Comptes rendus
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue européenne de recherches sur la poésie
2018, n° 4. varia - Authors: Dotoli (Giovanni), Duclos (Michèle), Frosin (Constantin), Leopizzi (Marcella), Selvaggio (Mario), Devincenzo (Giovanna), Cavallini (Concetta)
- Pages: 239 to 264
- Journal: European Journal of Poetry Research
Michèle Clément, Une poétique de crise. Poètes baroques et mystiques (1570-1660), Paris, Classiques Garnier, 2018, « Bibliothèque de la Renaissance ».
C’est la réédition bienvenue du livre portant ce même titre paru en 1996, dans la collection « Bibliothèque littéraire de la Renaissance » dirigée par Claude Blum. L’auteur, professeur de littérature française du xvie siècle à l’Université de Lyon II, est bien connue pour ses recherches sur cette période, notamment : Le Cynisme à la Renaissance (Genève 2005), L’Émergence littéraire des femmes à Lyon à la Renaissance (Saint-Étienne 2008), Étienne Dolet. 1509-2009 (Genève 2012), édition de La Gélodacrye de Jacques Grevin, Les Chansons spirituelles de Marguerite de Navarre, et Microcosme de Maurice Scève.
L’ouvrage s’ouvre par une citation extraordinaire de Sponde : « Où t’arresteras-tu, mon Ame ? où trouveras-tu ceste grandeur infinie que tu cherches ? Sortons du monde, car elle n’y est point. Le commencement du monde est desjà une limitation du monde, et sa forme une autre » (Méditation sur le psaume XLVIII). On est déjà au cœur de ce livre. Le baroque, longtemps si mal compris en France avant les années 1960, prend le chemin correct de la mystique. Religion, baroque, mystique sur la même lignée, dans les textes, où tout se fait universel et communication.
Il y a une « coïncidence entre l’apogée de la littérature mystique et le développement de l’ère baroque à la fin du xvie siècle et au début du xviie, de même qu’il y a coïncidence entre les aires des deux phénomènes, à savoir la vieille Europe de l’Ouest : Portugal, Espagne, France, Italie et pays rhéno-flamands » (p. 9-10).
Baroque et mystique apparaissent comme en relation continue, ont des points communs, surtout dans la poésie, objet de cette recherche. La poésie mystique devient un accès privilégié du baroque, dont la notion est de nos temps un peu en crise. L’archéologie du savoir de Michel Foucault aide à aller loin. Le corpus examiné concerne les poètes : Chassignet, Sponde, Chandieu, La Ceppède, Pierre de Croix, Lazare 240de Selve, Hopil, Auvray, Martial de Brives et Zacharie de Vitré, un groupe suffisant et maîtrisable pour définir une méthode et confirmer une belle hypothèse.
On ne pourra plus étudier la poésie française entre 1570 et 1660, sans tenir compte des propositions fascinantes de Michèle Clément.
Giovanni Dotoli
Université de Bari Aldo Moro
Cours de Civilisation française
de la Sorbonne
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Hélène Fiesqui, anthologie, dossier et notes réalisés par, Combats du 20e siècle en poésie, lecture d’image par Sophie Barthélemy, Paris, Folio Plus Classiques, 2015, 262 p., « Anthologie ».
L’auteur fixe quelques questions centrales de l’engagement des poètes au xxe siècle : la guerre de 1914-1918, l’engagement communiste, la seconde guerre mondiale, la négritude.
Les poèmes choisis appartiennent à : Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars, Louis Aragon, Jacques Prévert, Max Jacob, Pierre Jean Jouve, Paul Éluard, Louis Aragon, Henri Michaux, Jean Tardieu, René Char, Paul Éluard, Pierre Emmanuel, Paul Valet, Eugène Guillevic, Georges Perros, Léon Laleau, Léon-Gontran Damas, Aimé Césaire, Jacques Roumain, Léopold Sédar Senghor, David Diop.
Le dossier du livre concerne l’analyse de Les Constructeurs du peintre Fernand Léger (1950), la poésie engagée, l’écrivain à sa table de travail, la guerre d’Espagne, l’engagement en prose.
241C’est un petit livre très utile pour les étudiants et pour comprendre ce qui s’est vraiment passé en un siècle qui a vu le carnage de deux horribles guerres mondiales.
Contre l’oubli et la tendance à la réduction des événements, voilà des textes qui nous induisent à réfléchir, à aimer les luttes des poètes, qui ne sont pas des gens la tête en l’air, mais très souvent des modèles de vertu engagée.
Giovanni Dotoli
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Eva Kushner, Pontus de Tyard et son œuvre poétique, Paris, Classiques Garnier, 2018, « Bibliothèque de la Renaissance ».
C’est la réédition bien attendue du livre portant ce même titre paru en 2001, dans la collection « Bibliothèque littéraire de la Renaissance », dirigée par Claude Blum. Eva Kushner, professeur de littérature française et comparée à l’Université de Toronto, est l’auteur de nombreuses études sur Pontus de Tyard et sur le dialogue à la Renaissance. Elle dirige l’édition critique des Œuvres complètes de Tyard à paraître aux Classiques Garnier et la série « Renaissance » de l’Histoire comparée des littératures de langues européennes.
Nous sommes face à une recherche de grande importance pour situer Pontus de Tyard (1521-1605) en son temps. La plupart des études le place uniquement dans la perspective de la Pléiade, dont il fait partie, de son rôle de pont entre Lyon et Paris, de son pétrarquisme et de son platonisme. Sa personnalité poétique est presque partout absente. Aucune grande thèse avant ce livre. Le personnage épouvante-t-il pour sa profondeur, ses œuvres, le panorama vaste qu’il touche ?
242Eva Kushner analyse toute étude d’avant, surtout celles de Jean Baillou, de mon ancien ami Silvio Baridon, de Kathleen Hall, John A. McClelland et John C. Lapp, et profite avec attention de l’édition précédente de quelques œuvres, les Discours philosophiques, Les erreurs amoureuses, le Premier et le Second curieux. Mais on n’avait pas de synthèse. Ce livre est une synthèse heureuse, entre textes, biographie, documents souvent inédits et contextes.
La notion elle-même de Pléiade va changer, en s’enrichissant. Ce qui compte pour l’auteur c’est justement « l’individualité de notre poète » (p. 7), sur la lignée du modèle de Verdun-L. Saulnier, et la direction sage et précise de Robert Aulotte. Pierre de Ronsard et Joachim Du Bellay en gagnent.
Pontus de Tyard se révèle comme un grand poète et un grand philosophe, lié à la science de son temps. L’horizon historique aide l’auteur à compléter le cadre. Et voici « de nouveaux champs de découverte à mesure que les horizons des études portant sur la Renaissance s’élargissaient en direction de l’interdisciplinarité et de l’internationalité » (p. 8). La Contre-Réforme elle aussi prend une autre lumière.
Après une biographie précise – la première –, tout s’unifie autour d’une œuvre originale ayant une « spécificité esthétique » (p. 9), dans l’unité totale des textes.
Giovanni Dotoli
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Gérard Pirlot, La colère de Rimbaud. Le chagrin d’Arthur, Paris, Imago, 2018, 414 p.
L’auteur de ce livre est un psychanalyste, un pédopsychiatre et un professeur de psychopathologie à l’Université de Toulouse. Il avait donc 243toutes les qualités pour aller à la recherche de la colère et du chagrin d’Arthur Rimbaud, ce poète qui est devenu le mythe de toute la poésie, des jeunes de toute terre, et d’une façon d’affronter la vie en lutteur d’idéal.
Rimbaud apparaît comme « l’orbe d’un destin » (p. 7-32), le jeune du parti pris, le subversif né, l’être de la colère. Le chagrin d’enfance va tout conduire. L’innocence sera volée. La relation d’absence avec le père assume toute son importance. Le poète se fait des fantasmes. Il vit en un monde fantasmatique.
Le regard de l’écolier est en colère. Les fugues sont la vie, vers les chemins des sublimations. Le trauma de la puberté va inonder le cœur et le corps de Rimbaud. Il est en conflit avec le monde et avec soi-même. Le vagabondage est la solution, avec l’érotisation de la pensée, la révolte sociale, un moi qui se démarque des autres, les voyances sublimes, le refus du réel, les heurs et malheurs de la bisexualité.
Sexe, drogue et création poétique sur la même lignée. Il faut réinventer l’amour ! Tout est combat infini et inédit. Les conflits inondent la poésie. Les voix intérieures sont polyphoniques comme la vie. Les voix psychiques parlent la langue de la poésie nouvelle.
Mais la rupture est aux aguets. Et c’est les voyages vers l’impossible. « Marcher, négocier, explorer, la peur au ventre » et « fatigue, dépression et ennui africains » (p. 265-276). Les deuils s’accumulent. L’Afrique est une saison en enfer. L’impasse existentielle est là. Et tout se fait agonie et « éclat létal de l’idéal » (p. 303). « Posséder la vérité dans une âme et un corps » (p. 316), c’est le seul but possible.
Un livre à lire avec la plus grande attention, sur le fil d’un projet important et d’une lecture de l’âme et de la poésie d’Arthur Rimbaud.
Giovanni Dotoli
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Yalla Seddiki, Rimbaud is Rimbaud is Rimbaud is Rimbaud. Rien de nouveau chez Rimbaud, Paris, Non Lieu, 2018, 262 p.
Yalla Seddiki est docteur en Lettres modernes de l’Université Paris IV-Sorbonne. Sa thèse, qui est à l’origine de ce livre, est le fruit de la collaboration avec l’un des plus grands rimbaldiens au monde, Pierre Brunel.
L’auteur affronte l’une des questions cruciales de la biographie d’Arthur Rimbaud : celle de l’auteur ‘réel’ des Illuminations. C’est une question qui revient de temps à autre. La critique se demande souvent qui est le véritable auteur de ce chef-d’œuvre. Est-ce vraiment Rimbaud ? Ou c’est le poète Germain Nouveau ? S’agirait-il d’une « grossière erreur » ? De lecture des documents, des textes, de la biographie du trio Rimbaud-Nouveau-Verlaine ?
Arthur Rimbaud serait-il le simple « scribe » des Illuminations ? L’auteur, le seul, le vrai, serait-il le grand poète Germain Nouveau, un immense auteur que la critique a injustement sous-estimé ?
Yalla Seddiki est un maître de lecture documentée, en profondeur. Sous la direction sage et compétente de Pierre Brunel, il affronte toutes les exégèses précédentes, toute déclaration et tout commentaire qui voudraient déposséder Rimbaud de son chef-d’œuvre.
La critique ponctuelle des favorables à l’attribution des Illuminations à Germain Nouveau porte à une conclusion précise et inattaquable : la philologie, la correspondance, les textes eux-mêmes – surtout – portent à la seule conclusion possible : « Rimbaud is Rimbaud ». À partir de ce livre, il sera difficile de retourner sur ce sujet. Germain Nouveau reste un immense poète, mais ce n’est pas Rimbaud. Il y a un seul Rimbaud, le vrai : Arthur. Les surréalistes à la Breton et à l’Aragon, qui penchent du côté de Nouveau, ont tort.
Giovanni Dotoli
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Jean-Luc Steinmetz, Le Paris de Rimbaud, Paris, Éditions Alexandrines, 2018, 124 p., « Le Paris des écrivains ».
L’auteur de ce livre est un rimbaldien de fer. Poète lui-même de grande qualité, auteur des livres Arthur Rimbaud. Une question de présence (1991), Les femmes de Rimbaud (2004), L’autre saison (2013), et éditeur des Œuvres complètes d’Arthur Rimbaud chez Garnier-Flammarion, 1989, réédition 2010, et de la Correspondance (2015), il avait toute qualité pour nous présenter un Rimbaud parisien, dans cette belle collection où ont déjà paru les Paris de Jean Cocteau, Alexandre Dumas, Jacques Prévert, Marcel Proust, Jean-Paul Sartre, Honoré de Balzac, Molière, Victor Hugo, Émile Zola, Charles Baudelaire, Louis-Ferdinand Céline, Blaise Cendrars, Gérard de Nerval, Colette, etc.
Arthur Rimbaud est en bonne et belle compagnie, mais son Paris est autre. C’est le Paris de la fugue, du poète nomade et de « l’homme aux semelles devant » (p. 101). C’est dans la capitale que l’auteur d’Une saison en enfer passe une période cruciale, de 1870 à 1873. « Parisien temporaire », il va à droite et à gauche présenter ses poèmes révolutionnaires, fréquente les lieux de la poésie nouvelle, vit en de nombreux gîtes occasionnels, à un moment fondamental de l’histoire de France.
Le pays est occupé, la Commune montre toute sa cruauté, la Troisième République vient de naître, de façon houleuse. Arthur Rimbaud est le poète de l’avenir. Il crie au vent de Paris sa poésie, fréquente cafés et cercles, entre autres les Vilains-Bonhommes et les Zutistes.
C’est un jeune à la recherche de sa vie, insupportable avec la plupart des gens qu’il rencontre, notamment avec Charles Cros et Paul Verlaine lui-même. Rimbaud est un flâneur tragique de Paris. Il déambule partout, tente de vivre, « mal nourri, mal logé » (quatrième de couverture), en écrivant « certains de ses plus étonnants poèmes ». De Bastille à Saint-Michel, de la rue des Beaux-Arts au passage Choiseul, du Palais-Royal à Saint-Sulpice, le voilà par brasseries et gares, jardins et hôtels, musées et théâtres. Et bien sûr, il fréquente le passage de l’Enfer et la rue d’Enfer.
246Un petit livre passionnant qui se lit comme un roman.
Giovanni Dotoli
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Jean-Michel Maulpoix, Les 100 mots de la poésie, Paris, Presses Universitaires de France, 2018, 128 p., « Que sais ? ».
Jean-Michel Maulpoix est la personne juste pour ce type de livre. Il est grand poète et grand universitaire. Son dernier recueil de poèmes, L’hirondelle rouge (2017), a reçu le prix Alain-Bosquet et Roger-Kowalski. Ses réflexions sur la poésie sont extrêmement importantes. Il a aussi fondé en 1984 le revue « Recueil », rebaptisée « Le Nouveau Recueil », en 1995, depuis 2008 revue en ligne, contenant des articles courts, essais de critique ou textes de création, avec l’intervention bienvenue aussi des lecteurs.
L’auteur a tout à fait raison, en affirmant en quatrième de couverture qu’« irréductible à une définition simple, la poésie peut être appréhendée à partir d’une constellation de mots qui l’éclairent par facettes, des mots qui sont la chair même du poème ».
Les cent mots essentiels de la poésie vont, par ordre alphabétique, de acte à voix. Quelques exemples : pour la lettre O, obscurité, ode, on, Orphée, pour la lettre P, paysage, performance, poème, poète, prose poétique / poème en prose, pour la lettre I, idéal, identité, ignorance, image, inspiration, intensité.
Pour confirmer que le champ de la poésie est presque le même pour tout poète, je rappellerai que la plupart des mots choisis par l’auteur coïncident avec les entrées de mon Dictionnaire des citations de mon cœur. On trouvera bien sûr des mots-clefs, qui depuis la nuit des temps sont 247au cœur de la poésie : amour, beauté, fenêtre, langue, mémoire, rêve, rythme, silence, vie. Et aussi la surprise d’un verbe, faire, de deux adverbes, dedans et dehors, et d’un adjectif, céleste. Naturellement, les pronoms personnels je et tu ne pourraient pas manquer. Gestes, mouvements, pensées, expérience, espaces, objets et formes, tout concourt à la création de la poésie, parce que la poésie est le monde, c’est-à-dire l’être humain.
Cet abécédaire poétique, ce dictionnaire, si l’on veut ce riche alphabet, narre le lien évident entre la texte poétique et la vie. Tout en étant le résultat d’un « filtre d’un choix subjectif » (p. 5), comme tout poème, ce livre très utile à lire comme un roman de la langue de la poésie, dit « la forme du monde » (p. 4).
Giovanni Dotoli
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Marc Alyn, Le temps est un faucon qui plonge. Mémoires, Paris, Pierre Guillaume de Roux, 2018, 210 p.
J’ai eu la chance de connaître Marc Alyn de visu, après avoir aimé le poète et autrefois le chroniqueur de poésie dans « Le Figaro littéraire ».
Marc Alyn est né en 1937 à Reims. Il a reçu le prix Goncourt pour l’ensemble de sa poésie. À vingt ans, il est déjà Prix Max Jacob. Sa vie est un symbole : soldat en Algérie, voyageur en Orient et à Venise, éditeur et créateur de la collection « Poésie Flammarion », ami des grands tels Pieyre de Mandiargues, Roger Caillois et André de Richaud, il s’est révélé comme un grand écrivain avec Le piéton de Venise et Monsieur le chat.
Nous sommes face à l’un des plus grands poètes du xxe et du xxie siècle.
248Ce poète immense a décidé de conter ici ses mémoires. Et quelles mémoires ! Pas une narration, mais plutôt des vies, la sienne et celle des autres qui ont traversé la sienne. On le suit a Paris, en Slovénie, en Bosnie, en France, en Orient, au Liban, à Venise, … et à Montmartre.
Dans ces mémoires, c’est le temps du temps qui avance : celui du cœur et du secret de la poésie. Avec sa lampe de poète, Marc Alyn va à la recherche de son monde, de son passé, de ses amis, des écrivains qu’il a aimés et qu’il aime. Il les (re)découvre sous le silence des étoiles, « sans attenter à la majesté de l’obscur ».
La ligne de la vie se trace d’elle-même, comme celle qui va du cœur au soleil. Et on découvre la façon d’écrire du poète, en ces moments de silence qu’aimait tant Charles Baudelaire.
C’est dans le silence que se crée la poésie, que le poète entend les petits bruits du monde, lesquels sont des étincelles de l’âme et du ciel. Les talons d’un passant deviennent le rythme du monde. Marc Alyn aime cette phrase sublime de Guillaume Apollinaire : « J’entends revenir mes pas ». Et il se demande : qui suis-je ? Dans quel temps vis-je ?
L’enfance revient avec toute sa magie. Je lis en quatrième de couverture : « Ces mémoires inspirés feront entrer le lecteur dans la ronde d’une bohème heureuse et l’entraîneront dans le sillage d’une aventure de l’âme et de la création éternellement recommencée en dépit des périodes de vaches maigres, des séparations et des pertes irrémédiables ».
On ne pourrait pas mieux dire. J’invite le lecteur à lire et à goûter ces mémoires de vie poétique. Il en sortira plus amoureux de la vie qu’avant.
Giovanni Dotoli
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Nohad Salameh, Marcheuses au bord du gouffre. Onze figures tragiques féminines, Bruxelles, Éditions de la Lettre volée, 2017.
J’entre de tout cœur dans le corps de ce livre. Un livre unique, sur onze femmes de génie, appartenant à la modernité, lesquelles payent de leur vie un choix de conduite entre tragique et idéal.
En voici les noms, d’Europe, et une seule d’Amérique : Emily Dickinson, Else Lasker-Schüller, Renée Vivien, Nelly Sachs, Marina Tsvetaïeva, Edith Södergran, Milena Jesenskà, Annemarie Schwarzenbach, Ingeborg Bachmann, Sylvia Plath.
Des femmes insoumises, qui luttent contre tout, la société, la famille, l’organisation du monde, face aux aveugles qui ne veulent pas voir la grandeur de la création féminine. Et toutefois, leurs œuvres bouleversent la littérature moderne, surtout la poésie, et aussi le texte en prose.
La plupart d’entre elles choisissent de mourir en pleine jeunesse, entre outrages et indifférence du monde qui les entoure. D’autres se donnent à la drogue, au sexe, à l’alcool, à la recherche d’un point de repère, d’une possible issue.
Ce sont des femmes de révolte, de révolution, d’opposition aux conventions ancestrales. Elles vivent à l’envers, contre tous et parfois contre elles-mêmes.
Nohad Salameh, voix marquante de la francophonie, née à Baalbek, ville mythique, au Liban, poète des symboles, auteur d’une douzaine de recueils, couronnée par le prix Louise Labé et par le Grand Prix des Gens de Lettres, part à la recherche des « formes de déséquilibre » (Virginia Woolf), au fond de l’enfer des écrivaines qu’elle présente.
C’est un livre consacré à la malédiction du monde féminin qui choisit l’écriture ou l’art. Arthur Rimbaud l’avait dit : le monde ne progressera qu’au moment où la femme « vivra pour elle et par elle ». « Elle sera poète elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! ». Exactement le parcours des onze femmes poètes de ce livre, ouvertes à l’obscur du néant, créatrices bohémiennes, parfois emmurées, anges d’enfer au bord du désespoir.
250Nohad Salameh nous fait brillamment comprendre que la littérature n’est pas rose et lys, mais aussi et surtout abîme et tragédie, douleur et tristesse infinie. Destin de corps-martyrs, dédale de parcours labyrinthiques, cœurs sanglants, vies cassées par d’énormes blessures.
C’est une étude-merveille qui confirme qu’il faut changer le plan des manuels d’histoire de la littérature française : place à l’écriture féminine, hélas trop absente.
Encore une fois, l’Europe des lettres apparaît sous le même ciel : celui de la révolte et de l’affirmation de sa propre identité, via la rébellion des femmes, trop de fois obscurcie si ce n’est niée.
Giovanni Dotoli
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Jonuţ Caragea, Mon amour abyssal. Poèmes, traduction [du roumain] par Amalia Achard, Brest, Éditions Stellamaris, 2018, 86 p.
J’ai eu la chance tout à fait par hasard de connaître Jonuţ Caragea, grâce à mon ami roumain le prof. Constantin Frosin. Je le remercie : j’ai découvert « un poète », un vrai poète, l’un de ceux qui honorent leur pays et la littérature européenne.
Caragea est né à Constanţa, en Roumanie, en 1975. Il est poète, prosateur, critique littéraire, éditeur, auteur d’aphorismes et promoteur culturel. Entre 2003 et 2011, il vit à Montréal, où il est instructeur sportif et sportif de performance comme rugbyman. En 2008, il devient citoyen canadien. En 2012, il rentre dans son pays natal et s’établit à Oradea.
À l’unisson avec le poète Adrian Erbiceanu, en 2008, il fonde l’Association des Écrivains de Langue Roumaine au Québec et publie la première Anthologie des écrivains roumains de la province du Québec (2009), 251coauteurs Adrian Erbiceanu et Dimitru Scorţanu, ouvrage de référence de la diaspora roumaine.
Il est l’auteur d’une trentaine de livres de poésie, aphorismes, science-fiction, essais critiques, mémoires et anthologies.
L’œuvre de Jonuţ Caragea est honorée de plusieurs prix importants, lesquels confirment la valeur de son œuvre. Sa poésie est un merveilleux voyage de mémoire et d’engagement. Les thèmes qu’il met en évidence concernent tous la grande question de l’être au monde.
On l’a défini « un athlète de la poésie ». En effet, c’est un travailleur acharné du mot, qui dans ses poèmes devient l’énergie de la vie en un monde clos que le poète veut ouvrir.
Pas une poésie de routine, mais une poésie de la profondeur, qui va au cœur de la matière et à la limite du possible, pour offrir à l’homme le sens vrai de son existence. Une esthétique de l’engagement dans l’immense, à partir d’un point, sa patrie projetée sur le monde.
Dans ce recueil, Jonuţ Caragea se fait plus intime. Il enquête dans le silence de l’amour, pour s’écrier en soldat de la parole. Mystère de la femme et mystère de la vie se croisent. Le mal s’envole. La poésie réalise un miracle : celui de l’ouverture du cœur qui aime. Quelques vers, pour le prouver : « Ferme les yeux / regarde aussi loin que tu peux / et ne pense pas au retour » ; « Je garde le poème en moi » ; « le dernier mot lèche ses blessures » ; « Je disais que l’amour c’est tout ou rien ».
Les mots ! Jonuţ Caragea vit dans « La maison des mots », magnifique titre d’un poème de ce recueil. Il sait que « Seul le poète sait combien de solitude / Se trouve dans la maison de ses mots ». Cette maison est son usine, où il produit de l’or : celui de nous faire rêver.
Giovanni Dotoli
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Mohammed Hashas, Intercultural Geopoetics in Kenneth White’s Open World, Cambridge, Scholars Publishing, 2017, 170 p.
Une sorte de prédestination semble avoir présidé à l’écriture de ce livre sur Kenneth White et la géopoétique par un ancien étudiant du Professeur Khalid Hajji lui-même naguère étudiant de Kenneth White à la Sorbonne. Des affinités aussi entre le petit villageois de l’Est marocain, l’adolescent féru de lectures multiples, l’étudiant ouvert sur le monde, et les données constitutives de la vie et de sa pensée que White après des tentatives d’ordre sémantique et lexicales a constituées en géopoétique.
Lecteur passionné et ouvert des livres de Kenneth White et par ailleurs enseignant chevronné avant l’âge, Hashas a réparti son imposant matériau en trois grandes parties pertinentes et claires :
A) Les grands concepts constitutifs de l’œuvre et de la pensée whitienne : « Culture, Place, World » ; « Poetry, Philosophy, Science » ; Intellectual Nomadism.
B) Territoires et trajectoires : les compagnons de route : pour l’Europe : Rimbaud, Van Gogh, Nietzsche, Hölderlin, Heidegger ; Amériques : le « Gang du Cosmos, Emerson, Thoreau, Whitman ; Asie : Inde, Chine et Japon mais aussi en coda le monde arabo-islamique, étude à l’état encore embryonnaire mais non négligeable ».
C) Du Nomadisme au Monde Ouvert : ici l’analyse se concentre plus précisément et de manière détaillée sur 1) (« Nomadizing : Listening to to Land and Mind ») : les livres de voyage, qui suivent les déplacements physiques et intellectuels du poète au Canada (La Route bleue) puis à travers l’Europe avec The Wanderer and his Charts et Across the Territories. 2) la sédentarité (« Dwelling : Into the White World ») à Paris, dans les Pyrénées, à Gourgounel, puis dans La Maison des marées à Gwenved en Bretagne où se précise le sémantisme pluriel du « monde blanc ». 3) (« Writing : From Landscape-Mindscape to Wordscape ») : comment en alternance avec maintes lectures s’actualisent nomadisme et intellectualisme chez Kenneth White, aujourd’hui depuis sa « librairie » bretonne, 253sous forme manifeste triple de « waybooks », d’essais et – pointe de la flèche – de livres de poèmes
Clairs, précis, pertinents, très bien documentés, largement illustrés par des citations de prose et surtout de larges extraits des poèmes, tous ces développements sont employés à propos pour conforter et étayer les affirmations de l’auteur.
Cette étude proprement dite est encadrée d’une préface sobrement remarquable du professeur Khalid Hajji, President of Brussels Forum of Wisdom and World Peace, et d’une intéressante postface du professeur F. Corrado qui enseigne la langue et la culture arabes dans cette même université de Rome où le professeur Hashas lui-même est enseignant en sciences politiques, une postface qui confirme en quelque sorte l’entreprise transdisciplinaire du livre en rapprochant les deux grandes composantes d’un Orient bouddhique et islamique.
Elle est complétée par une bio-bibliographie qui, malgré quelques oublis comme le Panorama géopoétique (2014) ou Au large de l’Histoire (2015), est fort utile.
Par ailleurs fort bien présenté, ce volume manifeste une connaissance approfondie par Hashas de l’œuvre de Kenneth White et aussi de ses précédents exégètes. Ses qualités intrinsèques me paraissent le destiner à éclairer une communauté anglophone cultivée et curieuse. Souhaitons-lui d’œuvrer par la suite, par delà la frontière des langues à une connaissance plus précise de l’originalité et de la profondeur d’une œuvre poétique et intellectuelle parmi les plus vastes et profondes de notre temps.
Michèle Duclos
Université de Bordeaux
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Giovanni Dotoli, Psaumes du temps, Paris, Éditions du Cygne, 2017, 84 p.
Apparemment, ce livre est un recueil de psaumes graduels écrits à partir du psaume Laudate Dominum omnes gentes, sans avoir nullement ni l’air ni la chanson d’un psautier. C’est plutôt une sorte de composition musicale écrite sur ces textes – tant la musicalité de ces vers simples dépourvus de tout ornement, où la métaphore fait majestueusement défaut, ou alors une paraphrase versifiée de ces textes… Ce qui ne l’empêche point d’être, à l’instar de Nerval, un hymnode, tant et si bien que ce recueil sublimement subtil devient une sorte d’hymnodie à part, conçue non pas par un religieux, mais par un chantre, un poète se reconnaissant fort religieux.
Comme je connais la subtilité parfois plaisantine de ce Grand Poète, je ne peux m’empêcher de penser à : Ps(t) AUM1 du TEMPS / d’ANTAN (de ce Temps qui tend et s’étend à tant de gens, à qui il dit tout le temps : Attends…). Seulement, de ce qui s’ensuit résulte le profond sérieux du Poète, de sa démarche poétique unique en son genre, comme on le verra par la suite. Heureux (qui) comme Ulysse, il revient sur la question de l’errance, de l’exode auquel le peuple élu avait été condamné. Si Benjamin Fondane avoue, dans son Ulysse : « J’étais un grand poète né pour chanter la Joie », alors oui, Giovanni Dotoli est, en effet, né pour chanter la joie !
J’irai jusqu’à dire que je découvre Giovanni Dotoli en franchisseur de sommets, voire, il saute de sommet en sommet (poétique) en quête de la perfection. Car il vise bien la perfection, laquelle est apparemment impossible, mais non pas pour lui, à en croire son psaume 6. Le silence dormait : « Tu vises l’impossible / Vas-y la vie est à toi ». Eh bien, à lire ce recueil singulier entre tous, qui pour moi représente le sommet de sa création, il paraît avoir réussi son coup ! On verra pourquoi : en mêlant 255guématrie2 et numérologie, j’ai pu découvrir des choses étonnantes, voire époustouflantes ! Notre Poète est aussi philosophe, métaphysicien, gémâtre, etc. !
Ce recueil nous offre trois chapitres de 21 « psaumes ». Dans la Kabbale, le nombre 21 se réfère à la réussite, à la guérison, à l’hypnose, à la suggestion et à la conformité, est le symbole de la perfection. Dans la tradition de la Kabbale, le nombre 21 est associé à la sagesse. C‘est le nombre de la libération et de l’indépendance, est associé à la divination. Non pas en dernier lieu, c’est la représentation chiffrée de Dieu et du Temple. D’autre part, 21 renvoie aux vingt-et-un feuillets que comprenait le livre alchimique d’Abraham le Juif …Il faut de tout pour faire un monde, d’autant que, dans le tarot de Marseille, 21 représente le monde, justement…
Au total, on a 63 psaumes et là, les choses deviennent encore plus intéressantes : les 63 livres dans le Mishna – écrits du judaïsme rabbinique et des pharisiens – regroupés en six grandes sections, appelées en hébreu « sedarim ». Les 63 titres attribués à la Vierge Marie que l’on retrouve dans le Livre des Prières des Filles de la charité, qui serait égal, dit-on, au nombre d’années de vie terrestre de la Vierge Marie. Il y a 63 gardiens des portes des sept Palais. Il y a encore les 63 ostraka de Samarie, découverts dans le palais de Jéroboam II. Il y a 63 traités dans le Talmud… La SaG, ס’ג, du Tétragramme correspond au Monde de la Création (20 + 15 + 13 + 15 = 63).
À lire et à relire ce joyau poétique le souffle coupé, je déclare tout haut : C’est génial ! ! !
Constantin Frosin
Professeur émérite
Université de Galati – Roumanie
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Giovanni Dotoli, Mon rêve à Cordoue / Mi sueño en Córdoba, Paris, L’Harmattan, 2017, 184 p.
Le poète fait trêve à la mort et chante la vie. Pour qu’on ne s’en rende pas compte – puisque c’est un rêve, non ? et parce que cela doit rester au même niveau de l’onirisme, comme de l’utopie…, il nous déroute encore plus, car d’aucuns peuvent lire Mont rêve, ou alors plutôt Mon (t)rêve, ce qui change tout… Avec un Poète d’une telle subtilité, tout est possible, on peut s’attendre à tout ce qu’il y a de plus magique et enchanteur !
D’autre part, Cordoue n’est qu’un prétexte, car je pense qu’il s’agit plutôt d’un Cœur doux, au centre duquel notre Poète voyage, à l’instar d’Alice au Pays des Merveilles. Le même regard enchanté, la même joie de la découverte ou des retrouvailles, le même bonheur de savourer les merveilles et d’y croire… Croyez cela et lisez Dotoli, au point d’en faire votre livre de prières, votre missel…
C’est la confession d’un Grand Homme de son siècle – le XXI – ce siècle, où il nous dit sa joie de vivre avec la même intensité tant le Passé et l’Histoire, que le Présent et la perspective de l’Avenir (on s’en doute, à tout le moins). J’irai même plus loin : c’est le texte de l’Ode à la Joie, laquelle fait nos délices toutes les fois qu’on l’écoute, mais en se demandant quels pourraient être les mots de cette belle pièce. Les voilà, ils sont enfin là, grâce à Giovanni Dotoli.
Ou alors, ce serait une Laudatio à Dieu, qui a rendu possible la vie, comme quoi je propose plutôt Laudes à la Vie, car notre Poète en chante les louanges et en dit tout le bien possible. La vie est belle et re-belle, donc il ne convient plus qu’on se rebelle contre la Vie, ni contre Dieu le Seigneur… À rien ne sert de se rebeller, il suffit de savourer la Vie dans toute sa splendeur, comme il suffit de remercier Dieu de tous les détails qui nous rendent la vie belle…
Là où en sont les choses, une première conclusion de ce recueil serait : faut plus qu’on bêle3 ! Faut qu’on arrête ça ! La poésie de l’Histoire, 257des endroits visités et revisités, illumine le Poète d’azur, ce qui nous fait penser à Ungaretti : M’illumino d’immenso… qu’on a traduit assez hâtivement : Je m’illumine d’immense, que nous traduirions plutôt par : Je resplendis d’immensité… Si l’Éternité n’est pas mon lot, l’Infini par contre m’enrichit et me fait rayonner de joie, paraît dire Ungaretti, ou du moins on croit entendre Giovanni Dotoli le dire…
Le Poète reprend à sa façon l’Invitation au voyage de Baudelaire, voire y répond en arrêtant son choix sur ce Cœur doux de la trépidante civilisation européenne – Cordoue. En plus du luxe, du calme et de la volupté régnant dans la poésie de Baudelaire, s’y font place beauté, bonté, générosité et tolérance, amour du prochain et solidarité humaine, la grâce de Dieu et toute sa gratitude qui va au Seigneur, notre Père et notre Pair en même temps, qu’on se doit de respecter en l’imitant, en aimant comme il le fait, Lui…
Dans ce recueil singulier, Dotoli ne chante ni la superbe Italie où il est né, ni la suprême France qu’il adore, mais un pays neutre, comme quoi on ne saurait l’accuser de plaider pro domo, ni pro causa sua… Pour tout dire, un recueil merveilleux, qu’il faut absolument lire !
Constantin Frosin
Professeur émérite
Université de Galati – Roumanie
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Caroline Crépiat et Lucie Lavergne, sous la direction de, Masques, corps, langues. Les figures dans la poésie érotique contemporaine, Paris, Classiques Garnier, 2017, 502 p.
Cet ouvrage interroge les multiples facettes dans la poésie érotique européenne et du bassin méditerranéen au travers de douze études de 258chercheurs (Yannick Pierrisnard, Sophia Leventidi, Julie Dekens, Serge Martin, Carole Viñals, Bernadette Hildago-Bachs, Matthieu Schoeser, María Castrejón, Claire Placial, Yoann Sarrat, Chaabane Fadila, Claudia Desblaches), d’entretiens avec Ana Rossetti et Daniel Aranjo, d’œuvres visuelles (illustrations et calligrammes) et de poèmes en plusieurs langues (de : Daniel Aranjo, Véronique Bergen, Éric Brogniet, María Castrejón, Alexandre Coly, Serge Delaive, François Drolet, Txus García, Johan Grzelczyk, Stella Kokkali, Brane Mozetič, Sabine Normand, Françoise Urban-Menninger, Julián Alonso, Camille Aubaude, Irina Breitenstein, Tonio Fonzi, Juan Antonio González Iglesias, Trihn Lo, Louis Latourre, Patrick Le Divenah, Joachim Lemasson, Lisette Lombé, Eduardo Moga, Océane Odyssée, Charles Pennequin, María Ángeles Pérez López, Antonio Portela, Flavia Cosma, Laurent Demoulin, Diane Descôteaux, Marie Gossart, Rafael Pontes, Jean-Pierre Verheggen).
On peut ainsi y trouver : une étude sur l’érotisation des figures bibliques dans Sodome de Pierre Emmanuel ; une analyse sur l’ambiguïté du Cantique des cantiques : l’érotisme diffus pouvant être interprété comme louange de la sexualité humaine mais aussi comme figure de l’élan vers le divin ; une ‘réécriture’ sur les personnages d’Eurydice et Orphée basée sur le langage du corps ; une évocation, au travers de l’œuvre du poète Jaime Gil de Biedma, des amours illicites dans le cadre d’une société franquiste répressive ; un examen de la notion polysémique de figure ; un essai portant sur la démonstration que le recours aux figures – en particulier la métaphore – est incontournable dans la description de la femme et de l’amour ; une réflexion concernant la constatation que jamais les nus ou les poèmes les plus crus ne (re)présentent l’obscène sans recourir à des stratégies figuratives ou esthétiques ludiques laissées à l’appréciation du lecteur.
En dépassant la distinction, souvent essentiellement argumentative, qui associe l’obscénité provocatrice à la pornographie plutôt qu’à l’érotisme, ce volume met ainsi en évidence que la poésie érotique se décline dans les manifestations les plus diverses allant de la sensualité pudique à l’obscénité provocatrice dans la pluralité des langues et la démultiplication des formes. De ce fait, elle est envisagée comme un ‘espace’ où la sexualité est donnée à voir ou à imaginer, car ce qu’elle présente renvoie le plus souvent au corps : que ce soit, entre autres, pour en exalter la beauté (cf. la poésie pétrarquiste), en évoquer le désir profond 259(cf. la poésie de Louise Labé), en montrer les comportements (cf. l’œuvre du marquis de Sade). Appuyée sur une forme du langage poétique qui voile, dévoile, masque, démasque, modifie, défigure, déchire les corps, la poésie érotique exprime constamment une tension (tension-résistance, tension-allongement-distension, tension-contraction) dans le rapport communicationnel, voire une dialectique dans un ‘espace entre-deux’ où la figure (s’)inscrit et (s’)efface pour être toujours recommencée : ce qui n’est pas sans rappeler le conte d’Amour et de Psyché où l’on trouve cet avertissement d’Éros à Psyché : « Leur [deux monstres féminins] plan est de t’amener à surprendre le secret de ma figure. Or, je te l’ai dit souvent, tu ne la verras que pour ne plus la voir4 »…
Marcella Leopizzi
Université du Salente – Lecce
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Hédi Bouraoui, Passerelles. Poésie, Toronto, CMC Éditions, coll. « Nomadanse », 2018, 106 p.
Ce titre m’enchante : Passerelles. Il y a tout. Le monde comme passerelle. La vie comme un passage. Le dialogue entre les peuples. L’histoire qui est cours et recours. Et aussi le sens du temps qui passe, comme un vent léger, de civilisation en civilisation, par une infinité de vagues.
J’y vois aussi le refus de la littérature du petit. Et donc la célébration de la littérature de l’engagement fort, de la prise de parole face à un monde qui se dégrade, ayant perdu sa route, au jour le jour, d’après une marche qu’hélas on ne réussit pas à arrêter.
260Hédi Bouraoui est un écrivain engagé. Pas selon le mot de Jean-Paul Sartre, mais d’après le sens profond de l’humain. Il unit vie et poésie sur sa propre peau. Venu des terres chaudes de la Méditerranée, de cette Tunisie qui est une fleur idéale depuis la nuit des temps – les Romains ont compris que pour transformer la Méditerranée ils devaient détruire cette fleur, sa capitale Carthage et son héros symbolique, Hannibal –, ce poète est un double modèle : d’humanisme et d’écriture.
Son humanisme est sur la route millénaire de l’histoire du Bassin méditerranéen et simultanément du sens de la parole poétique, qui est parole humaine par excellence. Ses inventions langagières sont des étoiles filantes dans le ciel. J’adore sa nomadanse. C’est la danse du nomade, d’Ulysse revenu, de l’homo mediterraneus, non pas uniquement de la Méditerranée, mais de toute terre de voyage et d’affabulation.
La parole de l’auteur de Passerelles rappelle celle de tous les Méditerranéens de l’histoire qui ont traversé le monde, à la recherche de leur vie, du pain, de l’eau, de leur présence. Hédi Bouraoui se situe sur la lignée d’Homère. Il chante l’histoire dans le présent, le passé dans l’au jour le jour.
Apparemment, il joue avec les signes, les mots, les sons : en réalité il va à la source de la parole, à l’origine du voyage, des mots et des hommes. Je le définis comme un poète migrateur. Conséquence de toute évidence : il est double, triple et pluriel. Il a deux pays, la Tunisie et le Canada qui l’a accueilli avec son ouverture et ses beautés, et tant de pays – y compris l’Italie, à laquelle il a consacré des livres, en particulier à ma région, les Pouilles, et tout naturellement la France. Mais son vrai pays est le monde. Bouraoui est l’écrivain du Tout Monde à la Édouard Glissant.
Entre Orient et Occident, il est à l’image de son pays et à l’image du monde. Ce qui le fait poète médiateur par excellence. Le centre de la poésie devient alors la passerelle. Il faut passer pour percevoir l’essence, pour aller à la recherche de l’origine, pour se brûler par le feu de poésie, et percevoir l’infini du vide pascalien.
Ainsi Hédi Bouraoui peut-il être pur et léger, profond et engagé, et mettre à nu la route de la poésie, en en criant la force, pour proposer le salut dans la parole. Ce sera une poésie – et une œuvre – unie, où tout fragment, toute proposition, toute expérimentation, toute arabesque, conduisent à la matière vraie de la poésie.
261Langue et poésie vont s’allier, en un tissage indissoluble, dans une énergie vitale et une densité qui est musique et vie. Oui, Hédi Bouraoui connaît la vraie vie rimbaldienne. Son livre du monde est uni dans le voyage au mystère et par le mystère, sur des permanences essentielles, dont le concept de passerelle est crucial.
C’est comme si l’auteur de Passerelles comprenait profondément le rôle de la poésie à notre époque de vitesse et de mort du passé. Pour lui, la poésie est un langage sacré. Il espère qu’un jour la nuit sera calme, et il crée pour voyager, pour donner une parole à tous, pour aider à retrouver le chemin. Sa poésie est une épopée du réel et de ses points cardinaux, du Canada à Paris, des Scénettes en vécu au Vital, de l’Irak occupé à l’Espoir moyen-oriental.
Tout est lié par des Ponts, le temps et les terres, les villes et les scènes de la vie. « Ballotté entre Intuition et Imagination », le poète procède par « résonances », invente, dialogue, croise, s’écrie. Il sait qu’« À l’impossible… Nul ne s’assoupit ! ». Il passe et il va « Au Mont Royal du Vivre ». Contre André Gide annonçant que l’« On ne peut faire de la littérature avec de bons sentiments », il lance justement les sentiments de la vraie vie, du voyage, de la liberté, de la fraternité, de la nature à respecter, contre toute sorte de terrorisme et de fanatisme.
Hédi Bouraoui va « vers l’infini de l’inconnu ! ». « Incurable idéaliste », il recommence tout le temps son « incurable Nomadanse », s’orbitant « dans le cycle d’une vivance extatique, en naturel ». La « Poésie en feuilles vivantes » est l’arme la plus innocente et la plus forte contre le mal : les mots pour vaincre les maux. Tout est « Ponts », « nos nécessités ».
Construisons des ponts, s’écrie Hédi Bouraoui. Contre horreurs et cassures, mauvaises volontés et armes. À lire en profondeur le poème Les Ponts, dont la dernière strophe est un appel déchirant :
Les ponts ne loupent jamais…
Les connections… Sauf cassures
D’élans… ou zizanie absurdité…
Ils ouvrent la plupart du temps
Les vannes du cœur et permettent
Aux bonnes et mauvaises volontés
De vivre la simple joie du bonheur
Fraternité… Solidarité… Liberté…
262Vivre en poésie : c’est l’annonce de l’auteur de Passerelles. La poésie comme expérience, pour avoir un sens de l’avenir. Poésie comme insurrection. Nostalgie de la beauté. Vivre le monde en poésie. Respecter la symphonie de la terre. Ce sont les cris principaux d’Hédi Bouraoui.
Écoutons-le, en lisant ce livre. Nous apprendrons que la vraie poésie est peut-être le seul chemin d’insurrection qui nous reste.
La parole du poète n’est ni folle ni faite de vent.
C’est la parole qui vient de Dieu – pour toute religion –, de la terre et du ciel, et du cœur du poète, le seul qui ait le droit de parler, d’après le mot de Stéphane Mallarmé.
Mario Selvaggio
Université de Cagliari
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Aurélie Foglia et Laurent Zimmermann, sous la direction de, Lamartine ou La vie lyrique, Paris, Hermann, 2018, 156 p., « Cahier Textuel ».
La collection « Cahier Textuel » s’enrichit d’un volume contenant dix contributions sur Lamartine et la vie lyrique ; les éditeurs Aurélie Foglia et Laurent Zimmerman rappellent que Lamartine, avec ses Médiations poétiques, a été le premier poète à « donner les coordonnées romantiques d’“un monde lyrique” » (p. 5). Ce qui pouvait sembler une œuvre sans importance devint au contraire une œuvre fondatrice pour une nouvelle manière de se mettre en relation avec le monde et avec son intériorité. Le poète ne change pas les formes (ode, hymne, élégie), c’est le fond de l’énonciation qui est différent ; preuve en est que les images, les tournures, s’affirment à un niveau presque universel jusqu’à devenir des lieux communs du romantisme.
263Les premieres études analysent certaines qualités de l’écriture de Lamartine, son lien avec les images visuelles (on propose un rapprochement avec Delacroix dans l’article de Dominique Kunz Westerhoff, « Vision, imagination, figuration : le regard lamartinien », p. 11-32) et avec les sonorités du langage (J.-P. Courtois, « Lamartine poète sonore », p. 33-47). Les trois contributions suivantes projettent l’œuvre de Lamartine dans le contexte de la tradition poétique, qui a donné naissance au Romantisme, ainsi que dans le contexte des auteurs contemporains. Ce qu’on a appelé l’« idéalisme romantique » n’est pas un souci esthétique qui place le poète en dehors de sa réalité ; Lamartine fut un homme engagé poétiquement et politiquement (A. Vaillant, « Lamartine ou les illusions perdues du Romantisme », p. 49-65 et D. Dupart, « Le rouet est silencieux dans la vallée. Lamartine, Flaubert, Proudhon et Marx », p. 67-79). Cet engagement est renforcé aussi par des renvois politiques que l’on trouve dans d’autres ouvrages de Lamartine, qui sont aussi analysée dans une ouverture significative et enrichissante (S. Moussa, « La scène du marché aux esclaves dans le Voyage en Orient, dans un discours politique de Lamartine en 1835 », p. 81-90).
Les cinq dernières contributions analysent plus en détail les Méditations poétiques, avec une attention particulière à certains éléments de la poésie de Lamartine. Après lui, ces éléments deviennent topiques de la poésie romantique dans son ensemble. Les contributions de Pinon et Muron (E. Pinon, « Lueurs du doute dans les Méditations poétiques », p. 91-106 ; C. Mauron, « Les anges des Méditations », p. 107-120) concernent la question compliquée du rapport avec le religieux qui engendre le doute, une angoisse de penser qui hante le poète. Les anges, quant à eux, ne sont pas ces idéaux de pureté que l’on retrouve dans la beauté de la représentation artistique religieuse qui les concerne ; ils deviennent, sous la plume de Lamartine, des entités complexes, intermédiaires, porteuses aussi de déchéance.
Le poème de Sophie Lauzeau (« Jocelynx, chamane », p. 121-123), poète dont les livres sont « fortement impressionnés par la nature » (p. 123), introduit les deux dernières communications, qui se concentrent sur le thème de la mort (P. Loubier, « Lamartine et la jeune morte (histoire d’une méditation infinie) », p. 125-139 et S. Ledda, « Une pierre petite, étroite… Notes sur les tombeaux dans la poésie de Lamartine », p. 141-154). La mort de Julie Charles représente, dans la vie de Lamartine, 264l’événement-charnière qui rassemble le domaine des vivants et celui des morts ; de même, la réalité du tombeau est une sorte de trait d’union avec le monde de l’au-delà. Mais le tombeau est aussi une forme poétique pratiquée depuis l’Antiquité ; Lamartine ne peut éviter le souvenir et la comparaison en proposant des images de tombeaux et de pierres tombales dans sa poésie. L’éventail des études couvre bien les différentes facettes des Méditations poétiques, avec deux mérites principaux : le premier est d’avoir élargi l’analyse au contexte historique et social où la poésie fut produite, le deuxième d’avoir fait abstraction du texte pour une réflexion critique qui s’ouvre sur les caractéristiques de la poésie romantique en général, que Lamartine influença énormément.
Concetta Cavallini
Université de Bari Aldo Moro
1 Magistrat de formation, écrivain et poète discret, provincial attaché à son pays natal, le bourg de Canisy dans le Cotentin. Ami de Max Jacob, André Salmon, Jean Paulhan, Pierre Reverdy. Grand Prix de poésie de l’Académie française en 1970.
2 AUM provient de la fusion des phonèmes sanskrit A, U et M : A représente le commencement, la naissance, U représente la continuation, la vie, M représente la fin, la mort. AUM représente donc la totalité de ce qui existe, elle est ce « qui contient le passé, le présent et le futur, tout en étant d’essence autre ».
3 La guématrie est l’une des trente-deux règles que les Sages d’Israël utilisent pour interpréter la Torah. Elle est particulièrement répandue parmi les kabbalistes.
4 Id est : se plaindre ou gémir ; parler sur un ton plaintif et larmoyant ou d’une manière affectée de sensiblerie (selon le Trésor de la Langue Française Informatisé).
- CLIL theme: 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN: 978-2-406-08815-8
- EAN: 9782406088158
- ISSN: 2555-0241
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08815-8.p.0239
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-26-2018
- Periodicity: Annual
- Language: French