appel à contributions
pour un dossier thématique
de la revue SAFS

Éclairer les zones d’ombre du « pouvoir transformatif »
du numérique dans les systèmes alimentaires

Florent Saucède

MoISA, Univ Montpellier,
Institut Agro, Montpellier, France

Catherine Pardo

emlyon Business School, France

Les technologies du numérique sont porteuses de promesses émancipatoires mais leur déploiement ne va pas sans une certaine agentivité, une action sur la société et le monde, aussi nommée « gouvernance algorithmique » (Airoldi et Rokka, 2022 ; Beer, 2017 ; Carolan, 2020).

Les systèmes agri-alimentaires (SA) sont définis ici comme des sous-systèmes d’acteurs dont les activités inter-reliées concourent à l’utilisation des ressources naturelles pour assurer la production, la mise à disposition et la consommation de l’alimentation (FAO)1. Deux grands mouvements transformatifs les traversent actuellement. Le premier résulte de deux puissantes injonctions – produire une nourriture saine, accessible et en quantité suffisante, et préserver notre écosystème – dont la conciliation reste un défi, celui de la transition vers des SA « plus efficaces, plus inclusifs, plus résilients et plus durables face à la crise climatique » 300(FAO)2. Le second mouvement est celui qui presse les SA à expérimenter une nouvelle révolution agricole en opérant leur transformation numérique (Fraser et Campbell, 2019). D’ores et déjà, les TIC (Intelligence Artificielle - IA, blockchains, métavers et réalité virtuelle ou augmentée -VR/AR, IoT, plateformes digitales, etc.) ont pénétré les SA (Abbate et al., 2023 ; Herrero et al., 2020).

La question se pose de comprendre comment ces deux mouvements, transformation numérique et transition durable/écologique, s’articulent entre eux.

Une première conjecture est que la transformation numérique des SA porte en elle la solution à la conciliation des injonctions à nourrir le monde tout en le préservant. De nombreux travaux soulignent les potentiels de l’agriculture 4.0 (Abbate et al., 2023 ; Bordes, 2017 ; El Bilali et Allahyari, 2018 ; Gangwar et al., 2022 ; Musa et Basir, 2021 ; Panetto et al., 2020) ou analysent les impacts des TIC sur l’aval des SA (Annosi et al., 2021 ; Camaréna, 2020 ; Dal Gobbo et al., 2022 ; Hagolani-Albov et Ehrnström-Fuentes, 2023 ; Joerss et al., 2021 ; Köhler et Pizzol, 2020 ; Nagarajan et al., 2022 ; Nayal et al., 2021 ; Rana et al., 2021 ; Rejeb et al., 2021). Ces travaux forgent le narratif dominant de l’alignement des objectifs d’intégration du numérique et d’amélioration de la durabilité des SA (Lajoie-O’Malley et al., 2020 ; Newell et Taylor, 2018).

D’un autre côté, les sciences sociales permettent aussi d’adopter une lecture critique (Carolan, 2020 ; Carolan, 2022) ou responsable de l’innovation (Bellon-Maurel et Piot-Lepetit, 2022 ; Klerkx et al., 2019 ; Rijswijk et al., 2021). Adoptant des perspectives élargies (Forney et Dwiartama, 2022), ces travaux nuancent et interrogent le narratif du numérique comme solution au défi de la durabilité des SA. Ce narratif est parfois qualifié de techno-optimiste (Eastwood et al., 2021 ; Forney et al., 2022) parce qu’il ne va pas forcément de soi (Rose et al., 2021), néglige un certain nombre de dimensions de la durabilité des SA (MacPherson et al., 2022) ou des conséquences du déploiement du numérique (Zscheischler et al., 2022), et ne reflète qu’imparfaitement l’usage du numérique au quotidien lorsqu’il met en avant des cas d’usage (Forney et al., 2022). Sans nier les potentiels transformatifs du numérique, des effets controversés 301(Lajoie-O’Malley et al., 2020) ou secondaires (Herrero et al., 2021) de son usage sont néanmoins identifiés.

En portant le regard sur les zones d’ombre des conséquences de l’usage du numérique, ce courant de recherche permet de mieux rendre compte de leur « pouvoir transformatif ». Le numérique a la capacité de provoquer des changements dans les pratiques et les manières de se coordonner des acteurs, dans leur inscription dans la société, mais aussi dans leurs interactions avec les technologies, l’espace et le vivant. Ces changements profonds s’étendent parfois subrepticement au-delà des seules transformations prévues et anticipées et exercent une force structurante sur les évolutions des SA. Toutefois, ce courant prend principalement pour objet les acteurs et les activités agricoles. Or la digitalisation des SA ne se limite pas à l’agriculture numérique ou de précision mais impacte les SA dans leur ensemble (Prause et al., 2021), incluant la transformation, la distribution, la commercialisation et la consommation.

Par ce numéro spécial, nous souhaitons que le lectorat de la revue Systèmes alimentaires / Food Systems (SAFS) puisse appréhender ces zones d’ombre du pouvoir transformatif du numérique sur les SA. Nous appelons des contributions qui convoquent les sciences sociales pour dépasser des analyses seulement centrées sur l’adoption du numérique et ses effets sur l’efficience des activités des SA ; analyses qui limitent le regard porté sur les impacts du numérique sur la durabilité des SA aux répercussions des optimisations qu’elles autorisent. Nous souhaitons particulièrement offrir de la visibilité aux travaux originaux qui explorent les aspects peu ou pas regardés du déploiement du numérique dans les SA.

Les thèmes proposés ci-dessous ne sont pas exhaustifs mais offrent des pistes de réflexion pour d’éventuelles contributions.

–Qu’est-ce que la mise en œuvre des promesses portées par le numérique amène à sacrifier ou à laisser de côté en contrepartie ? Des trajectoires alternatives d’évolution de l’agriculture seraient-elles négligées ? Quelle adéquation entre l’usage du numérique et des propositions alternatives au productivisme comme trajectoires d’évolution des systèmes agri-alimentaires ?

–Les plateformes numériques sont un support au développement des réseaux de distribution de produits locaux ou alternatifs, mais 302comment le numérique s’accorde-t-il avec les « promesses de différence » portés par les projets alternatifs (Le Velly, 2019) développés par ces réseaux ?

–Certains travaux ont questionné la capacité du numérique à modifier ou à renforcer les jeux de pouvoir et dépendance ou d’exclusion à l’œuvre dans les SA. Des prolongations de cette discussion sont bienvenues.

–Après l’adoption du numérique, les retours en arrière sont-ils possibles et quelles en sont les conséquences ? Quelles traces laisse la digitalisation ?

–Quelle est la place de la sobriété numérique pour soutenir la transition des SA vers davantage de durabilité ?

–Comment repérer l’agentivité du numérique, cette gouvernance algorithmique ou intentionnelle qui contribue à définir ce qui constitue des pratiques durables et à rendre visibles, ou au contraire invisibles, certains éléments ou coûts des activités et du fonctionnement des SA ? Quelles en sont les conséquences ?

–Comment le numérique modifie-t-il le travail ou l’identité des agriculteurs ? Quelles expertises peuvent ou non être automatisées ? L’usage du numérique modifie-t-il le rapport de ceux qui l’utilisent aux autres acteurs ? En retirent-ils une valeur d’estime ou de statut ? Est-ce une clé d’inclusion ou d’exclusion, non seulement sur les marchés, mais également dans la société ? Quelles sont les considérations éthiques ou spirituelles, les dimensions psychologiques de l’usage du numérique ?

–Des cadres de réflexion plus larges ont été proposés pour appréhender la complexité des conséquences de l’usage du numérique dans les SA. Ces nouvelles perspectives prennent en compte les interactions systémiques entre le digital, le social, le physique ou encore l’écologique, celles entre l’humain et le non-humain, ainsi que l’espace, les endroits, produits et pratiques, ou l’agentivité des technologies. Des contributions peuvent développer cela.

–Quelle compatibilité du numérique avec le bien-être animal ? Quels impacts sur la relation humain-animal ou celle entre les agriculteurs et leurs exploitations ?

–Quelle valeur intrinsèque de l’expérience d’usage du numérique ? De premiers travaux regardent la réponse émotionnelle liée à 303l’expérience d’usage du numérique ; de futures contributions pourraient regarder d’autres aspects de l’expérience de consommation du numérique dans les SA, par exemple la place des aspects ludiques ou les implications esthétiques de leurs usages.

Ce numéro est ouvert à toutes les inspirations théoriques et méthodologiques, présentant un niveau élevé de rigueur analytique. Les contributions attendues seront des études empiriques abouties. Les revues de la littérature ne sont pas exclues mais elles doivent explicitement montrer quels sont leurs apports.

Soumission : format et calendrier

Les auteurs sont invités à suivre le calendrier suivant :

–15 septembre 2023 : Intention de soumission (5 pages détaillant la problématique, le cadre théorique, la démarche méthodologique et les principaux résultats)

–30 septembre 2023 : Retours des coordinateurs aux auteurs

–1er décembre : Soumissions des textes complets aux normes SAFS (cf infra)

Les propositions soumises doivent respecter les normes éditoriales de la revue SAFS, à retrouver sur le lien : https://umr-moisa.cirad.fr/actualites/appel-a-communication-safs

Les propositions sont à envoyer aux deux coordinateurs du dossier thématique M. Florent Saucède (florent.saucede@supagro.fr) et Mme Catherine Pardo (pardo@em-lyon.com) ainsi qu’au secrétariat de rédaction de la revue : revue-safs@supagro.fr.

Références bibliographiques indicatives

Abbate S., Centobelli P. et Cerchione R. (2023), “The digital and sustainable transition of the agri-food sector,” Technological Forecasting and Social Change, vol. 187, art. 122222.

Airoldi M. et Rokka J. (2022), “Algorithmic consumer culture”, Consumption Markets & Culture, no 25(5), p. 411-428.

Annosi M.C., Brunetta F., Bimbo F., et al. (2021), “Digitalization within food supply chains to prevent food waste. Drivers, barriers and collaboration practices”, Industrial Marketing Management, no 93, p. 208-220.

Beer D. (2017), “The social power of algorithms”, Information, Communication & Society, no 20(1), p. 1-13.

Bellon-Maurel V. et Piot-Lepetit I. (2022), « L’agriculture numérique : les nouvelles technologiques numériques peuvent-elles accélérer la transformation profonde », Annales des Mines – Enjeux numériques, no 20, p. 6-12.

Bordes J.-P. (2017), « Numérique et agriculture de précision », Annales des Mines – Responsabilité et Environnement, no 87(3), p. 87-93.

Camaréna S. (2020), “Artificial intelligence in the design of the transitions to sustainable food systems”, Journal of Cleaner Production, no 271, art. 122574.

Carolan M. (2020a), “Acting like an algorithm : Digital farming platforms and the trajectories they (need not) lock-in”, Agroiculture and Human Values, no 37, p. 1041-1053.

Carolan M. (2020b), “Automated agrifood futures : robotics, labor and the distributive politics of digital agriculture,” The Journal of Peasant Studies, no 47(1), p. 184-207.

Carolan M. (2022), “Digitization as politics : Smart farming through the lens of weak and strong data”, Journal of Rural Studies, no 91, p. 208-216.

Dal Gobbo A., Forno F. et Magnani N. (2022), “Making “good food” more practicable ? The reconfiguration of alternative food provisioning in the online world”, Sustainable Production and Consumption, no 29, p. 862-871.

Eastwood C., Edwards J. et Turner J. (2021), “Anticipating alternative trajectories for responsible Agriculture 4.0 innovation in livestock systems,” Animal, vol. 15, art. 100296.

El Bilali H. et Allahyari M.S. (2018), “Transition towards sustainability in agriculture and food systems : Role of information and communication technologies”, Information Processing in Agriculture, no 5(4), p. 456-464.

Forney J. et Dwiartama A. (2022), “The project, the everyday, and reflexivity in sociotechnical agri-food assemblages : proposing a conceptual model of digitalisation”, Agriculture and human values, no 40(14), p. 1-14.

Forney J., Dwiartama A. et Bentia D. (2022), “Everyday digitalization in food and agriculture : Introduction to the symposium”, Agriculture and human values, no 40(6), p. 1-5.

Fraser E.D. et Campbell M. (2019), “Agriculture 5.0 : reconciling production with planetary health”, One Earth, no 1(3), p. 278-280.

Gangwar D., Tyagi S. et Soni S. (2022), “A techno-economic analysis of digital agriculture services : an ecological approach toward green growth”, International Journal of Environmental Science and Technology, no 19(4), p. 1-12.

Hagolani-Albov S.E. et Ehrnström-Fuentes M. (2023), “The REKO model : Facebook as a platform for food system reconnection”, International Journal of Food Design, no 8(1), p. 61-87.

Herrero M., Thornton P.K., Mason-D’Croz D., et al. (2021), “Articulating the effect of food systems innovation on the Sustainable Development Goals”, The Lancet Planetary Health, vol. 5(1), e50-e62.

Herrero M., Thornton P.K., Mason-D’Croz D., et al. (2020), “Innovation can accelerate the transition towards a sustainable food system”, Nature Food, no 1(5), p. 266-272.

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Klerkx L., Jakku E. et Labarthe P. (2019), “A review of social science on digital agriculture, smart farming and agriculture 4.0 : New contributions and a future research agenda”, NJAS-Wageningen journal of life sciences, no 90, art. 100315.

Köhler S. et Pizzol M. (2020), “Technology assessment of blockchain-based technologies in the food supply chain”, Journal of Cleaner Production, no 269, art. 122193.

Lajoie-O’Malley A., Bronson K., van der Burg S., et al. (2020), “The future (s) of digital agriculture and sustainable food systems : An analysis of high-level policy documents”, Ecosystem Services, no 45, art. 101183.

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Panetto H., Lezoche M., Hormazabal J.E.H., et al. (2020), “Special issue on Agri-Food 4.0 and digitalization in agriculture supply chains-New directions, challenges and applications”, Computers in Industry, no 116, art. 103188.

Prause L., Hackfort S. et Lindgren M. (2021), “Digitalization and the third food regime”, Agriculture and human values, no 38, p. 641-655.

Rana R.L., Tricase C. et De Cesare L. (2021), “Blockchain technology for a sustainable agri-food supply chain”, British Food Journal, vol. 123(11), p. 3471-3485.

Rejeb A., Rejeb K. et Keogh J.G. (2021), “Enablers of augmented reality in the food supply chain : a systematic literature review”, Journal of Foodservice Business Research, vol. 24(4), p. 415-444.

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Zscheischler J., Brunsch R., Rogga S., et al. (2022), “Perceived risks and vulnerabilities of employing digitalization and digital data in agriculture–Socially robust orientations from a transdisciplinary process”, Journal of Cleaner Production, no 358, art. 132034.