Normes sanitaires, standards de qualité et échanges des produits agroalimentaires Interview de Abdelhakim Hammoudi et Stéphane Guéneau par Foued Cheriet
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
2018, n° 3. varia - Auteur : Cheriet (Foued)
- Pages : 263 à 270
- Revue : Systèmes alimentaires
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- EAN : 9782406087229
- ISBN : 978-2-406-08722-9
- ISSN : 2555-0411
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08722-9.p.0263
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/12/2018
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
Normes sanitaires, standards
de qualité et échanges
des produits agroalimentaires
Interview de Abdelhakim Hammoudi1
et Stéphane Guéneau2
La question des normes et des standards de qualité ou autres présente des enjeux importants en termes d’échanges des produits agroalimentaires. Depuis quelques années déjà, et avec la montée du poids de certains acteurs privés (distributeurs, intermédiaires, firmes multinationales, grands producteurs) ou publics, mais aussi avec la multiplication des crises sanitaires et l’augmentation des besoins de traçabilité et de standardisation alimentaires, les normes (leurs rôles, leurs porteurs, les processus de les « produire », leurs évolutions, etc.) sont au cœur des travaux de certains chercheurs en économie, science politique ou en sociologie du Nord et du Sud. Dans les champs alimentaires, ces 264questions sont transfrontalières et les terrains d’application sont nombreux : produits agricoles bruts ou transformés, produits de la mer ou de la forêt, produits sanitaires ou phytosanitaires, etc.
Quels rôles jouent les normes et les standards dans les échanges internationaux des produits agroalimentaires ou dans la coordination des filières ? Quelles sont les perceptions des différents acteurs du Nord et du Sud de la prolifération de ces outils ? Ont-ils des effets structurants sur les systèmes alimentaires ? Deux spécialistes de ces questions, Abdelhakim Hammoudi et Stéphane Guéneau nous livrent leurs visions en croisant leurs regards. L’originalité réside ici dans le fait qu’il y a un double croisement : le chercheur travaillant sur les thématiques du Nord est originaire du Sud et vice versa.
Foued Cheriet : Quels rôles jouent les normes et les standards dans les échanges internationaux Nord Sud de produits agricoles ?
Abdelhakim Hammoudi : Depuis les incidents sanitaires des années 90 (crise de la vache folle, salmonellose, poulet à la dioxine), de multiples dispositifs ont été effectivement mis en place pour améliorer la qualité des pratiques en vigueur dans les systèmes alimentaires. Ces standards, mis en place par les autorités publiques ou des opérateurs privés, définissent un cahier des charges très contraignant pour les producteurs englobant à la fois des obligations de moyens (équipements, infrastructure de stockage, pratiques d’hygiène, etc.) et de résultats (autocontrôles sur site, par exemple). Les standards privés, mis en place par les grands distributeurs européens notamment, sont apriori de nature volontaire. Mais leur rapide et large diffusion (mesurée par le nombre croissant de distributeurs qui y ont adhéré) en font, pour les fournisseurs des entreprises de transformation et de distribution, des options quasi obligatoires et suscitent de fait d’intenses controverses. Toutes ces initiatives ne sont pas économiquement neutres. Elles restructurent les relations commerciales, changent le rapport des forces dans les filières, remodèlent les stratégies des firmes agroalimentaires, excluent certains types de producteurs, généralement les plus faibles, influent sur la formation des prix et sur la structure de l’offre sur les marchés internationaux.
L’émergence de ces dispositifs s’est simultanément traduite par un rôle plus important pris par le secteur de l’intermédiation commerciale 265(distribution, importateurs, exportateurs) et le secteur industriel (groupes agroalimentaires). Ces acteurs, en contrôlant les pratiques amont de leurs fournisseurs pour éviter, notamment, les sanctions juridiques en cas de crise sanitaire, sont devenus, dans une certaine mesure, des alliés précieux pour les autorités publiques pour faire évoluer les pratiques agricoles de l’amont des filières. Pour finir, signalons que les contraintes de qualité sanitaire et phytosanitaire imposent, de fait, une dose importante de coordination entre intervenants d’une filière. Les résultats obtenus en matière de qualité et de réduction du risque alimentaire dépendent des efforts déployés par les intervenants à tous les maillons de la filière. Une des conséquences est que plutôt qu’une concurrence directe de producteurs, des segments importants de la concurrence internationale ont évolué progressivement vers une confrontation de filières dont une partie de la valeur créée dépend de la réputation collective de la filière en matière de qualité sanitaire.
Stéphane Guéneau : Le rôle des normes (ou standards) est assez ambivalent. D’un côté, les normes visent la standardisation des volumes, de la qualité, et de tout autre attribut de manière à ce que le prix soit la seule incertitude qui caractérise le bien échangé. Il s’agit ainsi d’homogénéiser (au sens de standardiser) les produits afin de faciliter le commerce international : chaque négociant peut acheter les yeux fermés un produit provenant d’horizons différents dans la mesure où ce produit répond à un cahier des charges particulier, dont l’application est contrôlée. Dans les premiers temps du développement des échanges internationaux, cette fonction concernait essentiellement les critères de qualité intrinsèque des biens échangés (le calibre, par exemple). C’est ce qu’on appelle les normes de produits. Suite à la montée en puissance des questions sociales et environnementales, les normes se sont étendues aux processus de production comme, par exemple, l’absence de recours au travail esclave ou la prise en compte des impacts environnementaux.
Cette évolution s’inscrit également dans un mouvement de « privatisation des normes », avec la montée en puissance, à l’échelle transnationale, de normes privées élaborées au sein de forums multi-acteurs afin de définir des modes de production durable dans un nombre sans cesse croissant de filières agricoles (soja, huile de palme, sucre, coton, 266etc.). D’un autre côté, et de manière assez contradictoire, les normes peuvent également avoir un rôle dans la différenciation des produits. En particulier lorsqu’elles sont associées à des signes de qualité (labels, etc.), elles permettent de fournir aux consommateurs des informations sur la qualité intrinsèque des produits et/ou leurs conditions de production. L’information divulguée au consommateur peut être assez simple (« sans huile de palme ») ou très complexe (produit fabriqué en tenant compte d’une gestion responsable des forêts), reflétant la complexité des processus d’élaboration des normes. Cette fonction de différenciation des normes a été exacerbée par la multiplication des crises environnementales (déforestation, disparition d’espèces) et sanitaires (bœuf aux hormones en 1988, vache folle, poulets à la dioxine, etc.). Il peut s’agir également d’un moyen de mettre en avant certaines valeurs de justice sociale, comme dans le cas du commerce équitable, ou de mettre en avant une identité territoriale.
F. C. : Selon vous, comment sont perçus ces normes et standards au Nord et au Sud ?
S. G. : Là aussi, on peut constater une certaine dichotomie. Les recherches que nous avons menées au Brésil montrent que, sans surprise, le discours officiel de l’administration affiche une certaine opposition aux normes, notamment aux normes privées transnationales qui sont considérées comme des contraintes imposées par le Nord et des entraves déguisées au libre-échange. Mais ce discours n’est toutefois pas spécifique aux Suds. Un certain nombre d’États du Nord voient également d’un très mauvais œil la montée en puissance de dispositifs privés qu’ils ne peuvent pas contrôler. Au Brésil, dans la pratique, ce discours officiel n’est qu’un affichage de façade car, dans les faits, un certain nombre de produits tels que le soja ou la viande de bœuf souffrent d’une mauvaise réputation en raison des effets environnementaux de leurs modes de production. Ceci entache l’ensemble des filières, y compris les secteurs d’exportation. Les normes transnationales mises en œuvre dans ces filières controversées permettent ainsi de jouer un rôle de différenciation entre les bons élèves et le reste de la classe, et de préserver l’accès aux marchés mondiaux des secteurs d’exportation les plus exposés. C’est certainement la raison pour laquelle les projets d’élaboration de normes nationales sur les processus de production imaginées un temps par les 267autorités brésiliennes, dans les filières sucre-éthanol ou viande bovine, par exemple, ont été abandonnés. En revanche, pour d’autres filières comme l’huile de palme et dans d’autres pays comme la Malaisie, des normes nationales ont été élaborées afin de contrer le pouvoir grandissant de la norme privée transnationale de la RSPO (Roundtable on Sustainable Palm-Oil).
A. H. : La perception dépend du type d’acteur enquêté3. Du point de vue des autorités, les dispositifs de régulation constituent à la fois une nécessité devant les défaillances du marché dans ce domaine et une façon de se couvrir politiquement en évitant les procès pour passivité qui n’ont pas manqué d’émerger dans le passé.
Du point de vue des opérateurs du Nord, il faut là aussi distinguer selon le type d’acteur considéré. Les perceptions sont variées. En Europe du Sud, les agriculteurs se plaignent régulièrement de la prolifération des normes et de leur niveau d’exigence. Ils pensent généralement que les normes sont trop nombreuses, certaines inutiles, n’apportant pas de résultats probants en termes de réduction des risques alimentaires et surtout génèrent des coûts importants affectant leurs performances sur les marchés. La sévérité de la réglementation européenne et la non-harmonisation internationale des normes est généralement présentée comme un facteur de concurrence déloyale qui favorise les concurrents non communautaires. La perception est un peu différente au sein des opérateurs du maillon de commercialisation (importateurs, distributeurs par exemple). Du point de vue du consommateur et de l’opinion publique, les normes publiques et les standards sont généralement perçus comme une condition minimale et même insuffisante de sécurisation des flux. Les consommateurs observent, impuissants, la persistance d’incidents sanitaires répétés, souvent très médiatisés (crise de la vache folle, crise E-coli, plus récemment les œufs contaminés…). Les perceptions et les attentes sociales et économiques sont de ce fait très contradictoires, illustrant s’il en est besoin, les difficultés liées au choix d’une régulation consensuelle.
268F. C. : Comment ces normes et standards peuvent-ils avoir des effets sur la structuration des systèmes alimentaires au Nord et au Sud ?
A. H. : Que cela soit au Nord ou au Sud, les normes et standards appellent généralement à des restructurations des systèmes de production autour de moyennes et grandes exploitations plus favorables aux économies d’échelle dans les processus de conformité. Face aux nouvelles contraintes portant sur les conditions de production et de commercialisation, les filières répondent très souvent par des restructurations et réorganisations porteuses d’économies d’échelle dans les processus de conformité. Au Sud, le phénomène de restructuration autour de moyennes et grandes exploitations touche surtout les filières d’exportation. Il s’est traduit dans certains pays africains par la création de grandes compagnies d’exportation intégrées, qui favorisent une production à gros volume plutôt que de se reposer sur des contrats avec des petits agriculteurs.
S. G. : Les normes sont de puissants leviers de structuration des filières dans la mesure où de grandes transnationales comme Nestlé ou Unilever participent activement à l’élaboration, mais aussi à la mise en œuvre et au développement de ces normes. En théorie, les normes sont volontaires. Mais, en pratique, les grands opérateurs (traders, distributeurs) ont une place privilégiée dans les chaînes de valeur globale, rendant obligatoire le recours aux normes pour accéder aux grands marchés. Par exemple, les exportations brésiliennes de raisins de table répondent en majeure partie à la norme GlobalGap. En ce sens, les normes s’imposent de plus en plus comme des moyens de gouverner les marchés mondiaux dans un contexte où les firmes transnationales sont les cibles privilégiées. Dans la littérature, les normes et les dispositifs de certification qui y sont associés sont ainsi souvent appréhendés comme des opérateurs de changement vers des systèmes alimentaires plus durables. Dans les deux projets de recherche financés par l’ANR que nous avons conduits (projets Normes et Prigoue), la lecture que nous en faisons est différente : les normes sont des instruments qui permettent de s’assurer qu’un marché est politiquement acceptable ; elles permettent d’intégrer la critique sociale sans remettre fondamentalement en cause modèle de production et de consommation agroindustriel.
269F. C. : Stéphane, vous êtes un chercheur venant du Nord travaillant au Sud et Abdelhakim, vous êtes un chercheur venant du Sud travaillant au Nord. Quelle lecture « croisée » avez-vous de cette thématique et de son importance dans le champ agroalimentaire ?
S. G. : Cette thématique a pris une ampleur considérable au cours des dernières décennies, principalement sous l’effet de l’action des acteurs non gouvernementaux du Nord, ONG et entreprises. Au Nord, elle a surtout été justifiée par le paradigme productiviste, la nécessité de produire plus pour nourrir le monde, et donc de créer des garde-fous pour cette « obligation de production ». De fait, elle a occulté le débat sur les systèmes agroalimentaires alternatifs. Mais elle semble perdre de la vitesse avec la montée en puissance des débats autour de la transition agro-écologique. Cette thématique des normes a aussi eu un certain écho au Sud lors de l’élaboration des premières initiatives privées, comme la norme de gestion forestière FSC qui a servi de modèle au développement de dispositifs similaires dans les filières agroindustrielles. Dans les années 1990, certains mouvements sociaux et ONG du Sud voyaient les normes privées comme une solution à l’absence de politiques publiques, une sorte de relai international leur permettant de lutter contre des modes de développement prédateurs, en particulier en ce qui concerne l’impact environnemental et social de l’expansion agricole. Depuis, les soutiens locaux aux normes ont certes faibli, mais la transition agro-écologique ne figure pas encore au sommet de l’agenda politique. Au Brésil, l’agriculture mécanisée à grande échelle basée sur la chimie reste le paradigme dominant.
A. H. : Les différentes crises sanitaires de ces dernières années montrent avec le recul que, pour protéger leurs consommateurs, les pays développés ne peuvent plus se contenter uniquement de démarches unilatérales en renforçant, par exemple, leurs normes et leurs politiques de contrôle des importations. Ils doivent tenir compte, dans une optique partenariale et parce que cela participe aussi indirectement à la protection de la santé de leurs propres consommateurs, des politiques mises en place dans les pays du Sud pour sécuriser les filières d’exportation et les filières domestiques. Des faits stylisés montrent que les progrès enregistrés dans l’amélioration de la qualité sur les marchés domestiques peuvent avoir des 270effets positifs sur la sécurité sanitaire des produits liés aux importations européennes. Une remarque que je ferai en tant que chercheur ayant travaillé à la fois sur des thématiques du Nord et des thématiques plus spécifiques au Sud est alors la suivante : la co-régulation internationale de la question sanitaire se doit d’être proactive au sens où elle doit veiller à ce que les filières domestiques du Sud profitent des progrès enregistrés dans les pays développés en matière de bonnes pratiques de production et du management de la qualité.
1 Économiste à l’INRA et spécialiste des questions de la qualité alimentaire et de la sécurité sanitaire. Ses travaux portent sur la régulation des filières et le rôle des normes et standards dans les politiques alimentaires et nutritionnelles. Il est membre du laboratoire ALISS (Alimentation et sciences sociales). Auteur de plusieurs articles académiques sur ces sujets, il a coordonné un projet national (ORFIQUAD, Agence française de développement) et européen (SAFEMED, ARIMNET) sur ces questions. Il a par ailleurs coédité trois ouvrages sur la question dont, récemment, un ouvrage paru en 2014 aux éditions Hermès (Sécurité des aliments, commerce et développement. État des lieux, analyses économiques et points de vue des acteurs) et un autre en 2015 aux éditions Springer (Food Safety, Market Organization, Trade and Development).
2 Chercheur en sciences sociales (socio-économie) au Cirad. Membre de l’UMR Moisa, il est spécialisé dans l’étude des normes volontaires de durabilité et des dispositifs de certification. Il est actuellement chercheur collaborateur du Centre de développement durable de l’Université de Brasilia (UnB) et professeur visitant à l’Université fédérale du Maranhão (UFMA). Il a, entre autres, contribué à un ouvrage de référence sur les normes de durabilité (Normaliser au nom du développement durable / Djama M. et al. (éd.), 2012, QUÆ), et co-écrit un chapitre consacré aux normes et leurs rôles dans l’insertion dans les marchés internationaux in Sustainable Development and Tropical Agri-chains / Biénabe E., Rival A., Loeillet D. (éd.), 2017, Springer / QUÆ).
3 Pour une vision plus approfondie sur la perception des acteurs, on peut se référer à l’ouvrage de Hammoudi et al. (2014) cité plus haut. L’ouvrage donne, en effet, la parole à la fois à des chercheurs et à des opérateurs privés (syndicat d’importateurs, certificateurs, etc.) et à des institutionnels (OMC, FAO, ONG) et permet de croiser les perceptions et les analyses touchant à cette problématique.