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Classiques Garnier

Les systèmes alimentaires durables territorialisés (SADT) Interview de Elhoussaine Erraoui et Jean-Louis Rastoin

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
    2019, n° 4
    . varia
  • Auteur : Cheriet (Foued)
  • Pages : 223 à 228
  • Revue : Systèmes alimentaires
  • Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
  • EAN : 9782406098294
  • ISBN : 978-2-406-09829-4
  • ISSN : 2555-0411
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-09829-4.p.0205
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/11/2019
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Les systèmes alimentaires
durables territorialisés (SADT)

Interview de Elhoussaine Erraoui1
et Jean-Louis Rastoin2

Évoquer lalimentation, les territoires, les systèmes de gouvernance et la durabilité est presque tautologique tant ces notions semblent fondamentalement liées. Lavènement récent de ces thématiques en tant quenjeux de recherche académique semble également en décalage avec les défis sociétaux et environnementaux que les systèmes alimentaires durables territorialisées (SADT) soulèvent. Néanmoins, lessor des initiatives de systèmes alimentaires en lien avec leur territorialité et leur durabilité et leurs enjeux peut être différemment perçu dans les pays du Nord et du Sud. Deux spécialistes de ces questions ont répondu aux questions de SAFS quant aux enjeux de développement, aux contraintes et à lavenir des systèmes alimentaires durables et territorialisés.

Foued Cheriet : Les initiatives de systèmes alimentaires durables et territorialisés (SADT) se multiplient aussi bien dans les pays du Nord3 que du Sud. Comment expliquez-vous cet essor ?

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Jean-Louis Rastoin : Les systèmes alimentaires de type agroindustriel, aujourdhui hégémoniques dans les pays à haut revenu comme dans les pays émergents, comportent une fraction « pionnière » des consommateurs qui adopte des comportements critiques vis-à-vis de loffre dominante en produits alimentaires standardisés et impulse des changements dans lensemble des filières. On constate ainsi un rejet des aliments ultra-transformés (plats cuisinés, préparations de grignotage, sodas, etc.) et un engouement pour les produits à label bio et à composante diététique, avec une recherche évidente dun bénéfice-santé. Dautres facteurs interviennent : limpact environnemental (pollutions et dégradation des ressources naturelles) et social (emploi) des processus de fabrication, lorigine des produits (« manger local », doù le succès des labels dindication géographique), léthique des acteurs (commerce équitable, transparence des informations et respect des normes de qualité). Ces différents paramètres ont permis aux chercheurs de définir un idéal type intitulé « système alimentaire territorialisé » (SAT) conforme aux objectifs du développement durable et qui correspondrait à un scénario alternatif, voire de rupture, par rapport à un scénario de continuité que lon pourrait qualifier de généralisation du modèle agroindustriel dalimentation. Les SAT constituant un modèle normatif sont, par construction, durables.

Elhoussaine Erraoui : Dabord, il ya lieu de préciser le contexte de cette dynamique, qui est commun aux deux catégories de pays. En effet, les actions en faveur du développement deviennent de plus en plus territorialisées ou émanent des acteurs locaux. Cette orientation, qui a été renforcée en réaction à la mondialisation, a permis aux territoires de faire valoir leurs spécificités tout en cherchant à préserver la dimension environnementale dans les actions entreprises. Cest dans ce cadre quon peut expliquer lémergence des SADT. Mais, pour les pays du Sud, à mon sens, un autre facteur intervient dans cette dynamique : les habitudes alimentaires traditionnelles fondées sur des circuits courts, de la production à la consommation. Puisque dans ces pays-là, la diffusion du modèle agroindustriel nest pas totale. On saperçoit alors que des pratiques de type SADT existent encore, mais qui sillustrent par des formes traditionnelles, non reconnues ni répertoriées.

F. C. : Quel est létat de la recherche académique sur ce sujet, en termes de développement de cadres conceptuels et doutils danalyse ?

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E. E. : Il est certain quau niveau des pays du Sud, notamment le Maroc, la recherche académique sur ce sujet est à ses débuts. Néanmoins, on peut dire que ces pratiques commencent à être prises en compte dans les politiques territoriales de développement, en tant que ressources spécifiques du territoire quon cherche à préserver et à valoriser puisquelles représentent un patrimoine culturel, un savoir-faire, mais aussi une biodiversité générant des produits naturels spécifiques. Cependant, la recherche doutils danalyse spécifiques ou de cadre conceptuel approprié est encore peu abordée dans la littérature académique.

J.-L. R. : La recherche académique est le reflet de la société, avec là encore une certaine inertie à investir sur des sujets innovants. Les causes en sont connues : mimétisme et conformisme de la communauté scientifique, incitation aux conservatismes par les tutelles politiques et administratives en raison des pressions des milieux daffaires. Le scénario alternatif heurte à la fois les situations établies dans le monde de la recherche (mandarinat) et les intérêts en termes de pouvoir et de puissance économique. Le modèle agroindustriel, depuis son apparition à la fin du xixe siècle, sest progressivement consolidé en un paradigme fondé sur le couple « technologies pétro-industrielles de masse + marché globalisé à faible régulation », dont il est difficile de sextraire. Les SAT ont pour bases scientifiques des courants minoritaires : en géographie, la théorie des localisations, en économie, linstitutionnalisme et les sciences de gestion (analyse stratégique). Dans les années 2000 est apparu le concept de SYAL (système alimentaire localisé) que lon peut considérer comme le précurseur des SAT qui ont apporté, dans les années 2010, la dimension de durabilité. Les outils danalyse combinent les approches statistiques pour estimer la consommation et la production alimentaire locale et réaliser des projections à un horizon défini et les approches qualitatives à partir détudes de cas par diagnostic stratégique.

F. C. : Selon vous, à quels défis répondraient ces SADT dans les pays du Nord (vs Sud) ?

J.-L. R. : Les SAT ont pour vocation de contribuer à relever – dans leur domaine, la fonction alimentaire – les défis du développement durable initialement au nombre de 3 : équité sociale et intergénérationnelle, préservation et bonne gestion des ressources naturelles, performance 226économique sous contrainte des 2 objectifs précédents. Un 4e défi a été rajouté au début des années 2000, celui dune gouvernance participative incluant lensemble des parties prenantes, ici dans le pilotage des SAT : pouvoirs publics, société civile et acteurs économiques.

E. E. : Généralement, dans les pays du Sud, le défi auquel se trouvent confrontés les SADT est la commercialisation, associée à labsence dune reconnaissance institutionnelle. Dans les pays du Sud, la logique de développement de ces pratiques relève beaucoup plus de la survie de la population que dun quelconque souci de préservation des ressources naturelles. En effet, les SADT y répondent beaucoup plus à la nécessité dassurer les besoins de la communauté locale quà une logique de commercialisation à grande échelle. À cet égard, on peut citer quelques obstacles à laffirmation de ces pratiques : faible présence dans les commerces structurés, transformation peu adaptée aux usages, packaging peu attractif et forte présence des circuits de commercialisation informels4.

F. C. : Certains analystes « sceptiques » remettent en cause la capacité de ces SADT à répondre à une demande alimentaire croissante, notamment dans les pays du Sud. Quelle réponse leur faites-vous ? Quels sont les principaux atouts des SADT ?

J.-L. R. : Le modèle agroindustriel dintensification énergétique, chimique et génétique a permis daugmenter considérablement la productivité agricole et agroalimentaire depuis environ un siècle et demi et de permettre aux disponibilités alimentaires par tête et par an de progresser, écartant ainsi le spectre de la famine annoncé au xixe siècle par Thomas Malthus et dans les années 1970 par Paul Erlich. Cependant, le productivisme a généré de lourdes externalités négatives. Avec les nouvelles pressions du changement climatique et des bulles spéculatives, ce modèle nest désormais plus extrapolable dans le futur et à léchelle de la planète. Le scénario souhaitable est celui des SAT. Ce serait une erreur pour les pays du Sud de vouloir passer par la « case » agroindustrielle alors que, grâce aux innovations portées par lagroécologie et les énergies renouvelables 227dans une configuration de réseau de PME et TPE, la productivité des SAT est potentiellement proche de celle de lagroindustrie.

E. E. : Effectivement, le problème de la capacité de ces SADT à répondre à une demande alimentaire croissante se pose, surtout dans les pays du Sud. Car, la raison dexistence de ce système alimentaire, notamment au Maroc, obéit à la fois à une logique de subsistance et à un modèle culinaire traditionnel, fondé sur la consommation des produits de terroir. Pour permettre à ce système de répondre à la demande croissante, il faut un appui institutionnel permettant de réhabiliter ces pratiques traditionnelles en leur donnant une reconnaissance légale pour les faire sortir des circuits informels. Concernant les atouts, les SADT, par opposition au modèle agro-industriel, pourraient constituer une nouvelle configuration fondée sur des réseaux locaux dentreprises agricoles, agroalimentaires et de services mutualisant des ressources locales dans le cadre dun bassin de consommation proche, en prenant en compte les critères du développement durable. Ensuite, les SADT sont porteurs de résilience face aux crises et au risque de délocalisation, car ils sont basés sur un patrimoine naturel local, et régis par une gouvernance à ancrage territorial. Enfin, une stratégie de différenciation territoriale peut, en outre, constituer une source de compétitivité basée sur les ressources (et non pas sur les seuls coûts) dans un contexte de marché de masse.

F. C. : Comment voyez-vous lavenir des SADT dans les pays du Nord et ceux du Sud ? Quelles sont les principales contraintes au développement de ces systèmes ?

E. E. : Il est certain que les SADT représentent une tendance qui saffirme beaucoup plus dans les pays du Nord que dans ceux du Sud. Cela sexplique, peut-être, par la prise de conscience des consommateurs de ces pays des externalités négatives du modèle de lindustrie agroalimentaire5, mais, aussi par le niveau de diffusion de linformation nutritionnelle auprès de la population. Notons aussi que dans les pays du Nord, notamment la rive nord de la Méditerranée, il y a une prise de conscience aussi à léchelle des acteurs politiques, je fais référence ici 228aux résolutions adoptées lors de la conférence internationale MedCop21, tenue à Marseille, et qui a débouché sur un « Agenda des solutions pour le climat », notamment la solution no 16 : « construction dune base de connaissances sur les systèmes alimentaires territorialisés en Méditerranée ». En revanche, dans les pays du Sud, notamment la rive sud de la Méditerranée, la dimension spatiale de ces SADT se limite au niveau local et se cantonne à des initiatives isolées mettant beaucoup plus laccent sur la reconnaissance de loriginalité du produit que sur le développement de nouvelles pratiques agronomiques protégeant les ressources naturelles, notamment la diversification des systèmes de production par combinaisons agro-sylvo-pastorales.

J.-L. R. : La principale contrainte au développent des SAT est liée au mode de gouvernance dominant, à savoir le capitalisme contemporain fondé sur la collusion entre les acteurs financiers (fonds dinvestissement spéculatifs) et les institutions politiques (gouvernements et agences publiques). Cette collusion, du fait de lénorme pouvoir économique des acteurs financiers, tend à privilégier un « épuisement » de la rente détenue par les méga firmes quils contrôlent. Ce mode de gouvernance freine donc toute évolution vers un développement durable. Les polémiques en cours depuis plus de 10 ans sur la limitation des pesticides, le marché des semences, la protection de la biodiversité, létiquetage nutritionnel, etc. sont autant de preuves de lintensité du conservatisme technique, de linfluence des lobbies et bien sûr de la résistance au changement de nombreux acteurs de lancien monde, que ce soit dans lagriculture, lindustrie ou le commerce. Pour aller vers le nouveau monde, il faut passer dun mode de gouvernance actionnarial à un mode de gouvernance partenarial, rassemblant lensemble des acteurs des systèmes alimentaires. Cette transition du système alimentaire implique de profondes modifications dans les politiques publiques (construire de véritables politiques alimentaires), dans la chaine des savoirs (redéployer les dispositifs de R&D et de formation), les stratégies dentreprise (cap sur la durabilité), les comportements des consommateurs (repas équilibrés et diversifiés, prise en compte des conditions de production et de commercialisation) et enfin et surtout mise en place dun dispositif institutionnel garantissant une réelle séparation des pouvoirs politique, économique, scientifique et médiatique.

1 Docteur en sciences économiques, Elhoussaine Erraoui est professeur habilité à lUniversité Ibn Zohr, membre du Laboratoire Études et recherches appliquées en sciences économiques (LERASE) et chef de lÉquipe de recherche en économie de développement (ERED), membre du conseil scientifique de luniversité Ibn Zohr (Agadir-Maroc). Il a mené de nombreuses recherches sur les filières agroalimentaires au Maroc et les systèmes alimentaires localisés et leur lien à la durabilité.

2 Ingénieur agronome, docteur dÉtat ès sciences économiques et agrégé des universités en sciences de gestion, Jean-Louis Rastoin est professeur émérite à Montpellier SupAgro, fondateur de la chaire UNESCO en « Alimentations du monde ». Conseiller scientifique du Think Tank IPEMED, il est membre de lAcadémie dagriculture de France. Son enseignement et ses recherches portent sur les systèmes alimentaires, la sécurité alimentaire, les marchés agricoles et agroalimentaires, la prospective et les stratégies dentreprises et de territoires.

3 Voir par exemple à ce sujet les publications du Journal RESOLIS (2015 et 2016) sur les 100 initiatives des SAT en France, au Québec et au Costa Rica.

4 Cf. E. Erraoui et F. Fort, 2016, « Le système alimentaire marocain entre mondialisation et pratiques territorialisées », Journal RESOLIS #12, juillet, p. 46-52.

5 Cf. J.-L. Rastoin, 2015, « Les systèmes alimentaires territorialisés : considérations théoriques et justifications empiriques », Éditorial, Revue Économies et Sociétés, série AG, no 37.