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Classiques Garnier

Changement climatique, enjeux agricoles et défis alimentaires Interview de Lahcen Kenny (IAV Hassan II-Agadir) et Jean-Marc Touzard (INRA Montpellier)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
    2017, n° 2
    . varia
  • Auteur : Cheriet (Foued)
  • Pages : 271 à 277
  • Revue : Systèmes alimentaires
  • Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
  • EAN : 9782406071969
  • ISBN : 978-2-406-07196-9
  • ISSN : 2555-0411
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07196-9.p.0271
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/11/2017
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Changement climatique,
enjeux agricoles
et défis alimentaires

Interview de Lahcen Kenny (IAV Hassan II-Agadir)
et Jean-Marc Touzard (INRA Montpellier)

Pour inaugurer cette nouvelle rubrique de la revue Systèmes Alimentaires-Food Systems (SAFS), nous nous sommes intéressés à une thématique capitale pour les systèmes alimentaires (SA) : les enjeux agricoles et les défis alimentaires du changement climatique (CC) tels que perçus par Jean-Marc Touzard1 (INRA Montpellier) et Lahcen Kenny2 (IAV Hassan II-Agadir). Ils ont bien voulu répondre librement aux questions qui leur ont été adressées. Leurs analyses lucides et sans complaisance permettent de pointer du doigt les enjeux majeurs tant en termes de pratiques agricoles et de modèles alimentaires que de politiques publiques. Ci-dessous, la synthèse de leurs réponses.

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Foued Cheriet  : Quels regards sont portés à la thématique du changement climatique et de ses effets dans les recherches sur les systèmes alimentaires ?

Jean-Marc Touzard : La question du changement climatique (CC) a dabord été abordée à deux niveaux, lagriculture et les chaînes de valeurs, et pour évaluer soit ses impacts (sur les rendements, les volumes produits), soit les émissions de gaz à effets de serre (GES) qui y contribuent (émissions agricoles et analyse de cycle de vie). Ces travaux ne concernaient donc que certaines composantes des systèmes alimentaires (SA) et étaient avant tout « évaluatifs », ne prenant pas en compte les solutions pour la mitigation ou ladaptation au CC. La prise en compte du CC dans les travaux sur les SA est donc relativement récente, liée à six facteurs : 1) la considération croissante du rôle des consommateurs, de leurs régimes alimentaires ; 2) les liens établis avec la question du gaspillage alimentaire, qui se joue à toutes les étapes du système alimentaire ; 3) la prise en compte croissante des liens entre CC et sécurité alimentaire ou risque sur les marchés, dans les filières, notamment suite à la crise de 2007 ; 4) le développement de travaux sur les « systèmes alimentaires durables » relançant les recherches sur les SA et intégrant le CC comme une composante de la durabilité, au moins pour les émissions de GES ; 5) la montée de la question de ladaptation au CC pour lagriculture ; 6) la dimension politique de lagriculture et de lalimentation dans les négociations sur le CC à partir de COP21, le système alimentaire étant à la fois le plus impacté et le plus émetteur.

Les SA saffirment donc comme une des entrées importantes pour évaluer les effets du CC et coordonner les solutions. La question est partout pointée depuis 2 ou 3 ans (conférences internationales, projets européens, programmes nationaux). Cest un des enjeux qui relancent cette approche, car lapproche par les SA permet de saisir les interactions entre différents impacts et solutions, portées par les interactions entre activités qui concourent à nourrir une population.

Lahcen Kenny : Cest une thématique que les scientifiques commencent à peine à effleurer au Sud comme au Nord, mais elle est appelée à connaître un essor grandissant dans les années futures. Au Sud, cette question reste reléguée au second plan dans les agendas de recherche, essentiellement par manque de moyens et de sensibilisation auprès 273des enseignants, des chercheurs et des étudiants, mais elle est quand même traitée de façon indirecte dans bon nombre de programmes de recherche abordant la durabilité des systèmes agricoles et alimentaires (SAA). Les quelques études publiées en la matière restent concentrées sur le diagnostic, la prospective et la théorisation des effets du changement climatique sur les SAA. Peu de programmes traitent de solutions datténuation adaptées aux chaînes alimentaires spécifiques aux pays du Sud. Par exemple, certains pays regorgent de produits de terroirs typiques, mais il y a peu de recherches sur le rôle de ces terroirs et de lapproche territoriale dans la lutte contre les changements climatiques.

F. C. : Quels sont les défis agricoles et les enjeux alimentaires spécifiques aux pays du Nord et du Sud liés au changement climatique ?

L. K. : Ils sont nombreux, les plus saillants portent sur la gouvernance, linnovation et le partenariat. La lutte contre le changement climatique dans les pays du Sud passera nécessairement par la mise en place dun système de gouvernance susceptible de faciliter lintégration de la composante changement climatique dans les plans de développement nationaux et locaux. À ce titre, des expériences encourageantes dans la mobilisation et la gestion des fonds internationaux, avec un mode opératoire différent du mode habituel, commencent à émerger dans bon nombre de pays africains. Le second défi est celui de linnovation : à des problèmes complexes, il faut des solutions complexes, doù la nécessité et le besoin pour des approches innovantes en termes de recherche. Enfin, un partenariat tous azimuts (public-privé, partenariat international, multinational, etc.) est plus quune nécessité, cest une obligation pour relever le défi de consolidation des efforts des États avec le secteur privé, la société civile, les organisations internationales et les bailleurs de fonds.

J.-M. T. : Les impacts observés et simulés, les défis observés concernent plusieurs dimensions qui sont liées. Les connaissances sur les liens entre CC et agriculture, encore débattues pour certaines, et dépendantes de scénarios climatiques, renvoient à une remise en cause de lensemble des fonctions et fonctionnements de ce secteur : maintenir/accroître les rendements et disponibilités alimentaires, en particulier sur les principales cultures alimentaires, mais aussi sur les productions fourragères ; gérer 274lévolution des qualités des produits, également impactées par le CC ; gérer les variations de production (volume et qualité), liées à laccentuation des variations et risques climatiques : variations entre années climatiques, mais aussi intensités dévénements pouvant accentuer des pertes de récolte ; faire face à des effets possibles sur des maladies et ravageurs des cultures ; faire face à des modifications des milieux, sols, paysages, écosystèmes, qualité et quantité de leau disponible3… ; en sens inverse, anticiper lévolution possible des services rendus par lagriculture et la forêt, impactés par le CC, à la fois à léchelle locale (incendie, inondation, biodiversité, paysagère) et globale (fixation carbone et réduction GES en particulier) ; prendre en compte, en conséquence, des changements dusage des sols, des relocalisations importantes de cultures et des forêts, à la fois dans des stratégies réactives ou plus anticipatives et organisées.

Tous ces enjeux socio-économiques de lagriculture face au CC se construisent autour dun débat politique largement alimenté par les scientifiques. Mais quel est son niveau dautonomie par rapport à dautres enjeux comme la biodiversité, la sécurité alimentaire, la santé, lénergie, lexclusion sociale ? Le CC est-il une composante, un révélateur, un amplificateur ou même le socle dune crise globale de lagriculture et de ses transitions ? À quel horizon peut-on construire cet enjeu ? Est-il avant tout un discours habillant les différentes positions (et intérêts) dacteurs sur linnovation, la définition de « bonnes pratiques » et les formes dagriculture ou bien est-il le fondement dun nouveau paradigme agricole, de nouvelles concurrences, dune nouvelle façon de considérer lagriculture (débat sur Climate Smart Agriculture) ? En tout état de cause, les enjeux socio-économiques du CC pour lagriculture sont multiples et systémiques, invitant à développer les travaux sur les SA.

F. C. : Quelles seraient vos préconisations en termes de politiques publiques (recherche, environnement, agriculture et alimentation) ?

L. K. : Étant donné que la grande majorité des acteurs dans les chaînes agricoles alimentaires des pays du Sud sont des petits agriculteurs à lamont et des petites et moyennes entreprises à laval, lenjeu serait 275ici de changer de paradigme en termes de financement, subventions, assistance, aide et formation pour aller vers des systèmes qui appuient et reconnaissent lintégration de la composante changement climatique dans les modèles de développement. Le second enjeu serait de concilier latténuation des effets du réchauffement climatique avec la durabilité. Il sagit dun défi majeur pour les SAA dans la mesure où certaines pratiques datténuation peuvent ne pas être durables et vice versa. Enfin, les rapports émanant de la COP 21 et de la COP 22 soulignent limportance des forêts et des parcours dans latténuation des changements climatiques, mais ces espaces ont aussi un rôle prépondérant dans les systèmes alimentaires des pays du Sud. Concilier la gestion des parcours et des forêts comme pool de séquestration de carbone et comme source dalimentation des populations du Sud constitue également un enjeu de taille.

J.-M. T. : Bien sûr, dabord renforcer les mesures pour réduire les émissions de GES, mais en même temps prendre dautres mesures pour limiter les impacts et favoriser ladaptation. Les SA sont une entrée à développer pour ces 3 grands objectifs politiques, à considérer à différentes échelles de laction politique.

Dabord dans le cadre de la PAC : renforcer le verdissement avec des mesures plus fortes ciblées CC et adaptations techniques : développement des légumineuses (crucial !), réduction des labours, maintien des prairies, réduction des pesticides et des engrais de synthèse, amendements organiques, méthanisation, rotations culturales, etc. ; prendre des mesures visant à réduire les risques (information climatique, gestion de leau avec petits ouvrages, diversification…) ou à les compenser (assurances, mutualisations…) y compris par une approche globale de la sécurité alimentaire ; et sans doute (à discuter) engager une démarche de décroissance de la production et de la consommation des produits dorigine animale. Ensuite, au niveau national (filières) et régional : idem avec des enjeux plus spécifiques, relevant de limportance de linnovation dans les SA (clusters), de la définition de stratégies collectives, de la connaissance du CC, prospectives, et de lanalyse des liens entre agriculture/CC et les autres enjeux (environnement, énergie…). Enfin, au niveau local (collectivités urbaines ou de communes, syndicats de producteurs sous appellation dorigine protégée (AOP), gestion dun bassin versant ou 276hydraulique, parcs nationaux régionaux, etc.). Il sagit dun niveau clé où se jouent ladaptation, la relocalisation dune partie des activités, le réexamen des conditions dévolution du climat en lien avec sols et écosystèmes. On a là une opportunité pour les politiques locales en favorisant lémergence dactions collectives à cette échelle autour de lagriculture et de lalimentation (donc du SA), avec une large redéfinition des pratiques.

F. C. : Des questions importantes à mettre en priorité dans l agenda des recherches futures ?

J.-M. T. : En effectuant un recensement des questions de recherche sur le changement climatique et les systèmes alimentaires, jai été amené à classer ces questions en deux groupes selon les enjeux politiques auxquels lenjeu scientifique est associé.

Le premier groupe rassemble des questions scientifiques qui sont établies, largement partagées et généralement peu controversées. Elles renvoient plutôt à la production de connaissances génériques pour mieux comprendre les liens entre systèmes alimentaires et changement climatique : approfondir les connaissances des impacts du CC (température, stress hydrique, CO2…) et les interactions entre ces entités et les modèles des productions agricoles (rendement et qualité des produits) ; améliorer les modèles climatiques, agronomiques, économiques qui sont utilisés pour simuler les effets du CC ; réorienter la création/sélection variétale (plante, animaux) en tenant compte de lenjeu climatique ; étudier comment le CC modifie les liens entre plantes ou animaux et les bio-agresseurs (maladies, insectes, champignons, leurs vecteurs, prédateurs…) ; approfondir lanalyse et la gestion des risques, de leurs combinaisons (événements extrêmes, variabilité climatique accrue) ; développer des approches globales à léchelle de filières, territoires ou systèmes alimentaires, en intégrant analyse dimpact du CC (sur lensemble de la filière), évaluation dimpact carbone de la filière et analyse de solutions pour la mitigation et pour ladaptation (approche coût-bénéfice de différentes options…).

Le deuxième groupe réunit des thématiques « chaudes », souvent controversées ou qui mettent en tension chercheurs, acteurs économiques, citoyens/consommateurs. Ici, sont énumérées les principales questions/enjeux auxquelles se rapportent ces thématiques :

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Quelle place pour lélevage et les produits dorigine animale ?

La gestion du sol : solution miracle ?

Lagriculture perdante ou gagnante dans les conflits dusage sur leau ?

Le climat face à la confrontation de modèles agroalimentaires ?

Lalimentation comme levier final pour latténuation ?

Le changement climatique et la souveraineté alimentaire ?

Quelles innovations pour la Climate Smart Agriculture (CSA) ?

Quelles connaissances et quelle recherche, pour qui et avec qui ?

Quelles politiques publiques ?

L. K. : Trois priorités pour un atteindre un double objectif stratégique : lutter contre le changement climatique tout en inscrivant les systèmes agricoles et alimentaires dans la durabilité : intensifier et approfondir la recherche sur le Nexus eau-énergie qui simpose comme un facteur déterminant pour la majorité des systèmes agricoles alimentaires dans les pays du Sud. Léconomie deau et dénergie et la gestion durable de ces deux ressources constituent un passage obligé pour atteindre lobjectif suscité ; valoriser les déchets agricoles et alimentaires peut également contribuer à concilier la séquestration avec la durabilité au sens écologique et économique du terme ; assurer laccès aux terres agricoles et la gestion agro-technique et agroécologique des sols sont deux éléments qui conditionnent de plus en plus les politiques agricoles et alimentaires ainsi que la lutte contre le changement climatique dans les pays du Sud.

1 Directeur de recherche et spécialiste des questions dinnovations alimentaires et de changement climatique, il assure la coordination du projet LACCAVE (adaptation au changement climatique dans le secteur de la vigne et du vin). Il est aussi membre de la cellule de coordination du méta-programme ACCAF, du projet européen Climate Smart Agriculture Booster et du groupe AllenVi « système alimentaire et changement climatique ».

2 Professeur dhorticulture, spécialiste des questions dagriculture biologique au Maroc. Auteur de plusieurs ouvrages et darticles scientifiques, il a mené de nombreux travaux sur la biodiversité et les effets du changement climatique sur lagriculture marocaine. Il a animé un atelier dédié à ces questions lors de la COP 22 qui sest déroulée à Marrakech en 2016.

3 Pour une analyse complémentaire des enjeux alimentaires et de la gestion de leau, cf. Benoit G. (2016), « Sécurité alimentaire et climat au xxie siècle : eaux bleues, eaux vertes et sols », Futuribles, no 413, juillet-août, p. 5-28.