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Classiques Garnier

Inutilité publique, histoire d’une culture politique française Frédéric Graber, Éditions Amsterdam, 2022, 192 pages

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Systèmes alimentaires / Food systems
    2023, n° 8
    . varia
  • Author: Ilbert (Hélène)
  • Pages: 287 to 292
  • Journal: Food systems
  • CLIL theme: 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
  • EAN: 9782406158042
  • ISBN: 978-2-406-15804-2
  • ISSN: 2555-0411
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15804-2.p.0287
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 11-15-2023
  • Periodicity: Annual
  • Language: French
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Inutilité publique, histoire
d
une culture politique française

Frédéric Graber, Éditions Amsterdam, 2022, 192 pages

Plogoff, le nucléaire dans les années 1980, laéroport de Notre-Dame-des-Landes dans les années 2000, sont emblématiques des mobilisations contre les « grands projets inutiles ». Les enquêtes dutilité publique sont des points de passage obligés de ces combats. En France, près de 5 000 enquêtes publiques sont conduites chaque année pour valider les projets dinfrastructure : ronds-points, routes, supermarchés, parcs dattractions, mines, méga-bassines ou enfouissements des déchets nucléaires constituent quelques exemples familiers de ces grands projets daménagement.

Dans louvrage « Inutilité publique, histoire dune culture française », Frédéric Graber, historien de lenvironnement au CNRS en poste au Centre Marc-Bloch à Berlin, interroge le dispositif de lenquête publique, outil ancré dans nos traditions et pratiques réglementaires. Le lecteur peut trouver des exemples de consultations publiques, de débats politiques ou approfondir le rôle de lordre des commissaires-enquêteurs. Linformation y est référencée et lauteur fournit une matière dense et raisonnée : études de cas, histoire longue et actualité sont les trois mouvements qui organisent cet essai critique.

La première partie, « Lart de prendre en compte », étudie lenquête publique du projet dhypermarché de Béner, en banlieue du Mans, en 2015. Cet aménagement de 200 millions deuros entraîne lartificialisation dune trentaine dhectares. La conclusion du commissaire-enquêteur reconnaît la qualité argumentaire des questions environnementales mais écarte ces observations et donne un avis favorable au projet de la Métropole.

Pour comprendre cette conclusion, lauteur analyse le dispositif de lenquête publique : les observations sont recensées pour ensuite revenir 288aux fondamentaux, cest-à-dire au respect des exigences légales et à lacceptabilité sociale. Le commissaire nest pas là pour interroger un projet mais pour évaluer la qualité des procédures et vérifier le respect des règles. Le travail du commissaire-enquêteur se focalise sur la cohérence institutionnelle portée par les autorités territoriales et les aménageurs : les études et analyses fournies au public constituent des éléments indispensables à la tenue de lenquête, tant par le volume dinformations (près dun millier de pages) que par leur technicité. Tous les documents nécessaires à la réalisation du projet sont produits (plans, cartes, calendriers, coûts, prospections, etc.). Le commissaire-enquêteur en souligne la qualité, même si les manquements sont nombreux. Comptage faussé, données invérifiables, sources et méthodes non explicitées, culture du secret, etc., constituent la longue liste des manquements.

Quimporte que létude soit imprécise et financée par le promoteur du projet : les documents sont réglementaires et nont nul besoin dêtre validés. Les maîtres mots sont là : « moteurs du développement :revitalisation du centre, rééquilibrage territorial, facilité daccès en voiture avec parking, fluidification du trafic, attractivité, création demplois, etc. ». Le commissaire-enquêteur reprend cette rhétorique et conclut au bien-fondé de la logique initiale du projet.

Quant aux études environnementales introduites dans le droit administratif depuis les années 1990, elles sont saisies par le dispositif « Éviter, Réduire, Compenser » (ERC). Les compensations se cantonnent aux listes despèces protégées et à des séries daménagements convenus : construction de talus, bassins de rétention, plantation darbustes, sont les « mesures usuelles » acceptées au nom de la valorisation de la biodiversité.

Le « hors sujet » règne en maître : si les observations portent sur les risques dinondation accrus par lartificialisation par exemple, le commissaire déclare quils « seront examinés ultérieurement, dans le cadre de lenquête prévue par la loi sur lEau ». Si elles portent sur des usages alternatifs (agriculture périurbaine, etc.), le commissaire-enquêteur renvoie au fait que « lobjet de lenquête nest pas une révision du Scot ».

Lart du découpage administratif élimine les contestations de fond. Tout converge pour que les objections de fond soient disqualifiées : mode de raisonnement, objectifs, méthodes, documents et séquençage de la consultation sont là pour valider le projet conçu et piloté en amont par les aménageurs et les autorités afin de le rendre réglementaire et acceptable.

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La deuxième partie, « La vue den haut », retrace lhistoire des enquêtes publiques en France. De lAncien Régime au xviiie siècle jusquà la Restauration au xixe siècle, ladministration organise les consultations et les autorisations afin dédicter ce qui est juste.

Sous la monarchie, les projets dinfrastructure ou daménagement « utiles pour le roi » supposent lobtention de droits particuliers en rupture avec les droits existants. Par des enquêtes dites de « commodité » le pouvoir sinforme, consulte, entend la voix de ses sujets et tranche afin de redistribuer les droits et les privilèges. Après avoir pris connaissance des désaccords et des droits des uns et des autres, le monarque rend justice. Lexemple du canal de Givors au sud de Lyon analyse le fonctionnement de la consultation (textes lus à voix haute à la sortie de léglise le dimanche, etc..) et le processus de décision réservée aux notables ou aux « principaux habitants ». La soumission à la volonté du monarque suppose une justice qui « assume le sacrifice ». Elle affirme que sa décision produit plus de bien pour le public que de mal pour les « sacrifiés ». La redistribution des droits est canalisée par les enquêtes publiques soumises à la volonté du monarque qui dit ce qui est juste.

Avec la Révolution, puis la Restauration, se créée le droit administratif. Les enquêtes publiques font partie de ce droit qui sunifie entre 1820 et 1830. Laffiche y prend une place prépondérante car elle permet de communiquer les tenants et les aboutissants des projets et de solliciter les avis de tous. Les procédures sont listées et clarifiées. Elles incluent le dépôt de lavant-projet, laffichage, laccès de tous au dossier, la possibilité de déposer des observations pendant une durée donnée. Par ce dispositif, tout le monde est au courant et les restrictions dappartenance sociale ou de domiciliation sont levées. La configuration est conforme aux valeurs de liberté, égalité et fraternité issues de la Révolution.

Mais légalité est formelle. Le dispositif adopté en 1831 relève de lenregistrement et de lécoute dobservations qui sont pesées et jugées par une commission denquête qui réserve à une élite le droit dexaminer, dévaluer et de dire ce qui est juste. Linégalité politique ressurgit. La commission denquête organise, trie, arbitre et contrôle la décision. Lidée est danticiper les problèmes, de gérer les oppositions et daméliorer le projet au nom de lutilité publique. Lindépendance des commissaires est relative, car la sélection et la nomination des membres de la commission 290denquête relèvent de lautorité des préfets et des tribunaux administratifs qui in fine sont seuls habilités à choisir et décider.

Comme sous lAncien Régime, les grands travaux daménagement prioritaires sont décidés en amont et la consultation du public est organisée pour obtenir le quitus attendu. Le principe dutilité publique est borné par les protocoles denquêtes publiques qui restreignent le périmètre des observations et écartent les oppositions. Autorité des organismes de tutelle et normes instituées délimitent le « registre rationaliste de léchange argumentaire ».

La troisième partie, « Ça commence à bien faire », critique lordre établi. Les recherches portent sur la création de lordre des commissaires-enquêteurs et les réformes récentes. Sont restitués les dires des commissaires-enquêteurs. Pour eux, le développement économique du territoire serait désormais contrebalancé par les préoccupations environnementales. Référence est faite, par exemple, à la loi de 1983 qui intègre les dimensions de protection de lenvironnement et de « codécision ».

Lauteur prend alors une approche distanciée. Il constate que malgré ces réformes, les fondamentaux ne changent pas. Larsenal participatif actuel conserve les délimitations anciennes. Dépôt du dossier, accès à linformation, publicité, durée et registre où sont consignées les observations sont les outils récurrents. Le périmètre de lenquête est agrandi au plus grand nombre, mais la consultation nest en aucun cas un lieu de débat où les citoyens pourraient intervenir sur lavenir du projet. Les réformes des années 2010 accentuent la centralisation. Elles réduisent les délais et éliminent la figure du commissaire-enquêteur. La consultation se fait désormais par voie électronique tout en suivant les procédures denregistrement des observations. Le préfet, avec ses services, prend une place prépondérante puisquil est lunique autorité compétente. On revient à la forme primitive de lenquête publique « dans laquelle lautorité sidentifie avec le point de vue surplombant, de sorte que lutilité publique des projets est toujours déjà acquise ».

Le livre se termine sur un ton critique : les réformes actuelles conduisent à une régression démocratique de nos politiques publiques. Le retour à la « version plus autoritaire des enquêtes publiques (…) vise à faciliter les projets, à en réduire les délais et les contraintes ». Lenquête publique élimine toute possibilité de discuter lutilité publique réelle dun projet. Elle consacre le privilège des intérêts des aménageurs sans quaucune 291discussion ne soit possible. Elle sécarte de la démocratie délibérative citoyenne et sanctifie une croissance habillée en vert. La référence au principe dutilité publique organise la culture politique française du « silence ». In fine, seule prévaut « une totalité abstraite à même dimposer lutilité publique ». Avec la crise climatique et limpératif de défense des biens communs, le sens de lutilité publique peut-il être saisi sur le fond ? Telle est la question finale posée par lauteur.

Vers un changement de paradigme culturel ?

Dans ce livre, Frédéric Graber analyse comment lutilité publique est façonnée depuis plusieurs siècles par la culture du progrès technologique et du développement industriel. De la monarchie à nos jours, pouvoir et savoir sorganisent au sein dun dispositif de contrôle et de suivi systématique où les mécanismes administratifs délimitent la redistribution des droits et organisent le consentement public en faveur des grands projets daménagement. Principes, normes, procédures, mécanismes et critères techniques constituent une régularité historique au pouvoir effectif. Lutilité publique est saisie par les procédures de régularisation technique et juridique et par les mises en conformité. Ce dispositif esquive les débats au bénéfice du droit des aménageurs et des pouvoirs en place.

La lourde matérialité du discours prescriptif du système administratif interroge nos capacités à faire valoir la question du sens dun projet. Dans ces conditions, on comprend mieux le titre de louvrage : « Inutilité publique, histoire dune culture politique française ». Lautodestruction nest-elle pas au cœur de nos sociétés ? Ne serait-il pas plus utile de ne rien faire plutôt que de continuer à systématiquement autoriser et encourager de nouveaux chantiers destructeurs ? La responsabilité environnementale ne doit-elle pas être considérée comme un fondement de lutilité publique ? Comment changer de paradigme culturel ?

Ces questions sont trop importantes pour être abandonnées à nos élites administratives et à un petit groupe de techniciens et dexperts. Travailler sur dautres études de cas denquêtes publiques, y compris dans leurs dimensions juridiques et techniques, est une des perspectives de recherche ouvertes par cet ouvrage. Partager les conclusions, débattre et imaginer des processus dapprentissage pour créer du « faire commun » reste un défi. Loin de la fabrique du consentement, ces démarches participent 292dune culture qui cherche les manières de déconstruire et dinventer collectivement des cheminements visant à limiter laccaparement et lépuisement des ressources. Considérons ce livre comme un appel à retrouver le sens de lutilité !

Hélène Ilbert

Chercheuse associée au CIHEAM-IAMM

Montpellier SupAgro – UMR MOISA