Destins familiaux et pérennité des entreprises Les familles Carasso, Riboud et l’entreprise Danone (1919-2019)
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
2020, n° 5. varia - Auteurs : Mignon (Sophie), Pérez (Roland), Walliser (Élisabeth)
- Résumé : Cet article retrace les itinéraires croisés entre des lignées familiales (familles Carasso et Riboud) et une entreprise (Danone) afin de comprendre leurs influences réciproques et leur évolution sur un siècle. L’analyse porte sur la relation de l’entreprise et des personnes à l’Histoire et sur l’évolution de deux dimensions de la pérennité des organisations : la pérennité du pouvoir (via son régime de gouvernance) et la pérennité du projet (sa raison d’être).
- Pages : 205 à 231
- Revue : Systèmes alimentaires
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- EAN : 9782406110620
- ISBN : 978-2-406-11062-0
- ISSN : 2555-0411
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11062-0.p.0205
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/11/2020
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : Danone, entreprise familiale, pérennité, gouvernance
Destins familiaux
et pérennité des entreprises
Les familles Carasso, Riboud et l’entreprise Danone (1919-2019)
Sophie Mignon
Université de Montpellier
Roland Pérez
Professeur des universités honoraire
Élisabeth Walliser
Université Côte d’Azur
Introduction
En 2019, l’entreprise Danone a fêté ses cent ans. C’est en effet en 1919, à Barcelone où il était réfugié après avoir quitté sa ville natale de Salonique passée aux mains des Grecs, qu’Isaac Carasso avait lancé une marque de yoghourt qu’il avait nommée Danone (faisant référence au prénom de son fils Daniel). Ce centenaire a été célébré par les responsables du Groupe Danone qui ont organisé, le 7 mai 2019 à Barcelone, un « repas de famille » regroupant, autour de l’actuel PDG (Emmanuel Faber), des représentants des deux familles qui ont marqué l’histoire de Danone : la famille Carasso (représentée par Mme Marina Nahmias, fille de Daniel Carasso) et la famille Riboud (représentée par Franck Riboud, fils d’Antoine Riboud et dernier PDG du groupe).
206Les services communication de l’entreprise ont évidemment mis en valeur cet évènement afin de valoriser son image, tant vis-à-vis de ses membres que de ses divers partenaires et plus généralement de l’opinion publique, proclamant, sous le titre « L’esprit pionnier de Danone » : le premier yaourt Danone, né en 1919 à Barcelone, est né de la simple ambition d’un homme : créer un yaourt conçu pour protéger et améliorer la santé. Ce fut le début d’un voyage centenaire de détermination et de réinvention1.
Des chercheurs en sciences sociales ne sauraient se contenter de cette Dream Story destinée aux médias, mais, en revanche, sont invités à prendre ce cas emblématique comme objet d’étude, afin de le replacer dans son contexte historique et géopolitique et, à cette occasion, présenter leur contribution à des questions actuellement en débat dans les milieux scientifiques.
Dans cette perspective, après une présentation du cadre d’analyse utilisé (1), nous proposerons une lecture contextualisée et séquentielle de l’évolution sur un siècle de la firme étudiée et des familles concernées (2), puis nous reviendrons sur les questions posées dans la problématique initiale en leur apportant quelques commentaires (3).
1. Cadre d’analyse
Dans ce cadre d’analyse, nous présenterons successivement la problématique de l’étude, la méthodologie utilisée et les sources d’information.
1.1. Problématique
L’épisode, rappelé ci-dessus, du repas de famille organisé par la direction de Danone pour célébrer le centenaire de l’entreprise appelle une interrogation générale sur la relation des personnes à l’évolution des entreprises et plus largement sur le rôle des unes et des autres dans les dynamiques historiques de longue période (ici sur un siècle).
207D’une manière plus spécifique, il parait souhaitable de s’interroger sur la signification de la pérennité d’une entreprise – plus généralement d’une organisation – qui peut s’exprimer et s’évaluer de diverses manières, pas forcément convergentes.
Ces deux questions complémentaires, sur les rôles des personnes dans l’Histoire longue et sur les formes de pérennité des entreprises, seront au cœur de la présente étude. Précisons-en brièvement les statuts conceptuels respectifs.
1.1.1. Histoire évènementielle et Histoire longue
La communauté scientifique des historiens parait parfois divisée en deux grandes familles exprimant des conceptions distinctes de leur discipline : l’une, que l’on peut qualifier de classique, met l’accent sur les évènements et les personnes qui les vivent (Christophe Colomb et la découverte de l’Amérique, Napoléon et Austerlitz, de Gaulle et l’appel du 18 juin, etc.) ; l’autre, plus récente, à laquelle se rattache notamment l’École des Annales, privilégie le temps long, ces forces profondes qui modèlent le monde via les diverses dynamiques (démographiques, technologiques, économiques et sociales, politiques et culturelles) mises en œuvre par les sociétés humaines.
Sans nous étendre sur ce débat qui concerne les collègues historiens, nous nous considérons comme relevant principalement du second courant – les activités économiques et de management participant, par définition, à l’élaboration et la mise en œuvre de ces « instruments de la production et de l’échange » dont Fernand Braudel a montré le rôle majeur dans la dynamique du capitalisme, au-delà des évènements advenus et des personnes concernées (Braudel, 1958 et 1967-1979).
Pour autant, si les sciences économiques et de gestion se situent clairement, à nos yeux, du côté braudélien, il reste que les évènements et les personnes qui les vivent peuvent non seulement illustrer, mais parfois accélérer/retarder telle ou telle évolution de longue période, comme le montrent les exemples cités supra. L’analyse de l’évolution d’une entreprise sur un siècle constitue, par hypothèse, une étude en longue période concernant plusieurs générations et faisant référence à des contextes qui évoluent eux-mêmes dans le temps et comportent maints évènements de toutes sortes.
2081.1.2. Pérennité de pouvoir et pérennité de projets
Nous nous référerons, sur ce point, à la typologie définie lors d’un travail précédent (Mignon, 2001). Les différentes conceptions de la pérennité d’une entreprise – et plus largement d’une organisation – peuvent être regroupées en deux catégories, mettant respectivement l’accent sur la « pérennité du pouvoir » et sur la « pérennité du projet » (Mignon, op. cit., chap. 1, p. 11-43).
La pérennité du pouvoir peut prendre deux formes complémentaires : (i) au niveau du contrôle de l’entreprise, via notamment son capital social ; (ii) au niveau de sa direction, notamment au niveau le plus élevé. Ces questions concernent le champ de la gouvernance de l’entreprise, domaine d’étude correspondant à des pratiques anciennes et concernant toutes formes d’organisations humaines finalisées, mais qui s’est particulièrement développé ces dernières décennies, tout d’abord aux USA2 puis dans le reste du monde, notamment en France3.
La pérennité du projet est distincte de la précédente ; elle peut s’exprimer (i) au niveau des activités de l’entreprise qui peut être amenée à se diversifier ou, au contraire, à se recentrer en fonction des contraintes et des opportunités du marché. Elle peut aussi concerner (ii) l’organisation même de l’entreprise qui doit s’adapter en permanence, posant « l’équilibre entre changement et continuité comme un des points centraux de l’analyse de la pérennité » (Mignon, 2013). Là également, le débat théorique et doctrinal sur ces thématiques a pris de l’ampleur tant dans le monde anglo-saxon qu’en France4.
2091.2. Terrain, sources et méthodologie
1.2.1. Terrain d’étude
En prenant comme référence les familles Carasso et Riboud, d’une part, et l’entreprise Danone, d’autre part, nous avons choisi de mêler deux itinéraires familiaux a priori dissemblables, mais qui in fine se conjuguent au sein d’une aventure industrielle conduisant à la constitution d’une firme multinationale majeure.
Dans la famille Carasso, nous nous sommes centrés sur la personne de Daniel Carasso (1905-2009, soit 104 ans). Dans la famille Riboud, la biographie de référence est celle d’Antoine Riboud (1918-2002, soit 84 ans). Enfin l’histoire de l’entreprise Danone est prise depuis les circonstances de sa création en 1919 à nos jours soit 100 ans en 2019. Ainsi pouvons-nous parler « d’un siècle de destins croisés ».
1.2.2. Sources et références
Au plan des sources et références, le présent travail repose tout d’abord sur les travaux antérieurs des auteurs sur le thème5. Il s’appuie, par ailleurs, sur des sources spécifiques aux terrains étudiés : les deux familles Carasso6 et Riboud7, l’entreprise Danone – en provenance de la firme elle-même8 et de la presse spécialisée, plus généralement des documents généraux sur les firmes et groupes agroalimentaires9.
Si la plupart de ces documents et sources d’information étaient déjà en possession des auteurs ou en possibilité d’accès, il a cependant été 210nécessaire, outre leur exploitation sélective, de les compléter par le recueil de témoignages directs auprès de personnes susceptibles d’apporter un complément d’information ou de préciser tel ou tel point. Une douzaine de ces témoignages ont été recueillis dans le cadre de la présente étude10.
1.2.3. Méthodologie
Au plan méthodologique, nous avons voulu éviter des biographies successives des personnages choisis dont certains – comme Antoine Riboud – étaient très connus ; éviter également une simple chronologie de l’entreprise BSN-Danone qui a fait l’objet de nombreuses études, souvent apologétiques (Tubiana, 2015), parfois critiques (Pérez, 2004).
Les choix effectués reposent sur une périodisation accompagnée d’éléments de contextualisation et de commentaires pour chaque période étudiée.
La périodisation est toujours un choix délicat (et rarement neutre) en histoire. Dans le cas d’espèce, la tâche a été facilitée par l’évènement majeur qu’a été la fusion de BSN et de Gervais Danone en 1973, fusion qui a constitué aussi le transfert du leadership managérial de Daniel Carasso à Antoine Riboud. À l’intérieur de chacune de ces deux grandes périodes, plusieurs sous-périodes ont pu être distinguées, en fonction de tel ou tel évènement significatif (relève de dirigeants, changement stratégique, etc.).
La contextualisation correspond à un souci, de notre part, de replacer l’histoire événementielle dans les grilles d’analyses interprétatives de l’histoire longue des économies et sociétés étudiées. Cette contextualisation a été effectuée le plus souvent en amont des évènements étudiés, afin de les situer dans leur écosystème dont ils sont à la fois des facteurs de causalité et des manifestations induites (Pettigrew, 1987). Un premier commentaire est donné en aval de la période/sous-période présentée, afin de préciser tel ou tel élément et/ou en souligner la signification.
211Nous proposerons, dans un second temps, quelques observations complémentaires, par exemple en mettant en relief des rencontres qui ont été à l’origine d’évènements majeurs pour l’entreprise, exprimant des interactions entre histoire longue et histoire évènementielle.
Nous tenterons, ensuite, d’analyser et d’interpréter les évènements étudiés en termes de pérennité de l’entreprise, permettant ainsi de remonter de l’observation des faits au débat conceptuel et théorique.
In fine, cette étude s’est déroulée selon le processus suivant :
–1re phase : échanges croisés entre les auteurs sur la problématique, le cadre conceptuel et méthodologique, les sources d’information ;
–2e phase : analyse des différents documents collectés ou en accès libre ;
–3e phase (en partie en parallèle avec la 2e phase) : recueil des témoignages ;
–4e phase : rédaction provisoire testée pour partie auprès de quelques témoins (approche de type Delphi), par ailleurs via des communications à des rencontres scientifiques11.
2. Évolution des itinéraires familiaux concernés
et de l’entreprise Danone
Comme indiqué précédemment, 1973 est une date charnière dans la vie de l’entreprise Danone qui a vu la prise de contrôle de Gervais-Danone par BSN et la prise en responsabilité d’Antoine Riboud sur le nouveau groupe BSN-Gervais Danone. La périodisation suivante s’est donc imposée : des années proches de la création de Danone en 1919 à la formation du groupe BSN-Gervais Danone en 1973, puis de cette date à nos jours.
2122.1. Première période : des années 1900 à 1973
On distinguera trois sous-périodes : celle des familles jusqu’à la création de Danone en 1919, celle des premiers pas de l’entreprise (1919-1945) et celle de la constitution par étapes du groupe BSN-Gervais Danone (1946-1973).
2.1.1. Des origines à la création de Danone
–Contextualisation :
Le contexte est celui du monde euro-méditerranéen qui concerne les familles étudiées et les traditions alimentaires qui ont été à l’origine de la création de Danone.
Les familles étudiées se situent dans des pays distincts :
La famille Carasso (ou Karasu) était une famille sépharade de Salonique (ville à l’époque rattachée à l’Empire ottoman) où elle était installée depuis des siècles, après avoir été amenée à quitter l’Espagne après la Reconquista (1492). Cette famille – et plus généralement la communauté sépharade – était relativement bien intégrée dans l’Empire ottoman, notamment dans la ville de Salonique dont un Carasso a été député.
La famille Riboud était une famille bourgeoise de la région de Lyon. On peut la considérer comme faisant partie de la HSP (haute société protestante) ; ainsi, la Lyonnaise de Banque a été fondée, en 1931, par le grand-père d’Antoine Riboud.
Sur le yaourt avant Danone : la consommation de laits fermentés correspondait à une tradition balkanique bien ancrée et la famille Carasso, comme tant d’autres, la connaissait. Ses vertus en matière de santé ont commencé à être connues dans le reste de l’Europe, grâce notamment aux travaux menés à l’Institut Pasteur par Ilya Metchnikov (prix Nobel de médecine-biologie 2008).
–Évènements de la période :
Dans la famille Carasso, Daniel nait en 1905 à Salonique. Quelques années après commencent les guerres balkaniques, puis la Première Guerre mondiale, qui mettent la région à feu et à sang jusqu’à l’éclatement (1922) de l’Empire ottoman. Cette instabilité amène la famille Carasso à quitter 213Salonique, vers 1913, pour « revenir » en Espagne, pays dont ses ancêtres étaient partis plus de quatre siècles auparavant. À Barcelone, la ville est confrontée aux problèmes de malnutrition que connaissent les populations urbaines, notamment les enfants (Torres, 2019). Ayant eu connaissance des travaux menés par Ilya Metchnikov, Isaac Carasso se rapproche de l’Institut Pasteur et, en 1919, il décide de commercialiser ses premiers yaourts produits localement, via le réseau des pharmacies. Il donne le nom de Danone à sa marque, par référence à Danino, surnom familier de son fils Daniel.
La famille Riboud, elle, vit une existence plus paisible à Lyon où naissent Antoine en 1918, puis Jean en 1919 et Marc en 1923.
–Commentaires :
Ce bref rappel permet de mettre en relief plusieurs éléments : les itinéraires familiaux des familles Carasso et Riboud sont bien distincts. Le contexte historique, socio-économique et politique est très prégnant, notamment les crises euro-méditerranéennes et les mouvements de population qui en ont résulté. Les interactions entre personnes et contexte sont nettes ; ainsi l’idée de lancer une fabrication de yaourts pour lutter contre la malnutrition (tradition balkanique confortée par une légitimation scientifique).
2.1.2. Les premiers pas de Danone (1919-1945)
–Contextualisation :
Les quelques décennies de la période considérée ont été chargées en évènements majeurs, notamment en Europe : tensions liées à la fin de la Première Guerre mondiale, crise économique de 1929, Front populaire en France, Guerre d’Espagne, avènement du fascisme en Italie et du nazisme en Allemagne, Seconde Guerre mondiale.
–Évènements de la période :
Itinéraire Daniel Carasso |
|
1925-1928 |
études supérieures à l’ESC Marseille suivies d’un stage à l’Institut Pasteur à Paris |
1929 |
Daniel Carasso crée Danone France |
214
1932 |
première usine en France (Levallois-Perret) |
1939 |
mort du fondateur de Danone, laissant Daniel Carasso seul aux commandes sur les deux entités Danone (Espagne et France) |
1941 |
Daniel Carasso quitte l’Europe occupée pour l’Amérique du Nord (Cuba puis USA) ; création à New York de Dannon Milk Products Inc. |
1945 |
retour de Daniel Carasso en France |
Itinéraire Antoine Riboud |
|
1931-1941 |
études supérieures à l’ESC Paris |
1941 |
entrée d’Antoine Riboud aux verreries Souchon-Neuvesel |
–Commentaires :
Les divers éléments rappelés précédemment sont confirmés. Les itinéraires familiaux restent bien distincts : Daniel Carasso a été amené à se rendre dans plusieurs pays – Espagne, France, Cuba, USA – alors qu’Antoine Riboud (au demeurant bien plus jeune) est resté sur le territoire hexagonal.
Les influences du contexte historique, socio-économique et politique et les interactions entre personnes et contexte apparaissent évidentes, par exemple dans les circonstances du départ de Daniel Carasso d’Europe et la création de la Dannon Milk Products Inc. à New York.
2.1.3. La constitution par étapes du groupe BSN-Gervais Danone (1945-1973)
–Contextualisation :
Cette période de l’après-guerre est celle de la reconstruction des économies dont beaucoup d’entre elles avaient été sinistrées ; elle correspond peu ou prou aux Trente Glorieuses qui ont vu une amélioration concomitante des capacités de production, des modèles de consommation et des pouvoirs d’achat, permettant aux populations européennes, notamment en Europe occidentale, de se rapprocher des standards nord-américains.
215Cette période est également celle du début de la construction européenne (Traité de Rome, 1957). C’est aussi celle où se manifestent des mouvements sociaux qui, au-delà de revendications économiques, expriment des débats sociétaux (ainsi mai 68, en France).
–Évènements de la période :
Daniel Carasso et l’entreprise Danone |
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1947 |
naissance de Marina, fille de Daniel et Nina Carasso |
1953 |
lancement des yaourts aromatisés ; cotation en bourse |
1967 |
fusion avec les fromageries Gervais |
1972 |
croissance externe dans les pâtes alimentaires (Panzani) |
Antoine Riboud et l’entreprise BSN |
|
Aux verreries Souchon-Neuvesel, A. Riboud devient successivement secrétaire général (1952), VP-DG (1962), PDG (1965) |
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1955 |
naissance de Franck Riboud (fils d’Antoine) à Lyon |
1966 |
création de BSN par fusion des verreries Souchon-Neuvesel avec les Glaces de Boussois ; Antoine Riboud est nommé PDG |
1968 |
tentative d’OPA de BSN sur Saint-Gobain (leader mondial du secteur verrier) |
1972 |
discours d’A. Riboud aux assises du CNPF à Marseille, exprimant sa vision du « double projet » (économique et social) pour les entreprises. |
1972 |
rencontre de D. Carasso et A. Riboud au CEDEP Fontainebleau |
1973 |
création du groupe BSN-Gervais Danone par fusion de BSN et de Gervais Danone. A. Riboud est nommé PDG ; D. Carasso est président honoraire. |
–Commentaires :
La constitution du groupe BSN-Gervais Danone constitue un exemple significatif de cette interaction entre contexte socio-économique et itinéraires personnels.
La période de croissance des Trente glorieuses et les perspectives ouvertes par le Traité de Rome appelaient un renforcement des structures productives, via la constitution d’acteurs majeurs dans les différents secteurs économiques.
216Dans le secteur alimentaire, Daniel Carasso, à la tête de Danone, avait pris plusieurs initiatives (acquisitions de Gervais, de Panzani), constituant l’un des premiers groupes français ; mais en 1972, il avait 67 ans et commençait à penser à sa succession.
Dans le secteur du verre, Antoine Riboud, à la tête de Souchon-Neuvesel puis de BSN, avait tenté de prendre le contrôle de Saint-Gobain (trois fois plus important que BSN). L’échec de l’OPA a entrainé le choix de l’agroalimentaire comme stratégie de substitution (« du contenant au contenu »).
Antoine Riboud était moins âgé (54 ans en 1972) et bénéficiait de la notoriété liée à son OPA géante sur Saint-Gobain et à son discours aux assises du CNPF ; cela a amené Daniel Carasso à l’envisager comme le meilleur successeur pour continuer à bâtir un « Nestlé français ». La fusion de 1973 créant le groupe BSN-Gervais Danone a pu ainsi être considérée comme une solution de type gagnant-gagnant pour les deux parties.
2.2. Seconde période : de 1973 à nos jours
Dans cette nouvelle période des destins croisés des lignées familiales dans la vie de l’entreprise Danone, nous distinguerons trois sous-périodes :
–de la prise de pouvoir par Antoine Riboud lors de la constitution du nouveau groupe (1973) à son effacement au profit de son fils Franck (1996) ;
–une première période d’évolution du Groupe Danone sous la présidence de Franck Riboud (1996-2006), période que nous caractériserons comme un rapprochement vers le profil d’une firme multinationale classique ;
–une seconde période d’évolution de ce groupe (de 2006 à nos jours), période se caractérisant par un double projet revisité et par une nouvelle relève des dirigeants.
2.2.1. Antoine Riboud et la tentative de formation
d’un « Nestlé français »(1973-1996)
–Contextualisation :
Les décennies considérées sont celles d’une internationalisation croissante des économies, tant des pays développés que des autres. Cette 217mondialisation concerne particulièrement le secteur agroalimentaire soumis, plus que d’autres, aux pressions de la grande distribution via ses centrales d’achat. Si le nouveau groupe BSN-GD a une taille imposante, il est encore bien en deçà des géants agroalimentaires de l’époque (Nestlé, Unilever, Coca, Pepsi). De ce fait, le projet d’Antoine Riboud de constituer un Nestlé français n’était pas gagné d’avance.
–Évènements de la période :
1979-1981 |
sortie du verre plat (branche historique de l’ancien BSN) |
1980-1990 |
expansion en Europe occidentale, notamment acquisitions de la branche alimentaire de la Générale Occidentale (1980), des biscuits de General Biscuit (1987) et de Nabisco (1989) |
1990-1995 |
implantation en Europe orientale après la chute du mur de Berlin |
1994 |
changement de nom de BSN en Danone ; nomination de Franck Riboud comme no 2 du groupe |
1996 |
Franck Riboud succède à Antoine Riboud comme PDG |
–Commentaires :
La stratégie mise en œuvre est hardie et repose sur des choix précis. Il s’agit dans un premier temps d’atteindre des positions de leader sur les marchés alimentaires pour bénéficier des économies d’échelle et pouvoir négocier en force avec les centrales d’achat. Pour cela le groupe recourt, chaque fois que nécessaire, à des acquisitions (croissance externe), investissements financiers s’ajoutant aux investissements industriels soutenant la croissance interne, dite « organique ». Les acquisitions sont payées en actions, permettant d’éviter des sorties en numéraire (« les acquisitions de BSN ne lui ont pas couté un sou » aimait à dire A. Riboud). L’effet de dilution généré par l’utilisation des capitaux propres comme financement amène à verrouiller le contrôle du capital : limitation des droits de vote, OBSA (obligations avec bons de souscription d’actions), « pilule empoisonnée » constituant ainsi un cas d’école « d’auto-gouvernance managériale » (cf. infra).
2182.2.2. La première décennie de présidence de Franck Riboud et l’évolution de Danone vers une firme multinationale « classique » (1996-2005)
–Contextualisation :
Cette décennie a connu un maintien, voire une accentuation des dynamiques concurrentielles affectant les modèles économiques, pressions auxquelles s’ajoutent, au niveau des régimes de gouvernance, de nouvelles exigences des actionnaires et l’évolution des dynamiques socio-institutionnelles.
–Évènements de la période :
1997 |
cessions diverses (Panzani notamment) |
1998 |
cotation à la Bourse de New York |
1999 |
cession de la branche emballage |
2000 |
cession de la branche bière (Kronenbourg) |
2001 |
affaire LU (branche biscuits) |
2002 |
décès d’Antoine Riboud |
2005 |
rumeurs d’OPA (de Pepsico) sur Danone |
–Commentaires :
La stratégie mise en œuvre par Franck Riboud, tout en rendant formellement hommage à celle qu’avait développée Antoine Riboud, s’en est écartée d’une manière sensible. Les contraintes concurrentielles inférées par la mondialisation ne permettaient pas, selon lui, de maintenir un groupe multi-produits dont les positions de marché étaient inégales, parfois insuffisamment compétitives. Les décisions stratégiques se sont, en conséquence, traduites par un recentrage du portefeuille d’activités sur quelques secteurs seulement, organisés autour de marques phares et de positions de marché solides (leader ou challenger). Par ailleurs, le régime de gouvernance a pris une orientation nette vers une « gouvernance orientée actionnaires » (cf. infra).
Cette évolution, parfois drastique, n’a pas été exempte de risques, d’une part de crise sociale, comme l’affaire LU a pu l’exprimer (Pérez, 2004), d’autre part de risque sur la pérennité même de l’entreprise, 219comme les rumeurs d’OPA ou de spin-off (scission) ont pu l’illustrer. Antoine Riboud, décédé en 2002, a pu être témoin de cette évolution, du moins de ses premières phases (jusqu’à l’affaire LU).
2.2.3. Le retour à un « double projet » modernisé et élargi (2006-…)
–Contextualisation :
Ce contexte est toujours celui de la mondialisation, mais au sens large du terme, c.-à-d. prenant en compte non seulement les marchés, parfois matures, des pays développés, mais aussi les besoins des populations des pays émergents. Des économistes comme Prahalad (2004) avaient déjà attiré l’attention sur ce Bottom of the Pyramid (BoP) permettant de conjuguer intérêt social et relais de croissance. La notoriété de ce type d’approche doit beaucoup à la personnalité et à l’action de Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix en 2006 (Rastoin, 2019).
–Évènements de la période :
2005 |
rencontre de F. Riboud et M. Yunus, par l’intermédiaire d’E. Faber, suivie (2006) par la création de la Grameen Danone Foods et (2007) celle de Danone Communities |
2007 |
cession de LU, achat de Numico |
2008 |
E. Faber nommé DG adjoint, délégué aux grandes fonctions (finance-RH) et vice-président du CA |
2009 |
charte Alimentation-Santé-Nutrition prônant « la santé par l’alimentation pour le plus grand nombre » ; Fonds Danone pour l’Écosystème |
2010 |
fonds Danone pour la nature qui devient le Fonds Livehoods |
2008-2011 |
achat d’Unimilk (Russie) ; programme Dan’cares |
2014 |
E. Faber nommé DG de Danone ; F. Riboud reste président |
2015 |
publication du Danone Manifesto12 |
2017 |
achat de WhiteWave (USA) ; E. Faber nommé PDG de Danone, F. Riboud devient président d’honneur |
–Commentaires :
La stratégie mise en œuvre à partir de 2006 correspond à une nouvelle trajectoire qui va bien au-delà d’une simple inflexion.
Le rétrécissement continu du périmètre d’activité du groupe, qui pouvait mettre en cause son existence même, via une scission ou une OPA, est stoppé ; au contraire, le Groupe Danone repart de l’avant, l’achat de Numico en 2007 faisant plus que compenser la vente de LU. Par la suite viendront d’autres acquisitions significatives, comme le russe Unimilk en 2010 et l’américain WhiteWave en 2017. Surtout, cette nouvelle dynamique se fait à travers un projet global qui s’exprime dans la mission « d’apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre ».
Cette intégration de préoccupations sociétales relative au développement exprime, in fine, un nouveau double projet (économique et social) faisant écho à la fois au double projet, à l’époque novateur, présenté par Antoine Riboud dans son discours de Marseille en 1972 et, au-delà, à l’acte fondateur d’Isaac Carasso en 1919 proposant ses premiers yaourts à Barcelone pour faire face aux besoins alimentaires des enfants espagnols.
Si Antoine Riboud n’a pas pu assister à cette nouvelle dynamique, Daniel Carasso, en revanche, a pu en être témoin. Enfin, on notera une nouvelle étape dans le renouvellement des responsables avec la promotion d’Emmanuel Faber, principal artisan de ce nouveau double projet, successivement comme DG adjoint en 2005, puis DG en 2014, enfin PDG en décembre 2017. Il lance la vision One Planet. One Health en 2017, les objectifs Company Goals 2030, le slogan One Person. One Share. One Voice en 2018.
3. Réflexions sur les dynamiques
historiques des entreprises
Ces réflexions nous amènent à revenir sur la problématique initiale et les deux questions successives posées : l’une, introductive, sur les relations entre l’Histoire évènementielle et l’Histoire longue, l’autre, plus centrale, sur les formes de pérennité des organisations, vue à travers le cas de l’entreprise Danone.
2213.1. Sur les relations entre Histoire évènementielle
et Histoire longue
Les enseignements qui ressortent de l’analyse des itinéraires familiaux étudiés et de l’évolution des firmes concernées nous paraissent clairs : les personnes et les organisations sont interreliées entre elles et avec les méta-évènements qui les atteignent et auxquels parfois elles participent. Ces acteurs (individuels ou collectifs) et ces évènements sont eux-mêmes les expressions et les vecteurs de ces forces profondes qui, sur un siècle, ont considérablement modifié le paysage géopolitique. En effet, du début du 20e siècle au début du 21e siècle, la planète a vu un continent – l’Europe – se déchirer et abandonner sa position hégémonique pour devenir une composante, parmi d’autres, de la scène mondiale.
Pour illustrer cette ambivalence et en même temps cette incertitude radicale sur les trajectoires des diverses composantes, nous rappellerons quelques rencontres qui nous semblent avoir été des moments essentiels pour l’histoire de l’entreprise Danone et pour les personnes concernées.
–Avant 1919 : contacts entre Isaac Carasso et Ilya Metchnikoff (Institut Pasteur). Ces contacts ont permis à Isaac Carasso d’avoir une confirmation scientifique des bienfaits pour la santé des laits fermentés utilisés dans la tradition balkanique, ce qui l’a conduit à lancer son premier yaourt Danone à Barcelone, en 1919. Un transfert socio-technologique entre pays a pu se concrétiser.
–En 1971-1972 à Fontainebleau (CEDEP) : rencontres ente Daniel Carasso (PDG de Gervais Danone) et Antoine Riboud (PDG de BSN). Les échanges entre les deux chefs d’entreprises sur le double projet présenté aux assises du Conseil national du patronat français (CNPF) et sur le devenir respectif des deux groupes ont préparé leur fusion, effective en 1973, sous la direction d’Antoine Riboud. La création d’un groupe compétitif à la hauteur d’un marché européen en cours de constitution a pu avoir lieu.
–En 2005 à Paris (siège de Danone) et à Jouy-en-Josas (HEC) : rencontre, facilitée par Emmanuel Faber, entre Franck Riboud et Muhammad Yunus. Ces échanges sur le social business et sur « la santé par l’alimentation pour le plus grand nombre » ont abouti à la décision de création, au Bangladesh, de la Grameen Danone Foods 222–Ltd, effective en 2006. Il s’agit d’un nouveau transfert socio-technologique entre pays, mais cette fois à l’échelle intercontinentale.
Ces trois exemples illustrent ces interactions entre personnes, organisations et mouvements longs (scientifiques et technologiques, sociaux et culturels) qui, à l’image des plaques tectoniques, façonnent le monde dans lequel nous vivons.
3.2. Sur les formes de la pérennité chez Danone
Lors de la présentation de la problématique de cette étude, nous avons mis l’accent sur le concept de pérennité d’entreprise, en nous référant à une typologie (Mignon, 2001) distinguant « la pérennité du pouvoir », s’exprimant via son régime de gouvernance et « la pérennité du projet » portant sur les activités et l’organisation de l’entité concernée. À quelle catégorie peut-on rattacher l’entreprise centenaire Danone ?
3.2.1. Sur la pérennité du pouvoir chez Danone
L’histoire de l’entreprise Danone fournit un exemple intéressant à étudier13. Elle présente, en effet, une panoplie des principaux régimes de gouvernance existants, régimes que l’entreprise a pratiqués, en étant parfois en pointe par rapport aux autres firmes.
La première entreprise Danone, fondée en 1919 à Barcelone par Isaac Carasso, comme la filiale française lancée par Daniel Carasso en 1929, étaient de petites entreprises familiales pour lesquelles les questions de gouvernance ne se posaient pas ou s’exprimaient peu. Elles ont commencé à se poser à partir du moment où l’entreprise, ayant grandi, a été cotée à la Bourse de Paris (1953) et a continué à se développer via des opérations de croissance externe (Gervais, Panzani) financées, pour la plupart d’entre-elles, par des émissions d’actions. Sur ces questions de gouvernance, le comportement de Daniel Carasso (entre 1953 et 1973) peut être comparé à celui de la plupart des chefs d’entreprise de l’époque, dirigeants dont le pouvoir managérial était peu contesté par les actionnaires, a fortiori quand le manager était lui-même un actionnaire fondateur.
223Antoine Riboud, devenu PDG du nouveau groupe BSN-GD, avait poussé à l’extrême cette auto-gouvernance managériale en ayant mis en place tout un dispositif de défense anti-OPA, pour faire face à l’effet de dilution induit par les fusions-acquisitions financées par des émissions d’actions. Le PDG était à la tête d’un conseil d’administration peu exigeant, composé pour une large part de collaborateurs et de partenaires de l’entreprise. Cela lui a permis d’exercer un management quasi familial sans contrôle patrimonial (la dilution liée aux opérations de croissance externe ayant réduit la participation familiale à 1 % du capital). L’un des exemples les plus nets de ce pouvoir discrétionnaire a été la désignation de son fils comme successeur (1994-1996) au nom du « privilège du fondateur ».
Avec Franck Riboud aux commandes (à partir de 1996), le régime de gouvernance a changé de manière parfois radicale. Il a été mis fin aux pratiques antérieures par un déverrouillage du capital via le démantèlement du dispositif anti-OPA mis en place par Antoine Riboud et par un abandon du règlement en actions (ayant un effet de dilution), accompagné, au contraire, d’une politique de rachats d’actions (entrainant un effet de relution). Ces changements majeurs ont semblé nécessaires à la nouvelle direction du groupe, pour répondre aux souhaits de la communauté financière et permettre la cotation du titre à la Bourse de New York (effectuée en 1998). Ils expriment l’alignement progressif vers un régime de gouvernance orienté actionnaires (shareholder oriented corporate governance) tel que la théorie financière dominante le recommande (Friedman, 1970 ; Jensen et Meckling, 1976). On sait que cet alignement a amené le Groupe Danone au bord de sa propre disparition (via une OPA ou un spin off).
L’histoire récente de Danone depuis 1996 montre une évolution vers un régime de gouvernance orientée parties prenantes (stakeholders oriented corporate governance), le concept de parties prenantes devant être pris au sens large du terme (Freeman, 1984), incluant les actionnaires et autres apporteurs de capitaux, les salariés, clients, fournisseurs et autres partenaires économiques, les territoires concernés, voire les générations futures. Le double projet revisité et élargi s’inscrit dans cette perspective que le groupe exprime via la Danone way, puis le Danone Manifesto. Au plan boursier, Danone a décidé de se retirer de la cote à New York. Le groupe soigne par ailleurs son image auprès des fonds d’investissements 224socialement responsables (ISR) en étant présent dans les principaux indices représentatifs de cette forme de placement.
Enfin, notons qu’en termes d’unité versus dyarchie au sommet du dispositif de gouvernance, l’histoire de Danone donne des exemples des différents schémas possibles :
–lors de la création du groupe BSN-Gervais Danone en 1973, Antoine Riboud concentre les pouvoirs comme PDG, Daniel Carasso étant élu président d’honneur ;
–la relève managériale en 1994-1996, s’est faite en deux temps, Franck Riboud étant nommé no 2 en 1994 et succédant à Antoine Riboud comme PDG en 1996 ;
–lors de la nouvelle relève managériale en 2014, Danone a opté pour une dissociation entre Chairman et CEO, la présidence restant assurée par Franck Riboud et la direction générale par Emmanuel Faber ; cette période transitoire s’est terminée en décembre 2017 avec la nomination d’Emmanuel Faber comme PDG, Franck Riboud devenant président d’honneur.
Même si les différentes relèves de dirigeants se sont effectuées d’une manière soft (comme l’attestent ces dyarchies temporaires mises en place en 1994-1996 et 2014-2017), il reste que la nouvelle relève que représente Emmanuel Faber, venant après les deux lignées familiales – Carasso (1919-1973) et Riboud (1973-2017) – montre que si le centenaire célébré de Danone représente une forme de pérennité, celle-ci ne s’exprime pas en termes de pérennité de pouvoir.
3.2.2. Sur la pérennité de projet chez Danone
Le Groupe Danone communique volontiers sur le concept de double projet (économique et social) qui remonte au fameux discours tenu par Antoine Riboud aux Assises du CNPF en 1972 à Marseille (Tubiana, 2015). Danone en fait une composante permanente de la culture d’entreprise du groupe, ou, selon l’expression à la mode, de son ADN. Il convient cependant de nuancer le propos et d’en contextualiser les termes.
En 1972, aux assises du CNPF, Antoine Riboud s’exprimait comme PDG du groupe BSN, constitué à partir de la fusion de deux entreprises verrières (Souchon-Neuvesel et Boussois) et rendu célèbre par la tentative 225d’OPA sur Saint-Gobain. La France sortait à peine de la crise de mai 1968 et le double projet préconisé par Antoine Riboud considérait la dimension sociale au sens usuel du terme en France, c.-à-d. en termes de relations sociales avec les salariés de l’entreprise.
En 2005, le social business, théorisé et mis en œuvre par M. Yunus et la Grameen Bank, correspond à une conception plus large (sociétale, pourrait-on dire) s’adressant aux acteurs externes, tout particulièrement aux consommateurs et usagers les plus démunis : the Bottom of the Pyramid (Prahalad, 2004). Le double projet de Danone en 2005-2006 est distinct et plus large que celui de BSN en 1972.
En revanche, la mission de l’entreprise – « apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre » – fait un écho manifeste au projet initial du fondateur de Danone de lancer le premier yaourt pour lutter contre la malnutrition qui touchait les enfants pauvres de Barcelone après la Première Guerre mondiale. D’autres composantes de l’actuel double projet du groupe vont dans le même sens, comme le fonds Danone écosystème (2009) ou le fonds Livehoods (2015) sur l’agriculture familiale dans les pays en développement. Les acteurs internes ne sont cependant pas oubliés, comme le montre le programme Dan’care, visant à donner une couverture sociale à l’ensemble des 100 000 salariés du groupe.
In fine, on peut considérer que l’actuel double projet s’inscrit dans la perspective initiale visée par le fondateur de Danone en 1919 et s’est élargi progressivement, en intégrant à la fois des préoccupations sociales envers ses salariés (discours de Marseille en 1972) et d’autres, plus larges, envers les populations défavorisées et les territoires concernés (responsabilité social/sociétale y compris environnementale). Il s’inscrit dans un régime de gouvernance orientée « parties prenantes » (cf. supra) qui apporte une grande importance à la communication corporate sur ces thèmes, orientation dite Danone way14.
226Synthèse et conclusions d’étape
En commentaires de synthèse et conclusions d’étape, nous proposons, d’une part, de nous interroger sur la question ontologique « Cent ans après : Danone 2019 est-il Danone 1919 ? », d’autre part, de revenir sur nos questions initiales afin de tenter d’apprécier dans quelle mesure le cas étudié a permis d’y répondre.
Commentaire ontologique : Danone 2019 est-il Danone 1919 ?
Un siècle après sa fondation, la firme multinationale Danone et ses quelque vingt-cinq milliards d’euros de chiffre d’affaires, sa centaine d’établissements et ses quelques cent mille employés répartis sur tous les continents n’a apparemment rien à voir – en dehors du nom – avec la petite entreprise artisanale créée en 1919 à Barcelone. Tout semble les différencier : non seulement la taille, mais la gamme de produits offerts, les structures organisationnelles et les systèmes de production ou encore les politiques financières. Par ailleurs, comme on l’a vu, l’entreprise s’est peu à peu dissociée des lignées familiales – celle des Carasso puis celle des Riboud – pour laisser la place, tant au niveau des structures de propriété que du management, à de nouvelles configurations et de nouveaux acteurs.
Pourtant, un fil directeur nous parait ressortir de ses destins croisés, au-delà des politiques de communication émanant des responsables de l’entreprise. Ce common thread s’enracine dans la tradition balkanique associant consommation de yoghourt et longévité, vertu bénéfique légitimée scientifiquement au début du siècle dernier par les travaux de l’Institut Pasteur. Cette (re)connaissance a été à l’origine de l’initiative entrepreneuriale d’Isaac Carasso de se lancer dans la production d’un produit susceptible d’améliorer la santé des enfants et, dans cette perspective, distribué en pharmacie, justifiant, avant qu’elle apparaisse, l’appellation « alicament ».
Cette idée d’allier alimentation et santé a toujours été au cœur du projet de l’entreprise Danone, parfois avec excès15. Elle explique les investissements réalisés dans les activités les plus emblématiques de 227cette relation (yaourts de toutes natures, eaux minérales, etc.) et dans de nouvelles activités encore plus représentatives (nutrition infantile, nutrition médicale, produits bio et d’origine végétale, etc.). La même orientation explique symétriquement la cession de certaines activités considérées comme éloignées de cette orientation – ainsi pour la branche emballage, la bière, voire les biscuits. Elle est enfin, à l’évidence, à la base du rapprochement avec M. Yunus afin de créer la Grameen Danone Foods en 2016, permettant de mettre à disposition du Bottom of the Pyramid une alimentation de qualité à un prix raisonnable.
Ainsi, des Carasso père et fils aux Riboud père et fils, avec l’appui de ces deux prix Nobel qui à un siècle de distance – Elie Metchnikoff en 1908, Muhammad Yunus en 2006 – peuvent être considérés comme les parrains de cette aventure collective, on peut considérer que « la santé par l’alimentation pour le plus grand nombre » constitue bien, pour l’entreprise Danone, sa « raison d’être » (pour reprendre l’appellation de la loi PACTE). Sous la nouvelle présidence exercée par Emmanuel Faber, on peut penser que cette orientation sera maintenue, voire renforcée, comme l’exprime la nouvelle vision, adoptée en juin 2017, One Planet. One Health, qui met l’accent à la fois sur la mondialisation du groupe et son engagement citoyen. La volonté affichée de certifier B-Corp l’ensemble du groupe, au-delà de la filiale américaine Danone North America et la proposition d’adoption du statut « d’entreprise à mission » prévu par la loi PACTE16, sont des signes supplémentaires de cette détermination.
Conclusion d’étape
En conclusion provisoire, nous proposons de revenir sur nos propos liminaires, afin de tenter d’apprécier dans quelle mesure le cas étudié a permis d’avancer la réflexion.
Sur les relations entre les personnes et les entreprises et sur leur évolution temporelle : ce point nous parait le plus évident à travers le cas traité. L’histoire de Danone, de 1919 à nos jours, est indissociable de celle des personnes qui l’ont animée tour à tour sur un siècle (Isaac et Daniel Carasso, puis Antoine et Franck Riboud, actuellement Emmanuel 228Faber). Avec d’autres personnes, il y aurait certainement eu d’autres aventures entrepreneuriales, mais pas la même.
Sur les deux conceptions de l’Histoire et sur leurs interactions : là également, le cas étudié nous parait donner une réponse probante. L’histoire longue est bien présente, celle des forces profondes exprimant les changements technologiques, démographiques, économiques, politiques, culturels qui modifient le théâtre du monde, mais les acteurs qui y jouent et les évènements qui adviennent sont également là ; ainsi ces drames liés à la Première Guerre mondiale ou ces rencontres bilatérales comme celles qui ont été rappelées ci-dessus.
Sur les deux formes de pérennité d’entreprise, l’évolution de Danone sur un siècle montre que cette pérennité s’exprime plus en termes de projet que de pouvoir et, sans avoir de garantie quant à l’avenir, une telle posture parait constituer un défi adapté aux exigences du monde contemporain, comme la crise déclenchée en 2020 par la pandémie du Covid-19 l’a rappelé à chacun17.
L’étude croisée d’itinéraires familiaux et d’histoire d’entreprises comme ceux des familles Carasso, Riboud et de l’entreprise Danone incite à la fois à élargir nos connaissances et à les utiliser avec humilité.
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1 Communiqué 02.05.19 https://www.danone.com/fr/stories/articles-list/thepioneeringspiritofdanone.html
2 Cf. les positions prônant la primauté de l’actionnaire (Friedman, 1970 ; Jensen et Meckling, 1976), puis la prise en compte des « parties prenantes » (Freeman, 1984) amenant une controverse « stakeholders vs shareholders » qui alimente le débat sur la Corporate Governance.
3 Cf. notamment Pastre (1994), Charreaux (1996), Gomez (1996) et la création de l’Institut français de gouvernement d’entreprise (IFGE) à l’EM Lyon ; la parution (2007) de la Revue française de gouvernance d’entreprise (RFGE) sous l’égide du Club recherche de l’IFA, les Conférences Internationales de Gouvernance (CIG) organisées annuellement par l’AAIG (cf. Pérez, 2003-2009).
4 Ainsi aux USA, les expériences relatives aux B-Corp ; en Allemagne, les décisions relatives à la codétermination, en France le débat alimenté par les travaux (CGS Mines, Collège des Bernardins) sur SOSE (société à objet social élargi), le rapport Notat-Senard, le débat autour de la loi PACTE (Walliser, 2019).
5 Travaux portant respectivement sur les processus de pérennité des entreprises (Mignon, 2001 et 2013) et l’innovation managériale (Mignon, 2017), sur les firmes agroalimentaires (Pérez, 1988-1995, 2002, 2004) et la gouvernance (Pérez, 2003-2009), sur le capital immatériel (Walliser, 2011) et la relation entreprise et société (Walliser, 2019).
6 Notamment via Mme Marina Nahmias (fille de Daniel Carasso) ; également Torrès et Labasse, 2003.
7 En provenance des intéressés (Riboud, 1999), de proches (Donnadieu, 2000 ; Labasse, 2007 ; Faber, 2011 ; Tubiana, 2015) ou de partenaires (Yunus, 2008).
8 Notamment Documents de référence annuels et comptes rendus d’AG ; site www.danone.com.
9 Notamment via la banque de données AGRODATA créée en 1980 par J.-L. Rastoin au CIHEAM-IAM Montpellier qui, sur plusieurs dizaines d’années, a établi et tenu à jour des dossiers d’information sur les principaux groupes agroalimentaires mondiaux (dont évidemment BSN-Danone).
10 Plus précisément, ce sont 13 témoignages, dont 12 ont été collectés sur une grille préétablie : 2 en provenance des familles Carasso et Riboud, 2 de la direction du groupe Danone (1 actuel, 1 ancien), 2 parties prenantes directes (1 membre du CE, syndicaliste, 1 membre du CA, administrateur indépendant), 2 partenaires socio-économiques directs amont-aval (producteur de lait, grande distribution), 2 parties prenantes indirectes (1 organisation de consommateurs, 1 représentant des pouvoirs publics / Ministère), 2 experts extérieurs (1 cabinet conseil en IAA, 1 fonds d’investissement). Le 13e témoignage, qui s’est ajouté en cours d’étude, a porté sur la rencontre entre D. Carasso et A. Riboud au CEDEP Fontainebleau en 1972.
11 Ainsi les JHMO (Journées d’histoire du management et des organisations) au CNAM Paris (mars 2018) et le CIHE (Congrès international d’histoire des entreprises) à l’ESCP Paris (septembre 2019). Les auteurs remercient chaleureusement les participants à ces rencontres de leurs remarques constructives, notamment J.-M. Bouquery, E. Godelier, I. Hernandez-Adell, J.-L. Rastoin, J.-C. Thoenig, F. Torres, J.-N. Vieille, J.-P. Williot.
12 « Ce Manifesto appartient à chaque Danoner. En vivant notre Manifesto, nous menons à bien notre mission d’apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre, et notre double projet économique et social, portés par nos valeurs d’Humanisme, d’Ouverture, de Proximité et d’Enthousiasme (HOPE) », www.danone.com
13 Le cas Danone a, de fait, donné lieu à maints exemples pédagogiques : Charreaux (2019), Desbrières et al. (2018), Hentrich et al. (2016), Mayrhofer et Urban (2011).
14 http://www.danone.com/fr/pour-tous/rapport-integre/nos-chiffres/indicateurs-cles-de-performance/danone-way (consulté le 25/05/2020).
15 L’entreprise a été amenée à modifier la publicité, voire l’appellation de certains produits présentés comme des « alicaments » sans que les vertus en ce sens soient démontrées et contrôlées par les instances de régulation de la santé ; exemple : « Bio de Danone » devenu Activia en 2005.
16 Proposition présentée à l’AG de Danone le 26 juin 2020 et adoptée à 99,4 %.
17 Le groupe Danone a mis en avant les mesures prises en faveur tant de son personnel que de son écosystème : « 9 000 femmes et hommes de Danone en France mobilisés pour faire face à la crise COVID-19 » (cf. www.danone.fr) ; par ailleurs son PDG, E. Faber s’est considéré comme conforté dans son double projet : « Il faut prendre cette crise comme un avertissement » (interview dans La Croix, 08.06.2020) ; cf. aussi son intervention dans l’émission C à vous, France 5, 01.04.2020.