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Classiques Garnier

Éditorial Pour une sécurité alimentaire durable : refonder la gouvernance de nos systèmes alimentaires

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
    2022, n° 7
    . varia
  • Auteur : Rastoin (Jean-Louis)
  • Résumé : Les objectifs de développement durable et le concept « une seule santé » conduisent à recommander un changement en profondeur du modèle de consommation et de production agro-industriel. Ceci suppose une nouvelle forme de gouvernance des systèmes alimentaires dont les piliers reposent sur une information complète et transparente, un renforcement de la régulation par les États, un équilibre entre les acteurs, un redéploiement des institutions de recherche et de formation et de nouveaux statuts d’entreprise.
  • Pages : 17 à 29
  • Revue : Systèmes alimentaires
  • Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
  • EAN : 9782406142294
  • ISBN : 978-2-406-14229-4
  • ISSN : 2555-0411
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14229-4.p.0017
  • Éditeur : Éditions Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 16/11/2022
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : gouvernance, système alimentaire, prospective, développement durable, initiative.
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ÉDITORIAL

Pour une sécurité alimentaire durable :
refonder la gouvernance de nos systèmes alimentaires

Jean-Louis Rastoin

Institut Agro Montpellier

UMR MoISA

Dans le monde entier, des initiatives pour une alimentation plus durable foisonnent. Elles résultent dune double prise de conscience. Dune part, quune bonne alimentation est un élément décisif de la santé humaine et plus largement du bien-être individuel et collectif. Dautre part, que les conditions dans lesquelles sont produits et consommés nos aliments, du gène à la poubelle, ont un impact significatif sur lenvironnement naturel, économique et social (Bozino et al., 2021). Pour passer du diagnostic à laction, le mode de gouvernance des acteurs publics et privés des systèmes alimentaires constitue un levier essentiel qui conditionne la réussite des politiques alimentaires.

Convergence entre objectifs dun développement durable et concept « une seule santé »

Le concept « Une seule santé » – de lhomme, des animaux et de lenvironnement – lancé en 2004 à linitiative des vétérinaires fait aujourdhui lobjet dun large consensus international, avec le soutien de 3 grandes organisations intergouvernementales, la FAO (agriculture 18et alimentation), lOIE (épizooties) et lOMS (santé). Il stipule une interdépendance entre ses 3 composantes et préconise en conséquence une action systémique (Destourmieux-Garzon et al., 2018). Les 17 ODD (objectifs de développement durable) définis par lassemblée générale des Nations Unies en 2015 pour lhorizon 2030 se situent dans une telle perspective. La pandémie covid-19 est venue apporter une confirmation au paradigme « Une seule santé » et à la pertinence des ODD. Une abondante littérature scientifique (Béné et al., 2020) et le dernier rapport du GIEC (IPCC, 2022) insistent sur lurgence dune transition socio-écologique.

En effet, lanthropocène, caractérisé par une exploitation inconsidérée des ressources naturelles, mais aussi du capital humain, a conduit au dépassement de plusieurs limites planétaires : prolifération dentités nouvelles, intégrité de la biosphère, flux biogéochimiques, changement daffectation des sols, changement climatique, soit 5 limites sur les 9 identifiées par les chercheurs (Wang-Erlandsson et al., 2022). Après le premier choc déstabilisateur provoqué par la crise financière de 2007-2008, le second choc de la covid-19, outre les effets sanitaires, a ébranlé les économies nationales et léconomie mondiale avec un retour de linflation et de sérieux problèmes budgétaires, particulièrement dans les pays à faible revenu.

La violente secousse géopolitique résultant de lagression russe en Ukraine en février 2022 est venue augmenter les risques de non-réalisation de la plupart des ODD. La prophétie dAntonio Gramsci sur les « phénomènes les plus morbides » surgissant dans les périodes de passage de lancien au nouveau monde retrouve une actualité alarmante. Ainsi la triple crise survenue en moins de 15 ans devrait inciter à revoir en profondeur des modes de gouvernance des sphères publique et privée qui lont provoquée.

Enjeux et stratégies de bonne gouvernance publique pour une alimentation durable

Dans le domaine de lalimentation, le modèle agroindustriel, devenu hégémonique, se caractérise par une intensification chimique 19et thermo-fossile, une spécialisation productive, une concentration et une financiarisation des entreprises, une globalisation des marchés. Ce modèle, après avoir permis daccroitre – en moyenne, mais avec de fortes inégalités – la sécurité alimentaire mondiale dans un contexte de forte croissance démographique, se trouve aujourdhui dans une impasse. Plusieurs rapports récents de structures intergouvernementales (CNUCED, FAO, GIEC, IFPRI, OCDE, UE-JRC) permettent de regrouper les externalités négatives générées par les systèmes alimentaires contemporains en 5 domaines :

Santé humaine : évolution quantitative et qualitative de la diète alimentaire (insécurité alimentaire pour 40 % de la population mondiale, cause directe ou indirecte de 50 % de la mortalité annuelle)

Changement climatique : baisse des rendements agricoles et irrégularité aggravée des récoltes, accroissement des gaz à effet de serre (GES) dont le système alimentaire mondial représente 30 % des émissions

Ressources naturelles dégradées : 1/3 des ressources en terres utilisées pour lagriculture, lélevage et la forêt perdu ou menacé, pénurie en eau et stress hydrique impactant 50 pays en 2020 et 2,4 milliards de personnes, 59 pays et 5,4 milliards en 20501

Inégalités économiques : concentration des acteurs fragilisant lagriculture familiale et les TPE/PME industrielles et commerciales et forte contraction de lemploi

Instabilité des marchés.

On observe aujourdhui quatre phénomènes qui expliquent en grande partie les crises à répétition qui secouent le système alimentaire mondial et les difficultés à relever les défis qui viennent dêtre mentionnés : le déficit informationnel, leffacement des États, lasymétrie dans les représentations des acteurs, les lacunes de la formation des producteurs et des consommateurs. Or, une bonne gouvernance2 repose sur ces quatre piliers3.

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Le déficit informationnel public
et lavalanche publicitaire

Il concerne les marchés et les produits. Au niveau européen, Eurostat, ou, au niveau international, la FAO, publient des mercuriales sur les marchés des produits agricoles et alimentaires et lon dispose des données des marchés à terme tels que celui de Chicago. Ces statistiques permettent destimer des tendances dans le domaine des prix, mais dune part elles ne concernent quune faible part de la production totale (de lordre de 20 %), dautre part elles fournissent peu dinformations publiques sur les déterminants des prix (notamment la localisation et le niveau de stocks et la nature des opérateurs) ou les communiquent trop tard pour des actions correctrices.

À lheure de la finance « haute fréquence » conduisant à des marchés très spéculatifs, il devient souhaitable de consacrer les moyens nécessaires pour mettre en place un système dinformation performant sur les marchés alimentaires en vue de permettre une anticipation des crises et des actions préventives ou correctrices des pouvoirs publics et des acteurs privés. La FAO a créé au début des années 1970 un système mondial dinformation et dalerte rapide (SMIAR) sur la sécurité alimentaire, qui publie des rapports par pays, mais dont les moyens dinvestigation sont limités. En 2011, suite à la crise financière de 2007-2008 le G20 a créé AMIS (Agricultural Market Information System), plateforme dont lobjectif était de mieux connaitre lévolution des marchés afin de prévenir les crises. La grosse lacune de ce dispositif est de ne pas suivre les stocks, certains pays (dont la Chine) et les plus gros opérateurs de négoce international refusant de fournir leurs chiffres. Le conflit russo-ukrainien de 2022 avec lenvolée des prix des commodités agricoles sur marchés spot et lextrême difficulté à accéder à des informations fiables sur les marchés est venu confirmer les lacunes du SMIAR et dAMIS.

LUnion européenne est défaillante dans ce domaine. Linformation relative aux produits agricoles et alimentaires concerne – de façon partielle – létiquetage et la mention de lorigine des produits et des ingrédients ayant servi à le fabriquer et le profil nutritionnel de laliment. Il existe depuis 1979 un système dalerte rapide pour les denrées alimentaires 21et les aliments pour animaux (RASFF, selon lacronyme anglais) qui signale les infractions aux normes européennes de qualité sanitaire des produits fabriqués dans lUE et importés. Ces dispositifs dinformation ont le mérite dexister, mais se caractérisent par leur incomplétude. Or, on constate que les discussions, au niveau de la Commission européenne comme sur le plan international sur lamélioration de leurs performances, piétinent depuis des années du fait du lobbying agroindustriel. En conséquence les marchés ne peuvent être efficacement régulés et les consommateurs restent mal informés sur ce quil mange. Enfin, les conditions socio-économiques de la création et du partage de la valeur dans les filières agroalimentaires demeurent opaques. Pour les produits, comme pour les marchés, la transparence reste à construire.

Dun autre côté, les consommateurs sont soumis à des influences multiples, dont la plus persuasive émane des annonceurs publicitaires. Les budgets alloués à la publicité par les entreprises sont devenus considérables dans lagroalimentaire et représentent aujourdhui en France environ 15 % du prix final des produits. Le « marketing direct » résultant de la captation des données personnelles conduit à une saturation des consommateurs par des messages nencourageant guère à une bonne nutrition et générant des maladies chroniques dommageables telles que lobésité et le diabète de type 2. Les États généraux de lalimentation (EGalim) réunis en France en 2017 avaient préconisé une interdiction de la publicité sur les écrans aux heures de grande écoute des enfants. Cette mesure de santé publique a pourtant été rejetée par le Parlement lors du vote de la loi EGalim en 2018. La convention citoyenne sur le climat tenue en France en 2019-2020 avait proposé dinterdire la publicité des produits les plus émetteurs de gaz à effet de serre (GES) – rappelons que le système alimentaire est responsable de 30 % des GES (Crippa et al., 2021). Cette proposition ne figure pas dans la loi Climat de 2021, comme 89 % des recommandations de la convention4. Une information générique garantie par des labels officiels est indispensable dans ce domaine.

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Leffacement des états

On observe un recul de la régulation des marchés depuis le milieu des années 1980 avec la dérèglementation mise en place aux États-Unis (présidence Ronald Reagan) et au Royaume-Uni (Margaret Thatcher, Première ministre). Ce retrait a conféré un pouvoir croissant aux marchés financiers. Dans un contexte dinstabilité économique et de recomposition géopolitique, un renforcement de la régulation, en particulier dans le domaine des biens publics dont la sécurité alimentaire devrait faire partie, redevient indispensable. Par ailleurs, la bipolarisation sino-américaine et les difficultés démergence dune gouvernance mondiale incitent à œuvrer pour une gouvernance régionale européenne et inter-continentale Afrique-Méditerranée-Europe mobilisant les complémentarités géo-économiques Sud-Nord et Sud-Sud (Guigou et Beckouche, 2017).

Les institutions publiques et professionnelles

Elles ont un rôle central à jouer dans la gouvernance du système alimentaire puisque de leur composition et de leurs règles de fonctionnement et de contrôle vont dépendre la nature des décisions prises. Les institutions sont les héritières de lHistoire et donc le reflet des groupes de pression. À cet égard, on observe dans lUnion européenne comme au niveau mondial, dune part, une dispersion et de fortes inerties et, dautre part, des asymétries en faveur de certaines catégories dacteurs qui nont pas forcément intégré les dynamiques des opinions publiques et les nouveaux enjeux de société pourtant clairement identifiés par la communauté scientifique et médiatisés à travers le paradigme du développement durable. Les institutions de lUnion européenne traitant de la sécurité alimentaire sont éclatées aussi bien au sein de la Commission que du Parlement entre les structures traitant de lagriculture, de lagroalimentaire et de la santé (par exemple, au moins trois commissaires et leurs directions générales (DG) sont compétents sur la question 23alimentaire : DG Agriculture et développement rural, DG Santé et consommateurs, DG Commerce international et DG Concurrence). Ces DG, tout comme les ministères dans les pays, fonctionnent en silo, voire en citadelle. Il y a donc un premier besoin de coordination autour du thème stratégique de la sécurité alimentaire. Ensuite, les mécanismes délaboration des décisions sont devenus en théorie participatifs, avec notamment le rôle accru des ONG et du Parlement, mais la puissance des lobbies sectoriels reste proportionnée à leurs capacités financières. Il en résulte une sur-représentation des firmes dominantes et une sous-représentation des acteurs de taille modeste. Une bonne illustration en est donnée par les affectations du budget de la politique agricole commune (PAC) selon les filières et les catégories dexploitations agricoles ou encore la timidité des avancées de la politique nutritionnelle.

Au niveau mondial règnent les mêmes défauts : foisonnement des institutions (au sein du système des Nations Unies, plusieurs instances sont supposées œuvrer à la sécurité alimentaire mondiale : FAO, PAM, Comité de la sécurité alimentaire (CSA)5, High-Level Task Force on the Global Food Security (HTFL)6, etc., sans parler du Global Agriculture and Food Security Program de la Banque Mondiale et des initiatives nationales) et asymétrie dans les échelons décisionnels (la voix des PMA reste inaudible). Lamélioration de la gouvernance passe ainsi nécessairement par une coordination horizontale macro-régionale et mondiale, une recomposition plus équilibrée des institutions, ladoption de règles de bonnes pratiques et des mécanismes de contrôle indépendants.

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Redéploiement de la chaine des savoirs

La crise environnementale, sociale et économique qui frappe la planète depuis 2007-2008 a, selon une large majorité de scientifiques, un caractère structurel et incite à de profonds changements pour être dépassée. En dautres mots, il faut inventer de nouveaux modèles de production et de consommation. Les recherches sur une agriculture et une alimentation durable ont été initiées voilà une vingtaine dannées et sintensifient. Des résultats sont dores et déjà disponibles. Cependant, linnovation est le fait dun très faible nombre dacteurs et se trouve principalement orientée vers des technologies artificialisantes et de massification, cest-à-dire de prolongation du modèle hégémonique de lanthropocène. Elle doit donc être redéployée dans une perspective de transition écologique. Dautre part, la diffusion de telles innovations de rupture ne peut se faire quà partir dun effort important de formation pour faire évoluer les mentalités, développer lapprentissage de nouvelles techniques et changer les comportements. De plus, linertie, en matière de méthodes de production agricole ou dhabitudes de consommation alimentaire, est considérable, que ce soit au sein des établissements denseignement ou dans les entreprises et les ménages. La révolution agroindustrielle a conduit à une dilution du lien entre la terre et lalimentation et à une banalisation de laliment, voire à une mise en concurrence de lalimentation avec les autres biens. Or, laliment est porteur de fortes spécificités biologiques et sociales. Un plan déducation et de formation ambitieux savère en conséquence indispensable pour créer les conditions dune connaissance (et dune reconnaissance) renouvelée et élargie de modèles durables de production et de consommation agricoles et alimentaires.

Droit à lalimentation et souveraineté alimentaire

En définitive, lexercice du droit à lalimentation et la souveraineté alimentaire, qui constituent les fondements dune bonne gouvernance de 25la sécurité alimentaire en Europe comme partout dans le monde, suggère plus de transparence et de pertinence dans les systèmes dinformation sur les marchés, les filières et les produits, une large diffusion, par la formation, des connaissances scientifiques et techniques sur des modes de production et de consommation alimentaires durables, un rééquilibrage des pouvoirs entre acteurs et une meilleure coordination institutionnelle. La sécurité alimentaire et, au-delà, la sécurité géopolitique impliquent une réorientation profonde des politiques agricoles et leur élargissement à la question alimentaire, en donnant une priorité à la production daliments par rapport aux utilisations non alimentaire de la terre et de leau. Lenvolée des prix sur le marché du blé depuis quelques mois est en partie due à son usage en alimentation animale et celle des prix du maïs à la production massive dagrocarburants principalement aux États-Unis (Galtier, 2022). LUnion européenne, toujours premier importateur et exportateur mondial de produits agricoles et alimentaires en 2020 (y compris les échanges intra-communautaires), avec son expérience originale et globalement réussie de la PAC, pourrait développer un nouveau modèle permettant daffronter les lourds défis alimentaires du xxie siècle. La stratégie « De la ferme à la fourchette » inscrite dans le Pacte Vert lancé par Ursula von der Leyen, présidente de la Commission, en 2021 est porteuse dévolution vers un développement durable du système alimentaire européen, avec valeur dinnovation et dexpérimentation pour dautres régions du monde.

Une bonne gouvernance des systèmes alimentaires dans un cadre gouvernemental ou intergouvernemental est une condition nécessaire, mais non suffisante pour assurer une sécurité alimentaire durable. Le rôle des structures privées, notamment des entreprises et de leurs instances professionnelles sera déterminant pour atteindre cet objectif.

La gouvernance des entreprises
dans le système alimentaire

Si les organismes publics nationaux ou internationaux souffrent dun empilement de structures générateur dinertie et dun manque 26de coordination, les entreprises peinent à prendre le chemin de la transition socio-écologique, non seulement du fait de leur aversion au changement, mais aussi en raison de leur statut de société par actions. Ce statut induit un mode de gouvernance qualifiée dactionnariale avec une priorité donnée au retour sur investissement et à la plus-value des actifs, cest-à-dire un objectif financier, alors que le contexte de crise systémique aggravée décrit plus haut appelle à prendre en compte les 3 composantes du développement durable de façon équilibrée parfois appelée « triple performance » : sociale, environnementale et économique. Léconomie sociale et solidaire (ESS) y contribue – sur le volet social de la gouvernance – avec les associations, les mutuelles et les coopératives. Lappui à la reprise dune entreprise par ses salariés, prévu en France par la loi Hamon de 2014 sur lESS, avec la formule des SCOP (société coopérative et participative) bénéficie davantages fiscaux. Selon une enquête de lInsee, lESS comptait (en 2015) 165 000 entreprises en France totalisant 2,4 millions de salariés, soit 10,5 % de leffectif total, avec une forte présence dacteurs agricoles du fait de lantériorité du mouvement coopératif dans ce secteur.

De façon plus large, le statut dentreprise à mission créé par la loi française du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises (PACTE) ouvre la voie à la prise en compte des critères du développement durable. Son article 176 donne la possibilité aux entreprises daffirmer publiquement, en linscrivant dans ses statuts, sa raison dêtre, ainsi quun ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux quelle entend poursuivre dans son activité. Il sagit là dune vision élargie de lentreprise que lon considère dès lors comme une communauté dintérêts rassemblant les différentes parties prenantes (propriétaires, salariés, fournisseurs et clients, citoyens concernés) et non plus les seuls actionnaires (Favereau et Euvé, 2018).

Daprès lObservatoire des sociétés à mission7, fin 2021, les entreprises à mission étaient au nombre de 505 (dont 79 % de moins de 50 salariés et 39 % créées depuis 2920) comptant au total 530 000 emplois, en forte croissance sur lannée, malgré le limogeage en 2021 du PDG de Danone qui en avait fait la première entreprise à mission en France. Les secteurs concernés sont principalement les services (informatique, finances, conseil, etc., 79 % des entreprises), puis de façon très modeste, le commerce 27alimentaire (10,6 %) et lindustrie agroalimentaire et des cosmétiques (10 %) et lagriculture (0,4 %). Hors du secteur des services, cest donc dans les systèmes alimentaires que se concentre la grande majorité des entreprises à mission. Cette répartition traduit les préoccupations des consommateurs de biens essentiels à la vie cumulant les 3 dimensions du développement durable dont les créateurs dentreprises sont conscients et constitue un indicateur positif pour la transition agroécologique.

La gouvernance partenariale, facteur de progrès

Les déficits institutionnels et organisationnels ont conduit à une aggravation de linsécurité alimentaire partout dans le monde. Pour inverser cette tendance délétère, la transition socio-écologique constitue une alternative plausible au scénario tendanciel comme le montrent plusieurs études prospectives robustes (dont Afterres de lassociation Solagro8, TYFA de lIDDRI9).

Dans ces scénarios, les auteurs insistent sur la nécessité dun changement en profondeur des comportements des consommateurs et des producteurs et distributeurs. Ainsi de la réduction de la consommation de produits issus de lélevage bovin – viande et lait et leurs dérivés – pour ceux, nombreux, qui sont en surconsommation dans les pays à haut revenu. Pour les entreprises industrielles et commerciales, les préconisations portent sur de nouveaux itinéraires techniques réduisant fortement la pression sur la santé, les ressources naturelles et le climat. Il sagit finalement de mettre en place des politiques alimentaires ambitieuses dont le succès dépendra largement du mode de gouvernance des institutions publiques et des entreprises, et de la place accordée à léthique dans les décisions. De plus, les moyens humains et matériels nécessaires devront être mobilisés dans la chaine des savoirs (recherche-développement, transfert dinnovations, formation et information) et les dispositifs dincitation (infrastructures physiques et numériques, 28investissements et fiscalité). La transition socio-écologique des systèmes alimentaires, désormais actée dans les discours de la plupart des responsables politiques et économiques, sera un long et difficile chemin ponctué davancées et de blocages du fait dobjectifs divergents, voire opposés, des acteurs en présence. Cette transition est cependant devenue une condition existentielle pour nos sociétés comme lont montré les violentes secousses provoquées dans la période récente par la pandémie covid-19, des événements climatiques extrêmes et le conflit militaire russo-ukrainien.

Les nombreuses initiatives qui émanent dans leur majorité de la société civile et, à un degré plus modeste, de producteurs agricoles, de TPE et PME agroalimentaires, dopérateurs commerciaux portés par une dynamique de changement incitent néanmoins à loptimisme. Ces initiatives se présentent comme une réponse positive à la question que se pose le journaliste et écrivain Georges Orwell dans ses Essais : « Quand on me présente quelque chose comme un progrès, je me demande avant tout sil nous rend plus humains ou moins humains », réponse sinscrivant, un peu moins de 2 siècles plus tard dans lhéritage du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau.

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Références bibliographiques

Béné C., Fanzo J., Prager S.D., Achicanoy H.A., Mapes B.R., Alvarez Toro P. et al., 2020, “Global drivers of food system (un)sustainability: A multi-country correlation analysis”, PLoS ONE 15(4): e0231071.

Bozino A., Régnier E., Soler L.-G., Thomas A., 2021, « Vers une alimentation saine et durable ? Dossier de Ressources », La Revue INRAE, Paris : 10-39.

Charreaux G., dir., 1997, Le Gouvernement des entreprises :Corporate Governance”, Paris, Economica (Théories et faits).

Crippa M., Solazzo E., Guizzardi D. et al., 2021, “Food systems are responsible for a third of global anthropogenic GHG emissions”, Nat Food 2, 198-209. 

Destoumieux-Garzón D. et al., 2018, “The One Health Concept: 10 Years Old and a Long Road Ahead”, Front. Vet. Sci., 5:14.

Favereau O, Euvé F., 2018, « Réformer lentreprise », Études, 9, Paris : 55-66.

Galtier F., 2022, Nous pouvons (et devons) stopper la crise sur les marchés internationaux, Paris, Fondation Farm, 5 p.

Guigou J.L., Beckouche P., 2017, Afrique – Méditerranée – Europe : la Verticale de lavenir, Paris, Nevicata, 99 p. (Lâme des peuples).

HLPE, 2019, Agroecological and other innovative approaches for sustainable agriculture and food systems that enhance food security and nutrition. A report by the High-Level Panel of Experts on Food Security and Nutrition of the Committee on World Food Security, Rome.

IPCC, 2021, “Climate Change 2022: Impacts, Adaptation, and Vulnerability”, Contribution of Working Group II to the Sixth Assessment Report of the IPCC[H.-O. Pörtner et al. (ed.)], Cambridge University Press, In Press: 3675 p.

Kroll J.-C., Rastoin J.-L, 2011, « Quelle gouvernance pour la sécurité alimentaire européenne et mondiale ? », Communication en séance publique hebdomadaire, Académie dAgriculture de France, 11 janvier, Paris, 3 p.

Steffen W. et al., 2015, “Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet”, Science, Vol. 347, Issue 6223.

Wang-Erlandsson L., Tobian A., van der Ent R.J. et al., 2022,“A planetary boundary for green water”, Nat Rev Earth Environ, 3: 380-392.

1 https://ecologicalthreatregister.org (consulté le 15 mai 2022)

2 Gouvernance est ici entendue comme lorganisation, le fonctionnement et le contrôle des instances de décision politique dans le secteur public (public governance) et privé (corporate governance).

3 Les 4 paragraphes suivants sont tirés dune communication à lAcadémie dAgriculture de France (Kroll et Rastoin, 2011), révisée et actualisée.

4 https://reporterre.net/Convention-pour-le-climat-seules-10-des-propositions-ont-ete-reprises-par-le-gouvernement (consulté le 3 mars 2022).

5 Créé en 1974, en même temps que le PAM, le CSA a été réformé en 2008, avec pour mission de constituer un forum international de concertation entre gouvernements, agences internationales, entreprises du secteur privé et organisations de la société civile et de définir un cadre stratégique global incluant des objectifs et un plan daction. Il sest adjoint en 2009 le HLPE (High Level Panel of Experts on Food Security and Nutrition) faisant linterface avec la sphère scientifique. Le HLPE a produit 14 rapports entre 2011 et 2019. Bien que contraint à un consensus entre parties prenantes, dont le puissant lobby des firmes agroindustrielles multinationales, le HPLE apporte un appui précieux à la transition agroécologique comme en témoigne son dernier rapport (HPLE, 2019).

6 Créé en 2008 et dirigé par le Secrétaire général des Nations Unies, ce groupe de travail réunit les agences spécialisées de lONU (FAO, Fida, Pam, Unicef, OMS, Pnud), lOMC, le FMI et la Banque Mondiale. Son opérationnalité est réduite car il nimplique pas directement les États.

7 https://www.observatoiredessocietesamission.com (consulté le 15 juin 2022).

8 https://afterres2050.solagro.org (consulté le 3 février 2022).

9 https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/une-europe-agroecologique-en-2050-un-scenario-credible-un (consulté le 12 juin 2020).