Impact du concept de sécurité alimentaire sur la réforme de l’OMC
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
2021, n° 6. varia - Auteurs : Parent (Geneviève), Modou (Kader Léonide)
- Résumé : L’encadrement juridique du commerce agricole est marqué par une dialectique complexe qui oppose considérations commerciales et non commerciales comme la sécurité alimentaire et l’environnement. Bien que la réforme de l’accord sur l’agriculture de l’OMC ne soit pas achevée, les dernières décennies révèlent une production normative substantielle autour du concept de sécurité alimentaire qui peut amener des changements à l’OMC et contribuer à une transition vers des systèmes alimentaires durables.
- Pages : 27 à 42
- Revue : Systèmes alimentaires
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- EAN : 9782406127055
- ISBN : 978-2-406-12705-5
- ISSN : 2555-0411
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12705-5.p.0027
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/01/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : sécurité alimentaire, produit agricole, commerce agricole et alimentaire, considération autre que commerciale, droit à l’alimentation adéquate, accord sur l’agriculture.
Impact du concept de sécurité alimentaire sur la réforme de l’OMC
Geneviève Parent
Kader Léonide Modou
Faculté de droit, Université Laval, Québec
Introduction
Les négociations visant la libéralisation des échanges agricoles et alimentaires sont traditionnellement marquées par une tension dialectique complexe opposant le marchand et le non marchand (Parent et Modou, 2018).
Négociée à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la Charte de La Havane prévoyait la création d’une Organisation internationale du commerce (OIC) dont le texte constitutif tendait à concilier des enjeux économiques, sociaux et environnementaux, y compris autour du commerce des produits agricoles (Charte de La Havane, 1948 ; Deblock, 2001 ; Graz, 1999). Mais cette charte n’entrera jamais en vigueur. L’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), qui entre en vigueur en 1947, pose les bases d’une libéralisation des échanges, y compris des produits agricoles et alimentaires. La tension entre le marchand et le non marchand s’exprimera pendant près de 50 ans par l’exclusion de facto du secteur agricole du mouvement de libéralisation des échanges : « l’exception agricole ».
L’avènement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et l’entrée en vigueur de l’Accord sur l’agriculture (AA) en 1995 marquent une nouvelle tentative pour faire du secteur agricole un secteur « normal » 28de libéralisation (Tangermann, 2001). La dialectique entre le marchand et le non marchand y est maintenue alors que l’AA aborde timidement les considérations autres que commerciales, comme la sécurité alimentaire et la protection de l’environnement ou la situation des pays en développement (PED), indiquant qu’elles devraient être prises en compte durant la réforme future de l’AA.
Or, 21 ans après le lancement des négociations, la tension entre les considérations marchandes et non marchandes dans le secteur agricole est toujours à l’œuvre, les membres ne parvenant pas à un nouvel accord, paralysant ainsi la conclusion du cycle de Doha en 2001 (McMahon, 2011). Mais cet état de fait laisse place à une expansion des accords commerciaux bilatéraux et multilatéraux qui maintient le déséquilibre en faveur des considérations marchandes.
Si le bilan connu de la réforme engagée de l’AA est relativement faible en 2021, il n’est pas exempt des impacts de la densification normative hors OMC autour du concept de sécurité alimentaire. En effet, force est de constater qu’à l’extérieur de l’OMC et depuis l’avènement de cette organisation, on assiste à une augmentation des instruments juridiques contraignants (traités, accords) et non contraignants (déclaration, normes, lignes directrices) ramenant à l’avant-scène des considérations autres que commerciales visant à atteindre une sécurité alimentaire et une santé planétaire meilleures (1). Cette montée en puissance des considérations non marchandes a été portée avec succès par les PED dans le cadre des négociations de l’AA à l’OMC pour réaliser certaines avancées en phase avec l’objectif d’une sécurité alimentaire durable (2). La construction normative autour du concept de sécurité alimentaire durable, impulsée par les impacts documentés du système alimentaire mondialisé sur l’environnement et la santé humaine, se cristallise depuis deux ans autour de la transition recherchée vers les systèmes alimentaires durables (VGFSyN, 2021 ; HLPE, 2017, 2020). Cet objectif, formulé par les Nations Unies, notamment dans le cadre des objectifs de développement durable 2030, est au cœur du sommet mondial sur les systèmes alimentaires annoncé pour l’automne 2021. La réflexion internationale, qui force à interroger la tension dialectique entre le marchand et le non marchand, devra nécessairement orienter les négociations de l’AA.
291. Une construction normative significative
autour du concept de sécurité alimentaire durable
Vingt-et-un ans après le début du cycle de négociations de Doha, il est maintenant possible de documenter le fait que les considérations non commerciales pèsent de plus en plus sur le processus de réforme de l’AA, voire de l’OMC. En effet, il est difficile désormais de ne pas tenir compte de la densification normative autour du concept de sécurité alimentaire durable à l’extérieur de l’OMC.
La production normative autour de la sécurité alimentaire s’est accrue depuis la conférence mondiale de l’alimentation de 1974, au point que l’on peut envisager l’émergence d’un « ordre normatif » alimentaire mondial autour du concept de sécurité alimentaire et nutritionnelle durable (Parent et Modou, 2018).
Les États s’entendent désormais sur le fait que « la sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique, social et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active » (Déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire mondiale, 1996 ; Sommet mondial de la sécurité alimentaire, 2009). La durabilité, telle qu’entendue depuis le rapport Brundtland (1987) jusqu’aux objectifs de développement durable (ODD) adoptés aux Nations Unies en 2015, est une condition indispensable à l’opérationnalisation du concept de sécurité alimentaire durable (HLPE, 2020)
Depuis la fin des années 1990, le concept de sécurité alimentaire et nutritionnelle durable dans son ensemble ou certains de ses aspects spécifiques sont intégrés et reconnus dans de nombreux instruments juridiques.
1.1. La sécurité alimentaire durable comme priorité
et objectif de plusieurs instruments juridiques
On se réfère désormais à l’objectif d’atteindre une meilleure sécurité alimentaire dans plusieurs instruments juridiques comme le traité révisé instituant la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, le 30traité sur les ressources phytogénétiques pour l’agriculture et l’alimentation ou l’accord de Paris. Le concept élargi de sécurité alimentaire est notamment traduit dans les statuts de l’Organisation islamique pour la sécurité alimentaire (2013)1 qui y ajoute un accès financier à l’alimentation.
1.2. Le droit à une alimentation adéquate
comme socle de la construction normative hors OMC
Mais la construction normative autour du concept de sécurité alimentaire trouve véritablement son socle juridique dans le droit à une alimentation adéquate. Les conditions de la sécurité alimentaire ont d’abord été intégrées dans le contenu normatif de l’article 11 du Pacte international sur les droits économiques sociaux et culturels (PIDESC) pour délimiter un droit à une alimentation adéquate (CDESC, 1999). La Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et autres personnes travaillant dans les zones rurales définit encore plus finement le droit à une alimentation adéquate en reconnaissant aux paysans et aux autres personnes travaillant dans les zones rurales le « droit d’avoir à tout moment matériellement et économiquement accès à une nourriture suffisante et adéquate, produite et consommée de façon durable et équitable, respectant leur culture, préservant l’accès des générations futures à la nourriture et leur assurant, sur le plan physique et psychique, une vie épanouissante et digne, individuellement et/ou collectivement, en répondant à leurs besoins » (art. 15(1)).
Impulsé par les directives volontaires à l’appui de la concrétisation progressive du droit à une alimentation adéquate dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale (2004), et par les directives sur le droit à l’alimentation (2006), le droit à une alimentation adéquate ou certains de ses aspects spécifiques sont désormais enchâssés dans plusieurs constitutions nationales ou lois-cadres (FAO, 2019).
Depuis 2018, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales, bien que non contraignante, reconnait le droit à une alimentation adéquate et produite et consommée de façon durable et équitable, préservant l’accès des générations futures à la nourriture.
311.3. L’importance de la durabilité de la sécurité alimentaire reconnue dans les instruments juridiques
L’aspect « durabilité » de la sécurité alimentaire, en plus de ressortir clairement des ODD, notamment de l’objectif 2, est également inscrit dans certains instruments internationaux. L’Accord de Paris reconnait « la priorité fondamentale consistant à protéger la sécurité alimentaire et à venir à bout de la faim, et la vulnérabilité particulière des systèmes de production alimentaire aux effets néfastes des changements climatiques » (NU, 2015). Les instruments internationaux récents relatifs à la gestion durable des sols témoignent du fait que cette gestion « constitue le point de départ de l’élimination de la pauvreté, du développement agricole et rural, de la promotion de la sécurité alimentaire et de l’amélioration de la nutrition » (Directives volontaires sur la gestion durable des sols, 2017). La Charte mondiale des sols révisée (2015) mentionne que « la gestion des sols est durable si les services qu’ils fournissent en matière de soutien, d’approvisionnement et de régulation [alimentaires] et du point de vue culturel sont maintenus, voire renforcés, sans gravement compromettre la biodiversité ni les fonctions des sols qui sont à l’origine de ces services » (§ 5).
1.4. L’atteinte de la sécurité alimentaire au cœur de la transition vers des systèmes alimentaires durables
La transition vers des systèmes alimentaires durables, qui garantissent « à chacun la sécurité alimentaire et la nutrition sans compromettre les bases économiques, sociales et environnementales nécessaires à la sécurité alimentaire et à la nutrition des générations futures » (HLPE, 2017) est également source récente de cette construction normative autour de la sécurité alimentaire. La Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales y fait référence depuis 2018. Les toutes récentes Lignes directrices sur les systèmes alimentaires et la nutrition (VGFSyN, 2021) se fondent sur le concept de sécurité alimentaire en plus de celui de One Health (une seule santé) ainsi que sur les droits humains, dont le droit à l’alimentation adéquate.
Quoiqu’il soulève beaucoup d’inquiétudes de la part de certaines parties prenantes, le sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires est l’occasion d’une réflexion au sujet de la transition nécessaire 32vers des systèmes alimentaires plus inclusifs et plus durables au service d’une alimentation saine pour tous (VGFSyN, 2021).
En plus des VGFSyN, le Comité sur la sécurité alimentaire mondiale propose l’élaboration de directives volontaires sur l’égalité femmes-hommes et l’autonomisation des femmes et des filles dans le contexte de la sécurité alimentaire et de la nutrition (CSA, 2021/47/5). Ces futures directives viendront densifier la production normative existante du CSA autour de la sécurité alimentaire, notamment les Directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale (2012), et les Principes pour un investissement responsable dans l’agriculture et les systèmes alimentaires (2014).
Il ne s’agit ici que d’un bref aperçu de la densification normative autour du concept de sécurité alimentaire depuis l’entrée en vigueur de l’AA. Alors qu’il n’était même pas question d’un droit à l’alimentation à proprement parler lors de la création de l’OMC, il est désormais difficile d’ignorer l’évolution conceptuelle et normative autour de la sécurité alimentaire, ainsi que sa traduction ou ses composants dans divers textes juridiques internationaux et régionaux hors OMC. Cette réalité témoigne certainement de la nécessité de rééquilibrer les considérations marchandes avec les considérations non marchandes que porte cette construction normative hors OMC. Cela n’est pas sans influencer les timides avancées dans le cadre de la lente négociation de la poursuite du processus de réforme amorcé par l’AA.
2. Des avancées significatives pour les PED
en matière de sécurité alimentaire issues
des récentes négociations agricoles à l’OMC
Force est de constater que l’objectif d’atteindre une sécurité alimentaire durable, tel qu’il est développé dans les instruments juridiques hors OMC, a été porté vigoureusement et avec succès par les PED jusqu’au cœur des négociations de l’AA.
332.1. La détention de stocks publics
à des fins de sécurité alimentaire
La possibilité pour les États de détenir des stocks publics à des fins de sécurité alimentaire, en particulier pour les PED, était au cœur des débats. L’Inde entendait rejeter tout accord qui l’empêcherait de maintenir ses programmes de stocks publics à des fins de sécurité alimentaire, s’appuyant sur sa loi sur la sécurité alimentaire (National Food Security Act) adoptée en 2013, très certainement impulsée par cette construction normative hors OMC autour du concept de sécurité alimentaire et du droit à une alimentation adéquate reconnu comme ayant une valeur constitutionnelle en Inde depuis 2001.
L’AA autorisait déjà cette détention dans le cadre de la catégorie verte (Annexe 2, § 3), mais à des conditions qui ne permettaient pas toujours aux PED d’y accéder. Aussi, la décision ministérielle du 7 décembre 2013 créant une « clause de paix » provisoire au profit des PED est une avancée au sein de l’OMC contribuant à rétablir un certain équilibre entre les considérations marchandes et celles liées à la sécurité alimentaire.
En vertu de cette clause de paix et jusqu’à ce qu’une solution permanente soit trouvée, dans le cadre du mécanisme de règlement des différends de l’OMC, les membres s’abstiendront de contester le soutien accordé pour les cultures vivrières essentielles traditionnelles conformément aux programmes de détention de stocks publics à des fins de sécurité alimentaire (OMC, 2013).
Les conférences ministérielles tenues à Nairobi en 2015 et à Buenos Aires en 2017 n’ayant pas apporté de solution permanente, cette clause de paix est toujours en vigueur. L’Inde, dans sa communication datée du 30 mars 2020, a notifié avoir « dépassé le niveau de minima pour le riz pour la campagne de commercialisation 2018-2019 », et ce conformément à cette clause de paix. L’Inde a notamment mentionné que « les stocks relevant des programmes sont acquis et débloqués pour répondre aux besoins internes en matière de sécurité alimentaire de la population pauvre et vulnérable de l’Inde, et non pour entraver les échanges commerciaux ou la sécurité alimentaire d’autres pays » (G/AG/N/IND/18).
342.2. L’élargissement de l’Annexe 2
D’autres avancées significatives pour les considérations liées à la sécurité alimentaire et nutritionnelle durable au sein de l’OMC consistent en l’augmentation des services de caractère général pouvant être exemptés de l’obligation de réduction des subventions internes entrant dans la catégorie verte de l’AA (Annexe 2) (WT/MIN(13)/37 et WT/L/912).
Particulièrement souhaitée par le G33 et le groupe africain, cette décision ministérielle reconnait la contribution que les programmes de services de caractère général peuvent apporter au développement rural, à la sécurité alimentaire et à la réduction de la pauvreté, en particulier dans les pays en développement.
Six nouveaux types de programmes sont ajoutés : i) restauration des terres ; ii) conservation des sols et gestion des ressources ; iii) gestion des situations de sécheresse et lutte contre les inondations ; iv) programmes d’emploi en milieu rural ; v) délivrance de titres de propriété ; vi) programmes de peuplement agricole.
2.3. Un mécanisme de sauvegarde spéciale
et une Annexe 5 mieux adaptés aux PED
Tel que le rappelle la FAO, « à mesure que les pays abaissent leurs droits de douane et les consolident à de faibles niveaux, ils deviennent de plus en plus vulnérables à l’instabilité des marchés agricoles extérieurs et à des poussées soudaines des importations qui risquent de détruire des activités de production agricole viables, qu’elles soient établies de longue date ou d’apparition récente » (FAO, 2002, p. 52). Ceci est particulièrement vrai pour les PED.
Aussi, la décision ministérielle du 19 décembre 2015 sur le Mécanisme de sauvegarde spéciale (MSS) en faveur des pays en développement membres (WT/MIN(15)/43 - WT/L/978) est également une avancée significative. Alors que l’article 4, § 2, de l’AA prévoit une discipline claire et obligatoire de réduction des mesures tarifaires aux frontières et une interdiction de revenir à de telles mesures, cette nouvelle clause de sauvegarde spéciale plus simple et plus facilement accessible aux PED que l’actuel article 5 de l’AA permettra aux PED de relever temporairement leurs tarifs pour les produits agricoles en cas de poussées des importations ou de baisses importantes des prix.
352.4. L’article 12 de l’AA et la COVID-19
L’article 12 de l’AA conserve la possibilité pour les États d’imposer des restrictions à l’exportation de produits alimentaires. Un faible régime encadre l’adoption de telles mesures. Le membre instituant la restriction à l’exportation devrait prendre en considération les effets de cette prohibition ou restriction sur la sécurité alimentaire des membres importateurs et aviser préalablement le Comité de l’agriculture.
Cette disposition a été essentielle à certains pays pour faire face aux impacts de la pandémie de la COVID-19 sur la sécurité alimentaire de leur population. Par exemple, la République kirghize a informé avoir introduit l’interdiction à l’exportation de certains produits agricoles « afin d’éviter une pénurie et d’assurer la sécurité alimentaire, y compris la sécurité nationale de la population » (G/AG/N/KGZ/30).
Mais la faible discipline encadrant l’adoption de restrictions à l’exportation peut également avoir des impacts négatifs sur la sécurité alimentaire en particulier des pays les moins avancés (PMA) et des PED importateurs nets de produits alimentaires (PDINPA). Le G33 a d’ailleurs demandé aux autres membres de garder à l’esprit le fait que l’agriculture est une agriculture de subsistance dans la plupart des PMA et des PED (WT/MIN(17)/38). La discipline de l’article 12 de l’AA devrait donc être recadrée au regard, notamment, de l’article 11, § 2 (b), du Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) sur la répartition équitable des ressources alimentaires impliquant exportateurs et importateurs en reconnaissance d’un droit fondamental.
Plusieurs membres appuient la proposition de la délégation de Singapour concernant le programme alimentaire mondial (PAM) : « les membres n’imposeront pas de prohibitions ou restrictions à l’exportation de produits alimentaires achetés à des fins humanitaires non commerciales par le programme alimentaire mondial » (G/AG/GEN/183).
Le groupe de Cairns, pour sa part, a pris l’engagement de ne pas imposer de restrictions à l’exportation ni de taxes extraordinaires sur les produits alimentaires et les produits agricoles achetés par le PAM à des fins humanitaires non commerciales et d’autres organisations humanitaires et a demandé à tous les membres de faire de même. Il appelle à la conclusion d’un accord multilatéral permanent à cet effet (WT/GC/218 - G/AG/31 - TN/AG/44).
363. Un programme de développement durable
à l’OMC pour une transition
vers des systèmes alimentaires durables2
Les avancées au sein de l’AA au profit des PED sont certes intéressantes, mais insuffisantes. Elles ne suffisent pas à atteindre un équilibre entre les considérations marchandes et non marchandes au profit d’une sécurité alimentaire durable. De fait, notre incapacité à atteindre une sécurité alimentaire durable a un impact extrêmement préoccupant sur la santé humaine et celle de la planète. À la dénutrition s’ajoute le défi colossal de santé publique que posent les maladies chroniques sociétales associées à une mauvaise alimentation. Dans le monde, 11 millions de décès leur sont annuellement imputables et une proportion grandissante d’enfants est en surplus pondéral ou obèse (FAO et al., 2019).
Les impacts documentés du système alimentaire mondialisé (SAM) sur les bouleversements climatiques et la perte alarmante de la diversité agricole et alimentaire assombrissent davantage ce portrait. Plusieurs scientifiques estiment que les limites des écosystèmes terrestres en lien avec la biodiversité et le climat sont déjà dépassées (Steffen, 2015). La pandémie de la COVID-19 met en exergue la fragilité du SAM et ses impacts négatifs sur la sécurité alimentaire durable et sur l’environnement (HLPE, 2020 ; IPES-Food, 2020). Cette pandémie souligne les liens inextricables existant entre sécurité alimentaire et sécurité nationale, portant certains États à préconiser une plus grande autonomie alimentaire.
Dans ce contexte, il devient plus que jamais évident que la sécurisation d’un accès équitable à une alimentation de qualité, compatible avec la santé humaine et celle de l’environnement, représente un défi urgent à relever pour les générations présentes et futures. La prise de conscience mondiale qui accompagne la pandémie de la COVID-19 créée une conjoncture des plus favorables pour aborder de manière constructive 37la réforme des systèmes alimentaires autour du fait qu’il n’existe qu’une seule santé (humaine, animale, de la planète).
Plusieurs chercheurs et organisations internationales sont d’avis qu’une réforme des systèmes alimentaires organisée autour d’une approche intégrée, systémique et unifiée de la santé humaine, animale et de la planète est un levier puissant pour optimiser la santé humaine et celle de l’environnement en tandem, conformément aux ODD (Parent, 2020 ; HLPE, 2020 ; IPES-Food, 2020).
Les Nations Unies répondaient d’ailleurs à ce constat en octobre 2019, en annonçant un sommet mondial sur les systèmes alimentaires durables à l’automne 2021. Cette transition est porteuse de solutions susceptibles de contribuer à concilier les considérations commerciales et non commerciales au sein d’un AA renouvelé dans le cadre d’un programme de développement durable axé sur la réalisation des ODD, dont les objectifs favorisent la transition vers des systèmes alimentaires durables.
3.1. Vers un programme de développement durable
dans le secteur agricole à l’OMC
Pour parvenir à réfléchir efficacement à la réforme de l’AA, il nous faut, entre autres, dépasser la vision binaire qui oppose généralement la libéralisation des marchés agricoles et alimentaires et l’autonomie alimentaire. Un retour vers plus d’autonomie alimentaire nationale et la transition du système alimentaire mondialisé vers plus de durabilité et de résilience doivent s’opérer de manière concomitante. En plus d’équilibrer le marchand et le non marchand, il s’agit également de rétablir l’équilibre entre la composante « territorialisée » et « mondialisée » de l’alimentation en permettant aux États d’adopter des mesures assurant la transition vers des systèmes alimentaires durables.
La sécurité alimentaire durable de même que la santé humaine et celle de la planète ne constituent pas seulement des résultats potentiels des systèmes alimentaires, leur atteinte est une condition préalable à leur durabilité et leur résilience. L’atteinte d’une sécurité alimentaire durable et d’une santé humaine et planétaire ne devrait jamais être considérée comme pouvant faire l’objet d’un compromis (trade-off) (HLPE, 2017).
C’est dans cette optique et selon l’approche qu’il n’existe qu’une seule santé, que les négociations en cours en vue d’un nouvel AA 38doivent se poursuivre et se conclure. Plus largement, l’OMC, comme organisation, doit devenir plus perméable aux autres sphères du droit international, tenir compte de la construction normative autour de la sécurité alimentaire et s’engager activement dans la transition vers des systèmes alimentaires durables.
3.2. Des pistes de réforme de l’AA
pour des systèmes alimentaires durables
La réforme de l’OMC, en particulier celle de l’Accord sur l’agriculture (AA) qui stagne depuis 2000, doit nécessairement se faire dans l’objectif de permettre la transition vers des systèmes alimentaires équitables et durables. Plusieurs pistes de solutions et de réforme juridiques peuvent être envisagées en ce sens.
Les VGFSyN, mettent en évidence sept facteurs transversaux importants pour l’amélioration de l’alimentation et de la nutrition à travers des systèmes alimentaires durables : « i) une gouvernance transparente, démocratique et responsable ; ii) des chaînes d’approvisionnement alimentaire durables pour une alimentation saine dans le contexte de la viabilité économique, sociale et environnementale et du changement climatique ; iii) l’égalité et l’équité d’accès à une alimentation saine dans le cadre de systèmes alimentaires durables ; iv) la sécurité sanitaire des aliments dans tous les systèmes alimentaires durables ; v) des connaissances, une éducation et une information nutritionnelles axées sur l’individu ; vi) l’équité entre les sexes et l’habilitation des femmes dans l’ensemble des systèmes alimentaires ; et vii) la résilience des systèmes alimentaires dans les contextes humanitaires » (VGFSyN, 2021). Ces facteurs transversaux devraient guider la réforme de l’AA.
L’annexe 2 de l’AA devrait être revue, augmentée et son accès facilité au regard de la conception qu’il n’existe qu’une seule santé, et dans l’objectif d’assurer la mise en place de systèmes alimentaires équitables et durables. Cette annexe doit permettre aux États d’avoir les coudées franches pour adopter des mesures efficaces et nécessaires à cet effet. La sécurité alimentaire, les modes de production et de transformation durables qui favorisent la protection de l’environnement, la lutte et l’adaptation aux changements climatiques et qui évitent la perte et le gaspillage alimentaires devraient pouvoir être valorisés et encouragés par les États de manière plus importante. Les règles de l’OMC en matière 39de soutiens publics pour la protection de l’environnement doivent être élargies afin de permettre la rémunération directe d’un agriculteur au titre et à la hauteur du service environnemental rendu par ses activités. Les contributions offertes par la nature à l’être humain devraient également pouvoir être considérées.
Les clauses de sauvegarde spéciale au sein de l’AA devraient être maintenues et leur application élargie de manière à prendre en compte de nouvelles réalités, notamment celles dues aux chocs économiques, aux changements climatiques et aux différents contextes pandémiques, afin d’assurer une sécurité alimentaire et nutritionnelle mondiale durable. La flexibilité dont fait preuve l’AA en cette matière doit être non seulement conservée, mais augmentée.
Le système de règlement des différends devrait être plus perméable aux considérations autres que commerciales et aux autres engagements internationaux des États en matière d’environnement et de droits humains. En plus de traduire cette perméabilité dans les dispositions des accords, il serait souhaitable de réformer la composition des groupes spéciaux et de l’organe d’appel afin d’y inclure des spécialistes des droits humains, de l’environnement et de la sécurité alimentaire et nutritionnelle (Berthelot, 2019).
Enfin, les organisations de normalisation internationale comme la commission du Codex Alimentarius et l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE), doivent prendre en compte cette conception élargie de la sécurité alimentaire, incluant l’idée qu’il n’existe qu’une seule santé, lors de l’élaboration et l’adoption de normes internationales puisque ces normes deviennent souvent, de facto, le droit applicable en matière de commerce agricole et alimentaire.
Conclusion
Les résultats des négociations en vue d’un nouvel AA sont faibles au regard de l’objectif à long terme d’établir un système de commerce équitable et axé sur le marché. Il est toutefois clair que les considérations non commerciales pèsent sur le processus de réforme. Et ce poids provient 40de la densification normative autour du concept de sécurité alimentaire durable à l’extérieur de l’OMC. Cette densification s’inscrit par ailleurs dans le contexte des ODD et du sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires, appuyant une transition vers des systèmes alimentaires durables.
Plusieurs pays membres de l’OMC se prononcent déjà sur les systèmes alimentaires durables. Dans une déclaration conjointe, certains pays dont ceux du groupe de Cairns3 demandent que le résultat final du sommet sur les systèmes alimentaires de 2021 soit, entre autres, conforme aux règles et décisions adoptées dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (G/AG/GEN/186).
L’Union européenne, elle, a présenté sa stratégie « De la ferme à la table », de son Pacte vert pour l’Europe, au comité des mesures sanitaires et phytosanitaires de l’OMC qui vise à faciliter « la transition vers un système alimentaire durable dans l’UE qui protège la sécurité alimentaire et garantit un accès à des régimes sains à partir de ressources provenant d’une planète en bonne santé » (G/SPS/GEN/1797). La Suisse et l’Afrique du Sud assurent la codirection d’un programme pour des systèmes alimentaires durables impliquant aussi WWF International et l’ONG néerlandaise Hivos (Programme 10YFP). Ce programme contribuerait directement à la mise en œuvre des ODD en rapport avec le secteur agroalimentaire, y compris l’ODD 2 et l’ODD 12.
Les récents développements sur les systèmes alimentaires durables et leur introduction dans les discussions à l’OMC sont signe que la tension dialectique entre les considérations commerciales et non commerciales continue de marquer l’évolution des négociations sur l’agriculture. L’annonce du sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires dans un contexte marqué par les impacts négatifs de la COVID-19 sur les systèmes alimentaires et les prises de position de la société civile (Via Campesina ou la Coalition pour l’exception agricole au Canada) établit toutefois un momentum sans précédent qui fait espérer qu’un certain équilibre entre les considérations marchandes et non marchandes puisse être atteint.
41Références bibliographiques
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Tangerman S., 2001, « L’Accord sur l’agriculture de l’Uruguay Round fonctionne-t-il ? », Économie Internationale, no 3, vol. 87, p. 15-44.
1 Statuts adoptés par la 40e session du Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’Organisation de coopération islamique (OCI) tenue du 9 au 11 décembre 2013 à Conakry en Guinée (pays d’Afrique de l’Ouest).
2 Certains arguments et idées présentés dans cette partie de l’article ont été présentés au Comité permanent du commerce international de la Chambre des communes du Canada en mars 2021 : Parent G. et Dupras J., mars 2021, Une réforme de l’OMC pour des systèmes alimentaires équitables et durables.
3 La déclaration conjointe a été signée par les représentants des pays suivants : Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Équateur, Guatemala, Nouvelle-Zélande, Paraguay, Pérou, Philippines, Afrique du Sud, Ukraine, Uruguay, Vietnam.