profil de cette catégorie créée d’après le canon des neuf poètes. Apparemment, des critères très différents ont été utilisés pour organiser le corpus des différents auteurs et il n’y a jamais eu de système général pour guider un programme éditorial qui aurait pu servir de modèle pour décrire les caractéristiques du genre. En réalité, la notion de lurike poesis semble bien imprécise dans les quelques énumérations génériques anciennes où elle figure, comme celle du scholiaste Denys le Thrace. Il faut attendre la réécriture horatienne du corpus grec et, d’une façon plus générale, le recyclage latin de la tradition littéraire grecque, pour que la catégorie acquière un profil plus cohérent. S’il est vrai qu’Horace n’a pas été le premier à transposer en latin les vers des poètes grecs, il n’en est pas moins vrai que c’est lui qui a noué un lien hypertextuel explicite avec leurs poèmes et a voulu se situer avec son travail dans la lignée généalogique et générique institutionnalisée par le canon alexandrin. Rappelons que, dans ses quatre livres d’odes, il utilise les différentes formes lyriques et les associe aux thèmes traditionnels grecs archaïques, comme les hymnes aux dieux, les louanges aux hommes, les fêtes bachiques, les chants érotiques et les chants civiques, entre autres. De plus, suivant les anciennes conventions, le poète se dit possédé par les muses (Odes I, 17 et 36 ; II 1 et 12 ; III, 1, 3, 4 et 9 ; IV, 3) et adopte la posture d’un barde mû par l’inspiration divine (Odes II, 16) et même par l’influence des poètes canoniques (Odes IV, 9). Pour compléter ce tableau de son inscription dans le genre, un discours métatextuel et métacritique sur la poésie lyrique et son importance parcourt non seulement les odes mais aussi d’autres textes du poète, comme son célèbre Ars ou Épître aux Pisons (v. 73-92 et v. 340-407). Son apport est fondamental dans le processus de consolidation et de transmission de la catégorie. Quintilien ne se trompe pas lorsqu’il considère Horace, un siècle plus tard, comme le plus grand poète lyrique de Rome et même comme le seul poète lyrique dont la lecture vaut vraiment la peine (X, 1, 96). Il associe dès lors naturellement le poète et la classe générique, comme le fera aussi Tacite dans son Dialogue des orateurs (X-XVI ; XX) et comme le feront à la Renaissance* de nombreux humanistes pour qui Horace et la poésie lyrique deviennent des termes solidaires, ainsi que des références incontournables. En ce 180sens, ce n’est pas un hasard si l’apparition de l’adjectif « lyrique » et de la notion de « poésie lyrique » se produit dans les principales langues européennes aux alentours du xve et du xvie siècle.
L’intérêt étymologique pour le mot et pour son inscription dans le champ littéraire moderne fait aujourd’hui partie du débat théorique sur l’histoire des genres et, en particulier, sur la définition et sur la place du poétique dans le monde contemporain. Entre ceux qui appellent à l’abandon de toute qualification de la poésie en tant que « lyrique », comme René Wellek, ou ceux qui, au contraire, revendiquent plus récemment l’usage de « lyrique » et de « lyrisme », comme Antonio Rodriguez et Jean-Michel Maulpoix, on voit se déployer le champ d’une discussion riche et variée à laquelle ont participé des personnalités telles que Claudio Guillén, Gérard Genette et Claude Calame. Tous ont donné une actualité inattendue à cette vieille notion mise en circulation il y a plus de vingt siècles par une poignée de philologues et de bibliothécaires d’Alexandrie.
► Calame C., « La poésie lyrique grecque, un genre inexistant ? », Littérature, no 111, 1998, p. 87-110. Genette G., Introduction à l’architexte, Paris, Le Seuil (« Poétique »), 1979. Guerrero G., Poétique et poésie lyrique, Paris, Le Seuil (« Poétique »), 2000.
→ Lyra ; Mélos, mélique ; Muses ; Orphée ; Rites
Gustavo Guerrero
Lyra (terminologie latine)
Le « sonneur de la lyre romaine » : voilà comment Horace, dix ans après son premier recueil d’Odes (livres I-III) achevé en 23 avant notre ère, se désigne au début de son quatrième et dernier livre (4.3.23 : Romanae fidicen lyrae). Qu’est-ce que cette lyra romaine ?
Commençons par répondre sans nuance : la lyre romaine n’est rien. C’est un paradoxe, et un paradoxe très concret. En faisant de ce syntagme le complément du nom fidicen, traduit ici faute de mieux par « sonneur » (voir infra), Horace renvoie d’abord à l’instrument de musique. Or, la lyre* est un instrument grec et non romain : le mot est un emprunt, comme son y grec l’indique, et n’est guère attesté avant Horace, où il devient courant. Plus tôt, le substantif latin essentiellement pluriel fides, « les cordes », désigne par métonymie l’instrument. S’il latinise lyra, Horace garde aussi fides, qu’il associe volontiers à des références grecques (Anacréon en 1.17.17 ; Sappho en 2.13.24-25 et 4.9.12, Orphée en 1.12.11 et 1.24.13-14 ; Apollon en 3.4.4 et 4.6.25), soulignant ainsi l’hybridité de sa poésie. Dans la formule citée plus haut, le composé totalement latin fidicen dérive de ce nom et du verbe canere, « chanter, jouer d’un instrument » : Horace est le « joueur-chanteur » latin « de la lyre » grecque, paradoxalement qualifiée de « romaine ».
La tradition « lyrique » est donc hors sol dans le monde latin. Il existait assurément une tradition de poésie populaire pré-/non littéraire, mais elle n’a laissé que peu de traces, et les carmina convivalia (chants de banquets) semblent plutôt avoir été associés à la flûte : pas de poésie « fidique », donc. En contact avec la culture grecque depuis le début de la période littéraire, les Latins connaissaient certes – sans doute de nom plus que dans le texte – les poètes du canon alexandrin, mais l’adjectif « lyrique » est encore grec quand Cicéron l’emploie pour les désigner (Orateur 184 : poetarum quiλυρικοίa Graecis nominantur). Le même Cicéron, à en croire le témoignage postérieur de Sénèque, « dit que même si on lui doublait sa durée de vie, il n’aurait pas le temps de lire les lyriques » (Lettres 49.5 : negat Cicero, si duplicetur sibi aetas, habiturum se tempus, quo legat lyricos). Si Rome 181adopte et adapte en latin l’essentiel de la poésie grecque, épique et dramatique en tête, elle n’accorde dans un premier temps guère de place à la lyrique, considérée comme une perte de temps.
Une génération après Cicéron, Horace est le premier à utiliser l’adjectif « lyrique » sous sa forme latine, et ce dès le poème d’ouverture du livre I des Odes, qu’il dédie à Mécène, son protecteur proche d’Auguste, avec l’espoir qu’il lui donne une place parmi les « chantres lyriques » (1.1.35 : quod si me lyricis vatibus inseres) ; déjà là, il associe un mot latin pour le poète-devin (vates) à une référence au canon lyrique grec. Dix ans après, c’est fait : « le peuple de Rome daigne [le] placer parmi les aimables chœurs [grecs] des chantres [latins] » (4.3.13-15 : Romae… / dignatur subolesinter amabilis / vatum ponere me choros). Horace, dans ce poème déjà cité, consacre sa reconnaissance officielle comme poète lyrique romain à la muse* Melpomène, en l’invoquant en ces termes pour souligner le paradoxe : « ô toi qui donnerais même aux poissons muets, si le cœur t’en disait, la voix du cygne » (4.3.19-20 : o mutis quoque piscibus / donatura cycni, si libeat, sonum). Le tournant, dans l’intervalle, est le choix d’Horace par Auguste pour composer l’hymne officiel des Jeux séculaires de 17 avant notre ère, le Carmen saeculare, qui nous est parvenu comme le seul poème lyrique latin non chrétien à avoir fait l’objet d’une exécution rituelle : une inscription monumentale en atteste en détail (CIL VI 32323, fr. d-m, l. 15-23, 131, 139-141), et le poète rappelle son rôle de chef du chœur de jeunes gens au dernier livre des Odes (4.6.29-44). Le tour de force d’Horace est d’avoir (re)donné une valeur civique à un type de poésie jusque-là déconsidéré à Rome.
Nuançons maintenant l’affirmation initiale. On aura compris qu’au-delà de l’instrument, la lyre désigne aussi par métonymie la poésie qui lui est associée, et que si cette poésie a peu d’existence à Rome, elle en a une forte et durablement influente chez Horace. Par ailleurs, ce dernier passe quelques antécédents sous silence pour affirmer sa nouveauté. Ainsi, quand il clôt son premier recueil d’Odes en affirmant « avoir le premier ramené le chant d’Éolie aux mesures d’Italie » (3.30.13-14 : princeps Aeolium carmen ad Italos / deduxisse modos), c’est-à-dire introduit à Rome la poésie de Sappho et d’Alcée (de Lesbos, île d’Éolie), Horace ignore ostensiblement au moins un prédécesseur inévitable, contemporain de Cicéron : Catulle, qui utilise avant lui la strophe sapphique dans deux poèmes fameux (11 et 51), l’asclépiade majeur dans un autre (30), ainsi que deux autres formes éoliennes non reprises ensuite par Horace (poèmes 34 et 61, en strophes glyconiques de respectivement 4 et 5 vers ; Catulle recourt encore à deux mètres d’origine éolienne, mais devenus épigrammatiques, l’hendécasyllabe phalécien, très récurrent parmi les poèmes 1-60, et le vers priapéen du poème 17 et du fr. 1). En outre, Catulle prend pour modèle Sappho, et Horace fait de même en lui associant Alcée (Ode 2.13, entre autres). À côté de Catulle, au moins deux autres poètes dits « néotériques » – poètes « nouveaux » à la mode alexandrine – emploient des mètres éoliens, Calvus (fr. 4) et Ticidas (fr. 1), le premier, voire les deux, dans le genre spécifique de l’épithalame (chant de mariage), particulièrement associé à Sappho et aussi mis à l’honneur par Catulle (poèmes 61-62, avec des échos dans d’autres). Avant eux, pour laisser de côté les vers lyriques présents dans d’autres genres (en particulier les parties chantées du théâtre dès le début du iie siècle avant notre ère), il y avait aussi eu quelques expérimentations dans des formes lyriques, dont il ne nous reste presque rien (on peut mentionner Laevius au début du ier siècle avant notre ère).
182Malgré ce qu’il prétend, Horace n’est donc pas le premier à avoir utilisé en latin des mètres lyriques, ni éoliens en particulier, ni à s’être inspiré de cette poésie. Il en est d’ailleurs bien conscient, vu qu’il fait notamment des allusions très claires au poème 51 de Catulle imité de Sappho (Odes 1.13 et 1.22, fin en particulier) et à l’hymne à Diane du poème 34 (Ode 1.21). C’est un héritage dont il rejette une partie (l’épithalame et certaines formes métriques) et récrit une autre. Mais l’affirmation d’Horace n’est pas pour autant un pur mensonge : sa nouveauté, essentielle à une époque où Rome se dote de bibliothèques publiques bilingues et cherche des pendants latins aux auteurs grecs, c’est qu’il ne se contente pas de reprendre des formes lyriques ou une voix éolienne de façon ponctuelle ou dans un recueil hybride (celui de Catulle, globalement, tient de l’épigramme et de l’iambe plus que de la lyrique, et aussi de l’épopée et de l’élégie), mais qu’il constitue un recueil complet et unitaire, et qu’en cela il (re)crée à Rome la lyrique en tant que (ou comme si c’était un) genre – qu’il faut tenter de définir.
Cette poésie « lyrique » est-elle donc un genre antique aux contours nets ? La réponse est ici aussi d’abord négative, même si l’étiquette « lyrique », on l’a vu ci-dessus, existe à l’époque romaine, à la différence de la Grèce archaïque (dans ce volume, on comparera les notices « Lurikos* » de Gustavo Guerrero et « Mélos, mélique* » de Claude Calame). Liée au canon alexandrin, la catégorie est non seulement problématique à définir, mais aussi différente de la catégorie moderne. Ainsi, il est plus facile de dire ce que la lyrique antique n’est pas que ce qu’elle est. Par exemple, elle ne présente pas d’unité de forme, de thème ni de ton, et n’est donc pas vraiment un genre : plutôt un regroupement de divers genres (car il y en a autant que d’occasions de performances poétiques dans les sociétés orales de Grèce archaïque). Elle n’est pas seulement ce qui n’est ni épique ni dramatique : elle n’est pas non plus l’iambe ni l’élégie (ni l’épigramme, postérieure et dérivée de la seconde), que nous classerions sous la même étiquette, alors que les Anciens les distinguent nettement comme des genres à part entière. Quant au terme « lyrique », sans même parler des connotations modernes dont il s’est chargé (expression des sentiments en particulier), il n’est qu’à moitié pertinent : les divers types de poésie auxquels il renvoie ne sont pas tous accompagnés par la lyre, mais certains par la flûte. Le seul point commun à l’ensemble de la catégorie est qu’il s’agit de poésie chantée – ce qui n’est que marginalement le cas de la lyrique postérieure.
L’intérêt de la position d’Horace par rapport à cette question est qu’il reçoit la catégorie alexandrine comme telle, avec son caractère hétérogène et artificiel, et constitue son recueil en conséquence. Il est conscient non seulement des problèmes listés ci-dessus, mais aussi de la centralité du chant. Quand bien même le médium poétique avec lequel il travaille n’est plus la performance orale, mais l’écrit et le recueil diffusé en volumes (c’est-à-dire en rouleaux de papyrus, évoqués deux fois seulement au dernier livre, et justement pour dire qu’ils ne font pas silence : 4.8.21 et 4.9.30-31), Horace en maintient constamment la fiction. Ses odes impliquent un contexte d’exécution fictionnel, soit recréé de façon mimétique dans le poème lui-même, soit implicite (souvent un banquet). Il évoque volontiers la flûte à côté de la lyre, et même les flûtes seules à l’extrême fin du livre IV, en imaginant la perpétuation des carmina convivalia traditionnels. Il appelle d’ailleurs ses poèmes carmina, « chants » (le titre hellénisant Odes est postérieur). Cela évoque le melos grec (Horace utilise 183ce terme en 3.4.2), mais carmen est aussi une notion latine ancienne, avec des connotations religieuses* (« incantation », « formule »), désignant toutes sortes de poèmes (aussi non chantés) : la question du genre reste ouverte.
S’il se réclame plus spécifiquement des poètes éoliens Sappho et Alcée, Horace a en vue tout le canon, comme le montre sa prétention initiale à y entrer, ou l’évocation de sept des neuf poètes au début de la neuvième ode du livre IV. Ce qui était hétérogénéité dans la catégorie alexandrine devient variété dans le recueil* horatien, tant dans les mètres que dans les sujets et les registres, comme l’illustrent les deux « parades » du début du livre I : la série des neuf premières odes toutes dans un mètre différent (et un autre encore en 1.11), puis celle des prédécesseurs entre 1.12 et 1.18, qui évoquent des modèles différents (Pindare, Sappho, Alcée, Bacchylide, Stésichore [et Archiloque], Anacréon [et Homère], et Alcée en clôture). Dans le recueil, très construit, cela crée de fréquents contrastes d’un poème à l’autre, ou aussi entre la forme métrique et le thème ou le ton d’un seul poème (par exemple, 1.12 traite un thème pindarique dans un mètre sapphique). Une exception confirme la règle : le cycle des six « odes romaines » au début du livre III, toutes en strophes alcaïques, à sujets civiques ou moraux et de registre élevé. Horace questionne aussi le genre en testant ses limites, avec des genres non seulement bien distincts comme l’épopée ou la tragédie, mais aussi voisins comme l’élégie et l’épigramme, ainsi que l’iambe (qu’il a pratiqué lui-même dans les Épodes, bouclées juste à la fin des guerres civiles, où il se focalise sur le lyrique).
En composant ainsi son recueil, Horace, plus qu’il ne recrée en latin un genre grec sans réelle existence (sinon comme une catégorie critique problématique), constitue lui-même dans une certaine mesure le lyrique comme un genre, pour faire face au canon alexandrin. Dans son Épître aux Pisons, ou Art poétique, il en liste les sujets très divers : « La Muse a donné à la lyre (fidibus) de représenter les dieux et les enfants des dieux, le pugiliste vainqueur, le premier à la course de chevaux, les soucis des jeunes gens, la liberté du vin » (v. 83-85 : Musa dedit fidibus divos puerosque deorum / et pugilem victorem et equom certamine primum / et iuvenum curas et libera vina referre). Les Odes présentent ainsi des hymnes, des chants rituels ou mythologiques, des éloges (non athlétiques à Rome, mais civiques), des poèmes d’amour et de banquet, mais aussi des réflexions morales ou pièces de circonstance. Cette variété et versatilité devient typique du genre : au début du iie siècle de notre ère, Pline le Jeune attribue ces qualités à un émule lyrique d’Horace qui « aime… souffre… loue… joue… » à la perfection (Lettres 9.22.2) et souligne chez un autre l’érudition (3.1.7 : lyrica doctissima), la douceur (dulcedo, suavitas) et l’élégance (hilaritas, gratia). Ces idées resteront récurrentes dans la réception tardo-antique, médiévale et moderne de l’Horace lyrique (voir Renaissance*).
Quelle est finalement la portée de l’expression « lyre romaine » ? En un sens, par son aspect idiosyncratique, elle se limite à Horace lui-même – ce qui n’est pas peu : on a vu qu’il est le premier à composer un recueil spécifiquement lyrique, mais son recueil est aussi le seul du genre à avoir été transmis avant l’époque chrétienne. De fait, Horace est la seule référence lyrique latine. À l’époque de Néron, outre Sénèque qui en fait son modèle principal pour les chœurs de ses tragédies, Caesius Bassus (ami et éditeur du satiriste Perse), auteur d’un traité sur les mètres d’Horace, applique sa théorie dans un recueil lyrique (perdu). Quintilien, une génération plus tard, le nomme à côté d’Horace, qu’il estime « à peu près 184seul digne d’être lu parmi les lyriques » (10.1.96 : lyricorum… Horatius fere solus legi dignus) ; les contemporains talentueux qu’il évoque sans les nommer n’ont pas laissé de trace, sauf Stace, auteur de deux odes tout à fait horatiennes incluses dans ses Silves (4.5 et 4.7). Horace reste le modèle des expérimentations lyriques du iiie siècle (perdues, mais reflétées dans le traité métrique en vers de Terentianus Maurus), puis au ive dans les deux recueils hymniques de Prudence et dans des pièces isolées d’autres auteurs (Claudien, Ausone), et au-delà. Mais à cette période naît une nouvelle tradition, celle de l’hymnodie chrétienne, dans une forme plus simple et directe, originellement non lyrique : le dimètre iambique popularisé par Ambroise.
Ainsi, l’idiosyncrasie horatienne devient norme. Comme il l’anticipe lui-même consciemment à la fin de son premier recueil, Horace a « achevé un monument plus durable que le bronze » (3.30.1 : exegi monumentum aere perennius) : il a sans nul doute joué un rôle central dans la perpétuation de la « lyrique » grecque et – avec d’autres intermédiaires latins, élégiaques et épigrammatiques notamment, mais aussi chrétiens – dans la définition ultérieure du genre.
► Barchiesi A., « Lyric in Rome », dans Budelmann Felix (éd.), The Cambridge Companion to Greek Lyric, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 319-335. Citroni M., « Cicéron, Horace et la légitimation de la lyrique comme poésie civique », dans Delignon Bénédicte, Le Meur Nadine et Thévenaz Olivier (éd.), La poésie lyrique dans la cité antique : les Odes d’Horace au miroir de la lyrique grecque archaïque, Lyon, CEROR, 2016, p. 225-242. Harrison St., Generic Enrichment in Vergil and Horace, Oxford, Oxford University Press, 2007. Lowrie M., Horace : Odes and Epodes (Oxford Readings in Classical Studies), Oxford, Oxford University Press, 2009.
→ Lyre, luth, harpe ; Lurikos ; Mélos, mélique ; Recueil ; Renaissance ; Vers lyriques / vers narratifs
Olivier Thévenaz
Lyre, luth, harpe
Notion notoirement problématique et instable, le lyrique, dans le passé et singulièrement au xixe siècle, a tenté de se représenter dans ces « corrélats objectifs » (T. S. Eliot) que sont la lyre, le luth ou la harpe. Ces trois instruments, traités comme objets matériels, symboliques ou métaphoriques, marquent l’inscription du musical dans le texte lyrique où ils figurent l’inspiration et la création poétiques, voire l’image que le poète cherche à projeter de lui-même : ainsi, par hypallage, la « lyre pensive » de Th. Gautier (« Le poète et la foule », España, 1845). Souvent simples accessoires d’un lyrisme de convention, ces instruments deviennent facilement interchangeables. Leurs emplois marqués n’en deviennent que plus notables : la lyre peut être apollinienne et se donner comme principe d’ordre et d’équilibre, ou dionysiaque et renvoyer à ce que Baudelaire appelle « un état exagéré de la vitalité » (« Théodore de Banville », Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, 1861) synonyme d’enthousiasme et d’emportement ; à chacune de ses cordes, dont le nombre varie au cours du temps, peuvent correspondre des fonctions et des valeurs distinctes, comme dans Les Sept Cordes de la lyre de G. Sand (1839) : si les cordes d’or et les cordes d’argent sont toutes deux consacrées à la louange divine, les premières font vibrer les harmonies célestes, tandis que les secondes célèbrent la nature et la création terrestre. Entre instruments différents, certaines oppositions peuvent être signifiantes : Hugo, avant 1830, confronte la lyre païenne à la harpe chrétienne (« La Lyre et la Harpe », Odes et Ballades, 1826) ; le luth « bien accordé 185au son de la lyre grecque et romaine » (Défense et Illustration de la langue française, 1549) permet à Du Bellay de revendiquer à la fois une filiation et une originalité ; au luth de la mélancolie Nerval substitue in fine la lyre rédemptrice d’Orphée (« El Desdichado », Les Chimères, 1854).
Dans leur essence, ces instruments désignent la musique comme le modèle toujours fuyant que le lyrique aspire à étreindre en s’abandonnant à la magie* du verbe. L’éthos* lyrique manifeste un état du langage dynamisé et comme métamorphosé par un furor poeticus que le musical soutient et amplifie (d’où la rime récurrente lyre/délire). L’instrument solennise une rupture selon diverses modalités : le geste physique de le saisir – le « Poète, prends ton luth » de Musset ou l’injonction de Hugo exhortant Lamartine à le rejoindre dans le combat politique : « prends ton luth immortel » (« À M. Alphonse de Lamartine », Odes et Ballades, 1826) – signale que l’on quitte le plan de la communication ordinaire pour accéder à un niveau supérieur d’élocution, celui même qui rend le satyre de Hugo « démesuré » lorsqu’il s’empare de la « grande lyre » pour délivrer devant les dieux de l’Olympe un discours inspiré par lequel le faune « apothéosé » est transmué en dieu Pan ; le geste inverse de la déposer marque chez Henrich von Kleist le renoncement définitif à tout lyrisme d’inspiration patriotique et même à toute poésie : « Il achève son chant, désireux d’en finir avec lui, Et, pleurant, il abandonne sa lyre » (« Le dernier chant », Œuvres complètes 1999) ; geste verbal, l’apostrophe – « ô luth » chez les poètes de la Renaissance – détache son objet pour donner une impulsion à l’élan lyrique ; de même, la soudaine mise en vibration d’une harpe ou d’une lyre jusqu’ici muette (dans l’Ossian de Macpherson, 1760, par exemple) consacre ce passage d’une absence à la quête d’une plénitude énonciative.
Lyre, luth et harpe soutiennent maint excursus lyrique dont la cible est extérieure à l’énonciateur : la gloire de Dieu dans les Psaumes de David ; les exploits guerriers dans l’Ossian de Macpherson ; les injustices que fustige Hugo en ajoutant une « corde d’airain » à sa lyre ; la culture italienne célébrée par Corinne dans son ardente improvisation du Capitole (Mme de Staël, Corinne, 1807) ; la vertu civilisatrice de la lyre d’Orphée chantée par Ballanche (Orphée, 1827) qui en emprunte l’idée à Vico (La Scienza Nova, 1725). Mais, en général, le romantisme tend à intérioriser cet objet. Ainsi Lamartine, qui se vante d’être le premier à avoir remplacé les cordes de la lyre traditionnelle par « les fibres mêmes du cœur de l’homme » (Préface aux Méditations poétiques, 1849), fait-il de la harpe de Morven l’un des emblèmes de son moi. D’où ces flots d’harmonie qui, chez lui, accompagnent l’effusion lyrique. Les cordophones, en effet, sont par excellence les instruments de l’intériorité : l’assimilation des cordes à des nerfs, liée au double sens du latin « nervus », et donc à une sensibilité vibrante, se soutient de la paronomase cœur/corde et de l’assonance harpe/âme ; aux variations dans le degré de tension des cordes correspondent les fluctuations de l’élan lyrique. Le paradoxe est qu’en creusant l’intériorité, le sujet se découvre solidaire d’un non-moi – Dieu, la nature – et fait l’expérience de son altérité, perçue comme une imposition (le « subject lute » auquel l’énonciateur de Coleridge se compare dans The Eolian harp, 1796, dit une sujétion et non la souveraineté d’un « sujet » lyrique). Dans l’adresse lyrique, « la lyre ou le luth […] sont ces instruments par quoi le “je” de l’auteur devient le Poète, c’est-à-dire un autre » (Vadé, 1996). Mais, récepteur passif, le sujet est en même temps décodeur et transmetteur des impressions reçues. Soumise à l’action du vent et productrice d’harmonies, la 186harpe éolienne, très en vogue de 1800 à 1830 en Angleterre, en France et en Allemagne, emblématise à la perfection cette double polarité, comme le montre An eine Äolsharfe d’Eduard Mörike (1837).
La transgression des codes du romantisme va de pair avec le traitement iconoclaste de ses emblèmes instrumentaux. Point n’est besoin de les bannir pour innover : provocateur, Lautréamont jouit de faire rendre à la lyre traditionnelle « un son si étrange » (Les Chants de Maldoror, 1869) ; Aloysius Bertrand conserve le luth, mais lui fait subir divers accidents – rupture de la chanterelle (« La Viole de gamba », Gaspard de la nuit, 1842), sonorités grinçantes – qui, loin des suavités lamartiniennes, démarquent son lyrisme de celui des années 1820-1830. Plus radical est le geste qui consiste à rejeter à travers eux le bric-à-brac du lyrisme romantique (inspiration comme don divin, muse, poète inspiré…). Dans Un cœur sous une soutane (1870), Rimbaud fustige allégrement les « harpes séraphiques » d’une poésie désincarnée. Corbière, par dérision, qualifie d’« éolienne » la porte de sa bicoque ouverte aux quatre vents (« Le Poète contumace », Les Amours jaunes, 1873) ; il signifie l’abandon de la lyre, traitée d’« outil ridicule » (« Pierrot pendu », posth. 1953), en laissant entendre « dé-lyre » sous sa rime traditionnelle et souligne le substrat corporel de la création poétique en faisant des « cordes du cœur » de simples boyaux. Lyre, luth et harpe sont disqualifiés pour figurer une sensibilité d’écorché vif chez les écrivains « décadents ». Pour Laforgue et Corbière, des instruments discordants ou horripilants – vielle, orgue de Barbarie – paraissent plus consonants avec l’expression d’un moi qui se veut désaccordé. Accusés de déposséder le sujet lyrique de la maîtrise de son dire, lyre, luth et harpe sont mis aux oubliettes, dévalorisés ou détournés par de nouvelles esthétiques qui privilégient le travail sur le langage : l’irrévérencieux cercle zutiste fait rimer « luth » avec « zut » ; dans sa période parnassienne, Verlaine se méfie de l’inspiration, représentée par « Gabriel et son luth, Apollon et sa lyre » (Épilogue des Poèmes saturniens, 1866), et prône « l’étude sans trêve », la poursuite obstinée du Beau cher à Baudelaire. Avec le symbolisme, les trois instruments font résurgence, mais pour de nouveaux usages. Débarrassé de ses attaches subjectives par « la disparition élocutoire du poète » qui « cède l’initiative aux mots » (Vers et prose, 1893), un instrument comme la harpe est traité par Mallarmé comme pur objet verbal pris dans un réseau d’interconnexions dans le champ clos du poème : Sainte (1883) consacre le statut métapoétique d’un instrument dont la silencieuse musique figure l’« intellectuelle parole » (Divagations, 1897) qu’est le dire poétique dans l’esthétique mallarméenne.
Au xxe siècle, une fois retombées les véhémences contestataires de la deuxième moitié du xixe siècle, l’emblème principal du lyrique, la lyre, retrouve occasionnellement une nouvelle vie, sans que son lourd passé lui soit à charge. « Lyre, trop vieille image », s’exclame Apollinaire, qui s’empresse d’ajouter : « mot délicieux » (« Le départ », 1909, sous le pseudonyme de Louise Lalanne) ; peut-être faut-il en voir un avatar inattendu dans ces instruments à corde unique que sont les « trompettes marines » d’Alcools (1913). Pierre Reverdy peut, en toute sérénité, sans la gravité d’un Lamartine ni les sarcasmes d’un Corbière, faire rimer « lyre » avec « délire » (« Le cœur tournant », Ferraille, 1937). Opérant, en l’adaptant, un retour aux sources, Paul Valéry la met en scène dans son mélodrame de 1931, Amphion, pour célébrer les pouvoirs orphiques du chant, prélude à son abandon au néant. Par un mouvement ascensionnel caractéristique d’une forme de lyrisme, une voix de contre-ténor permet à la musique 187de Purcell, telle que l’entend Philippe Jaccottet, d’atteindre à des espaces célestes d’une pureté cristalline où la lyre-constellation et la lyre-instrument se confondent (« À Henry Purcell », Pensées sous les nuages, 1983). Autant de signes d’une relation apaisée avec un passé riche en controverses. Désuets par certains côtés, lyre, luth et harpe n’en appartiennent pas moins à la riche tradition du lyrique.
► Loiseleur A., L’Harmonie selon Lamartine : utopie d’un lieu commun, Paris, Honoré Champion (« Romantisme et modernités »), 2005. Tibi L., La Lyre désenchantée. L’Instrument de musique et la voix humaine dans la littérature française du xixe siècle, Paris, Honoré Champion (« Romantisme et modernités »), 2003. Tomiche A., Métamorphoses du lyrisme. Philomèle, le rossignol et la modernité occidentale, Paris, Garnier (« Perspectives comparatistes »), 2010.
→ Art lyrique ; Harmonie ; Mélos, mélique ; Orphée ; Rites
Laurence Tibi
Lyric, lyricism, lyrics
(terminologie anglaise)
Dans la critique littéraire anglo-américaine, comme dans d’autres traditions philologiques, on considère généralement que la poésie « lyrique » (« lyric ») constitue, avec la poésie « épique » (« epic ») et la poésie « dramatique » (« dramatic »), l’une des trois catégories principales de la littérature poétique, alors même qu’en anglais, « lyric » est aujourd’hui devenu pratiquement l’équivalent de « poésie ». Il s’agit toutefois d’une distinction générique qui trouve son origine à la fin du xviiie siècle, et de ce fait d’une conception relativement moderne du « lyric », terme qui a fait l’objet de nombreux débats théoriques et esthétiques à différentes époques dans la tradition critique anglophone. Virginia Jackson a retracé l’évolution du terme dans la poétique de langue anglaise, soulevant qu’il est passé d’un mode de discours à un genre littéraire avant de devenir un idéal esthétique pour l’ensemble de la poésie, ainsi qu’un modèle de la critique poétique moderne ; elle constate « qu’au cours des trois derniers siècles, le terme “lyric” est passé de l’adjectif au substantif, d’une qualité de la poésie à une catégorie qui semble inclure quasiment tous les vers » (Jackson, 2012, 826 ; traduction de l’auteur), afin de conclure que « l’histoire du “lyric” est l’histoire de la manière dont une idée est devenue un genre et dont ce genre a été manipulé à la fois par les poètes et les critiques » (ibidem., 833). Nombreux sont en effet les auteurs et théoriciens qui ont contribué à définir l’usage du terme au fil du temps et sa définition continue de susciter le débat dans le contexte d’une théorie contemporaine du lyrique (« theory of the lyric »).
Comme pour les termes apparentés dans d’autres langues européennes, tels que « lyrique » en français ou « Lyrik » en allemand (voir *Lyrik), l’étymologie du terme est dérivée de la lyre (« lyra »), l’instrument de musique employé pour accompagner les chants des poètes, et ceci malgré le fait que la plupart des poètes lyriques de la Grèce antique aient probablement associé leurs poèmes aux termes « mele » (« mélodie »), « melos » (« chant ») et « melikos » (« évoquant le chant » ; voir *Melos, mélique), plutôt qu’au terme « lyrikos » (ou « lyrikoi » ; voir *Lurikos), ce dernier étant principalement attribué aux poèmes, initialement destinés au chant, recueillis à l’époque alexandrine (à partir du début du iiie siècle av. notre ère) dans la bibliothèque d’Alexandrie.
De la même manière, le terme anglais« lyric » est lui-même rétrospectif, et a pris des significations distinctes à différentes époques, ce qui a entraîné une expansion progressive du terme au cours 188des siècles afin de créer une catégorie générique unissant une grande diversité de poèmes. Si, aujourd’hui, la plupart des poèmes lyriques ne sont plus écrits pour être chantés, la place centrale qu’occupe toujours l’élément musical dans toute conception du « lyrique » se reflète dans le fait que, dans le contexte de la musique contemporaine, les paroles de chanson sont couramment appelées « lyrics » (bien que ce terme puisse aussi désigner des poèmes lyriques au pluriel). On parle alors d’un parolier comme d’un « lyric-writer » ou « lyricist », termes qui ne s’appliquent plus au « lyric poet » (le poète au sens strict du terme). D’une certaine manière, la poésie lyrique reste indissociable de la musique, tant dans la pratique (p. ex. sous forme de performances poétiques incorporant le chant et la danse) que dans la théorie, comme en témoignent les discussions résurgentes sur les frontières de la littérature. On citera par exemple les débats médiatisés portant sur les éléments poétiques de la musique rap (voir *Rap) aux États-Unis, ou, après l’attribution du prix Nobel de littérature 2016 à Bob Dylan, sur la question de savoir si les « lyrics » de chansons populaires méritent le statut du « lyric » poétique.
Les différences par rapport au terme français « lyrique » sont subtiles. Au singulier, le substantif « lyric » désigne principalement un poème lyrique (généralement caractérisé par sa brièveté, ce qui est une spécificité, et son point de vue à la première personne), mais aussi le registre lyrique ou la poésie lyrique dans son ensemble, tandis que l’adjectif désigne tout ce qui se rapporte à la poésie (p. ex. « lyric composition ») ou qui, de manière générale, se caractérise par, ou exprime, un sentiment spontané et direct. À l’instar de l’adjectif « poétique » français, l’adjectif « lyric » (souvent utilisé de manière interchangeable avec « lyrical ») est employé pour décrire tout ce qui possède la forme ou les qualités musicales d’une chanson d’une part, ou tout ce qui est caractérisé par un épanchement de pensées et de sentiments personnels d’une manière poétique, de l’autre ; par conséquent, le terme peut s’appliquer à presque tout, d’un costume à une danse en passant par un film. L’expression familière « to wax lyrical » (aussi, « to wax poetical »), ce qui signifie à peu près « s’extasier lyriquement » ou « s’exprimer avec enthousiasme et exubérance », révèle que dans l’usage moderne les termes « lyric » et « lyrical » sont principalement associés à l’expression vive du sentiment personnel. Le substantif « lyricism », dont le sens est très similaire, décrit un caractère, une tonalité ou un style lyrique évoquant la poésie, à la manière du « lyrisme » français.
Ces emplois nuancés des termes lyric, lyrical et lyricism révèlent que, dans la tradition anglophone, comme dans d’autres approches linguistiques, les tentatives critiques de définir le concept du lyrique et du lyrisme se sont concentrées sur un certain nombre de caractéristiques interdépendantes, qui ont été traitées de différentes manières par les écrivains et les théoriciens au fil du temps. En général, ces éléments se concentrent, d’une part, sur une préoccupation pour les empreintes formelles des origines mélodiques de la poésie lyrique et ses divers liens avec les formes et traditions musicales, et, d’autre part, sur l’expression subjective du monde intérieur, surtout quand cette dernière prend une forme non narrative et non dramatique. Il n’est pas possible de fournir ici un aperçu historique complet de l’évolution du terme dans la langue anglaise, ni de se pencher sur des textes ou auteurs en particulier, mais il convient toutefois de souligner que le terme lyric n’a pas toujours été associé à un excès chez le poète ou à une poésie d’expression 189personnelle dédiée à l’épanchement de la sensibilité subjective ; il s’agit d’une théorie de la poésie qui remonte au début du romantisme de la fin du xviiie siècle. C’est dans le courant du xixe siècle qu’un terme qui décrivait à l’origine un type de discours poétique en rapport avec la musique s’est retrouvé élevé à un genre littéraire distinct (opposé à l’épique et au dramatique) avant de s’identifier à la poésie tout entière. Pourtant, comme le suggère le titre quelque peu paradoxal des Lyrical Ballads de W. Wordsworth et S. T. Coleridge (recueil de poèmes lyriques romantiques à forme fixe, paru en 1798, contenant également des poèmes en blank verse ou vers blanc, le pentamètre ïambique non rimé), les termes lyric et lyrical, qui ne s’appliquent pas de manière entièrement satisfaisante aux multiples formes de poésie, continuent à faire l’objet d’une certaine confusion à cette époque (Jackson, 2012).
En mettant l’accent sur l’expression subjective et l’esprit créatif individuel à travers un art poétique qui se voulait spontané, musical et sincère, la conception romantique de la poésie a eu un impact durable sur les perceptions populaires de la poésie qui se font encore sentir aujourd’hui. Dans son essai de 1833 intitulé « What is Poetry ? », John Stuart Mill affirme que, contrairement à l’« éloquence », qui est entendue (« heard »), la poésie (par laquelle il entendait notamment la poésie lyrique) est un discours qui est « entendu par hasard » (« overheard ») par le lecteur-auditeur (« listener »), dont le poète ignore la présence (Tucker, 1985). C’est en partie en réaction à l’accent mis sur l’expression de la sensibilité du poète et le supposé caractère intime de la poésie lyrique au début du xixe siècle qu’une résurgence du « dramatic monologue », poème mettant en scène des personnages poétiques fictifs qui se distinguent clairement de l’auteur et qui s’adressent dans un monologue à un auditoire silencieux, voit le jour à l’époque victorienne, notamment grâce aux poèmes d’Alfred Tennyson et surtout de Robert Browning (sans doute pour la première fois depuis l’utilisation de cette forme dans la poésie en vieil anglais).
Au xxe siècle, le terme « lyric » est de plus en plus revendiqué par la critique littéraire, au point où V. Jackson évoque « l’élévation du lyric comme mode de lecture professionnelle » (Jackson, 2012, 833, traduction de l’auteur). En outre, les critiques du « New Criticism » (« Nouvelle critique ») tels que I.A. Richards, Cleanth Brooks, W.K. Wimsatt, Monroe Beardsley et T.S. Eliot prônaient au début du xxe siècle une méthode critique décontextualisée, liée à la lecture autonome du texte et à la pratique du « close reading » (la « lecture rapprochée » ou « attentive », un mode d’explication de texte défendue de nos jours par des spécialistes influents tels que Helen Vendler ; Vendler, 2005). Ce mode de lecture a largement contribué au modèle théorique aujourd’hui dominant du « “je” lyrique » en tant que locuteur fictif (qui n’est pas sans rappeler le « sujet lyrique » du dramatic monologue), malgré la critique de l’identification du lyrique à un modèle d’interprétation par la pensée post-structuraliste de la deuxième moitié du xxe siècle.
En conséquence, il est aujourd’hui courant, dans les discussions critiques et dans une grande partie de l’enseignement de la poésie dans le monde anglophone, de désigner le sujet lyrique comme « speaker » (« interlocuteur » ; parfois « I-speaker ») ou encore « (poetic) persona » (« personnage poétique »), plutôt que comme « poet ». Les discussions théoriques contemporaines sur la poésie lyrique ont récemment remis en question le concept du « lyric » en tant que genre poétique en soi, mais elles continuent à se concentrer sur la question des modes 190d’adresse* lyrique, et en particulier sur l’énonciation lyrique et la question du « destinataire » (« addresse ») du poème lyrique. Dans une étude récente de grande envergure, Jonathan Culler a soutenu qu’une « théorie du lyrique » devrait se concentrer non pas sur l’expression des sentiments personnels d’un personnage de fiction dans un style subjectif ainsi que dans une situation spécifiable, à la manière du « dramatic monologue » (et donc sur les éléments narratifs que présuppose un modèle de poésie considéré comme « imitation de discours »), mais plutôt sur les diverses ressources linguistiques de la poésie lyrique, éléments à travers lesquels un poème peut être lu et vécu comme un « événement » énonciatif occupant un « pur présent », au lieu d’un récit à paraphraser (Culler, 2020). Charles Altieri a récemment proposé de passer de la théorie du « lyric » en tant que genre ou catégorie au « lyricism », qu’il conçoit comme une pratique ou une « impulsion » poétique axée sur les aspects affectifs et musicaux d’un poème lyrique, tout en tenant compte des intentions des différents auteurs et de leurs expériences individuelles avec les genres littéraires traditionnels ; ainsi, Altieri propose de se pencher moins sur la question de savoir ce qu’« est » le lyrique, et plus sur ce que « font » les poètes lyriques (Altieri, 2017). D’autres, comme Jahan Ramazani, ont fait valoir qu’une approche « inter-générique », « transnationale » et « translinguistique » envers la poésie et son caractère « hybride » peut offrir un aperçu précieux des dimensions internationales de la poésie et de ses préoccupations mondiales, ainsi que de sa place dans les études culturelles transnationales (Ramazani, 2020).
De toute évidence, le terme « lyric » continue de susciter la réflexion et la théorie du lyrique reste une discipline florissante dans le monde anglophone.
► Culler J. D., « L’Adresse Lyrique », trad. Ph. Lindholm, dans Antonio Rodriguez (dir.), Théories du lyrique. Une anthologie de la critique mondiale de la poésie, Université de Lausanne, 2020, https://lyricalvalley.org/blog/2020/02/15/ladresse-lyrique/. Jackson V., « Lyric », dans R. Greene & S. Cushman (dir.), The Princeton Encyclopedia of Poetry and Poetics, 4e éd., New Jersey, Princeton University Press, 2012, p. 826-834. Ramazani J., « La poésie lyrique : inter-générique, transnationale, translinguistique ? », trad. Ph. Lindholm, dans A. Rodriguez (dir.), Théories du lyrique. Une anthologie de la critique mondiale de la poésie, Université de Lausanne, 2020, URL : http://lyricalvalley.org/blog/2020/02/15/la-poesie-lyrique-inter-generique-transnationale-translinguistique/
→ Lírico ; Lurikos ; Lyrikk ; Lyrique ; Lyrisme ; Mélos, mélique
Philip Lindholm
Lyrik, Gedicht
(langue allemande)
« Gedicht » et « Lyrik » sont en allemand des termes quasi-synonymes, qui, selon un consensus minimal, désignent des textes en vers, qui ne sont ni narratifs ni dramatiques. Ils se distinguent de leurs expressions complémentaires françaises « poème » et « lyrique/lyrisme » par leur propre histoire conceptuelle.
Le lexème « Gedicht » (poème) peut sembler à première vue tout à fait germanique. Cependant, le substantif est dérivé du participe passé du verbe « dichten », lui-même étymologiquement apparenté au latin « dictare ». « Dichten » signifie « composer une œuvre d’art écrite » ou « imaginer quelque chose ». Jusqu’au xviiie siècle, tous les textes en vers (épiques, dramatiques ou lyriques) pouvaient être désignés comme « Gedichte », et ce n’est qu’avec la disparition du vers d’une grande partie de la littérature que 191la notion s’est restreinte au poème lyrique. Les dictionnaires du xviiie siècle mentionnent que le mot « Dichter » a remplacé le terme « Poet », devenu péjoratif. Toutefois, la première expression, notamment la formule notoire du « Dichter und Denker » (poète et penseur), a elle-même été discréditée après la Seconde Guerre mondiale. Les poètes se nomment aujourd’hui plutôt « Lyriker » (m.), et respectivement « Lyrikerin » (f.), même s’ils écrivent des « Gedichte ».
« Lyrik » (« le lyrique »), un substantif singulier collectif, est majoritairement traité comme un genre (« Gattung »), et couvre l’éventail des formes littéraires en triade avec l’épopée et le drame. L’utilisation de l’adjectif « lyrisch » (« lyrique ») indépendamment du genre, dans le sens d’une qualité qui peut être attribuée à d’autres textes ou autres phénomènes, est contestée, mais répandue. Le genre poétique des « Lyrica » (pl.) est déjà mentionné dans le Livre de la poésie allemande (1624, Chap. v.) de Martin Opitz, cependant il n’y parle que des poèmes qui se prêtent particulièrement à la musique et ne sont pas nettement distingués de l’ode. La notion de « Lyrik » en tant que partie de la triade des genres ne s’est établie qu’au cours du xixe siècle. La référence à la musicalité ou la chantabilité que nous trouvons chez Opitz reste toutefois partie de l’idée qu’on se fait de la poésie lyrique, même au-delà du xixe siècle. Par exemple, d’abord l’ode et ensuite le « Lied » (chanson) ont longtemps été considérés comme les manifestations les plus pures du lyrique. Le lieu classique de la conception triadique des genres sont les Notes et dissertations de Johann Wolfgang Goethe (1819), un essai qu’il avait écrit pour assurer une meilleure compréhension de son recueil de poèmes Divan d’Orient et d’Occident, inspiré du poète persan Hafez (xive siècle). Les Notes et dissertations commentent donc un effort de transfert interculturel et ne se réfèrent pas exclusivement à la littérature allemande. Par conséquent, la distinction goethéenne des trois formes naturelles de la poésie (« Naturformen der Poesie ») « Epos », « Lyrik » et « Drama » pourrait être pensée comme une catégorisation transtemporelle et transculturelle. Goethe traite les trois formes comme des modes poétiques (« Dichtungsweisen ») qui peuvent se mélanger. En français, nous observons une tendance de traduire cette notion de « Lyrik » par « lyrisme », un mot qui est pourtant absent dans le vocabulaire allemand.
Certaines particularités de la notion complexe « Lyrik/Gedicht » laissent présager qu’aucun accord sur la définition ne sera possible dans l’avenir. Tout d’abord, les avant-gardes défient les catégories en publiant des textes très différents en tant que « Gedichte ». Par exemple, ceci est le cas pour « Fisches Nachtgesang » de Christian Morgenstern, qui ne contient aucun mot, hormis son titre, ou « Aufstellung des 1. FC Nürnberg » de Peter Handke, un ready-made d’une formation de football pris d’un journal. Ensuite, l’idée de la triade pousse le « Lyrik » dans la position d’une catégorie résiduelle de textes qui ne sont définitivement ni dramatiques ni narratifs, mais pour lesquels il est difficile de trouver un point commun de définition. Nous pouvons toutefois identifier un certain nombre de caractéristiques qui sont centrales et qui pourraient servir à éclaircir la catégorie « Lyrik », dont nous évoquerons (1) la théorie de la subjectivité, (2) la forme.
(1) Georg Wilhelm Friedrich Hegel, dans son Cours d’esthétique (1835–1838), oppose la poésie lyrique en raison de sa subjectivité à l’épopée objective. Hegel estime que la poésie lyrique a pour contenu le monde intérieur subjectif. La production lyrique est donc considérée 192comme l’expression du soi du sujet, visant une valeur générale, afin de ne pas se borner à une forme accidentelle. Évidemment, même à l’époque du romantisme, cette idée ne convient qu’à une petite partie des poèmes que l’on appelle souvent en allemand « Erlebnislyrik », forme poétique qui traite de ce qui est supposé avoir été vécu. Si, pour cette raison, Hegel n’est plus un point de référence pour la Lyriktheorie allemande, ses propos continuent à hanter la discussion, par exemple en ce qui concerne les structures énonciatives. La première formulation théorique du « Lyrisches Ich » dans Wesen der modernen deutschen Lyrik (1910) de Margarete Susman part de la critique de la confusion entre le Moi unique de l’individu et le sujet lyrique, ce dernier étant considéré comme fictionnel. Käte Hamburger s’oppose explicitement à Hegel dans la Logique des genres littéraires (1957). Hamburger souligne que le « Lyrik » ne se définit pas par un contenu subjectif, mais par un principe structurel. Par conséquent, le poème lyrique est une énonciation d’un sujet lyrique (« lyrisches Ich »), qu’elle considère (contrairement à Susman) comme non fictionnel. La controverse perdure sur les rapports possibles entre l’auteur, le sujet lyrique et leur éventuel statut fictionnel. Dieter Lamping, dans Das lyrische Gedicht (1989), fait un pas de plus vers la généralisation et définit les poèmes lyriques comme des discours monologiques et absolus (sans médiation) en vers, alors que Klaus W. Hempfer dans Lyrik (2014), au contraire, limite le genre aux fictions performatives.
(2) Hegel a eu moins d’influence sur les théories de la forme de la poésie lyrique, qui associent des phénomènes de forme spécifiques au genre, à commencer par le critère du vers, souvent tenu pour la seule caractéristique fiable du lyrique. Toutefois, compte tenu de ce qui est publié en tant que « Lyrik », le critère du vers peut au mieux être une condition suffisante, mais sans le critère du vers, il est difficile de saisir une forme spécifique du lyrique. Rüdiger Zymner a proposé de définir le lyrique comme un display générique de la fonction médiatrice du langage, catalyseur de l’évidence esthétique. Toutefois, dans cette définition, le lyrique et le discours poétique sont difficiles à discerner.
Face aux problèmes de définition, les approches les plus récentes proposent plutôt d’envisager les pratiques sociales par lesquels des textes sont désignés comme « lyriques ». Un aspect qui ressort est que le lyrique pourrait être comprise comme la différence radicale par rapport aux récits fictionnels, aux intrigues dramatiques ou à la prose argumentative. En plus, comme l’avait remarqué Käte Hamburger avant de se pencher sur la structure d’expression, le lyrique serait le genre littéraire qui est identique à sa forme, et qui ne se prête pas, par conséquent, à un résumé ou une paraphrase.
► Lamping D., Das lyrische Gedicht : Definitionen zu Theorie und Geschichte der Gattung, Göttingen : Vandenhoeck und Ruprecht, 1989. Hempfer K. W., Lyrik : Skizze einer systematischen Theorie, Stuttgart, Steiner, 2014. Zymner R., Lyrik : Umriss und Begriff, Paderborn, Mentis, 2009.
→ Lírico ; Lyric, lyricism, lyrics ; Lyrique ; Lyrisme ; Lyrikk ; Lurikos
Ralph Müller
Lyrikk, poesi
(terminologie scandinave)
En norvégien : « lyrikk », « poesi » et « dikt ». En suédois : « lyrik », « poesi » et « dikt ». En danois : « lyric », « poesi » et « digt ». « Dikt », ou « digt », équivaut à « poème », « poème », « Gedicht* », tandis que « lyrikk » et « poesi » sont historiquement, et évidemment étymologiquement, 193d’un héritage différent, et, pour cette raison, portent des significations distinctes et se réfèrent à des traditions différentes.
« Lyrikk » est un terme qui se réfère exclusivement à la forme d’art qu’est la poésie et à ses nombreux sous-genres*. Il comprend les poèmes en vers, les poèmes en prose, les poèmes courts, les poèmes longs, les monologues dramatiques, la poésie didactique, les sonnets, les élégies, les hymnes, les chansons pop, le rap, les épigrammes, les hymnes, les épîtres, les odes, les épitaphes, les ballades, etc. Au contraire, « poesi » a souvent été utilisé pour désigner une qualité particulièrement poétique, que ce soit dans un texte verbal, comme un roman ou un poème, ou dans d’autres formes d’art, comme la photographie ou le cinéma. Cependant, le terme « poesi » n’est pas univoque. Dans le lexique littéraire (Litterære leksikon) d’Asbjørn Aarnes, on peut lire que « poesi » renvoie soit à une catégorie pour tous les textes liés métriquement, soit à un terme de qualité, comme « une caractéristique, une qualité qui est censée être présente dans les textes non liés comme dans les textes liés métriquement, ainsi que dans d’autres formes d’art ». (Aarnes, 1977, 187) Ainsi, « poesi » est une qualité (linguistique) que nous pouvons reconnaître dans tous les genres, y compris les textes non littéraires.
Dans le langage courant, dans de nombreuses recherches sur la poésie et chez de nombreux poètes, « lyrikk » et « poesi » sont souvent utilisés comme synonymes. En effet, « poesi » semble avoir remplacé « lyrikk » en tant que terme. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce mélange et ce remplacement. L’une d’elles est que l’on peut considérer « lyrikk » comme un concept archaïque ; une autre pourrait être que le langage académique et la théorie de la poésie en Scandinavie sont influencés par la théorie et le langage anglo-américains ; et une troisième raison se trouve dans la poésie elle-même. On pourrait affirmer qu’une partie de la poésie contemporaine scandinave s’est éloignée de l’origine de la poésie, de la poésie en tant que melos*, melopoeia, « arts du vers et de la musique », comme l’a écrit un jour Ezra Pound (Pound, 1960, 91), et de la matérialité du langage : son, silence, rythme, séquences syntaxiques et langage se déplaçant dans le temps (Attridge, 2019, 2). Même s’il n’y a rien de gênant à ce que les deux termes se chevauchent, les deux concepts, « lyrikk » et « poesi » sont précieux et doivent être clairement définis. Sinon, l’étymologie commune de « poesi » et du terme anglo-américain « poetry », qui dérivent tous deux du grec poiein, risque de créer une certaine confusion.
Le chercheur danois Stefan Kjerkegaard fait partie de ceux qui plaident en faveur de l’utilisation de « poesi » en remplacement de « lyrikk ». Selon Kjerkegaard, « lyrikk » est devenu un terme trompeur, qui n’est plus pertinent pour la poésie contemporaine. Le terme « lyrikk », écrit Kjerkegaard, n’est pas représentatif car une grande partie de la poésie contemporaine au Danemark n’a aucun rapport avec l’instrument à cordes grec qu’est la lyre et la musicalité dans les vers. Il écrit combien le terme « lyrikk » reste finalement « simpliste et limitatif, le sens de “lyrikk” aujourd’hui est souvent perçu par beaucoup comme quelque chose qui n’a lieu que lorsqu’on est assis tranquillement, lu par cœur, par écrit et le plus souvent sur une page, de préférence avec ce qu’on a appelé un discours lyrique central, souvent difficile d’accès. » (Kjerkegaard, 2010, 109) Kjerkegaard a raison de dire qu’une grande partie de la poésie scandinave après le millénaire est diversifiée, qu’elle voyage à travers de nombreux médias et qu’elle ne se repose jamais « seulement comme des poèmes sur papier » (ibid.). En effet, en Scandinavie 194comme ailleurs, l’intérêt pour les lectures de poésie est croissant (Mønster, Rustad et Schmidt, 2022). Néanmoins, sa description du « lyrikk » est caricaturale et ne s’accompagne d’aucune preuve de ce que « beaucoup » perçoivent le plus souvent comme du « lyrikk ». Plus important encore, il confond le terme « lyrikk » avec le terme anglo-américain « lyric » ou « lyric poem » : dans sa description de la poésie danoise contemporaine comme de poèmes qui « rompent avec l’idée du poème lyrique, c’est-à-dire en incluant des composantes narratives qui impliquent l’utilisation de genres qui ne relèvent pas nécessairement du terme “poème”, du moins pas dans le sens (“poème lyrique”) que nous donnons habituellement à ce terme » (Kjerkegaard, 2010, 113), il ne vise pas le « lyrikk » mais le poème lyrique (« det lyriske dikt »). Même si une grande partie de la poésie scandinave n’est pas constituée de poèmes lyriques, cela ne signifie pas qu’elle n’est pas « lyrikk ». Elle est « lyrikk » et non « lyric », et les poèmes portent toujours la musicalité de la langue, même si elle n’est pas aussi évidente que dans les poèmes lyriques. Le concept scandinave de « lyrikk » n’est pas synonyme de « poème lyrique », mais de « poésie ».
Pour faire face à la diversité de la poésie scandinave contemporaine et pour maintenir le concept de « lyrikk » distinct du « lyriske dikt », le chercheur danois en poésie Peter Stein Larsen (Drømme og dialoger. To poetiske traditioner omkring2000, 2009) développe les deux concepts de « centrallyrik » (« poésie centrale ») et « interaktionslyrik » (« poésie interactionnelle »). Selon Larsen, la « centrallyrik » désigne les poèmes « avec un mode d’énonciation monologique et une homogénéité stylistique […] qui possèdent une qualité autonome distincte » (Larsen, 2009). « Interaktionslyrik » désigne les poèmes « dans lesquels le locuteur lyrique interagit avec un certain nombre de contextes sociaux » (ibid.). Ces poèmes n’ont pas le même niveau d’autonomie, selon Larsen. Il est juste de dire que le « centrallyrik », tel qu’il est défini par Larsen, est dans une large mesure en corrélation avec les poèmes lyriques. Cependant, il est essentiel de ne pas considérer les deux concepts de Larsen comme des catégories statiques, mais plutôt comme des pôles dans un continuum, où les différences se fondent l’une dans l’autre plutôt que de s’opposer radicalement. À cet égard, Larsen considère lui aussi le « lyrikk » comme un concept assez large.
Néanmoins, dans la recherche contemporaine sur la poésie en Scandinavie, « lyrikk » et « poesi » sont souvent traités comme des synonymes. La revue Nordisk poesi. Tidsskrift for lyrikkforskning inclut dans son titre norvégien à la fois « poésie » et « lyrique », sans autre raison que d’éviter la répétition des mots.
► Aarnes A., Litterære leksikon. Tanum, Oslo, 1977. Kjerkegaard S., “Lyrik, medialisering, poesi”, dans Kjerkegaard, Stefan and Unni Langås (dir.), Diktet utenfor diktsamlingen. Modernisme i nordisk lyrikk, Bergen, Alvheim og Eide forlag, 2013.
→ Lírico ; Lurikos ; Lyric, Lyricism, Lyrics ; Lyrik ; Lyrique ; Lyrisme ;
Hans Kristian S. Rustad
Lyrique
(terminologie française)
Provenant des termes grecs lura, lurikos*,puis du latin lyra*, le mot « lyrique » se retrouve dans plusieurs langues européennes. À la fois adjectif et substantif, il implique des spécificités en français, notamment par rapport aux autres langues romanes*. Parmi ses principaux traits, il désigne progressivement, depuis la Renaissance*, un type de poésie, dit « lyrique », alors que les poésies 195effectivement accompagnées à la lyre* ou par d’autres instruments laissaient progressivement la place à des lectures non musicales, voire silencieuses. Par-delà la poésie, qui englobe un ensemble versifié des belles-lettres, le terme s’étend dès le xviiie siècle à d’autres arts pour englober l’« art lyrique* » des théâtres ou des opéras, puis devient, au milieu du xixe siècle, un adjectif pour des locutions courantes, souvent péjoratives, telle qu’une « envolée lyrique ». Vers 1830, en effet, le substantif « lyrisme* » apparaît et engage un éthos du sublime*, non sans une image démesurée du poète. Ce terme romantique supplante le substantif masculin « le lyrique » auparavant en usage. Ainsi, dès le milieu du xixe siècle, « lyrique » convoque une série de considérations négatives, souvent antiromantiques. Dans Madame Bovary par exemple, Flaubert ironise sur son personnage principal : « Elle déclarait adorer les enfants ; c’était sa consolation, sa joie, sa folie, et elle accompagnait ses caresses d’expansions lyriques ». Par extension, le terme qualifie certains traits psychologiques rattachés à l’exaltation ou à l’enthousiasme*.
« Lyrique » concerne à la fois l’art littéraire et l’art oratoire, notamment les excès ou les débordements de certains orateurs (politiciens, avocats) dont on attend pourtant une tenue dans la dignité publique ou au tribunal. Une large frange des acceptions et des usages du mot pose ainsi des problèmes dont plusieurs notices rendent compte : genre, mode ; lyrisme (terminologie) ; séquence, configuration ; registre ; mais aussi en comparaison avec les autres langues romanes ou occidentales. « Lyrique » est à la fois un adjectif et un substantif ; masculin généralement, féminin parfois. Le masculin désigne soit un type de poètes (comme dans le canon alexandrin et le regroupement des neufs lyriques grecs), soit un type de discours, de poésie, qui est associé à ce mode. Le féminin « la lyrique » s’utilise davantage en didactique pour renvoyer à un corpus ou à un ensemble défini de poésies lyriques : « la lyrique médiévale » ; « la lyrique belge ». L’adjectif recouvre ainsi plusieurs substantifs distincts, dont un, « lyrisme », avec un suffixe et des connotations particulières.
Une étymologie illusoire ?
L’acception première dans les dictionnaires contemporains en français tient à « ce qui est relatif à la lyre » (TLF, Le Robert, Larousse, Littré), en renvoyant systématiquement à l’étymologie grecque et à l’instrument de musique accompagnant certains rituels de poésie. Cette acception, pour commune qu’elle soit, suscite des réserves importantes, comme l’a montré Claude Calame, car les Grecs anciens utilisaient le terme « mélos », associé au « chant », et qui regroupe alors des genres et des vers hétérogènes. Lurikos, terme dont les premières traces remontent seulement au iie siècle avant notre ère, apparaît dans la philologie alexandrine (et ce qui a été appelé le « canon alexandrin »). Il renvoie aux « poètes lyriques » avant de s’étendre à leurs textes. Ainsi, la volonté d’asseoir la notion de « lyrique » sur des bases étymologiques, en supposant qu’elles correspondraient forcément à des pratiques de l’Antiquité grecque, échoue. Ce problème ne concerne pas uniquement la Grèce. Dans la Bible également, deux instruments sont donnés en hébreu pour désigner l’accompagnement musical des chants poétiques, notamment dans les psaumes : le kinnour, instrument favori du roi David, et le nebel. Le nom de ces deux instruments a été traduit en français indifféremment par « harpe », « lyre » ou « luth » (dont le mot lui-même provient à la Renaissance du laud espagnol, issu de l’oud arabe). Les poèmes chantés étaient une pratique commune à plusieurs 196cultures des bassins méditerranéens et du croissant fertile. C’est dire qu’il existe des pratiques de poésie, que nous pourrions qualifier de « lyriques », qui sont associées à des instruments semblables à la « lura » grecque, sans être jouées par celle-ci. Nous pourrions considérer des traditions égyptiennes et mésopotamiennes, qui liaient poésie et chant, tout comme nous trouvons des poésies non lyriques qui étaient accompagnées par de tels instruments. La première acception de « lyrique », celle qui semble la plus précise historiquement, souligne combien ce terme est une notion avant tout construite à la Renaissance dans un sens qui correspond davantage au nôtre, notamment en se référant à Horace (voir Lyra*) et à Pétrarque.
C’est pourquoi « lyrique » renvoie non seulement au « poète lyrique » mais aussi à un « genre », « le lyrique », dont la substantivation vise à l’inclure dans la poétique aristotélicienne. Les théories d’Antonio Minturno et de Charles Batteux encadrent le passage vers une compréhension classique du terme, qui en fait un élément fondamental et complémentaire de la Poétique d’Aristote, pour parvenir dès la fin du xviiie siècle à la triade Épique – Lyrique – Dramatique (voir Gustavo Guerrero 2000). Sa substantivation masculine en français est alors attestée, tout comme en allemand, mais au féminin (Die Epik, die Lyrik, die Dramatik).
Ensuite seulement vient la méfiance envers ce terme, lorsque le substantif « lyrisme » supplante l’autre substantif français, et provoque une série de paradoxes : le désir d’une poésie lyrique sans lyrisme, sans cet éthos du sublime et sans le registre qui le caricature. La terminologie anglaise* garde l’avantage d’avoir conservé les deux substantifs « the lyric » et « the lyricism ». Si, pour certains critiques (Charles Altieri 2017), le « lyricism » renvoie aux mêmes problèmes de l’éthos que pour le français, « the lyric » est souvent, voire trop souvent, le synonyme de la poésie pour les anglophones, ce qui provoque d’autres problèmes, parfois bien plus complexes. La plus grande rigueur consisterait donc en français, et peut-être dans d’autres langues, à un usage critique où « le lyrique » désigne les composantes du genre, du mode, du discours ; et d’un autre côté, « le lyrisme » un éthos sublime visant la plus haute intensité de la parole, et sujet au soupçon, voire à l’ironie ; puis « la lyrique » pour considérer un corpus singulier.
Extensions du terme
« Lyrique » se retrouve également en tant que verbe rare dans « lyrifier » ou « lyriser », qui permettent d’éviter l’anglicisme « lyriciser », apparu dans les travaux de Virginia Jackson aux États-Unis. Car il est possible de lyriser son écriture ou de lyrifier sa lecture. Les verbes sonnent encore étrangement en français, mais ils possèdent une utilité pour qualifier certains phénomènes : par exemple, le fait de forcer certaines séquences d’un poème à devenir lyriques ; ou encore, le fait d’avoir travaillé un manuscrit pour lui donner une plus grande intensité lyrique. Dans ces cas, nul doute que les individus lyrisent leur écriture ou leur lecture.
Le problème principal touche plutôt aux usages peu ou non critiques du terme, qui renvoient à un foisonnement de phénomènes : par-delà le ton, un paysage ou une mimique peuvent devenir lyriques. Fort heureusement, la circulation du terme entre les arts ne relève pas toujours de tels usages non critiques : il y a bien un « art lyrique* » rattaché à l’opéra, un mouvement d’« abstraction lyrique* » en peinture ; comme cela pourrait être le cas dans d’autres arts : un mouvement cinématographique ou théâtral, qui pourrait être qualifié de « lyrique ». Ces usages ne sont pas forcément des abus de langage, 197mais ressortissent à la grande porosité du terme et au fait qu’il peut s’adapter à plusieurs situations, d’autant plus à l’ère multimédia.
De « l’anti-lyrisme »
au « non-lyrique »
Depuis les années 1990, la principale opposition aux formes lyriques passe en français par le terme « anti-lyrisme » ou l’adjectif « anti-lyrique » (voir Degré zéro, antilyrique*). Souvent associé au matérialisme ou à l’objectivisme (Ch. Prigent, E. Hocquard, J.-M. Gleize), cette orientation voudrait délaisser en poésie le recours à la première personne, à la métaphore, aux rythmes signifiants ou encore à l’évocation des affects. Il n’est jamais simple de déterminer à quoi s’oppose précisément le préfixe « anti- », si ce n’est à une stratification du lyrique qui peut relever du registre*, de l’éthos*, mais aussi du mode d’énonciation. Une poésie sans lyrisme peut encore être lyrique dans un autre sens, comme chez Francis Ponge ou Dominique Fourcade, mais une poésie antilyrique se veut davantage qu’une distanciation critique. Elle s’appuie généralement sur des poésies expérimentales ou d’avant-gardes* qui ont voulu se défaire de la primauté du lyrique en poésie, comme du canon institutionnel et scolaire. Aussi le terme « antilyrique » participe-t-il directement à la rhétorique des avant-gardes et aux poésies critiques.
Dans d’autres langues, comme en anglais, allemand ou espagnol, l’opposition « lyrique » et « non-lyrique » a appuyé la distinction entre certaines poésies de la performance et des traditions du poème imprimé. En cela, « non-lyric » a pu répondre à la catégorie de « non-fiction » dans le domaine du récit. Sont devenues des formes non lyriques certaines poésies centrées sur la scène publique, l’intermédialité ou l’hybridation (B. Baltrusch, I. Lourido 2012). Dans son approche particulièrement approfondie du non-lyrique, le critique espagnol Arturo Casas a inclus par exemple le « post-lyrique » ou le « post-poétique », et il détaille combien le « non-lyrique » est un mode d’énonciation ou une pragmatique « qui se passe de la centralité d’un sujet énonciateur déterminé par les caractéristiques que l’on a l’habitude d’associer au discours lyrique depuis la révision hégélienne du système de genres ». À chaque contexte non lyrique, nous trouvons donc des caractéristiques de ce que peut aussi être un imaginaire de la poésie lyrique. Dans ce cas, la notion de « non-lyrique » engage bien en miroir le substantif « le lyrique », plus utile pour la critique que le « lyrisme » abondamment décrié.
► Casas A., « La poésie non lyrique : énonciation et discursivité poétiques dans le nouvel espace public », dans Théories du lyrique no 2, A. Rodriguez (dir.), Université de Lausanne, octobre 2020. DOI :https://doi.org/10.26034/la.tdl.2020.997. Maulpoix J.-M., La Voix d’Orphée, essai sur le lyrisme, Paris, Corti, 1989. Maulpoix J.-M., Du lyrisme, Paris, José Corti, 2000. Rodriguez A., Modernité et paradoxe lyrique : Max Jacob, Francis Ponge, Paris, Jean-Michel Place, 2006.
→ Lírico (terminologie romane) ; Lyra (terminologie latine) ; Lyric, lyricism, lyrics (terminologie anglaise) ; Lurikos
Antonio Rodriguez
Lyrisme (terminologie
française, éthos)
L’adjectif « lyrique » relève de deux substantifs distincts : « le lyrique », fréquent jusqu’au xixe siècle, désormais peu usité (mais bien utile), et « le lyrisme », terme créé vers 1830 (J.-M. Maulpoix 2000), qui renvoie à un éthos* visant le sublime dans l’esthétique comme dans l’existence. L’adjectif « lyrique » 198correspond à un autre terme à l’usage ambivalent : le « romanesque », qui peut aussi bien être rattaché au genre littéraire du roman qu’à un éthos* (G. Declercq, M. Murat 2005). Au xixe siècle, ces deux adjectifs, « lyrique » et « romanesque », désignent un mode d’énonciation (l’adjectif « lyrique » dans l’expression « poésie lyrique ») ou un genre littéraire (l’adjectif de « roman »), mais aussi un éthos décrié. Dans le langage courant, ils s’utilisent en outre pour qualifier des attitudes excessives : le lyrisme peut se retrouver dans le discours emphatique d’un politicien, tout comme un individu peut s’imaginer vivre une existence « romanesque ».
Il est alors nécessaire de distinguer ce qui reste confus dans le même adjectif, car le terme « lyrisme », apparu dans un contexte romantique précis, prend dès le milieu du xixe siècle des connotations négatives, comme l’emphase, l’exagération et l’égocentrisme, se rapprochant alors du registre*. Dès les années 1840, en effet, cet éthos est d’abord critiqué dans le domaine politique (D. Dupart, 2007), puis dans l’esthétique, lorsque la visée du sublime, chez Lamartine notamment, et les excès des poètes-politiciens sont sujets à ironie, surtout pendant le règne de Napoléon III.
Pour les romantiques, le « lyrisme » se caractérise principalement par une visée du sublime*, dans la vie comme dans l’œuvre. Indispensable pour quiconque veut surmonter son état commun et parvenir à des visions universelles, nul génie ou grand poète ne peut s’en passer, en se contentant du beau ou du parler commun. Composer une œuvre sublime permet de surmonter le silence des expériences indicibles ou douloureuses, pour atteindre le plus haut degré de l’écriture. Singulier et universel, le poète puise au lyrisme, par-delà les techniques ou les habitudes poétiques. Il ne se représente plus dans le poème, mais devient lui-même poétique, comme si sa poésie indiquait l’union, voire la fusion, de l’écriture et d’une attitude spécifique ; un éthos de vérité, qui rayonne dans l’esthétique comme dans l’existence.
Néanmoins, cette vision romantique du lyrisme aboutit, pour ses adversaires, à une grandiloquence souvent risible et désastreuse d’un point de vue esthétique, voire existentiel. Car le lyrisme est une démesure vers l’universel, une mauvaise passion de l’écriture, telle une hubris, qui renverrait à une expression spontanée de sentiments trop personnels, trop mélancoliques ou trop naïvement euphoriques. Cet éthos n’entretient que des rapports lointains, parfois caricaturaux, avec le lyrique en tant que mode ou discours, même s’il en accroît certains traits. Car, dans le « lyrisme », la distanciation de soi, le décentrement par la matérialité du langage ou le sens donné à l’altérité s’effondrent pour se concentrer sur soi, de manière aussi ingénue que peu ingénieuse.
Jean-Marie Schaeffer avait détaillé pour l’éthos du « romanesque » quatre débordements principaux face au récit : l’excès, jusqu’à la saturation, des événements et des rebondissements ; la caricature duale des personnages à valeurs positives et ceux à valeurs négatives ; une surcharge pathétique accordée à la trame ; une héroïsation peu probable vécue dans un quotidien identifiable (J.-M. Schaeffer, dans Declerq, Murat 2004). Dans le « lyrisme », nous retrouvons certains de ces traits qui deviennent des travers condamnables : l’expression du cœur se fait immédiate, transparente, avec la recherche excessive d’effets, de procédés caricaturaux (métaphores, sonorités, thèmes) et une univocité centrée sur un ton pathétique. D’un point de vue terminologique, en français, le problème tient au fait qu’à partir du milieu du 199xixe siècle, le substantif « lyrisme » supplante celui de « lyrique », ce qui accroît les ambivalences de l’adjectif qui lui est associé : la poésie « lyrique » n’inclut pas forcément de « lyrisme ». Un paradoxe constant surgit : la volonté d’aller vers des formes lyriques sans ce lyrisme-là, sans cet éthos.
Le lyrisme engage en parallèle plusieurs fautes éthiques, qui vont à l’encontre de la tenue supposée d’un style moderne, qui tiendrait dans un acte de volonté et de contrôle de soi, notamment depuis Flaubert (Rodriguez 2006). Il se rapporte à une attitude « naturelle », peu retenue, à distance de l’écrivain qui refroidit ses passions et s’éloigne de son dire spontané, souvent trop pathétique. Au nom d’une hauteur de vue inspirée, le manque de contrôle de soi, « l’incontinence » ou « l’épanchement » du lyrisme amènent les poètes ou les orateurs à exprimer leurs émotions en pensant qu’elles touchent forcément tous les lecteurs sensibles. De telles orientations ne soulignent ensuite pour d’autres que les travers d’une méconnaissance de l’art, du milieu littéraire, derrière l’illusion de s’élever naïvement au-dessus de la mêlée littéraire.
► Maulpoix J.-M., Du Lyrisme, Paris, J. Corti, 2000. Rodriguez A., « Le style et sa valeur éthique dans la modernité », dans F. Quinche, A. Rodriguez (dir.) Quelle éthique pour la littérature ?, Genève, Labor et Fides, 2006, p. 25-38. Declerq G., Murat M. (dir.), Le Romanesque, Paris, Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 2004.
→ Éthique ; Éthos, posture ; Héros lyrique ; Lyrique (terminologie) ; Registre
Antonio Rodriguez
Lyrisme critique
Les poètes français nés dans les années cinquante vivent leur adolescence au moment où rayonne le structuralisme, mais ne se reconnaissent pas dans la conception d’un poème clos qui n’aurait pour objet que le langage et qui, concernant la poésie, présente son illustration la plus célèbre dans l’analyse structurelle des « Chats » de Baudelaire par Roman Jakobson publiée en 1962 dans la revue d’anthropologie, L’Homme. Ils trouvent chez leurs aînés, Reverdy, Jaccottet, Bonnefoy, Char ou Du Bouchet une invitation à un nouveau lyrisme qui leur permettrait de sortir de la clôture du texte prônée par Saussure, Genette, l’Oulipo ou la revue Tel Quel.
Ces poètes et théoriciens commencent à publier dans les années 1980 et l’on parle à leur sujet d’un « nouveau lyrisme » ou d’un « lyrisme critique ». Cette expression placera son auteur Jean-Michel Maulpoix, qui publie en 1989 La Voix d’Orphée aux éditions Corti, à la tête d’un mouvement s’opposant dans les années 1990 à la « littéralité » défendue par Jean-Marie Gleize dans A noir. Poésie et littéralité (1992). Paris devient le centre d’un affrontement entre deux conceptions opposées de la poésie. Jean-Claude Pinson approuve ce néo-lyrisme et, dans Habiter en poète, affirme en 1995 que « la question du lyrisme, en même temps qu’elle est celle de la voix et du rythme, n’est autre que la question d’un certain séjour, d’une certaine façon d’“habiter” le monde » (p. 59). S’appuyant sur la phénoménologie, notamment celle de Merleau-Ponty, Michel Collot s’oppose à l’idée structuraliste de la clôture du texte en mettant l’accent sur l’horizon du poème dans L’Horizon fabuleux (1988) et La Poésie moderne et la structure d’horizon (1989). Les questions de l’habiter et du paysage* accompagnent la réflexion sur la défense du chant* poétique, essentiel au lyrisme.
De nombreux poètes se rallient à l’idée d’un lyrisme critique, que Jean-Michel Maulpoix redéfinira dans son essai paru en 2009 chez Corti : Pour un lyrisme critique. Parmi eux, Benoît Conort qui, après quatre recueils de poèmes, 200dont deux parus chez Gallimard, choisit l’essai poétique, Écrire dans le noir (2006) pour énoncer sa conception d’un lyrisme en crise. L’originalité de son lyrisme est d’accorder une place majeure au signifiant dans une poésie qui préfère le verset au vers. Il dénonce la notion de poème en vers par une provocation qui n’est pas qu’une boutade : « Je m’oublie dans les mots. Le lyrisme est dans le silence d’Eurydice. Qui est-elle ? » Et il signe « Le romancier » (p. 97). Le nouveau lyrisme est un chant qui aime autant la prose que le vers, la longueur de l’élégie que la concision de l’aphorisme.
Mais qu’est-ce que le lyrisme critique ? En 2009, Jean-Michel Maulpoix en parle en ces termes dans Pour un lyrisme critique : « L’expression “lyrisme critique” peut ainsi être entendue soit de manière intensive, comme caractéristique d’une situation moderne de la poésie qui se retourne avec anxiété sur elle-même pour accuser ses leurres et ses limites, soit de manière extensive, valant pour le lyrisme en général, perçu comme un état critique du sujet et de la langue » (24). Comme les analyses poétiques de Jean-Michel Maulpoix remontent jusqu’à Baudelaire, il devient impossible d’isoler dans le temps un ensemble cohérent de poètes se reconnaissant de ce nouveau lyrisme. Quelques poètes de l’après-guerre comme Antoine Émaz (1955-2019) et Christian Hubin (1944) vont jusqu’à la limite du lyrisme, cherchant à découvrir les objets dans leur nudité ou l’être aux frontières du vide. James Sacré (1939), quant à lui, publie Cœur élégie rouge en plein littéralisme, en 1972, et se rapproche de Jean-Michel Maulpoix qui consacre un séminaire à l’élégie. Martine Broda (1947-2009), traductrice de Celan, publie en 1997, L’Amour du nom, essai sur le lyrisme et la lyrique amoureuse, et impose l’idée selon laquelle « ce n’est pas la question du moi que pose le lyrisme, mais celle du désir » (9). « Loué sois-tu personne », écrit Celan (Choix de poèmes, 243). Faute de pouvoir louer un dieu, il loue le néant. Martine Broda établit un lien entre lyrisme et mysticisme : « Le lyrisme, soit le chant qui advient au sujet avec sa propre dépossession, quand il s’expose à la rencontre d’une altérité transcendante et radicale » (253). C’est l’effacement du sujet qui la rapproche du lyrisme critique. Il en va de même dans l’œuvre de Roger Munier qui, proche de Maître Eckhart, célèbre le rien et ne chante que sa joie de l’abolition du sujet. Jérôme Thélot, dans La Poésie précaire insiste sur ce lien ténu entre la poésie et la prière à l’heure des dieux enfuis, et s’intéresse à la transcendance exprimée à travers la voix des poètes de Vigny à Jaccottet, qui lui inspire le titre de son ouvrage.
Il serait donc vain de dresser une liste de poètes appartenant au « lyrisme critique ». Celui-ci défend l’union du chant et de la pensée, cette dernière devant s’assurer que celui-ci ne s’égare pas dans les effusions du moi. La redéfinition du lyrisme à la fin du xxe siècle a permis à la poésie de sortir du textualisme pour faire entendre une voix qui peut être polyphonique mais ne saurait être absente du poème. Dans « Je Tu Il », paru dans Le Lyrisme en question, Michel Deguy parle « d’un lyrisme contemporain qui ne se refuse rien, ni l’héritage citationnel voire ironisé de la lyrique classique et romantique, ni l’inquiétude réflexive de la poétique dans le poème, ni le journal profond de notre temps (Rilke) avec des circonstances réputées extérieures, ni la prose du monde, ni les altercations ou complicités avec des “disciplines” qui “objectivent” la poésie, ni l’humour, bien entendu, ni par conséquent la protéiforme versatilité de l’hésitation entre poème en prose et prose en poème » (287-297). Aujourd’hui, le lyrisme est critique ou n’est pas. Il n’y a pas de place pour un lyrisme de pure 201effusion du moi, le littéralisme n’a donc plus d’ennemi à désigner et la querelle de la fin du xxe siècle a disparu au profit d’un temps plus serein ou la poésie lyrique s’écrit « malgré tout ».
► Conort B., Écrire dans le noir, Seyssel, Champ Vallon, 2006. Maulpoix J.-M., Pour un lyrisme critique, Paris, José Corti, 2009. Rabaté D., Sermet J., Vadé Y. (dir.), Le Lyrisme en question, Modernité, no 8, 1996.
→ Éthos, posture ; Je, pronoms personnels ; Lyrisme ; Recueil ; Voix, sujet lyrique ;
Chantal Colomb
Lyrisme de masse,
démocratie
Avant de renaître sous la forme de pratique collective, sociale, démocratique, qui intéresse, donc, la multitude, la poésie s’était retrouvée déjà totalement transformée par la Révolution de 1789. Excepté le surgissement du genre de l’idylle dans les années 1790, la poésie s’était presque entièrement politisée sur le modèle de l’ensemble de la production des Belles-Lettres. Thématiquement, il n’y avait donc, de lisible dans les revues littéraires, presque plus de poésie que de politique, métamorphose qui faisait, d’ores et déjà, au nom d’une défense de l’imagination et de la rêverie, l’objet d’une déploration(Proud, « La fiction devant la Révolution : le témoignage de l’Esprit des journaux », 1999, 47). Plus grande nouveauté encore, une fois le double épisode Bonaparte et Restauration refermé, fut la révélation de la scalabilité médiatique de la forme « poème », désormais devenue forme migrante des revues littéraires dans l’ensemble de la presse tandis que, parallèlement, s’improvisait poète pour un poème ou deux qui le voulait. Cette autre nouveauté fit événement dans le milieu lettré : rien n’échapperait donc désormais au lectorat de masse indissociable de la société médiatique naissante au tournant des années 1830, pas même la poésie ?
C’est qu’entre-temps, la « poésie » s’était révolutionnée en « lyrisme* romantique », selon un double effet d’optique en mesure de préparer cette massification culturelle de la pratique lyrique. Tout d’abord, les nouvelles perspectives ouvertes par le sujet lyrique* qui, à l’image du sujet rousseauiste, pouvait désormais être n’importe qui – ce qui transformait considérablement la qualité lyrique de la première personne du singulier utilisée par le poète –, signe désormais d’une instance de parole nourrie d’égalité et de liberté. Ensuite, le point de vue du lectorat, désormais composé de citoyens et citoyennes, qui sont lecteurs et lectrices, dont le vivier débordait largement celui de ceux qu’on appelait les « érudits », ce qui conduisait presque naturellement à penser la chose lyrique hors des codes aristocratiques formels de la poésie(Loiseleur, 2005).
Un nouveau lyrisme, lyrisme de masse ou lyrisme démocratique, se conjugue ainsi désormais – en accord avec la révolution romantique – coup d’envoi : Les Méditations, Lamartine, 1820 – en accord surtout avec la Révolution de 1830, elle-même vécue comme une réplique démocratique de la Grande Révolution de 1789. Une liberté de la presse et de réunion (brièvement) retrouvée autorise la naissance d’une « petite presse » qui manifeste une diversification et une banalisation sans précédent de l’inspiration lyrique, qui se colore désormais des veines en vogue, veines populaires, partisanes, républicaines, ouvriéristes, utopistes, socialistes, utilitaristes… La petite presse adapte spécifiquement le lyrisme en accord ce qu’elle imagine être le plus grand nombre, c’est-à-dire avec un lectorat qui est « authentique », qui ne connaîtrait donc pas « l’artifice », s’enchanterait de la poésie des simples en laquelle, surtout, 202la sensibilité du « peuple » prévaut sur l’originalité de la versification et des jeux symboliques de l’image, qui étaient les deux propriétés les plus apparentes du lyrisme romantique. Ce nouveau lectorat, à l’image du personnel journalistique, se conçoit comme minoritaire et dissident, en rébellion contre un régime faussement démocratique, et critique les normes de la critique littéraire et sociale officielles, qui façonne déjà un star-system littéraire contesté autour de quelques noms. Et pourtant, les désirs d’émancipation et les ambitions propagandistes, inversement proportionnels à ce statut de poésie minoritaire, sont immenses ; aussi la lyrique modeste qui se publie dans cette petite presse a-t-elle pour vocation, non pas de faire « slogan » (le mot n’existe pas encore) mais de tourner en vers de mirliton les aspirations démocratiques de la multitude (voir Amateur*), à savoir une certaine mystique de la liberté et de l’égalité, que la visée lyrique soit insurrectionnelle, documentaire ou consolatrice. Les poètes Louis Berthaud [1810-1843], Claude Genoux [1811-1874], mais aussi Charles Poncy [1821-1891], Eugène Pottier [1816-1887], ainsi que Marceline Desbordes-Valmore [1786-1859] sont les poètes qui recueillent les suffrages plus notables dans ce milieu littéraire démocratique alternatif. Désormais, grâce à leur production poétique, sur le lointain modèle de la presse révolutionnaire de 1789, la lyre participe donc pleinement à la propagande culturelle de projets de société révolutionnaires ou républicains militants à visée démocratique ou utopiste.
Les poèmes qui relèvent de ce lyrisme (enrôlé sous les drapeaux) sont pensés comme des forces d’accompagnement ou encore des vecteurs d’association qui permettent d’associer en frères la multitude des partisans que sont les lecteurs des journaux. « Toasts » ou « Chansons », ces poèmes sont principalement des pièces de poésie collective nées avec la guerre d’indépendance en Amérique avant d’être importées à la faveur de 1789 en France et qui sont fondées sur l’envoi de strophes à un chœur immatériel de lecteurs et lectrices auquel revient la mission de réciter et de chanter les vers publiés dans les banquets, les cafés et les cabinets de lecture, les ateliers, les fabriques, sur les barricades, etc.(Voir Dupart, 2019). Toute cette production poétique populaire relève d’une littérature baptisée « utilitariste » par Théophile Gautier [1811-1872] qui, en 1834, écrit son manifeste de l’Art pour l’Art contre toute utilisation critique partisane possible des œuvres, ce qui inclut de facto ce lyrisme de la multitude, et sous drapeau, dans la petite presse en tant que lyrisme partisan (« Préface », Mademoiselle de Maupin, 1834). Cependant, les formes « Chanson* » et « Toast », formes proches, familières, démocratiques relèvent aussi bien du folklore romantique mimétique des « simples » (la « Chanson ») qu’elles sont vouées à une postérité lyrique noble sous l’inspiration des Mallarmé [1842-1898], et Verlaine [1844-1896], Germain Nouveau [1851-1920] (le toast), dans le dernier tiers du siècle. Ces formes visent à cet effet alors à la construction d’une communauté* lyrique qui refonde ce lyrisme populaire de masse, né en 1830, selon une optique resserrée, non marchande, non partisane, dissidente de la sphère publique officielle littéraire : le toast lyrique « Salut » de Mallarmé [1887] en décrit les coordonnées idéales.
La presse opère aussi la circulation d’autres productions poétiques à distance (toute relative) de la presse démocratique militante, les pièces lyriques de Baudelaire [1821-1867], Nerval [1808-1855], Banville [1823-1891] et même de Gautier. Mais aussi Lamartine, leur aîné – ses poèmes À Némésis [1831] et Utopie [1837] –, qui n’est jamais en reste quand il est 203question de modernité littéraire à vocation démocratique ou marchande. En 1839, Sainte-Beuve [1804-1869] accuse écrivains et poètes de faire de la littérature « industrielle » pour les masses afin de faire profit : ici, c’est Lamartine qui est visé avec son Jocelyn [1836] qu’il a conçu comme « une épopée démocratique » et qui est aussi un immense succès de librairie, après les Méditations. « Avec nos mœurs électorales, industrielles, tout le monde, une fois au moins dans sa vie, aura eu sa page, son discours, son prospectus, son toast, sera auteur », vitupère Sainte-Beuve (« De la littérature industrielle », 1839, 681). Sainte-Beuve ne prend pas en compte – à dessein – les Iambes et poèmes d’Auguste Barbier [1805-1882] ni la « satire hebdomadaire » Némésis d’Auguste Barthélémy [1796-1867], deux productions épiques et contestataires durant l’année 1831 qui ne doivent pas beaucoup à la marchandisation industrielle de l’inspiration. Oubliant qu’il existe d’autres enjeux que le profit et le renom, Sainte-Beuve restreint aussi fortement le spectre de l’interprétation du chansonnier-poète des barricades Pierre Dupont [1821-1870] dont le Chant des ouvriers [1846] fut l’hymne de la révolution de 1848. En réponse, Baudelaire décrit surtout un hymne émancipateur, transhistorique, poésie de tous et toutes qui apprécient l’art et le font vivre en eux, biais interprétatif moderniste qui critique la cécité de Sainte-Beuve en sublimant le lyrisme de masse en performance lyrique.
Le lyrisme de masse en tant que lyrisme démocratique et émancipateur, c’est donc celui de tous comme celui de chacun, celui qui ne reconnaît pas le génie des poètes, ni le magistère de la critique littéraire, et pour cause, les princes de la lyre même n’écrivent plus en princes mais en tant que membres à parts égales de la communauté humaine – un père qui perd son enfant, entre autres : il revient ainsi à Victor Hugo [1802-1885], avec Les Châtiments[1853], puis avec Les Contemplations[1856], de convertir la double aspiration lyrique, démocratique et populaire en poésie prosée ou chantée pour toutes et tous, susceptible néanmoins de se hisser au rang de « chef d’œuvre » ou de « gloire de la Nation », une fois la IIIe République advenue : la dimension de patrimoine lyrique national défendu par la critique objective de Ferdinand Brunetière [1849-1906] et de Gustave Lanson [1857-1934] prend alors la relève de la critique sociale du lyrisme démocratique et populaire qui était défendue par Sainte-Beuve.
Dans les années 1840, Flaubert vilipendait aussi tous ceux qui voulaient transformer l’Olympe « en champs de pommes de terre », ce qui signifiait pour lui déplorer l’abandon du vers pour l’éloquence démocratique vulgaire à destination du public des banquets démocratiques. Le refus mallarméen de « l’universel reportage » est un écho indirect en fin de siècle de ce qui s’appelait alors « la prosification » en cours de la littérature, une autre des directions majeures prises par le lyrisme de masse. Faut-il juger pour autant, comme Flaubert et Mallarmé, cette prosification médiatique qui engendre cette poésie-journal de la modernité dont le parangon fut Baudelaire avec ses Petits poèmes en prose ? Cette poésie, décrite avec précision par Fanny Bérat et Alain Vaillant, doit à l’invention médiatique de 1830 non seulement de nouveaux modes de diffusion, l’intériorisation lyrique d’idéaux démocratiques d’émancipation, mais aussi l’invention d’une poétique propre fondée sur l’ironie, la chose vue, le reportage qui conduisent progressivement à choisir comme médium une certaine langue communicationnelle qui accomplit bel et bien une sortie manifeste de la versification(Vaillant, « Baudelaire, artiste 204moderne de la “poésie-journal” », 2009). Cette sortie du vers s’accomplit aussi au sein du roman qui, au cours de la seconde moitié du siècle, se substitue à la forme « recueil poétique » en tant que forme-phare. Désormais, les romans accueillent un art de l’enchantement poétique dans la prose qui contribue à l’adjectivation en « écriture lyrique » du « lyrisme », adjectivation qui autorise la poésie à infuser dans l’ensemble des formes de la production littéraire.
Les narrations utopiques de Charles Fourier [1772-1837] racontent un monde où tous les poètes pourraient vivre de leur poésie, où l’écriture ne peut se concevoir sans révolution sociale totale, un commandement dont se souviennent par la suite les Surréalistes, qui reprennent le flambeau de la démocratisation lyrique au moyen d’une pensée poétique de l’image qui se revendique sans filiation et sans généalogie, à disposition de toutes et tous. Parallèlement, les plumitifs et les poètes – Robert Desnos [1900-1945], entre autres – pour des raisons, entre autres, mercantiles, seront à l’origine d’une poésie radiophonique publicitaire, poésie pauvre, quotidienne, familière, dont l’audience est forcément considérable comme, par exemple, ce refrain concernant les fameuses pilules Carter pour le foie [1934]. Forme lyrique et forme médiatique ne seront donc en effet à l’avenir plus jamais désunies, que ce soit dans la revendication démocratique de cette union ou dans sa contestation vibrionnante, entre autres, au cours de la décennie contestataire 1960-1970. Le vrai poème est-il le poème qui se partage le plus aisément avec toutes et tous (la poésie marchande de masse héritière de la poésie démocratique) ou le poème qui se partage le moins, réservé à une élite de lectrices et lecteurs (la contre-culture, subversive et aristocratique, sous toutes ses formes) ? Telle est la mise en crise du lyrisme qu’ont instituée au tournant des Lumières, puis des années 1830, la grande révolution de 1789 et l’invention de la presse qui l’accompagna.
► Dupart D., « Le Toast lyrique. Fraternités du toast à la fin du xixe siècle », Romantisme, vol. 186, no 4, 2019, p. 99-109. Loiseleur FogliaA., L’Harmonie selon Lamartine : Utopie d’un lieu commun, Paris, Honoré Champion (« Romantisme et modernités »), 2005. Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 19, 1839, p. 675-691.
→ Amateur ; Avant-gardes ; Chant, chanson ; Communauté ; Harmonie ; Ordinaire/artistique ; Résistance ; xixe siècle
Dominique Dupart
- Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN : 978-2-406-15975-9
- EAN : 9782406159759
- ISSN : 2261-5938
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0163
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/02/2024
- Langue : Français