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Classiques Garnier

Réformer la comptabilité des exploitations agricoles pour relever le défi alimentaire de l’Anthropocène

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
    2021, n° 6
    . varia
  • Auteurs : Valiorgue (Bertrand), Labardin (Pierre), Bluntz (Clarence)
  • Résumé : L’observation de nos systèmes alimentaires fait ressortir de grandes fragilités qui trouvent leurs origines dans le basculement dans une nouvelle ère géologique qui déstabilise grandement l’activité agricole : l’Anthropocène. Cet article étudie en quoi l’adoption d’une comptabilité environnementale peut contribuer à développer la responsabilité et la résilience des exploitations agricoles afin de relever le défi alimentaire de l’Anthropocène.
  • Pages : 45 à 66
  • Revue : Systèmes alimentaires
  • Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
  • EAN : 9782406127055
  • ISBN : 978-2-406-12705-5
  • ISSN : 2555-0411
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12705-5.p.0045
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 05/01/2022
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Anthropocène, système alimentaire, exploitation agricole, résilience, responsabilité, comptabilité environnementale.
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Réformer la comptabilité des exploitations agricoles pour relever le défi alimentaire de lAnthropocène

Bertrand Valiorgue

Université Clermont Auvergne

Pierre Labardin

Clarence Bluntz

Université Paris Dauphine/PSL

Introduction

Les systèmes alimentaires mis en place par les pays occidentaux au sortir de la Seconde Guerre mondiale ont fait preuve dune réussite incontestable. La grande majorité de la population a accès à trois repas équilibrés par jour à un coût modeste, ce qui donne la possibilité de financer un logement, des loisirs et lachat de biens déquipement. Lobservation attentive de nos systèmes alimentaires fait cependant ressortir de grandes fragilités et, si rien nest fait, une régression est possible (IPCC, 2019). Ces fragilités croissantes se manifestent à travers le basculement dans une nouvelle ère géologique – lAnthropocène – qui déstabilise lactivité agricole à la base de nos systèmes alimentaires (Valiorgue, 2020). Ce basculement dans lAnthropocène génère de nouveaux risques et aléas climatiques qui fragilisent les conditions de réalisation de lactivité agricole. Cette transformation irréversible du système Terre génère également une incertitude sur la possibilité et les 46conditions de maintien de lagriculture dans certaines régions du globe (Bonneuil & Fressoz, 2016). Une nouvelle nature, plus dangereuse et incertaine, est en train démerger. De plus en plus hostile à lHomme, elle transforme le comportement des plantes et des animaux mobilisés dans le cadre de lagriculture (Guehl, 2015).

Mais au-delà des constats et des diagnostics, la question est désormais de savoir comment agir afin de faire émerger des systèmes alimentaires durables qui sappuient sur des exploitations agricoles résilientes et responsables. Le constat dimpasse de nos systèmes alimentaires a été largement documenté (Rastoin, 2017, 2020), mais force est de constater linertie et le maintien dune trajectoire qui ne permet pas de répondre au défi alimentaire de lAnthropocène. Nous explorons dans cet article la piste de la comptabilité environnementale des exploitations agricoles afin de soutenir un changement de trajectoire.

Loin dêtre une simple technique neutre sur le comportement des acteurs économiques (Richard & Rambaud, 2020), la comptabilité est un outil puissant qui peut nourrir le statu quo ou au contraire transformer les comportements et les croyances. Les agronomes du xixe siècle ne se sont pas trompés sur limportance de la comptabilité. Les nouvelles techniques quils proposaient étaient couplées à des méthodes de calculs de coût innovantes visant à démontrer leurs effets économiquement bénéfiques (Joly, Depecker & Labatut, 2017 ; Lemarchand, Levant & Zimnovitch, 2017). Plus récemment, des auteurs ont montré comment la comptabilité environnementale était susceptible de « rendre visible » les enjeux environnementaux et de les intégrer dans la gestion et le pilotage des structures économiques (Feger & Mermet, 2021 ; Rambaud & Richard, 2015), notamment en permettant une réflexion avec les parties prenantes autour de la répartition de la valeur (Bluntz, 2020). Dans cet article nous souhaitons comprendre en quoi la comptabilité environnementale peut contribuer à lémergence et linstitutionnalisation dexploitations agricoles résilientes et responsables afin de relever le défi alimentaire de lAnthropocène.

La première partie de larticle est consacrée à la présentation des conditions de réalisation de lactivité agricole dans le contexte si particulier de lAnthropocène. Nous présentons ensuite les contours et grands objectifs de la nouvelle exploitation agricole qui doit se montrer simultanément responsable et résiliente. La troisième partie détaille comment la 47comptabilité environnementale est susceptible de contribuer à intégrer ce double objectif dans la gestion et le pilotage des exploitations agricoles. Nous mettons en évidence trois modèles de comptabilités environnementales agricoles susceptibles de faire évoluer le fonctionnement et le pilotage des exploitations.

1. Lagriculture comme responsable
et première victime de lAnthropocène

Nos systèmes alimentaires entendus comme lensemble des acteurs et des opérations qui concourent à la production, au stockage, à la transformation et à la commercialisation des denrées alimentaires ne sont pas neutres sur lenvironnement (Rastoin, 2017, 2020). Ils génèrent dimportantes externalités négatives (Weis, 2016) qui ne font pas que générer des pollutions et des nuisances : elles transforment le système Terre et contribuent à faire émerger un environnement naturel ayant des caractéristiques nouvelles, incertaines et moins favorables à la vie humaine. Cest ce que les spécialistes du système Terre nomment lAnthropocène (Bonneuil & Fressoz, 2016). LAnthropocène est lâge de lHomme. Cette nouvelle ère géologique est ainsi qualifiée, car, pour la première fois de leur histoire, les activités des humains ont un impact (négatif) sur le système Terre (Descola, 2018). Cet impact est massif et pluridimensionnel. Il conduit à transformer les conditions de vie sur Terre et il fait entrer les sociétés humaines dans une période de grands changements dont on ne connait ni le rythme ni lissue. À cet égard, il est important de comprendre que nous ne traversons pas une crise environnementale, mais que nous vivons une transformation géologique irréversible qui va bouleverser notre façon dêtre au monde. Comme le signale Descola, « tout indique que nous sommes au bord dune rupture majeure du système de fonctionnement de la Terre, dont les conséquences peuvent être envisagées à grands traits au niveau global sans que lon sache encore très bien comment elles vont se traduire localement dans linévitable bouleversement des modes dexistence quelles vont engendrer » (Descola, 2018, p. 21).

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Lagriculture et nos systèmes alimentaires, tels quils sont pensés et construits depuis le milieu du xxe siècle, participent pleinement à cette bascule dans lère de lAnthropocène, car les technologies et les méthodes employées savèrent polluantes (Moore, 2017 ; Valiorgue, 2020). Lagriculture participe à des rejets massifs de gaz à effets de serre (CO2, méthane et protoxyde dazote) qui transforment la composition de latmosphère. Cette transformation de latmosphère bouleverse en cascade de nombreux processus biochimiques dont le plus connu et le plus commenté est laugmentation généralisée des températures. Lagriculture, parce quelle consomme beaucoup deau pour irriguer les plantes et abreuver le bétail, participe également à dégrader les qualités de cette ressource essentielle à la vie. Par ailleurs, certaines pratiques agricoles fragilisent les sols et engendrent la destruction dorganismes essentiels à léquilibre du système Terre. Enfin, lagriculture impacte la diversité biologique à travers une sélection homogène despèces et une fragilisation des écosystèmes essentiels au maintien de la biodiversité.

Mais si lagriculture alimente directement la bascule dans lère de lAnthropocène, elle en est également la première victime. Les transformations du système Terre modifient le comportement des plantes et des animaux qui ne réagissent plus de la même façon (Guehl, 2015). La réduction de la pluviométrie et lexposition à de fortes chaleurs impactent directement lagriculture qui voit tous les paramètres évoluer. Il y a moins deau, plus de lumières, plus de CO2 dans latmosphère, plus dévènements extrêmes et moins de biodiversité et de ressources génétiques. LAnthropocène génère plus fondamentalement des incertitudes sur le comportement des plantes et des animaux et, dans certaines régions du monde, de nouvelles connaissances restent entièrement à construire pour pouvoir continuer à pratiquer une agriculture qui va devoir changer de visage. LAnthropocène fabrique une nature dans laquelle lagriculture va devenir de plus en plus compliquée, incertaine, coûteuse, voire impossible (Metayer, 2020 ; Valiorgue, 2020).

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2. La nouvelle exploitation agricole :
résiliente et responsable

Face à cette transformation du système Terre et lémergence du contexte géologique risqué et incertain de lAnthropocène, un double objectif de durabilité et de résilience simpose pour lactivité agricole à la base de nos systèmes alimentaires. Lagriculture doit limiter le rejet de puissantes externalités négatives sur lenvironnement naturel (objectif de responsabilité) et simultanément sadapter et se préparer aux différents chocs, aléas et incertitudes générés par lAnthropocène (objectif de résilience).

2.1. Des exploitations agricoles responsables

Lactivité agricole a des effets sur la dégradation du système Terre et le basculement dans lère géologique de lAnthropocène qui sont aujourdhui largement connus et documentés (Weis, 2016). Face à ces effets, il semble important de limiter les impacts de lactivité agricole afin de ne plus alimenter la dynamique de dégradation qui accélère les conséquences négatives de lAnthropocène. Lagriculture doit se réinventer afin de renverser cette tendance et sinscrire dans une logique de réparation et de conservation du système Terre. Cela passe par des démarches qui visent à limiter et mieux gérer lempreinte environnementale à travers la mise en place de nouvelles dynamiques dinnovation agronomiques et zootechniques.

Cette réduction de lempreinte environnementale passe en premier lieu par une réduction des émissions de gaz à effet de serre et en particulier du CO2 et du méthane. Si elle adopte certaines pratiques comme larrêt du labour et la mise en place de couverts végétaux permanents, lagriculture peut être une activité qui va non pas émettre, mais au contraire retirer du CO2 de latmosphère (Viaux, 2020). Dans lélevage, des dynamiques similaires sont possibles afin de transformer les rations alimentaires et nourrir le bétail à partir de productions situées à une plus grande proximité des exploitations (Ellies, Hocquette & Chikri, 2020). La reconquête de la biodiversité est également un point essentiel face à la nécessité de mettre en place une meilleure gestion de lempreinte 50environnementale. Face à un système Terre qui se transforme, il semble important, voire capital, de réintroduire une diversité génétique afin de sappuyer sur des espèces mieux adaptées aux caractéristiques nouvelles de lenvironnement naturel qui va émerger. La préservation des sols et le maintien de leur vitalité sont également des enjeux essentiels, car ils vont être mis à rude épreuve par suite de laugmentation des températures et lévolution de lhygrométrie. Les soins apportés aux sols dans les années à venir doivent être à la hauteur, si ce nest plus, des efforts historiques accomplis pour améliorer la santé des plantes et des animaux. Leau est enfin une ressource sur laquelle la profession agricole devra accomplir dimportantes réformes dans lutilisation et le stockage. Face à sa raréfaction et les inévitables conflits dusage qui vont émerger, la profession agricole va devoir changer ses pratiques à travers une préservation et un stockage de cette ressource essentielle.

2.2. Des exploitations agricoles résilientes

Lagriculture a une part de responsabilité dans lémergence de lère géologique de lAnthropocène, mais elle est également la première victime de cette nouvelle ère géologique qui sinstalle (Metayer, 2020 ; Valiorgue, 2020). À moins de laisser une sélection naturelle sopérer, il semble important de préparer les exploitations agricoles aux dérèglements climatiques en développant leur résilience.

Les exploitations agricoles vont en effet être confrontées à de nouveaux risques et aléas climatiques et, plus fondamentalement, à une incertitude sur le comportement des plantes et des animaux (Lengnick, 2015). On désigne généralement par résilience, la capacité dun système à encaisser un ou des choc(s) et à revenir, après une réparation ou une réorganisation, à un état de fonctionnement qui lui permet de remplir ses fonctions (Lengnick, 2015). LAnthropocène va multiplier les chocs climatiques, économiques, biologiques, politiques qui vont mettre à mal les exploitations agricoles. Elles devront se prémunir et anticiper ces chocs. Une exploitation céréalière qui aura investi dans un système dirrigation sera moins sensible à la raréfaction de leau durant les périodes critiques. Un élevage laitier qui aura conçu les bâtiments pour amortir les pics de chaleur pourra mieux maitriser la production des animaux. Face aux nouveaux risques et lincertitude de lAnthropocène, les agriculteurs doivent rendre leurs exploitations plus résilientes (Lengnick, 512015). Cela passe par une prise de conscience des changements en cours, une capacité à identifier des solutions et une capacité à opérationnaliser un plan de transformation. La résilience des exploitations agricoles ne se décrète pas. Elle se construit et nécessite une prise de conscience, des accompagnements et des soutiens financiers (Metayer, 2020).

3. Soutenir la trajectoire de responsabilisation
et de résilience à travers la comptabilité

La nécessité de transformer les exploitations agricoles et dinscrire ces dernières dans une trajectoire de durabilité et de résilience est aujourdhui partagée par un nombre croissant de chercheurs et dacteurs de la profession (Metayer, 2020). Toute la question est désormais de trouver les bons leviers daction qui vont permettre de soutenir la transition et de faire émerger une nouvelle dynamique dinnovation susceptible de soutenir le double objectif de résilience et de responsabilité. Lintégration de lenvironnement dans la comptabilité des exploitations agricoles apparaît comme une réponse déterminante (Altukhova-Nys, Bascourret, Ory & Petitjean, 2017 ; Feger & Mermet, 2021 ; Richard & Rambaud, 2020). La comptabilité en général et la comptabilité agricole en particulier, telles que nous les connaissons aujourdhui, sont le résultat dun long parcours qui na jamais été écrit à lavance (Miller & Power, 2013) et des travaux récents montrent que notre façon de compter peut être très différente à travers une meilleure intégration des enjeux environnementaux (Bluntz, 2020 ; Feger & Mermet, 2021 ; Richard & Rambaud, 2020).

3.1. Lexploitation agricole comme laboratoire
dinnovation en matière de comptabilité

Lintérêt pour la comptabilité dans le secteur agricole nest pas nouveau, car comptabilité et agriculture entretiennent une relation historique. Les premières traces décritures retrouvées sur des plaquettes dargile en Mésopotamie sont des systèmes denregistrement et de comptabilisation de denrées alimentaires comme lorge et le bétail. Certains spécialistes vont même jusquà affirmer que cest linvention de lagriculture qui a 52conduit à lémergence de lécriture afin de réaliser et denregistrer des opérations comptables (voir Giraudeau, 2017, pour une introduction).

Plus proche de nous, la science agronomique du xixe siècle a proposé de nouvelles techniques, mais également une nouvelle comptabilité agricole au moment de son institutionnalisation durant le xixe siècle (Joly et al., 2017). Pour les agronomes, une nouvelle comptabilité était essentielle afin de mesurer la portée et la valeur des innovations agronomiques et zootechniques introduites en matière de conduite des exploitations agricoles (Lemarchand et al., 2017). Cette nouvelle comptabilité permettait de mettre en évidence les gains de productivité et les rendements que généraient les innovations (Giraudeau, 2017). Cest en montrant sa capacité à développer un capital économique à partir dinnovations que la science agronomique a réussi à sinstitutionnaliser et à se rendre incontournable pour qui voulait bien gérer son exploitation agricole (Lemarchand et al., 2017). Cette idée dimposer une comptabilité aux exploitations agricoles a circulé de plusieurs façons : elle sappuyait sur le système de ferme-modèle dont le rôle était de susciter la diffusion des innovations. Elle reposait aussi sur lenseignement obligatoire de la comptabilité dans les écoles régionales dagriculture. Dès 1845, un certificat daptitude à lagriculture incluait la comptabilité (Labardin & Nikitin, 2009). Cette comptabilité portait en elle lidée que lagriculture est comme nimporte quelle activité industrielle : un lieu de production, que la mise en chiffres comptables permettrait doptimiser en rendant visibles les meilleurs choix1. Il sagissait, comme le soulignent Depecker et Joly, dintroduire « une raison gestionnaire dans les domaines agricoles » (Depecker & Joly, 2015).

Cette émergence au xixe siècle dune comptabilité agricole « moderne » pour piloter une exploitation afin de préserver et de développer le capital économique a connu, en France, une diffusion progressive qui sest accélérée à partir de la Seconde Guerre mondiale. Le développement dune réflexion de fond sur cet enjeu (Chombart de Lauwe, Poitevin & Tirel, 1963), lapparition des Centres de gestion dans les années 1970 et les avantages fiscaux associés ont été de puissants mécanismes de 53généralisation de la comptabilité à lagriculture. La mise en place de la comptabilité agricole a continué avec la mise en place dun Plan comptable général agricole en 1984, puis par la fusion de ce plan au sein du Plan comptable général de 2019 applicable à la date du 01.01.2021 (règlement 2019-1 de lANC). À léchelle internationale, les expérimentations sur la mise en place de la norme IAS41 relative à la valorisation des actifs agricoles a suscité de nombreuses controverses sur les effets de financiarisations quelle induisait (Anderson & Suzuki, 2014).

Comme le montre Giraudeau, lexploitation agricole est depuis très longtemps un véritable « laboratoire comptable » dans lequel différentes façons de compter et de mesurer les choses se testent et sinstitutionnalisent (Giraudeau, 2017). Le secteur agricole ne produit pas ses propres normes comptables. Il est au contraire traversé par un travail institutionnel permanent en provenance de différents acteurs (nationaux ou internationaux) qui imposent des normes comptables aux exploitations agricoles (Giraudeau, 2017 ; Labardin & Nikitin, 2009).

3.2. La comptabilité environnementale comme soutien
à la dynamique de résilience et de responsabilisation

Le système comptable qui est actuellement en place au niveau des exploitations agricoles sencastre dans un contexte institutionnel plus général qui conduit à définir ce qui doit être pris en compte de manière prioritaire : la préservation du capital économique (Rambaud & Richard, 2015 ; Richard & Rambaud, 2020). Ce système comptable dominant oriente limaginaire des acteurs et détermine leurs pratiques (Miller & Power, 2013). Il met de côté les questions environnementales et les objectifs de préservation du système Terre, car « les systèmes comptables actuels, dans leur grande majorité, rendent invisibles les valeurs de la nature et leur nécessaire prise en compte dans la décision et la gestion » (Feger & Mermet, 2021, p. 15). Ce constat dordre général sur les pratiques comptables dominantes est confirmé par Charriot et Vidal qui notent « quune exploitation agricole pollue beaucoup ou très peu, quelle détruise la biodiversité ou la préserve, quelle utilise des pesticides ou non, le résultat et le bilan restent inchangés » (Charriot & Vidal, 2020, p. 9).

Le basculement dans lère de lAnthropocène impose de sortir de cette trajectoire comptable dans laquelle les exploitations agricoles à la base de nos systèmes alimentaires sont aujourdhui enfermées (Moore, 542017). Le système comptable actuel exclut les enjeux environnementaux or, nous avons vu plus haut que si nous voulons des exploitations agricoles résilientes et responsables, il faut précisément faire rentrer le système Terre et ces enjeux dans le fonctionnement de ces structures. La comptabilité environnementale constitue à cet égard un puissant vecteur pour rendre visibles les interactions avec lenvironnement naturel et les intégrer dans les processus de gestion et de décision des exploitations agricoles. Comme le notent Feger & Mermet, les systèmes comptables se transforment avec la nature des défis auxquels les sociétés sont confrontées. Ils accompagnent en même temps quils traduisent les défis sociétaux et organisationnels que les acteurs (privés et publics) doivent traiter (Feger & Mermet, 2021). Cest en ce sens que le défi alimentaire de lAnthropocène passe par une réforme de la comptabilité si nous voulons faire émerger des exploitations agricoles responsables et résilientes.

Le système comptable actuel ne tient pas compte de lobjectif de responsabilité, car il ne fait pas suffisamment ressortir les externalités négatives que les exploitations agricoles rejettent sur lenvironnement naturel. Ces externalités pourtant bien réelles sont rendues invisibles par le système comptable et elles contribuent à fausser les équilibres de prix de nos systèmes alimentaires. En évacuant les externalités, la comptabilité agricole masque le coût environnemental de nos systèmes alimentaires et conduit à une surconsommation de denrées alimentaires dont les conditions de production contribuent à dégrader le système Terre. Cette invisibilité des externalités négatives est également problématique pour se coordonner et contractualiser avec des acteurs qui voudraient participer à leur prise en charge dans une logique collective. Le partage des responsabilités et la prise en charge des externalités passent par la reddition de comptes qui donnent à voir et jaugent la responsabilité des différents acteurs (Bluntz, 2020). Linvisibilité des « valeurs de la nature » dans le fonctionnement et la comptabilité des exploitations agricoles est un puissant facteur de déresponsabilisation. Ce constat sur les externalités négatives est également vrai pour les externalités positives. Les aménités et les services « dintérêt public » que rendent ou sont susceptibles de rendre les agriculteurs sont invisibles et absents des systèmes comptables. Cette impasse sur les externalités positives est soulignée par Altukhova-Nys et al., qui notent que « le cadre dans lequel sinsèrent les outils comptables se révèle trop étroit pour appréhender lensemble des 55enjeux et des problématiques auxquels sont confrontés les agriculteurs dans leur désir de valoriser leur travail et leur engagement dans une agriculture plus respectueuse de lenvironnement » (Altukhova-Nys et al., 2017, p. 47). Comme le proposent Feger & Mermet, léchange de comptes qui rendent visibles les externalités négatives et positives peut entrainer des modalités de coordination différentes et plus responsables à léchelle dun territoire et dun système alimentaire.

Cette invisibilité des externalités et plus généralement des enjeux environnementaux dans la comptabilité des exploitations agricoles est également problématique pour lobjectif de résilience tel que nous lavons décrit plus haut. Cet objectif implique de prendre conscience de ce qui relie une exploitation agricole à son environnement naturel à travers une multitude de liens et de services écosystémiques (pollinisation, irrigation, vie du sol, qualité de lair, lumière, température, etc.). Développer la résilience dune exploitation agricole implique dappréhender et de mieux analyser les services écosystémiques dont elle bénéficie afin de mieux les gérer, de les économiser et danticiper leurs variations. La comptabilité peut ici grandement aider les exploitations agricoles « dans la planification et la réalisation de stratégies pour améliorer la gestion des performances, impacts, risques et dépendances de leurs activités liés aux écosystèmes » (Feger & Mermet, 2021, p. 19). À travers la comptabilité, il sagit détablir un diagnostic des interactions de lexploitation agricole avec son écosystème et le stock de ressources naturelles disponibles. Cette comptabilisation est susceptible de faire émerger des risques (niveaux de services écosystémiques en dessous des seuils de viabilité), mais également des opportunités (mise en place de pratiques valorisées par le marché et les pouvoirs publics) (Altukhova-Nys et al., 2017). Une comptabilité environnementale peut rendre visible et jauger les services écosystémiques afin de mieux les entretenir dans un contexte de transformation et de fragilisation.

3.3. Les différentes formes de comptabilités
environnementales appliquées à lagriculture

Ce constat de myopie et denfermement est à la base de travaux récents qui proposent de réformer les systèmes comptables afin de mieux préserver la nature dans la conduite des opérations économiques (Richard, 2012 ; Richard & Rambaud, 2020). Ces travaux montrent que le centrage 56exclusif sur la préservation du capital économique, aujourdhui érigée en norme internationale, conduit à dilapider le capital naturel. La nature est conçue comme un réservoir dans lequel on puise abondamment des ressources pour alimenter les processus économiques et comme un déversoir dans lequel on rejette tous les éléments résiduels de ces mêmes processus (Richard, 2012). Les systèmes comptables actuels entretiennent ainsi une relation étroite et complice avec lAnthropocène (Gibassier, Michelon & Cartel, 2020).

Sur la base de ces constats, de nouvelles comptabilités environnementales émergent afin de proposer de nouvelles opérations de calculs susceptibles dintégrer les coûts de mobilisation et dentretien des capitaux humains et naturels. Ces comptabilités environnementales regroupent un ensemble varié « dinventions (plus ou moins abouties et à divers degrés dadoption) de systèmes de comptes, systèmes dinformation et outils dévaluation, reposant sur des métriques tant monétaires que biophysiques et écologiques, et conçues dans le but déquiper de différentes manières et à différents niveaux laction organisée pour la biodiversité » (Feger & Mermet, 2021, p. 18). Le travail de synthèse conduit par Gibassier et Antheaume permet de dégager trois grands types de comptabilité environnementale2 susceptibles de faire évoluer le pilotage des exploitations agricoles vers des objectifs de responsabilité et résilience (Antheaume & Gibassier, 2020).

3.3.1. La comptabilité agricole en coûts complets

Il sagit ici de donner à voir les externalités et les flux dincidence négative quune organisation rejette sur son environnement. Lorganisation évalue et chiffre en valeur monétaire les impacts quelle génère sur un ensemble de ressources naturelles. Une entreprise comme Kering évalue le coût environnemental de son activité à plus de 500 millions deuros par an du fait des ressources naturelles que lentreprise prélève et dégrade (eau, air, sols). Cette comptabilité en coûts complets est déconnectée du bilan et du compte de résultat de lentreprise. Elle constitue un outil de visualisation et de pilotage des démarches environnementales 57visant à réduire les dommages collatéraux dune activité économique (Kering, 2015).

Dans le cadre dune exploitation agricole, cette forme de comptabilité peut aider à visualiser et chiffrer les impacts que va avoir lactivité de la structure sur un ensemble de biens communs comme leau, le sol, lair et la biodiversité. Ce faisant, lexploitation matérialise et prend conscience de son impact sur les différentes composantes du système Terre. Lexploitation agricole nest plus uniquement enchâssée dans un faisceau de relations marchandes, mais inscrite dans un territoire et un écosystème qui lui apportent des services écosystémiques et quelle peut contribuer à dégrader. La comptabilité en coûts complets donne à voir ce faisceau dinteractions écosystémiques et permet de jauger lampleur des dégradations imposées à lenvironnement.

Cette comptabilité en coûts complets nimplique pas de transformation des normes comptables agricoles puisquelle nest reliée ni au bilan ni au compte de résultat. Elle change en revanche le pilotage de la structure et permet de la réorienter. Nous sommes ici dans une démarche de type RSE où lexploitation agricole sengage volontairement dans une limitation des effets négatifs quelle peut avoir sur lenvironnement (Daudigeos & Valiorgue, 2010). Elle se dote de nouveaux outils de pilotage qui lui permettent de prioriser les actions à entreprendre afin de limiter et datténuer les impacts sur le système Terre. En fonction du degré de finesse des outils, cette méthode en coûts complets peut aller jusquà une comptabilité analytique environnementale susceptible de mettre en évidence lensemble des activités et processus de production qui savèrent les plus préjudiciables pour lenvironnement.

Si elle nentraine pas de transformation des normes, ce type de comptabilité implique en revanche un accompagnement des exploitations agricoles afin didentifier et de quantifier les impacts sur lenvironnement et de leur donner une équivalence monétaire. Ce travail didentification, de quantification et de monétisation des impacts négatifs ne peut pas être réalisé depuis lexploitation agricole. Il passe par linstitutionnalisation dune démarche et lémergence de nouvelles connaissances et outils à léchelle des territoires et de la profession agricole. Ce type de comptabilité en coûts complets est utilisé par la coopérative danoise Arla Foods qui évalue et quantifie lensemble des incidences négatives de son activité industrielle et de celles des exploitations agricoles (Antheaume & Gibassier, 2020).

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3.3.2. La comptabilité agricole en valeur globale

Si les comptabilités en coûts complets se focalisent sur les externalités négatives, les comptabilités en valeur globale intègrent de manière complémentaire les externalités positives. Cette comptabilité met en évidence la création de valeur environnementale et valorise la création de valeur sociétale en complément des utilités économiques fournies par lorganisation. Il sagit de mettre en balance les impacts négatifs et positifs que lentreprise génère sur lenvironnement naturel et son territoire. Comme la première, cette forme de comptabilité environnementale est déconnectée des outils comptables traditionnels (bilan et compte de résultat) et constitue à cet égard un outil de pilotage de démarches volontaires visant à limiter les impacts négatifs et à augmenter les impacts positifs.

Dans le cadre dune exploitation agricole, cette comptabilité en valeur globale peut faire ressortir et chiffrer les bénéfices en matière de préservation dun patrimoine culturel ou de ressources agro-écologiques. Elle pourrait également servir à chiffrer le stockage de carbone dans les sols que les agriculteurs effectuent pour le bénéfice de la collectivité à travers une réforme de leurs pratiques culturales. Dans le cadre de lélevage, cette comptabilité peut donner à voir les actions en faveur du respect des animaux et de leurs conditions de vie, sujet sur lequel la société exprime de plus en plus dattentes. À un niveau plus général, la comptabilité en valeur globale est susceptible de fournir des évaluations précises sur les bénéfices sociaux apportés par une exploitation agricole et dévaluer les paiements pour services environnementaux quelle devrait ou pourrait recevoir.

Comme pour le modèle de comptabilité environnementale précédente, la méthode en comptabilité globale peut fonctionner sans une réforme des normes comptables agricoles. Elle permet de faire émerger une visualisation complète des impacts à la fois positifs et négatifs que lexploitation agricole génère sur son environnement. Le dirigeant de lexploitation agricole est plus éclairé dans la construction de sa stratégie et ses décisions dinvestissements.

Si elle peut fonctionner sans réforme des normes comptables agricoles, il est en revanche possible de faciliter linstitutionnalisation de la comptabilité en valeur globale à travers un certain nombre dévolutions 59qui se situent essentiellement au niveau du compte de résultat. Par exemple, le législateur pourrait accompagner lémergence de charges et recettes écosystémiques qui permettraient de faire ressortir les efforts consentis par les exploitations agricoles afin de préserver des ressources naturelles. Le législateur et certains élus territoriaux imposent aujourdhui des Zones de non-traitements (ZNT) pour limiter les impacts de certaines activités agricoles sur les riverains. Cette norme implique une perte de revenus pour les agriculteurs concernés qui voient leur parcellaire réduit. Ces ZNT impliquent également un entretien (une fauche) qui génère un coût supplémentaire. Ces ZNT détruisent de la valeur économique pour lexploitation agricole, mais génèrent par contre une valeur écosystémique pour les riverains et les collectivités territoriales. Cet aspect est aujourdhui totalement absent des éléments comptables des exploitations agricoles concernées. On ne voit ni la perte de revenu pour lagriculteur ni la création de valeur pour la société. En faisant apparaitre et en institutionnalisant des charges et recettes environnementales, on peut changer les perceptions et rendre visibles des choses qui sont aujourdhui masquées. Une comptabilité en valeur globale de lexploitation agricole donne à voir la contribution pour la société et la perte de revenu pour lagriculteur. Sur cette base, on peut engager une nouvelle contractualisation et compenser les pertes de revenus ainsi que les charges supportées par lagriculteur. La collectivité territoriale qui impose une ZNT va payer lagriculteur pour quil nexerce pas son activité sur la base dune évaluation monétaire objectivée et inscrite dans la comptabilité de lexploitation agricole.

À travers les principes et la méthode de la comptabilité en valeur globale, le législateur a entre les mains un puissant outil de réforme des pratiques agricoles. Il peut soit laisser cet outil comptable se diffuser pour en faire un simple outil de pilotage soit, au contraire, en faire un outil dévolution des pratiques agricoles en transformant les comptes de résultat. Lexemple des ZNT, qui peut être déployé sur tout un ensemble de ressources agro-écologiques, montre comment des situations conflictuelles et des impasses peuvent être solutionnées par de nouvelles normes comptables susceptibles de récompenser les initiatives agricoles qui bénéficient à la collectivité.

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3.3.3. La comptabilité agricole intégrée ou en triples capitaux

Dans ce schéma, qui est actuellement en phase de développement, lobjectif est dintégrer, au sein dun seul et même système comptable, les trois capitaux qui sont consubstantiels à toute activité économique : financier, naturel et humain. On bascule ici dune comptabilité analytique à une comptabilité de bilans (Feger & Mermet, 2021) en liant ces trois capitaux dans un seul et même système comptable. Ce système permet également la mise en évidence des actions qui conduisent à dégrader certaines ressources (économiques, humaines et naturelles), mais aussi à réduire leurs pertes de valeur potentielle en calculant, le cas échéant, des amortissements. Il y a dans ce cas des dépréciations dactifs en lien avec les capitaux naturel et humain dans le bilan qui se traduisent par des provisions pour risques et charges dans le compte de résultat (Rambaud & Richard, 2015 ; Richard & Rambaud, 2020).

Dans le cadre dune activité agricole, il sagit de reconnaitre à travers une reconfiguration des outils comptables traditionnels que cette activité implique la mobilisation, la détérioration et le nécessaire entretien de trois capitaux (financiers, humains et naturels). Le système comptable de lexploitation agricole acte la mobilisation de ces trois capitaux et fait en sorte de maintenir leur intégrité sur la durée. Cela passe par lintégration dans le bilan (passif et actif) des capitaux naturels et humains et par la mise en évidence de dotations aux amortissements et des recettes dans le compte de résultat. Dans cette perspective, le profit est ce qui reste après avoir procédé à un amortissement des capitaux humains, financiers et naturels. Cette comptabilité en triples capitaux donne à voir lensemble des connexions et des liens entretenus par une exploitation agricole avec son milieu naturel. Elle fait également ressortir les charges et ressources quil faut consacrer afin de préserver ce milieu et former le personnel au sein de la structure (Altukhova-Nys, 2013).

Cette comptabilité intégrée est en phase dexpérimentation depuis 2016 au sein de la ferme de Cagnolle appartenant au réseau Fermes dAvenir (Avise, 2020). Dans un premier temps, les dirigeants de la ferme de Cagnolle ont fait ressortir lensemble des impacts positifs et négatifs de leur structure sur lenvironnement socio-économique et naturel suivant le principe dune comptabilité en valeur globale telle que nous lavons décrite précédemment. Dans un deuxième temps, 61ces impacts positifs et négatifs ont été ventilés et inscrits dans le bilan de lexploitation agricole avec lapparition des capitaux humains et naturels au cœur de ce bilan. Au total, ce sont 7 capitaux qui ont été dégagés et catégorisés. On compte 4 capitaux naturels (capital sol, capital biodiversité, capital eau et capital atmosphère) et 3 capitaux humains (capital patrimonial, social et sociétal). Pour chacun de ces capitaux, des objectifs de durabilité et de maintien ont été fixés par les dirigeants de la structure en lien avec des expertises externes spécialisées. Une fois les niveaux de préservation et dentretien fixés, il est apparu important didentifier les ressources et les moyens nécessaires afin datteindre les objectifs de durabilité à travers un plan daction. Une fois ces étapes stabilisées et les évaluations monétaires effectuées, la dernière étape consiste à traduire et intégrer lensemble de ces éléments dans le bilan et le compte de résultat de lexploitation agricole. Au final, les capitaux naturels et humains font leur apparition dans les documents comptables avec un chiffrage et une évaluation des charges et des investissements nécessaires à la préservation de ces capitaux inscrits au passif et à lactif du bilan. Avec cette méthode comptable, la ferme de Cagnolle a souhaité aller au-delà des outils de reporting pour intégrer au cœur de son outil comptable les enjeux de préservation des capitaux naturels et humains. Cette méthode comptable rend visible lensemble des démarches accomplies par la structure afin de préserver lenvironnement naturel. Sans surprise, limpact sur le résultat comptable est substantiel. On passe en effet dun résultat positif de 10 000 euros avec une comptabilité traditionnelle à un résultat négatif de moins 17 700 euros avec une comptabilité environnementale. La différence sexplique du fait des dotations aux amortissements des capitaux humains et naturels afin de les préserver. Cette expérimentation comptable au sein de la ferme de Cagnolle permet de mettre en chiffre une réalité connue, mais peu discutée : le prix des matières premières agricole ne permet pas de couvrir les coûts de maintien et de préservation des capitaux humains et naturels (Avise, 2020).

Contrairement aux deux méthodes précédentes, linstitutionnalisation dune comptabilité agricole intégrée ne peut pas se faire sans une profonde reconfiguration des normes comptables en vigueur. Lapparition de nouveaux capitaux dans les bilans et de nouvelles charges dans les comptes de résultat peut faire lobjet dexpérimentations, mais son 62institutionnalisation passe par une profonde réforme et de puissants soutiens institutionnels (Abel & Blanc, 2017). Par ailleurs, cest tout un ensemble de mesures et de données qui sont nécessaires pour évaluer les dégradations et monétiser les charges. Cela suppose des expertises et des connaissances qui ne peuvent pas être portées par les exploitations agricoles seules (Feger & Mermet, 2021).

Conclusion

Les exploitations agricoles qui sont à la base de nos systèmes alimentaires sont aujourdhui enfermées dans une puissante dépendance de sentier qui nous mène collectivement droit dans le mur de lAnthropocène (Valiorgue, 2020). Faire advenir une agriculture nourricière et réparatrice suppose de mettre en place des réformes institutionnelles de grande ampleur susceptibles de tracer un nouvel imaginaire et denclencher un nouveau régime dinnovations (Roux-Rosier, Azambuja & Islam, 2018). Il ne faut pas améliorer et perfectionner lexistant, mais provoquer des ruptures susceptibles de donner un nouveau visage et une nouvelle identité à lagriculture. Sortir de cette dynamique denfermement implique de coupler les innovations agronomiques et zootechniques à des innovations institutionnelles et gestionnaires afin de desserrer létau de la contrainte économique et de dégager une nouvelle trajectoire. Cest dans cet état desprit quune modification de la comptabilité des exploitations agricoles se dégage. Lenjeu est de donner à voir puis de valoriser tous les efforts que les agriculteurs accomplissent ou sont susceptibles daccomplir pour adapter leurs pratiques aux effets du changement climatique (objectif de résilience). Cette comptabilité peut également œuvrer à la préservation des biens communs que sont leau, le sol, la biodiversité et lair (objectif de responsabilité). La comptabilité nest quun reflet temporaire dune certaine conception du monde qui na jamais été donnée une bonne fois pour toutes (Richard, 2012 ; Richard & Rambaud, 2020). Il est inévitable que le basculement dans lère géologique de lAnthropocène, qui balaie de nombreuses certitudes et croyances, saccompagne dune profonde réforme de la manière de compter (Feger & Mermet, 2021), 63en particulier dans le secteur agricole qui est le plus impacté par les transformations du système Terre. Cette transformation des systèmes comptables agricoles se situe à plusieurs niveaux (nationaux et internationaux) et elle concerne des acteurs qui ont des intérêts divergents. Elle ne va pas de soi et engage des réformes sensibles qui ne manqueront pas de susciter des controverses et des résistances. Voulons-nous relever le défi alimentaire de lAnthropocène ?

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1 Voici par exemple le raisonnement de lagronome Louis Pirot de Valcourt (1841) : « Un marchand, un manufacturier est obligé de tenir des livres afin de pouvoir se rendre compte de son commerce et de sa situation. Un cultivateur, qui est un manufacturier de comestibles, a autant besoin que les autres de tenir des livres pour connaître le prix que lui coûtent les différentes denrées, et celles qui sont les plus avantageuses à cultiver ».

2 Pour une présentation plus détaillée et une mise en perspective historique des comptabilités environnementales, voir louvrage de J. Richard, Comptabilité et développement durable (2012), ainsi que la taxonomie de C. Feger et L. Mermet (2021).