Préface Une histoire inachevée
- Publication type: Book chapter
- Book: Traduire le Livre de Jonas. De Lefèvre d’Étaples à la version révisée de Genève (1530-1588)
- Pages: 13 to 15
- Collection: Renaissance Library, n° 22
- Series: 2
PRÉFACE
Une histoire inachevée
Il fallait bien qu’un médecin, comme l’auteur du livre qu’on va lire, renouât avec les ambitions de l’humanisme de la Renaissance. En ces temps-là, on ne se passait jamais de philologie, ni pour comprendre le monde, ni pour comprendre l’homme, ni pour scruter les mécanismes du vivant. Marie-France Monge-Strauss, en reprenant l’étude des langues de la Bible après sa carrière de médecin hospitalier, allait s’inscrire pleinement dans la lignée des humanistes qu’elle avait fréquentés tout au long de ses années d’activité professionnelle, pour le plaisir de lire et le devoir de penser. L’auteur avait, des décennies durant, scruté les mystères du cerveau humain, ses fantaisies et ses dysfonctionnements dramatiques. Convaincue de la part nécessaire des Lettres dans la constitution de tout savoir, elle revenait au texte par une voie tout humaniste elle aussi : l’examen des traductions d’un livre biblique, celui de Jonas, durant une période charnière, la Renaissance, où le vernaculaire ayant définitivement gagné ses lettres de noblesse, les érudits rêvaient de faire résonner la Parole de Dieu dans toutes les langues de Babel.
Autant que le texte biblique, sa traduction reste un mystère. Que le traducteur soit « ouvrier de talent ou créateur de génie1 », il sait que les mots qu’il aligne dans la langue-cible ne disent jamais toute la substance du texte auquel il s’est confronté avec ferveur. L’étude littéraire ne consiste jamais qu’à scruter l’épaisseur d’un mystère.
Parce qu’elle est médecin, et donc formée aux méthodes scientifiques, Marie-France Monge-Strauss allait travailler en scientifique. Mettre sa culture spécifique au service d’un examen des traductions d’un livre de Bible supposait l’invention d’une méthode : c’est celle-ci qu’on va découvrir maintenant. Confronter des versions d’un même texte, les passer au crible du mot-à-mot et du commentaire philologique le plus exigeant pour examiner les variantes de traduction et leur signification, d’un auteur à l’autre – parmi lesquels Lefèvre d’Étaples, Olivetan, 14Nicolas de Leuze, Sébastien Castellion, et René Benoist − tel est l’enjeu du présent travail. L’analyse qui démonte le texte mot à mot constitue en soi un utile outil de travail. Mais le livre propose aussi une synthèse qui met en lumière les acquis de la recherche. Peu à peu, le livre de Marie-France Monge-Strauss convainc son lecteur et le fait entrer en terre de certitude. Les partis-pris des traducteurs apparaissent désormais en pleine lumière : l’analyse éclaire les principes des translateurs non par intuition, mais au terme d’une démonstration indiscutable.Le caractère prospectif de la méthode ici mise en œuvre, que j’envisageais d’abord, comme directrice de ce doctorat, avec une curiosité tout intellectuelle, porte du fruit, au-delà de la démarche elle-même.
Certes, le travail est aride, comme la terre que le soleil brûla de ses rayons ardents, où Jonas vit se dessécher son quicajon. De cette aridité même jaillit un peu de lumière, comme de l’énigmatique livre de Jonas, que la culture contemporaine commune associe aujourd’hui presque exclusivement à des fantasmes de retour au sein maternel. Les livres d’enfant donnent à la « baleine » − piètre traduction d’un mot qui s’échappe dans le texte-source2 et nage d’un genre à l’autre − une figure bonasse et souriante. Pourtant, la plongée dans le ventre de la bête ressemble plus à une descente dans un abîme terrifiant qu’à un retour pacifié au sein maternel. Sébastien Castellion l’avait bien vu, dès ses jeunes années, quand il composa le Jonas propheta, poème puisant aux sources virgiliennes. Dans les vers qu’il consacre à l’épisode de Jon 2, surgissent des images de mort très concrètes qui transforment en tombeau, ou pour le dire mieux, en sarcophage,les images poétiques du gouffre déclinées dans le cantique des versets 3-10.
Jonas, en effet, est inquiétant. Plus que l’aventureux voyageur qui s’enfuit aux confins du monde pour fuir la Face de YHWH, plus que l’adolescent, l’« homme infantile3 » s’épuisant à la contestation permanente, le jamais content éruptif, Yona − « dépouillé de son /s/ postiche final4 » − dont le nom curieusement signifie colombe est le prophète paradoxal par excellence. En Gn 8, 8, le signe de la colombe portant le rameau d’olivier est un des signes de l’Alliance entre YHWH et l’humanité. Yona devrait, en bonne logique, signifier le salut proposé à l’humanité. Mais le prophète, comme l’Adam de la Genèse, détale à toutes jambes quand YHWH lui demande d’avertir Ninive. Même sa mort symbolique 15dans le ventre du gros poisson et l’admirable cantique qui sort de sa bouche ne sont pas une garantie de sa régénération intégrale. S’il consent à avertir Ninive, il conçoit dépit de sa repentance, au point de déclarer que « mieux me vaut la mort que la vie » (Jon 3, 4).
Et pourtant, il a bien fait son office de prophète ; sa parole a été efficace : il n’a pas traversé Ninive entière qu’elle s’est déjà convertie. La lecture de Gershom Scholem propose la réduction de cette contradiction : « Jonas veut voir confondues la prophétie et l’historiographie. La prédication de l’avenir ne doit pas être différente de celle du passé5 ». De fait, la conversion de Ninive annihile l’annonce prophétique. Mais YHWH se situe « du point de vue de la justice6 » et non du droit, comme Jonas, qui a – nécessairement − la vue plus courte. Le signe du quicajon rongé par le vers devrait le faire entrer dans la perspective divine. Au contraire : Jonas reste en suspens (certes, comme la justice de YHWH qui ne procède pas à l’exécution d’une sentence définitive). Le voici abandonné à l’orient de Ninive (4, 4), dans un non-lieu où il reçoit une question de YHWH : « Ne dois-je pas bien tenir compte d’une si grande ville qu’est Ninive, en laquelle y a plus de six-vingt mille hommes qui ne sauraient connaître leur main droite d’avec la gauche, et tant de bestial ? » (Jon 4, 11) La réponse va de soi ; mais il y a question. Le mot de la fin est une interrogation. Et si allait surgir du blanc de la page la réponse de Jonas ? En dépit de sa clôture, le texte biblique appelle le commentaire qui relance les questions. N’est-ce pas aussi au lecteur, cet autre Jonas, assumant lui aussi paradoxes et faux-fuyants, que s’adresse la question proférée par la bouche de YHWH ?
Ce déconcertant conte de trois pages, je l’ai relu à la lumière des analyses scientifiques de Marie-France Monge-Strauss et à l’école des traducteurs de la Renaissance. Son style dépouillé interdit le faux-semblant et les mauvaises bonnes raisons que l’esprit s’ingénie à dénicher quand il s’agit de regarder les autres, modernes ninivites,pour y voir un péril menaçant notre être-soi, et en conséquence, leur interdire existence dans leur être-soi. Jonas est de tout temps. Jonas est d’aujourd’hui. Merci à Marie-France Monge-Strauss de nous le faire redécouvrir.
Marie-Christine Gomez-Géraud
Université de Paris Nanterre
1 Voir l’introduction de cet ouvrage, p. 21.
2 Voir p. 323 l’analyse qu’en fait Marie-France Monge-Strauss.
3 Gershom Scholem, Sur Jonas, les lamentations et le judaïsme, Paris, Bayard, p. 17.
4 Henri Meschonnic, Jona et le signifiant errant, Paris, Gallimard, 1981, p. 46.
5 Gershom Scholem, op. cit., p. 38.
6 Ibid.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-07281-2
- EAN: 9782406072812
- ISSN: 2114-1223
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07281-2.p.0013
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-15-2020
- Language: French