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Classiques Garnier

Éditorial Crises sanitaires, résilience et refondation des systèmes alimentaires

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
    2020, n° 5
    . varia
  • Auteur : Rastoin (Jean-Louis)
  • Résumé : Le système alimentaire agroindustriel après d’importantes avancées se heurte désormais à de lourdes externalités négatives, marquées par de multiples crises sanitaires, sociales et environnementales. Un scénario de prospective alternatif (systèmes alimentaires territorialisés) est piloté par les objectifs du développement durable. Il est fondé sur la qualité des produits, l’autonomie, la proximité, et la solidarité locale, nationale et internationale. Il suppose de nouvelles politiques alimentaires.
  • Pages : 17 à 31
  • Revue : Systèmes alimentaires
  • Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
  • EAN : 9782406110620
  • ISBN : 978-2-406-11062-0
  • ISSN : 2555-0411
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11062-0.p.0017
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2020
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : système alimentaire, transition, territoire, histoire, prospective
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ÉDITORIAL

Crises sanitaires, résilience
et refondation des systèmes alimentaires

Jean-Louis Rastoin

Montpellier SupAgro

UMR 1110 Moisa

La pandémie covid-19 démarrée en Chine à la fin de lannée 2019 a conduit au confinement de plus de 3 milliards de personnes au premier trimestre 2020 entrainant partout, par des effets systémiques, outre des drames sanitaires, un chômage massif, une baisse importante du PIB et un accroissement des inégalités sociales. Cette pandémie constitue un choc de magnitude extrême qui devrait inciter à un changement radical de cap politique en France, en Europe et dans le monde.

En effet, la covid-19 survient un peu plus de 10 ans après la crise financière de 2008 qui a conduit à des mesures inappropriées, voire désastreuses, pour tout ce qui touche aux objectifs de développement durable (ODD) tels que définis par la communauté scientifique et déclinés par les Nations Unies en 2000 (ODD 2015) puis en 2015 (ODD 2030). Dans les 2 programmes, la santé publique figure en bonne place : « santé et bien-être pour tous », est lintitulé de lobjectif 3 des ODD 2030. Or, les décisions budgétaires prises à partir de 2009 par la plupart des gouvernements dans le monde, encouragées par les organisations internationales (FMI, Banque mondiale, ONU et ses agences spécialisées, OCDE, Union européenne) se sont situées dans le contexte du dogme néo-libéral du marché optimisateur et de réduction des dépenses publiques. Elles ont conduit à des réductions significatives des fonds alloués au secteur public de santé, à une gestion par les normes entrainant une 18bureaucratie chronophage pour les personnels soignants et, en France, à un empilement de structures administratives conflictuelles sources de graves dysfonctionnements lors de la crise covid-19 (pénuries de masques et de tests). La pandémie covid-19 est aussi un révélateur du lien entre alimentation et santé et plus généralement entre mode de vie et bien-être. Elle met ainsi à lagenda la question du « monde daprès », notamment celle du devenir des systèmes alimentaires.

Après avoir montré linterdépendance des crises sanitaires humaines, animales et végétales dans le système alimentaire contemporain, nous évaluerons sa résilience, puis nous esquisserons ce que pourrait-être un système alimentaire durable.

1. Lalimentation, facteur de bien-être
et de risque pour lhomme

La pandémie covid-19 a mis sous les projecteurs le risque pour la santé humaine, mais également son lien avec le règne animal et végétal à travers la chaine alimentaire. La santé humaine peut être affectée par des maladies infectieuses vectorisées par les animaux (par exemple salmonellose ou SRAS – syndrome respiratoire aigu sévère) ou les végétaux (par exemple aflatoxines cancérogènes) et par des maladies chroniques (par exemple, lobésité) dont beaucoup sont liées à notre alimentation. Or, la qualité de lalimentation dépend du processus délaboration et de commercialisation des denrées animales et végétales consommées1.

Une alimentation de bonne qualité en quantité adéquate répond à un besoin biologique vital. Cest aussi un élément de civilisation par sa dimension patrimoniale (par exemple la diète méditerranéenne et le repas gastronomique des Français, inscrits au patrimoine culturel immatériel de lhumanité de lUNESCO). Enfin elle participe de la commensalité et la convivialité des repas. Lorsque ces 3 composantes sont satisfaites et réunies, lalimentation contribue de façon importante au bien-être humain.

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Comme la langue dÉsope, lalimentation peut être la meilleure ou la pire des choses, le remède ou le poison. Homo sapiens a probablement découvert très tôt la relation entre alimentation et santé. Dès lAntiquité, ce lien a été formalisé en recommandation par Hippocrate, médecin et philosophe grec (460-377 av. J.-C.) : « Des aliments tu feras ta médecine », puis par Ibn Khaldoun, philosophe yéménite émigré en Andalousie puis au Maroc (1332-1406) : « La diète est le meilleur remède ».

Lorsquelle vient à manquer ou quelle est contaminée ou nocive par sa composition, lalimentation constitue un facteur de risque important pour la santé humaine.

Tab. 1 – Mortalité associée à des facteurs de risques.

Indicateurs

2017

Var. 2007-17

Population totale (millions de personnes)

7 511

13 %

Mortalité totale (millions)

56

9 %

Mortalité imputable à des facteurs de risque (environnement, comportement, métabolisme) (millions)

34

8 %

Mortalité liée aux maladies chroniques dorigine alimentaire (MCOA) (millions)

17

19 %

MCOA/Mortalité totale

31 %

MCOA/Mortalité liée aux risques

50 %

Estimations de lauteur, Data Source : Global Health Metrics

On constate dans le tableau 1 que la mortalité mondiale totale et celle imputable à des facteurs de risques (environnementaux, comportementaux et métaboliques) progressent moins vite que la population entre 2007 et 2017, ce qui est une bonne nouvelle. Cependant, la mortalité imputable directement ou indirectement à des maladies chroniques dorigine alimentaire (MCOA) augmente 2 fois plus vite que la mortalité toutes causes confondues sur la même période et représente la moitié de la mortalité liée aux différents risques en 2017. Parmi les MCOA concernées, on relève les maladies cardio-vasculaires, certains cancers et le diabète 20de type 2. Pour ces pathologies, comme dans le cas du SRAS, lobésité est un facteur de comorbidité.

Selon les estimations du réseau Global Burden of Disease (GBD) qui réunit des médecins et nutritionnistes de 195 pays2, le nombre de sujets touché par lobésité3 dans le monde sélevait à 711 millions en 2015 (dont 108 millions denfants), soit une prévalence pour 10 % de la population totale. En 2015, il atteignait 38 % des adultes aux États-Unis, 32 % au Mexique, 24 % en Allemagne, 15 % en France, 4 % au Japon. Le taux global dobésité dans le monde a doublé entre 1980 et 2015 et pourrait atteindre, selon des projections de lOMS, 25 % en 2045. En retenant le critère de surpoids (IMC > 25) lui aussi facteur de risque à un degré moindre que lobésité, la population concernée serait denviron 2 milliards dindividus (incluant les obèses). Lexcès pondéral représente donc un problème majeur de santé publique.

Le fardeau des pathologies de la suralimentation apparu il y a quelques décennies est venu sajouter à celui de la sous-alimentation, bien plus ancien, marqué par de fréquentes famines. Au xxe siècle et aujourdhui les famines sont imputables en premier lieu aux guerres, aux décisions politiques : la collectivisation des terres imposée aux moujiks par Staline ou le « Grand bond en avant » de Mao Tse Toung, ont causé des dizaines de millions de morts en URSS et en Chine au xxe siècle. En second lieu, les famines sont dues aux aléas climatiques (sécheresse et inondations détruisant les récoltes) ou sanitaires (mildiou de la pomme de terre en Irlande au xixe siècle). Les facteurs peuvent être aussi économiques : hausse brutale des prix des denrées de base sur les marchés internationaux –comme en 2008– provoquant des émeutes de la faim dans une vingtaine de pays.

La façon de produire les aliments induit également des pathologies du fait de contaminants comme le dioxyde dazote et les résidus de pesticides émis en abondance par lagriculture chimiquement intensive et en raison de lultra-transformation de certains produits alimentaires qui modifient le microbiote intestinal et favorisent ainsi les perturbations immunitaires virales comme dans le cas de la covid-19 (Duru et al., 2020).

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2. La crise économique,
facteur dinsécurité alimentaire

La sous-alimentation prend 2 formes : linsuffisance de la ration alimentaire en calories provoquant la sensation de faim et les carences en nutriments essentiels à la vie en bonne santé (protéines, glucides, lipides, vitamines, métaux tels que le fer, le zinc, liode). Lobjectif 1 du millénaire pour le développement (OMD) 2000 –réduire la faim de moitié entre 1990 et 2015– a été atteint, la proportion de sous-alimentés dans les régions en développement passant de 23,3 % à 12,9 %. LODD no 2 à lhorizon 2030, « faim zéro », sera malheureusement très difficile à réaliser. Le déficit calorique concernait, selon la FAO, 822 millions de personnes dans le monde en 2018 (10,8 % de la population mondiale). Le point bas se situe en 2015 avec 785 millions (également 10,8 %). La faim dans le monde a donc progressé de 37 millions de personnes entre 2015 et 2018.

Lalimentation étant un bien de première nécessité, la part quelle occupe dans le budget des ménages est inversement proportionnelle au revenu, selon la loi dEngels : aujourdhui de 10 à 20 % dans les pays riches, plus de 50 % dans les pays pauvres. En conséquence, lorsque le revenu des ménages seffondre comme on le constate depuis le début de 2020 du fait du fort ralentissement de lactivité économique, linsécurité alimentaire progresse et frappe durement les pays du Sud. Le phénomène est aussi observable pour les ménages en situation de pauvreté monétaire dans les pays à haut revenu, représentant 13,6 % de la population en France et 17,3 % dans lUnion européenne (Blasco et Gleizes, 2019). Limportance de léconomie informelle (61 % de la population active dans le monde, 86 % en Afrique, 68 % en Asie, 40 % dans les Amériques et 25 % en Europe, en 2016) (ILO, 2019) amplifie les conséquences de la pauvreté puisque ce secteur na pas dexistence légale et relève de la seule aide alimentaire.

Laide alimentaire, même si elle ne peut constituer à elle seule une solution durable au problème de linsécurité alimentaire, reste une mesure durgence indispensable. Or, elle est notoirement insuffisante selon les nombreuses associations qui œuvrent dans ce contexte. Les fonds 22alloués par lUnion européenne à laide alimentaire dans le cadre du FEAD (Fonds européen daide aux plus démunis) sont de 543 millions deuros par an pour le septennat budgétaire 2014-2020, soit moins de 14 € par personne en situation de précarité alimentaire. Lorganisation de laide alimentaire présente également plusieurs points faibles en termes de produits subventionnés (choisis en dehors de considérations nutritionnelles) et de logistique dacheminement et de stockage. Dans les pays pauvres, les financements qui font largement appel à des donateurs publics et privés sont notoirement insuffisants. Le Programme alimentaire mondial (PAM), organisme dépendant de lONU, estime que le nombre de personnes en insécurité alimentaire grave passera de 135 millions avant la pandémie à 265 millions en fin dannée 2020. Le PAM prévoit de porter secours à 87 millions de personnes en 2020 (avec une hypothèse haute à 120 millions) suite à la pandémie covid-19 (Husain et al., 2020). Dans les pays pauvres, la situation politique et la corruption sajoutent à larrêt des moyens logistiques suite aux décisions de confinement. Ce contexte complique beaucoup lacheminement des secours, alors que, à léchelle mondiale, les bonnes récoltes des 3 années précédentes et le niveau des stocks ne font pas craindre des pénuries, sous réserve déventuels mouvements spéculatifs sur les marchés.

Les carences en micronutriments touchent environ 2 milliards incluant les personnes sous-alimentées et la population concernée par les excès alimentaires sélève à 2 milliards. En raison de la possible occurrence simultanée de plusieurs pathologies dorigine alimentaire (double ou triple fardeau), on peut faire lhypothèse quau moins 3 milliards de personnes dans le monde se trouvent aujourdhui en situation de malnutrition (près de 40 % de la population totale), entrainant une perte économique de lordre de 4 à 5 % du PIB (Hawkes et al., 2017). Le couple alimentation-santé se trouve ainsi au centre denjeux à la fois sociaux et économiques.

En toile de fond de la pandémie covid-19, il convient de rappeler que les animaux hébergent des virus et que 70 % des maladies infectieuses de lhomme y trouvent leur origine (zoonoses). La grippe espagnole de 1918-1919 aurait provoqué entre 20 et 50 millions de morts, la grippe de Hong Kong (1969) plus dun million dont 40 000 en France, le SRAS (2002-2003) un millier, EBOLA (2013-2014) plus de 12 000, et la covid-19 près de 310 000 au 16 mai 2020. Le franchissement de la 23barrière despèce reste relativement peu fréquent, mais lactivité humaine constitue un facteur important démergence puis de dissémination des zoonoses : baisse progressive dimmunité du fait du mode de vie, conflits armés, changement climatique, voyages denses et fréquents, commerce international de marchandises, systèmes intensifs de production agricole et délevage.

La concentration et la spécialisation sur un nombre restreint despèces et de variétés végétales et de souches animales rendent le mode de production agro-industriel fortement exposé aux risques sanitaires et économiques. Les épizooties de 1995 et 2000 (encéphalopathie bovine), de 2004 (grippe aviaire H5N1), de 2014-2020 (peste porcine africaine) ont une origine virale. En 2020, lOffice international des épizooties (OIE) dénombrait 117 maladies animales, infections et infestations impactant dautant plus les élevages quils sont de plus en plus intensifs, industrialisés et concentrés ou au contraire de trop faible taille pour accéder aux soins vétérinaires.

On aborde ainsi la problématique de la configuration du système alimentaire le plus répandu sur la planète en ce début de la 2e décennie du xxie siècle, le modèle agroindustriel organisé en « chaines globales de valeur ».

3. Les chaines globales de « valeur » structurent
le système alimentaire contemporain

Le système alimentaire agroindustriel contemporain est organisé selon le schéma des chaines globales de valeur (CGV) imaginé par Gary Gereffi au début des années 1990. Ce concept dérive de celui de « filière » (succession dopérations de production-consommation par différents acteurs complémentaires), en lui ajoutant 2 dimensions : un espace géographique local, national ou international et une structure de gouvernance par une ou plusieurs entreprises ou institutions pilotes (Gereffi, Humphrey, Sturgeon, 2005). Appliquée au domaine de lalimentation, une CGV va caractériser les différents acteurs de la production et de la 24commercialisation dun produit alimentaire : fournisseurs dintrants (semences, produits agrochimiques, etc.), agriculteurs, industriels de la transformation, services de distribution et restauration, équipementiers, services dappui tels que recherche, vulgarisation, formation, banques, administration de normalisation et contrôle.

Avec lexpansion du modèle technico-économique agro-industriel intensif, spécialisé, concentré, mondialisé et financiarisé, le mode de gouvernance des CGV le plus fréquemment observé dans les pays à haut revenu et émergents est basé sur un objectif de croissance du chiffre daffaires et de maximisation à court terme du profit comme « valeur » principale sinon unique. Ces CGV sont géographiquement longues, à flux tendus et fragmentées, soumises aux spéculations sur les marchés physiques et financiers, peu résilientes en termes sanitaires et caractérisées par un partage déséquilibré de la valeur créée entre acteurs4. Par exemple, selon lObservatoire des prix et des marges de FranceAgriMer, un agriculteur français ne recevait en 2015 que 6,5 % du prix dun produit alimentaire payé par le consommateur, les entreprises agroalimentaires 11,2 %, les commerçants 15,2 % (Boyer, 2019).

La grande volatilité des marchés mondialisés des matières premières agricoles lors des crises de 1974, 1986, 1996 et 2008 rappelle un problème récurrent, dans un contexte de décisions prises par les opérateurs un petit nombre de bourses spot (Chicago, Londres). Ces marchés à terme réagissent à des prévisions spéculatives amplifiant les variations de prix dues à linélasticité de la demande par rapport à loffre des produits alimentaires. Il en résulte, pour les consommateurs, une difficulté à exercer le droit à lalimentation pour tous, tel quil figure dans la Déclaration universelle des droits de lHomme des Nations Unies de 1947, mais aussi, pour les exploitations agricoles et les PME agroalimentaires, une forte instabilité des revenus.

Enfin, les chaines globales de valeur agro-industrielles, tout en ayant permis déloigner le spectre malthusien et accompagné efficacement les mutations du mode de vie (industrialisation, urbanisation, travail féminin) participent aux externalités négatives environnementales de lanthropocène avec une importante dégradation des ressources naturelles 25(terre, eau, biodiversité) et une forte contribution aux émissions de gaz à effet de serre et, de ce fait, au changement climatique. Une équipe internationale de chercheurs a identifié 4 limites à la production alimentaire : le respect de lintégrité de la biosphère, le changement dusage des terres, lutilisation anthropique de leau douce et les flux dazote dans les eaux de surface. En respectant ces limites, en modifiant le régime alimentaire et en réduisant les pertes et le gaspillage, la Terre serait théoriquement capable de nourrir 10 milliards dhabitants en 2050 (Gerten et al., 2020), ce qui confirme ce quavançait dès 1975 Joseph Klatzmann, professeur à lInstitut national agronomique de Paris.

Il est peu probable quune simple « adaptation » des « chaines globales de valeur » agro-industrielles permette de relever les lourds défis dune sécurité alimentaire durable. Cette hypothèse est aussi celle du professeur Walter Willett de luniversité Harvard, médecin-nutritionniste et président de la commission EAT-The Lancet réunissant des scientifiques de 37 pays qui stipule dans son premier rapport en 2019 : La nourriture que nous mangeons et comment nous la produisons détermineront la santé de la population et de la planète. De profonds changements doivent être faits pour éviter une réduction de lespérance de vie et une poursuite la dégradation de lenvironnement (Willett et al., 2019).

4. Une résilience pro-active pour construire
des systèmes alimentaires durables fondés
sur les territoires et linnovation

Pour affronter cette crise systémique, un scénario alternatif au modèle des chaines globales de valeur est proposé par les prospectivistes en se fondant sur le triptyque de la durabilité : équité, environnement, économie. Ce modèle qualifié de « système alimentaire territorialisé (SAT) » implique des évolutions du comportement des consommateurs. Il sagit daller vers une alimentation variée et équilibrée, réduisant les aliments ultra-transformés et lapport des protéines animales au profit des protéines végétales. Le modèle de production évoluera vers une moindre intensification, une diversification par lagroécologie et la 26bio-économie circulaire, avec une généralisation de lécoconception aux niveaux industriel et logistique.

Les SAT ne constituent pas un retour nostalgique à lorganisation des systèmes alimentaires dans les économies rurales du début du xxe siècle, mais une mutation du modèle de production et de consommation, une nouvelle « grande transformation » au sens de Karl Polanyi, basée sur des innovations, non pas artificialisantes et soumises au seul dogme de la marchandisation, mais durables et motivées par le progrès humain. Dans le scénario SAT, le changement est mis en œuvre selon 4 principes interdépendants : la qualité des produits, lautonomie, la proximité et la solidarité, dans une stratégie de sécurité alimentaire durable.

La qualité « complète » intègre les composantes nutritionnelles, sensorielles et culturelles des produits alimentaires. Dans les SAT, la qualité a un coût de construction qui sexplique par sa complexité et labsence déconomies déchelle obtenues par la production de masse standardisée. Ce surcoût est partiellement compensé par les économies réalisées sur les intrants en écoconception du cycle de vie des produits et sur les dépenses en marketing. À terme, la fiscalité sur les externalités négatives sanitaires et environnementales des chaines globales de valeur agro-industrielles et les gains de productivité obtenus par linnovation devraient réduire les distorsions de concurrence dans le système alimentaire. Dans la transition alimentaire, les prix des produits des SAT seront en moyenne plus élevés que ceux de lagro-industrie. Le différentiel est absorbable par arbitrage entre dépenses dans le budget de 80 % des ménages dans les pays à haut revenu. Pour les 20 % de la population en situation de précarité alimentaire, des capacités daccès à une alimentation de qualité doivent être créées par une intervention publique adéquate (aide alimentaire restructurée, coupons ou carte dachat sur des produits ciblés) et un appui financier aux associations de solidarité (jardins partagés, restaurants, épiceries, etc.). Parallèlement, un vaste programme déducation scolaire et universitaire et dinformation grand public doit être mis en place.

Lautonomie correspond à un objectif daccroissement de lautosuffisance pour les denrées de base et de souveraineté alimentaire. Le triple choc –économique, sanitaire et environnemental– mentionné plus haut apporte de solides arguments à cet objectif lorsque lon observe la longueur et la complexité des filières agro-industrielles mondialisées 27et des dispositifs logistiques et de gouvernance les accompagnant dans un contexte de « Trading haute fréquence ». Lautonomie apporte une double dimension de résilience et de prévention indispensable à lun des 3 besoins fondamentaux de lhomme : se nourrir, se soigner, se protéger. La résilience –terme du type auberge espagnole prisé des politiciens et des responsables de la société civile– nest pas considérée ici au sens étymologique de « sauter en arrière » légitimant les attitudes défensives et conservatrices du business as usual, mais comme une capacité à dépasser des situations contraignantes et risquées par une posture proactive anticipant un avenir meilleur.

La souveraineté alimentaire ne signifie pas souverainisme et protectionnisme sans discernement. Les échanges de produits alimentaires entre régions dun territoire national et entre pays seront toujours nécessaires et souhaitables dun point de vue nutritionnel, économique et social. Ces échanges doivent répondre aux critères du développement durable, ce qui nest pas le cas aujourdhui à lOMC, et dun multilatéralisme équilibré, ce qui est statutaire dans cette institution (un pays = une voix, panel indépendant de règlement des différends entre pays) et devrait lêtre dans les accords macro-régionaux de lUE.

Les SAT mettent en action une triple proximité. La première proximité sétablit entre productions agricoles végétales, animales et la forêt dans le cadre dun écosystème local, la diversification des espèces cultivées et élevées contribuant à la résilience de lagro-éco-système et à la réduction des intrants. La seconde proximité se situe entre matières premières (exploitations agricoles) et transformation agroalimentaire (artisanat et PME) par la formation de réseaux contractuels, favorables au partage de la valeur et à linnovation (Meynard et al., 2017). La troisième proximité rapproche producteurs et consommateurs par des circuits courts de commercialisation (un seul intermédiaire), y compris à lexportation.

La solidarité se traduit par des statuts dentreprise intégrant la responsabilité sociale et environnementale, des formes coopératives dorganisation des filières et une mutualisation des ressources. Les SAT sont concevables à léchelle des États, régions et provinces de la plupart des pays du monde avec une gouvernance territoriale et un maillage national et macro-régional (Verticale Afrique-Méditerranée-Europe pour les pays de lUnion européenne) (Guigou et Beckouch, 2017). Transparence et éthique sont 2 dimensions importantes des 28solidarités dans les SAT. Pour les pays en développement nayant pas atteint lâge agro-industriel, il serait illusoire de considérer cette étape historique des systèmes alimentaires comme nécessaire pour assurer la sécurité alimentaire. Au contraire, les SAT, en donnant la priorité aux cultures vivrières savèrent comme une solution souhaitable pour y parvenir. Dans certains de ces pays, des expériences ont été couronnées de succès, comme le montrent les fermes Songhaï créées au Bénin en 1983 par Geoffroy Nzamujo, pionnier de lagroécologie. On observe ainsi sur le terrain dans de nombreux pays et en France lémergence de micro-initiatives pour une alimentation responsable et durable5 qui constituent les « briques » de futurs systèmes alimentaires territorialisés. La construction de SAT implique toutefois des politiques volontaristes considérant lalimentation comme un « bien commun » devant dès lors être régulé par la puissance publique dans une perspective démocratique.

Le modèle SAT rejoint la prospective Agri 2050 du ministère français de lAgriculture et de lAlimentation et constitue une synthèse ex ante de deux de ses scénarios. Le premier, « Sobriété savante » est porté par [] une forte intégration des progrès techniques et technologiques, la prise en compte des questions environnementales. Le second, « Citoyens des territoires » incitant les « citoyens consommateurs » à être les premiers artisans de leur destin et à développer des productions très respectueuses de lenvironnement avec relocalisation de lalimentation (Berlioz et al., 2020). Dun point de vue environnemental, en privilégiant des solutions écosystémiques, les SAT devraient approcher les performances estimées dans le scénario Afterres 2050 de Solagro pour la France, conduisant à [] la division par 3 de la pression phytosanitaire [], par 2 des émissions de gaz à effets de serre et [] de la consommation dénergie, par 2,5 de la consommation dazote minéral, la division par 2 de sa consommation deau en été, malgré le maintien de prélèvements identiques étales sur toute lannée (Couturier et al., 2017).

Les diètes alimentaires patrimoniales (Bessière et Tibère, 2011) constituent, avec les territoires qui les portent, les fondations de systèmes alimentaires plus résilients aux crises économiques, sociales, sanitaires et environnementales que les « chaines globales de valeur » agro-industrielles. De tels systèmes ont la capacité dassurer un développement local durable 29par la reconquête du marché intérieur, mais aussi par lexportation sur un marché international très porteur pour les produits de terroir. Ces marchés sont en phase avec une dynamique de consommation orientée vers une plus grande qualité nutritionnelle, sensorielle et sociale des aliments, et la recherche de traçabilité. Ils contribueront à réduire les fractures territoriales en revitalisant les espaces ruraux. Le récent rapport dun groupe de travail de lAcadémie dagriculture de France sous le titre « Transition alimentaire : pour une politique nationale et européenne de lalimentation durable orientée vers les consommateurs, les filières et les territoires » propose 9 pistes daction pour aider à lémergence de tels systèmes alimentaires en insistant sur le rôle central de la gouvernance et de la chaine des savoirs (Rastoin et Candau, 2019)6.

Espérons que, tirant les leçons de la pandémie covid-19 de 2020, les décideurs politiques sauront sinspirer de lÉtat stratège de Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) en lassociant à lécologie sociale dIvan Illich (1926-2002). Ce nétait pas mieux avant, mais leurs peuples attendent de ces responsables quils fassent en sorte que demain soit meilleur quaujourdhui !

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Références bibliographiques

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1 Voir “Farm to fork strategy” comme composante du “New green deal” de lUnion européenne, 2020. https://ec.europa.eu/food/farm2fork_en (consulté le 22/05/2020).

2 Les statistiques publiques sur la santé et lalimentation sont incomplètes, publiées avec de longs délais et sur des sites de médiocre ergonomie en France, dans la plupart des pays et à lOMS, doù lorganisation des chercheurs en réseaux pour pallier ces défaillances. La FAO dispose en revanche dune base de données performante sur la nutrition.

3 Indice de masse corporelle (IMC) supérieur à 30.

4 Dans la suite du texte, les intitulés « chaine globale de valeur » ou « chaines de valeur agro-industrielles » se réfèrent à des filières mondialisées principalement pilotées par lobjectif de maximisation du profit financier.

5 Consulter lObservatoire de lalimentation de lassociation RESOLIS qui comporte une base de données recensant de telles initiatives : https://www.resolis.org/programme/alimentation-responsable-et-durable-a-l-international/12 (consulté le 25/05/2020).

6 Accès au rapport du groupe de travail de lAAF « Transition alimentaire, filières et territoires » : https://www.academie-agriculture.fr/publications/publications-academie/avis/rapport-transition-alimentaire-pour-une-politique-nationale (consulté le 27/05/2020).