Comptes-rendus
- Prix Cassiopée du Cénacle européen francophone 2017
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue européenne de recherches sur la poésie
2016, n° 2. varia - Authors: Dotoli (Giovanni), Leopizzi (Marcella), Annese (Venanzia), Devincenzo (Giovanna), Santa (Àngels)
- Pages: 465 to 496
- Journal: European Journal of Poetry Research
Geneviève Hodin, « Brillé, birilli, bérelle » et autres curiosités rimbaldiennes, Compiègne, L’auteur, 2915, 122 p.
On connaît l’amour de Geneviève Hodin à l’égard d’Arthur Rimbaud, ce phare de la poésie française et universelle. Tandis que les soi-disant grands chercheurs aiment prendre les routes de l’infini à la recherche d’autres visions rimbaldiennes, parfois en trop s’éloignant des textes, ce qui donne mille Rimbaud personnels, elle aime aller par curiosités, dénicher quelques petits ou grands éléments inaperçus par la critique, mais fondamentaux pour essayer de mieux comprendre le grand Arthur.
Pascal et toute la chrétienté d’autrefois disent que la curiosité est un péché grave, parce qu’on va à la recherche de l’âme de l’autre, et que l’âme ne peut pas être dédoublée – cela arrive aussi pour la condamnation du théâtre qui ne soit pas religieux.
Et toutefois, Geneviève Hodin trace une route importante : ce sont les petites choses, les petites briques, qui font élever des palais. Et brique sur brique, on arrive presque à la vérité, la vraie, ou tout près d’elle. C’est une méthode d’érudition très utile, par laquelle on découvre de nouvelles pistes. Le petit élément crée un espace inattendu.
C’est ce qui arrive dans ce livre au titre mystérieux. Les brillé(s), birilli(s), bérelle(s) c’est quoi ? Ce sont des objets en verre, carafes, carafons, bouteilles, que Rimbaud a vendu au Harar, en un véritable commerce. On ne parle presque jamais de cette activité rimbaldienne, artiste du verre – il a sans aucun doute lu le poème en prose de Baudelaire où le grand poète parle d’un artiste désirant des verres en couleurs.
À Charleville, le petit Rimbaud admire la Verrerie du Moulinet, à 300 mètres de sa maison, et lit peut-être des passages de la littérature s’inspirant d’objets en verre. À Paris il visite des artistes verriers, surtout des peintres.
« Le monde de la verrerie et celui de la fabrication du verre ne sont donc pas totalement inconnus de Rimbaud quand il cherche à se procurer auprès de sa famille Le manuel du Verrier en 1880 » (p. 7). (cf. mon livre Rimbaud ingénieur). Lors de son installation au Harrar en 1888, il ouvre une agence commerciale où, entre autres, il « crée, fait fabriquer et commercialise ses brillés, carafons en verre coloré » (ibid.).
466On comprend alors le sens fondamental de la lettre qu’il écrit à Ilg le 1er juillet 1889 : « Les brillés ont été exécutés sur mon dessein et mes indications et ils ne se trouvent pas dans le commerce ». Et encore : « Les brillés qu’il [le roi Ménélik [trouve trop chers par thalari, ils se vendent ici par 3 thaler à présent. Les 1400 brillés que Po Moussaie [un concurrent de Rimbaud dans le commerce] lui a envoyés, à sa marque, lui sont facturés un thaler pièce et ils ne valent pas les miens ». Ménélik a acheté des brillés de Rimbaud. En septembre 1889, Ilg écrit à Rimbaud : « L’empereur m’a fait une commande sur les échantillons que vous m’avez donnés ». En 1890, Rimbaud ferme son commerce.
Ses brillés sont des chefs-d’œuvre. Rimbaud est-il un artiste céramiste ? Oui, d’après les témoignages si précis que donne Geneviève Hodin. D’Ankober, Ilg lui écrit le 16 juin 1889 : « M. Savouré m’apprend que vous avez pour moi, 6100 birilli de première qualité ‘qui ne s’avarient pas en route’. Attendez, je le ferai constater par des témoins, et je vous en donnerai le résultat par écrit sur papier timbré, parbleu ! ».
Les brillés sont des objets en couleurs, blanc, bleus, jaunes, verts, violets. Il paraît qu’il n’y en a pas en rouge. Rimbaud les a-t-il tous vendus ?
Cela nous rappelle le poème Voyelles. Aussi pour le commerce de caissettes en soie, soieries, lainages, caissettes de ciseaux, chapelets, boutons, vendues par le poète-commerçant Rimbaud, des objets en couleurs. Les brillés de Rimbaud – dit-il – « défient toute concurrence », pour leur élégance et leur grâce. À lire l’article de l’auteur, Brillants Brillés de Rimbaud,dans la revue « Rimbaud vivant », juin 2007. Cela me passionne et devrait passionner tout rimbaldien.
Mais ce livre est une mine de curiosités. On y trouve aussi, la description de la Verrerie du Moulinet, la verrerie dans les livres d’école en ce temps-là, la verrerie dans quelques romans du dix-neuvième siècle, des planches et la couverture du célèbre Manuel du Verrier Roret.
Et on trouve en outre – miracle de la curiosité pour les curiosités – : un Rimbaud lecteur de relations de voyage – cf. l’article du même auteur, dans le n. 1 de cette revue, 2015 –, de la documentation passionnante sur ses brillés et sur les birillis d’Ilg et de l’époque, les illuminations et la verrerie à l’exposition universelle de 1889, le lien de Rimbaud avec les expositions, enfin des annexes sur quelques poèmes de Rimbaud et des divers très savoureux.
467Un livre très utile pour les rimbaldiens fous comme moi, pour les rimbaldiens de la norme, et pour les rêveurs de poésie.
Giovanni Dotoli
Université de Bari Aldo Moro
Cours de Civilisation française
de la Sorbone
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Revue Verlaine, Paris, Classiques Garnier, 2015, no 13, 340 p.
Le grand poète Paul Verlaine revient à sa rôle majeur de plus en plus. La vérité est enfin sous nos yeux. Nous n’avons pas encore compris l’immense poète qu’il est. Nous avons mis de côté sa révolution, son verbe, sa parole, ses innombrables visages.
La Revue Verlaine a un grand mérite. Et l’éditeur Classiques Garnier avec : celui de la noble tentative de lui redonner la place qui lui revient, dans le panorama de la poésie française et européenne. Que de positions peu claires, depuis sa mort, le 10 janvier 1896, il y a cent vingt ans, à Paris !
Et toutefois, on l’avait aimé, on en avait compris le message, en cette fin-là du xixe siècle. La « faute » d’une situation de « réduction » de notre attention critique est paradoxalement à Stéphane Mallarmé, et surtout à Arthur Rimbaud, ce jeune qu’il a tant aimé et qu’il a lancé le premier vers l’immense gloire universelle dont il jouit. Ils ont obscurci son renom et sa valeur réelle, par la force énorme de leur verbe poétique.
Le Tombeau que lui consacre Mallarmé est-il un véritable tombeau ? Et le silence de Rimbaud, après son départ en Orient, est-il le signe d’une séparation nette ?
Solitaire, humain, terriblement humain, le Verlaine d’après Rimbaud se trouve dans un vide. Son visage se perd dans les vapeurs de la vie. 468La bibliographie, très riche, du grand intérêt de la critique à son égard, ne dit pas toute la vérité.
Il a toujours quelque chose à dire, à préciser, à se faire pardonner. Et Mallarmé et Rimbaud de continuer à susciter plus d’attention que lui.
Quelle est donc la voix de Paul Verlaine, de nos jours, à l’aube de ce troisième millénaire ? Au fond, on le voit encore comme un videur de verres d’absinthe et un maudit de la vie. La fange inonde trop son aventure. Ses poèmes se couvrent de malédiction, tout en s’envolant vers le ciel, tout en nous faisant rêver.
L’irrégulier, l’ingénu, le cynique sont toujours là, et se confondent avec l’harmonie de ses vers. La chair couvre toujours l’esprit. Une certaine allure enfantine est un défaut pour Verlaine et une gloire pour son ancien ami Rimbaud. Ses fuites sont des abandons, celles de Rimbaud sont des voyages vers la vision de l’absolu. Le vers de Mallarmé est fait par le marbre du David de Michel-Ange, celui de Verlaine est un fleuve qui ne s’arrête jamais, trop conversationnel.
Verlaine reste toujours double, noble et indiscipliné, incohérent et trivial, génie et homme, ordurier et illuminant, banal et devancier du futur. Bien sûr, cet homme de la boue a une âme, un sens de la musique, dit-on, mais il n’arrive jamais à résoudre ce contraste.
Ce numéro de la Revue Verlaine, après un avant-propos d’Arnaud Bernadet, Solenn Dupas et Yann Frémy, se partage en quatre sections : Les savoirs à l’œuvre. Quelques points encore mal éclaircis…, Herméneutiques. Échos, signes, valeurs, Le chant et la mesure, Portraits et contre-portraits ou les paradoxes de la réception.
C’est le véritable Paul Verlaine, celui que j’adore et que tout le monde devrait adorer, projeté sur l’avenir. Sa voix est celle d’un révolutionnaire. Avant lui, personne n’avait présenté une poésie si simple et si profonde, si projetée sur notre cœur, nos angoisses, nos cris de douleurs.
Giovanni Dotoli
Université de Bari Aldo Moro
Cours de Civilisation française
de la Sorbonne
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Yves Bonnefoy, L’hésitation d’Hamlet et la décision de Shakespeare, Paris, Éditions du Seuil, 2015, 150 p. (« La Librairie du xxie siècle », collection dirigée par Maurice Olender).
C’est le dernier livre que m’a envoyé mon ami Yves Bonnefoy, sans dédicace, mais avec un billet de l’éditeur sur lequel est écrit, imprimé, « De la part d’Yves Bonnefoy ». J’ai à l’instant compris que quelque chose se passait. Il ne répondait plus à mes coups de fil.
Mais cet envoi m’a ému plus que les autres. C’était un peu le retour à William Shakespeare, jamais abandonné, bien sûr, à son œuvre, à sa pensée, à son théâtre et aussi à sa poésie.
Je considère les traductions du théâtre du dramaturge anglais par Yves Bonnefoy parmi les grands chefs-d’œuvre du xxe siècle. J’ai essayé de le prouver dans mon livre, Yves Bonnefoy dans la fabrique de la traduction, paru chez Hermann. Il avait tant aimé mon livre, et m’avait remercié avec une lettre très touchante.
Ce livre est peut-être comme un testament. Yves percevait que sa fin était proche. Et il a voulu revenir à l’un de ses grands soleils de repère, William Shakespeare, avant les ténèbres.
Pour le lecteur, il est utile de donner la liste, si riche, des traductions de Shakespeare par Yves Bonnefoy, La voilà, avec des préfaces ou des post-préfaces concernant la traduction : Œuvres complètes, publiées sous la direction de Pierre Leyris et Henri Evans, Paris, Le Club Français du Livre, 1955-1961 ; Scènes de « Jules César », « Mercure de France », vol. 329, février 1957, p. 193-209 ; Jules César, Paris, Mercure de France, 1960 ; Une scène du « Conte d’hiver », « Mercure de France », vol. 343, décembre 1961, p. 582-600 ; La tragédie de Hamlet, Paris, Le Club du Livre Français, 1959 ; Le Roi Lear, Paris, Mercure de France,1965 ; Paris, Gallimard, « Folio théâtre », 1978 ; Roméo et Juliette, Paris, Mercure de France, 1968 ; Hamlet / Le Roi Lear, préface [Readiness, Ripeness : Hamlet, Lear] ; Henry IV, version revue et corrigée, Théâtre de Carouge, « Cahiers Shakespeare » (Genève), n. 2, 1981, p. 5-97 ; Macbeth,Paris, Mercure de France, 1983 ; Roméo et Juliette / Macbeth, préface [L’inquiétude de Shakespeare, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1985 ; Le Poèmesde Shakespeare (Vénus et470Adonis, Le Viol de Lucrèce, Phénix et Colombe), précédé de Traduire en vers ou en prose, Paris, Mercure de France, 1993 ; Phénix et Colombe, Losne, Thierry Bouchard, 1993 ; Le Conte d’hiver, précédé de Art et Nature : l’arrière-plan du « Conte d’hiver », Paris, Mercure de France, 1994 ; Quaranta sonetti di William Shakespeare [Quarante sonnets de William Shakespeare], Torino, Einaudi, 1999 ; XXIV Sonnets de Shakespeare, suivi de Traduire les sonnets de Shakespeare, Paris, Les Bibliophiles de France, 1994, livre d’artiste ; Douze Sonnets, « LŒil de Bœuf », n. 4, juin 1994, p. 45-48 ; Dix Sonnets, « L’Esprit créateur », XXXIV, 3, fall 1994, p. 16-21 ; Vingt-quatre Sonnets, suivi de Traduire les sonnets de Shakespeare, Losne – Bédée, Thierry Bouchard – Yves Prié, 1995 ; La Tempête, précédé de Une journée dans la vie de Prospéro, Paris, Gallimard, « Folio Théâtre », 1997 ; Antoine et Cléopâtre, précédé de La noblesse de Cléopâtre, Paris, Gallimard, « Folio Théâtre », 1999 ; Othello, précédé de La tête penchée de Desdémone, Paris, Gallimard, « Folio Théâtre », 2001 ; Comme il vous plaira, précédé de La décision de Shakespeare, Paris, Le Livre de Poche, « Classiques », 2003 ; Dix-sept sonnets, [nouvellement traduits par Yves Bonnefoy], in Les dix-sept premières pages du livre, « La Treizième », publié par Max de Carvalho, Autres cercles, été 2007, p. 45-61, précédé de Les dix-sept premières pages du livre, p. 37-44 ; Les Sonnets, précédés de Vénus et Adonis, Le viol de Lucrèce, Phénix et Colombe, présentation [Les Sonnets de Shakespeare et la pensée de la poésie] et traduction, Paris, Gallimard, « Poésie », 2007.
Pour la tragédie objet de ce livre, Hamlet, je vais compléter. Après l’édition princeps en 1959, on a : Hamlet, Paris, Mercure de France, 1962, suivi de Shakespeare et le poète français et de Transposer ou traduire « Hamlet », version corrigée ; suivi de L’idée de la traduction, ibid., 1965 ; nouvelle édition, ibid., 1988 ; Paris, Le Livre de Poche, 1964, avec Othello et Macbeth.
William Shakespeare est donc l’alter ego d’Yves Bonnefoy. Ce livre le prouve encore plus. Hamlet lui pose et nous pose la question du « trop tard », qui traverse toute l’« existence moderne ». Ce n’est pas « le constat ultime de l’œuvre, ce foisonnement de significations dont le fond serait seulement cette assertion du non-sens, désespérante ». C’est la raison pour laquelle Hamlet fascine Bonnefoy et nous fascine, nous, êtres de la modernité. « Comment ne pas se regarder dans un miroir que l’on pressent véridique ? », se demande Bonnefoy.
Par ce livre, nous nous regardons tous dans un miroir. L’effroi est là, mais aussi l’espoir. Il y a « une espérance de sens ». Et la position de 471Bonnefoy est claire et lumineuse : « J’aperçois une dimension de plus, sous-jacente à toutes les autres, dans cette méditation qui avant d’être le texte que nous avons fut une écriture en devenir et le reste ».
Une œuvre ouverte, Hamlet, en devenir, chez le dramaturge, et chez les spectateurs et les lecteurs. L’hésitation se fait décision, théâtre et poésie, et voix de Shakespeare qui résonne constamment dans nos oreilles. Bonnefoy lui envoie une lettre. Shakespeare est sur la scène avec ses comédies. Quel dialogue de géants, dans le temps immobile, au vent de la vie.
Tout est dans le texte suivant de Bonnefoy : « Tout est essentiel dans le personnage d’Hamlet, parce que son rapport à soi met en jeu le tout de la condition humaine. Et les aspects de son être au monde et les divers moments de sa conscience de soi sont enchevêtrés les uns dans les autres de telle façon qu’on ne peut en remarquer un sans être obligé à l’observation des autres » (p. 121).
Giovanni Dotoli
Université de Bari Aldo Moro
Cours de Civilisation française
de la Sorbonne
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Danny-Marc, Un grand vent s’est levé, préface de Michel Cazenave, postface de Gaëtan de Courrèges, illustrations de Danièle Maffray, Paris, Pippa, 2013, 68 p. (Collection Kolam Poésie).
Quand j’ai connu Danny-Marc, « un grand vent s’est levé ». Et un monde s’est ouvert, d’amitié, de poésie, de revues, de dialogue, de sourires, sous le signe de la poésie, de tout ce qui s’est égaré, à notre folle époque de vitesse, de douleurs et de tragédies.
472J’avais remarqué ce livre à la librairie Racine, 23 rue Racine, à Paris, à deux pas de l’Odéon, du Luxembourg et de Saint-Michel, en entrant un matin tout à fait par hasard, appelé par une voix intérieure. Un je ne sais quoi me disait que c’était un lieu de magie, de culture, de parole vraie. J’y ai découvert un homme extraordinaire, Jean-Luc Maxence. Un autre belle amitié venait de naître : un vrai don.
Jean-Luc parle à Danny-Marc de mon regard si intéressé par le titre, le format, la couverture de ce livre. Et voilà le miracle. Elle vient rue Racine quelques jours après, et m’offre son Un grand vent s’est levé, avec une dédicace touchante. Et voilà un deuxième miracle : une autre amitié culturelle, entre elle et moi. Je commence à le lire d’un souffle, par curiosité intellectuelle, dans le bus n. 27, en rentrant chez moi.
Je suis étonné, pris à la gorge, heureux comme un enfant. Je l’ai relu plusieurs fois. Puis j’ai dit à Danny-Marc : ton livre est sur ma table de nuit, je le lis souvent, il me donne un grand plaisir, il mérite un compte rendu. Le voilà.
Quel est le secret de ce livre, alors ?
Des éléments biographiques en peu de mots sur l’auteur. Après quelques années d’enseignement en Afrique, dans les années 1965 Danny-Marc est auteur-compositeur-interprète, de chansons à texte et de poèmes mis en musique. Elle chante souvent au Club des Poètes, ce lieu mythique de la poésie-chanson, et se fait poète-chanteur de l’apartheid. Pour raison de santé, elle interrompt sa carrière d’artiste, et fonde avec Gaston Lefebvre l’opération W, une association de coopération dans le cadre de la FAO, puis le Centre Didro, pour l’aide aux toxicomanes. Avec Jean-Luc Maxence, depuis longtemps, elle dirige les éditions Le Nouvel Athanor. Et elle conduit aussi une belle action de promotion des auteurs par la revue Cahiers du Sens, un périodique unique dans le panorama contemporain, qui exerce le rôle des grandes revues d’autrefois. Chaque année un thème, et puis de très nombreux poètes qui adhèrent au parcours choisi, par une action chorale qui amène vers l’infini de la parole.
Le secret d’Un grand vent s’est levé est clair : il est fait de poèmes d’amour, ressentis, vécus, dans le langage amoureux qui est celui des femmes, lesquelles sont d’extraordinaires écrivaines du cœur, plus que nous les hommes. « Ça te plairait de jouir rien qu’avec des mots… / Il faudrait que je continue, tout le temps », écrit Alina Reyes. C’est ce 473que fait Danny-Marc ici. Sa poésie se tourne toujours vers la recherche du bonheur, sensuel et surtout intérieur, dans une grande spontanéité. La femme y est le cœur d’un plaisir léger, aérien. L’esprit d’aimer se fonde sur le plaisir du corps, des mots, du regard, dans une atmosphère générale qui vise un ailleurs des sens enchantés.
« L’érotisme n’est-il pas une fenêtre sur le rêve ? », se demande Pierre Perret1 ? C’est une observation fondamentale : la poésie de Danny-Marc s’ouvre sur l’imagination et sur l’azur.
Julia Kristeva intitule l’un des paragraphes de son livre sur Colette, en utilisant les mots de cette écrivaine elle-même : « Ces plaisirs qu’on nomme, à la légère, physiques2… ». Le poème devient un kaléidoscope du moi, un voyage de l’entre-deux vers l’Un, un jeu entre le pur et ce que l’on appelle impur, un voyage à l’infini du corps. C’est exactement le chemin de Danny-Marc.
Dans Un grand vent s’est levé, la femme réinvente l’amour. Elle crée une mystique du cœur et du corps, illumine son être, narre son intimité. C’est un corps qui pense et qui sent, qui a un secret intime et une projection sur la vie. Le corps féminin s’y dévoile comme un atelier de mémoire, un laboratoire de la psyché, dans une incantation de connaissance, et d’effervescence sensible. La connaissance de soi semble être le parcours le plus important, une exploration des routes de la jouissance.
Dans son livre Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes souligne que les êtres humains ont une culture du discours amoureux. Ce sont des « bouffées de langage », qui jalonnent notre imaginaire, observe-t-il. Le souci de vraisemblance est moins important que celui de l’aura, du plaisir, des béances du corps. La langue se dénude, se montre, ne se trompe et ne trompe pas. C’est une langue qui révèle, fait rêver, crée un jeu de miroirs.
Dans la poésie de Danny-Marc, la libération de l’être passe aussi par le vocabulaire. Sa poésie s’ouvre sur la réalité d’un champ linguistique qui copie la nature pour dire la nature. C’est une langue simple, vraie, profonde, s’exprimant par le plaisir des mots. Il s’agit d’une extraordinaire prise de la parole, qui communique l’humanisme, en forme poétique.
474Un grand vent s ’ est levé est un vol d’amour, léger comme le vent venant de la mer, le matin, mystérieux et heureux, un vol d’esprit, qui donne du bonheur.
Enfin quelques mots sur les belles illustrations de ce volume, par Danièle Maffray, dessinatrice qui expose à Bordeaux, Agen, Paris et en Allemagne, également illustratrice de livres, recueils de poésies et revues. Très inspirée par le « … Grand vent… » chanté de Danny-Marc, d’un geste au trait noir, elle accompagne cette geste d’amour et pose sur le papier une épure à lecture universelle : le soleil, la danse, regards aux yeux fermés où s’offrent à nous visibles, l’infini, l’éternel du sentiment amoureux.
Sur un double parcours, texte et images, c’est un livre à lire et à admirer, comme une bouffée d’air.
Giovanni Dotoli
Université de Bari Aldo Moro
Cours de Civilisation française
de la Sorbonne
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Jean-Yves Casanova, Frédéric Mistral, l’ombre et l’écho. Aspects de l’œuvre littéraire mistralienne, Paris, Classiques Garnier, 2016, 396 p. (Études et textes occitans, sous la direction de Jean-François Courouau et Daniel Lacroix).
Quelle recherche passionnante, ce livre sur un immense poète, hélas toujours un peu oublié et surtout mal lu. L’œuvre de Frédéric Mistral est trop peu connue.
Clichés et lectures simplistes abondent. Mistral n’est vu que comme le chantre de la Provence et de sa terre, un poète local et trop lié à sa 475région. Et si l’on disait qu’Arthur Rimbaud est uniquement le poète de Charleville, Charles Baudelaire le poète de Paris, Guillaume Apollinaire le poète des liens entre la France et l’Italie ?
Le poète est, s’il l’est. Et c’est tout. Et Mistral est l’un des plus grands poètes de France et d’Europe. Il faut le lire et le relire, et rêver sur ses pages-merveilles, pour en percevoir des bribes de lumière. Jean-Yves Casanova prouve l’énième fois la grandeur de la poésie mistralienne, et simultanément, cette fois-ci, il nous confirme que Mistral appartient à un vaste mouvement littéraire, et à de larges réseaux, nationaux et internationaux.
Cette étude se divise en Ombres du poèmes, pour en fixer la géo-poésie, les destins, les raisons de lectures trop troubadouresques, et Échos du temps, dans les liens avec Novalis, Rimbaud, Edgar Allan Poe, Stéphane Mallarmé, Maurice Barrès, Marcel Proust, Paul Valéry, Faulkner et Jean Giono.
Certaines lectures de Mistral sont à la limite de l’irritation, de la part des Occitans eux-mêmes. Premièrement, on fait semblant de le lire. Ainsi subit-il « une forme de déréliction » (p. 10). Chez les universitaires c’est encore pire. Clichés sur clichés à la Lagarde et Michard, sauf l’appréciation générale pour le Prix Nobel qu’il a reçu en 1904.
Sur le pourquoi réel du décernement de ce prix règnent le silence et le dépistage. Ce livre essaie brillamment, avec une lecture à la juste loupe et une documentation de premier ordre, de mettre les choses dans leur vérité. La posture mistralienne apparaît comme celle d’un géant de la poésie, qui bien sûr part de sa terre natale pour aller vers le monde. Mais les poètes ne font pas tous cela ?
Il faut un vent nouveau pour relire Frédéric Mistral. La méconnaissance des textes n’est plus tolérable. Ce n’est pas un poète régionaliste au thym et au romarin, mais le poète de la douleur de la terre, de la Méditerranée ancestrale, de sa langue trop peu étudiée et en régression, et de toutes les langues – une langue qui meurt est une perte irréparable pour l’humanité.
Est-il autobiographique ? Et alors ? Charles Baudelaire et Guillaume Apollinaire aussi le sont. Et moi aussi je le suis. Michel de Montaigne nous enseigne que tout vient du je, ce moi qui est en nous et qui nous tourmente tout le temps, depuis notre naissance jusqu’à notre mort. Remarque-t-on qu’Yves Bonnefoy s’exprime toujours par un je ?
476Relisons donc l’œuvre fraîche et pure de Frédéric Mistral. Ses ombres et ses soleils deviendront notre moi. Nous comprendrons enfin « ce qui fonde la parole littéraire entre lumière et ténèbres » (p. 27).
Giovanni Dotoli
Université de Bari Aldo Moro
Cours de Civilisation française
de la Sorbonne
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« Quelle parole a surgi près de moi ? »Du mouvement et de l’immobilité de Douve d’Yves Bonnefoy, sous la direction de Aurélie Foglia, Marik Froidefond et Laurent Zimmerman, Paris, Hermann, 2016, 122 p. (Cahier textuel).
Du mouvement et de l ’ immobilité de Douve d’Yves Bonnefoyparaît en 1953. La critique de l’époque comprend immédiatement que c’est un chef-d’œuvre, une grande révolution dans la poésie et dans son langage. C’est en effet le texte poétique le plus important de la deuxième moitié du xxe siècle.
Dans ce recueil, Yves Bonnefoy renouvelle profondément le champ poétique. Les enjeux de la poésie changent. Bonnefoy quitte le surréalisme de sa jeunesse et cherche d’autres voies. C’est une évolution qui ne s’est pas encore arrêtée, dans la littérature française et européenne. Le message du poète dans ce texte est tellement inédit et fort, que sa leçon continue en nous, lecteurs et critiques de cette aube du troisième millénaire, plus fraîche qu’il y a presque soixante ans.
Les poètes et les critiques assignent à Du mouvement et de l’immobilité une importance centrale. Moi aussi j’ai essayé de le prouver, dans mon livre Langage et langue de la poésie française contemporaine, paru chez Hermann, 477qu’Yves Bonnefoy a tant aimé, dans lequel je déclare qu’il est le plus grand poète français après Guillaume Apollinaire, donc depuis un siècle.
Dans le témoignage que je lui ai demandé pour le chapitre « La voix des poètes » de ce livre, il m’a entre autres répondu, après un entretien mémorable dans son bureau, en total accord avec mes thèses, ce qui me donnera l’idée de le lui dédicacer, en toute simplicité – « À Yves Bonnefoy », d’après son désir si humble – : « Les mots sont faits pour signifier, nous dit-on. Faisant élection d’aspects dans les choses ou les événements ou le monde, ils mettent en relation ces aspects, en disent les analogies ou les contrastes, font apparaître des lois. Et c’est substituer au monde existant un vaste schème, où les réalités qui constituent notre lieu terrestre sont devenues de simples figures. Perdue en celles-ci la présence qu’était pour moi un certain arbre sur un chemin une certaine année d’autrefois, et qu’il continue d’être, dans l’intemporel de la mémoire profonde ».
Bonnefoy poursuit, dans son message si profond et si émouvant : « Mais cette perte, est-ce vraiment l’effet des mots ? Non, c’est seulement celui des concepts que véhiculent les mots. Et voilà bien le mystère. Que j’écoute le mot, le mot comme tel, dans sa matérialité sonore ou même visuelle (quand il est là, sur la page), et, transgressant le concept qui est en lui en puissance, je retrouve sinon l’expérience pleine du moins le souvenir de cette présence qui se perdait. Le mot n’est pas que le moyen de la signification ».
C’est une déclaration cruciale, qui confirme que le mot pour Yves Bonnefoy est présence, souvenir ancestral, profondeur et résonance.
Ce livre confirme toutes les intuitions du poète. Avec Du mouvement et de l’immobilité de Douve,c’est « le surgissement littéralement inouï d’une parole, la poésie ‘étant très profondément dans chaque vocable ce retournement de la pensée contre le discours en place que l’on peut nommer parole’ », comme l’écrit Bonnefoy dès 1946, dans Le Siècle où la parole a été victime3.
La parole part à la recherche d’elle-même. Les contributeurs de ce livre, parmi les plus grands spécialistes de l’œuvre d’Yves Bonnefoy, le prouvent avec une immense compétence. Leurs noms : Odile Bombarde, Dominique Combe, Jean-Patrice Courtois, Michèle Finck, Marie-Annick Gervais-Zaninger, François Lallier, Patrick Née, Henri Scepi, Jérôme Thélot et Patrick Werly.
478Ils nous éclaircissent sur les avatars du texte bonnefoyen. Cela vient étonnamment d’un roman abandonné, Rapport d’un agent secret, où le protagoniste s’appelle précisément Douve. L’ancien récit se transforme en poème mouvant, où tout arrive simultanément. « Il en résulte une suite polyphonique qui met en scène un drame. Ce drame est tout à la fois celui du sujet existentiel et celui de la parole, dont la double aventure est indissociablement nouée » (p. 5). Pas de rôle fixe, pas de place fixe. Tout est en mouvement dans l’espace.
Le personnage n’est pas vraiment Douve, mais plutôt la parole. On n’avait jamais fait cela avant Yves Bonnefoy. Le poète s’affranchit du réel et crée le sien, un réel de paroles, de fables, de rencontres. Mais la parole va vers la tragédie. Il y a quelque chose de Jean Racine, dans Du mouvement et de l’immobilité de Douve. Une langue d’une douceur infinie et simultanément une tragédie, celle de la parole qui se cherche, qui se perd, qui se retrouve.
Plus question de signifiant et de signifié. Dans son immobilité vivante, la parole est personnifiée par le personnage de Douve, qui est personne et visage, figure et secret de l’univers. Les auteurs de ce livre voyagent à l’unisson vers le visage de la parole, sa fugacité, sa force, son énergie. « La poésie ré-initie au réel, mais ne le peut que par ces mots qui précisément en éloignent » (p. 6).
Les idées s’associent par paroles, en traçant le voyage aux souvenirs. Les paroles sortent de leur « sommeil conceptuel ». Elles témoignent d’une « irrationalité maintenue » (p. 6), pour Odile Bombarde, d’après le mot repris de Bonnefoy lui-même. « Récits de rêves et scène oniriques, si récurrents dans le corpus bonnefoyen, restent la ‘voie royale de l’Inconscient’, qui désactive la logique lourde et la rhétorique des concepts, et ouvre un accès au réel par d’autres moyens » (ibid.).
Michèle Fink parle justement d’« arrière-musique » (p. 7). L’arrière-pays de Bonnefoya une musique ancestrale. Le poète l’écoute dans l’univers, au-delà du « seuil perpétuel », et il découvre le sens de la mort, de l’égarement, de l’angoisse, du viol. Et la parole d’assumer d’immenses responsabilités. Elle doit dire et redire le voyage de salut, à l’infini. Douve devient « dans le même temps une enquête philosophique » (p. 7). Plus question de certitudes ou de savoirs, mais de devenirs, de mirages, d’« expérience irréductible » (ibid.).
Éthique et esthétique se marient en un voyage douloureux de la parole. Le langage se dévêt de toute structure temporelle et assume les 479connotations du rêve, du côté de l’archétype. On reconnaît l’influence d’Arthur Rimbaud et de Stéphane Mallarmé, mais tout se fait plus lumineux, plus universel, plus archétypique.
Du mouvement et de l ’ immobilité de Douve est le voyage de la parole. Ce livre est une analyse illuminée de ce voyage, un théâtre de poésie et d’univers, d’inconscient et de création, d’abstraction et d’ancrage.
Giovanni Dotoli
Université de Bari Aldo Moro
Cours de Civilisation française
de la Sorbonne
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Vénus Khoury-Ghata, Les mots étaient des loups. Poèmes choisis, préface de Pierre Brunel, Paris, Gallimard, « Poésie », 2016, 276 p.
Vénus Khoury-Ghata est le symbole de l’écrivain francophone. Née au Liban, fille d’un père autoritaire, un ancien moine puis interprète auprès du Haut-commissaire devenu militaire, et d’une mère d’origine paysanne presque illettrée, elle se marie à vingt ans, puis divorce pour se marier avec Jean Ghata, un scientifique français renommé, en 1972. Un de ses frères voulait être poète et se rendit à Paris, sans succès, pour revenir au Liban, la mort au cœur.
Son père l’interne hélas dans un asile psychiatrique, où il subit une lobotomie. Cet épisode terrible et la guerre civile dans son beau pays, pousse Vénus Khoury-Ghata à ce qui était dans son âme depuis sa naissance : l’écriture. Elle vit à Paris, où elle se lie d’amitié à des personnalités tels Georges-Emmanuel Clancier, Alain Bosquet, Robert Sabatier, Jean Orizet et Jean Rousselet. Elle collabore aussi à la revue Europe.
480Et surtout elle écrit, ce qui lui procure, entre autres, le Grand Prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre poétique en 2003 et le prix Goncourt de la poésie pour son œuvre complète en 2011.
Vénus Khoury-Ghata est l’auteur de romans et de recueils de poésie parus chez les plus grands éditeurs, de Seghers à Flammarion, à Lattès, à Actes Sud, au Mercure de France, à Gallimard.
La préface de Pierre Brunel, un chef-d’œuvre de lecture critique, nous montre un poète aux immenses qualités, de langue française, qui garde « les odeurs, les saveurs de la langue arabe, si imagée et nuancée », « une belle langue française, à la fois claire et chargée d’étrangeté », sur laquelle « s’exerce cette influence bénéfique » (p. 274).
Le critique nous montre un parcours de tragédie et de mort, de cris d’angoisse et d’appel. Les ténèbres pèsent sur le texte. La maison natale, dans un village où naquit aussi le grand poète Khalil Gibran, l’auteur du Prophète, « était au bord d’une route comme au bord des larmes » : « ses vitres étaient prêtes à éclater en sanglots ».
La Méditerranée est partout. C’est une mère-mer Méditerranée d’exil, de mort, de voyages tragiques. Et Vénus Khoury-Ghata de pleurer, « dans une langue qui n’est plus la [s]ienne ». C’est cette langue autre et quand même identitaire, comme il arrive chez son compatriote Salah Stétié et chez Adonis, que s’établit un pont sublime entre deux cultures et deux traditions.
De livre en livre, la mort est la figure qui avance dans l’air, menaçante et parfois douce, pour rappeler que la vie est vie-mort et mort-vie. Il n’y a que la langue qui sauve le poète, et qui sauve Vénus Khoury-Ghata. En 2014, pour mon livre Langage et langue de la poésie française contemporaine, elle me confie avec une ouverture qui me fait fondre en larmes – moi aussi j’écris surtout dans une langue qui n’est pas la mienne : « Pour ma part je dois mon écriture à deux langues, l’arabe maternel et le français appris dans les livres, visibles l’une à l’autre dans mes écrits, fondues à ne plus savoir si telle tournure ou métaphore appartient à l’une ou à l’autre. Penchée sur ma page, j’ai sans cesse l’impression de traverser les frontières entre deux pays, de devoir payer une taxe, un impôt constitué des manques et des rajouts capables de combler les inégalités ».
Elle poursuit : « Les images qui n’arrivent pas à passer la rampe, jetées par-dessus l’épaule. Deux langues comme deux tribus aux coutumes 481différentes. L’arabe ample, riche en métaphores et en sentiments, ne répond pas à la même esthétique que le français devenu austère avec le temps. Influence du mouvement Tel quel et du nouveau roman, la langue de Rabelais dotée jadis d’un appétit d’ogre est devenue sobre. Entre prose et poésie, j’essaie de planter dans la langue française les ferments de la langue arabe, réunir l’excessif et l’austère, le vague et le précis. J’ai quitté une langue qui m’habitait pour une langue qui m’habite, le français. Atteinte de strabisme littéraire, je regarde l’une et louche vers l’autre, décidée à trouver le mot doté des mêmes sonorités dans les deux langues ».
C’est là le secret de Vénus Khoury-Ghata, dans ce monde double devenant un seul, avec le désir d’aller vers l’azur, et dans ce lien ineffaçable avec la mort. La langue française devient un merveilleux « garde-fou contre les dérapages » (entretien avec Bernard Mazo, en 1999, p. 11).
Elle ne pouvait pas ne pas être une grande traductrice, surtout d’Adonis : les textes qu’elle traduit viennent un peu de son monde, double, tombal, angoissé, d’orties et de lumière d’Orient, de seuils inquiétants et de défunts. Les mots deviennent comme des osselets, d’or et de mort, et les arbres s’écrient dans le ciel, désespérés dans la sombre douceur de l’air, celui du poète, qui ne peut pas retenir le vent, lui non plus.
La poésie de Vénus Khoury-Ghata est comme une supplique vers le temps perdu, pour une nouvelle naissance. « Le lieu, comme le temps, peut être retrouvé, même quand il s’est déplacé » (p. 28), conclut Pierre Brunel, en maître de la critique contemporaine tel qu’il est.
Giovanni Dotoli
Université de Bari Aldo Moro
Cours de Civilisation française
de la Sorbonne
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La Grande Guerre des écrivains, sous la direction de Romain Vignest et Jean-Nicolas Corvisier, Paris, Classiques Garnier, 2015, 780 p.
Divisé en trois parties (En guerre, L’empreinte, Regards étrangers), ce volume se compose d’importantes contributions visant à mettre en évidence que la première guerre mondiale a profondément bouleversé l’art des écrivains et leur rapport au monde en raison du fait qu’elle « échappait à tout ce que l’on avait connu jusqu’alors ». Les études rassemblées s’intéressent à la manière dont quelques écrivains ont, au fil du siècle, vécu, pensé et représenté la Grande Guerre. Elles fournissent également un examen sur la création littéraire et cinématographique que cette guerre inspire encore de nos jours.
Les auteurs de ce livre analysent des voix très célèbres de la littérature française (cf. André Malraux, Guillaume Apollinaire, André Breton, Louis Aragon, Paul Éluard, Blaise Cendras, Jean Giono, Albert Camus, Paul Valéry, Louis-Ferdinand Céline, Giuseppe Ungaretti) et étudient leurs témoignages en mettant en évidence le réalisme saisissant de ces descriptions et déclarations. Ils ont le grand mérite d’offrir au lecteur des informations ponctuelles concernant l’attitude (sous ses divers aspects) face à la Grande Guerre de nombreux écrivains : leur participation à l’effort de guerre, leur douleur, leurs cris de révolte, leur horreur et leur dégoût pour la guerre, leur chant de deuil, leur compassion pour les souffrances des victimes, leur célébration de ceux qui sont tombés, leurs doutes, leurs interrogations existentielles, leurs refus de la violence, leur besoin de paix, leur engagement enthousiaste, leur amour pour la mère-patrie, leur empathie envers les patriotes, leur exigence d’écrire et de décrire des représentations terriblement réalistes du combat et de la vie dans les tranchées…
Cet ouvrage offre des travaux de grande envergure qui observent la « Grande Guerre des écrivains » d’un point de vue historique, littéraire, humain et spirituel au travers d’analyses attentives de la ‘parole’ directe de ces écrivains : cf. le témoignage de Charles Péguy (parti le 4 août 1914) qui pousse à une réflexion sur le patriotisme des 483mobilisés ; cf. l’expérience des écrivains qui s’en remettent entièrement à la Providence ; cf. l’apport de Paul Claudel qui a mis son écriture au service de la France et du catholicisme ; cf. le cas d’André Gide qui a accueilli la guerre comme l’occasion d’une régénération morale de la France ; cf. l’action de Maurice Barrès qui par ses articles, publiés dans L’écho de Paris, visait à soutenir le moral des combattants et de leurs familles ; cf. l’expérience du front de Pierre Eugène Drieu La Rochelle et sa fascination ambiguë pour la violence ; cf. le rôle joué par Georges Duhamel qui a tracé un tableau poignant des souffrances des blessés qu’il a soignés tout en gardant l’espoir que le sens de la vie demeurait la recherche du bonheur…
Les interactions de l’expérience combattante et de l’activité littéraire cristallisent à jamais les souffrances personnelles et collectives de ces années-là et de la période suivante et soulignent la nécessité de pratiquer la dialectique du souvenir et de l’oubli…
Hécatombe nationale – avec ses millions de morts, de blessés et de disparus –, la Grande Guerre a ‘enregistré’ dans le monde littéraire – roman, poésie, mémoires – de témoignages d’une exceptionnelle abondance, et elle continue d’inspirer la production littéraire et cinématographique, car elle est plus qu’un cadre historique eu égard au fait qu’elle ‘transporte’ des affects, des sentiments, des interrogations et des sollicitations.
Nous félicitons Romain Vignest et Jean-Nicolas Corvisier d’avoir envisagé et dirigé ces importantes recherches qui témoignent de la valeur littéraire et qui se révèlent manifestement utiles pour la communauté scientifique d’aujourd’hui et pour celle de demain.
Marcella Leopizzi
Université de Bari Aldo Moro
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Adrian Armstrong et Sarah Kay, Une muse savante ? Poésie et savoir, du Roman de la Rose jusqu’aux grands rhétoriqueurs, Paris, Classiques Garnier, 2014, 328 p.
Traduit de l’anglais en français par Roxane Feunette – le titre original est Knowing Poetry –, ce livre constitue l’aboutissement d’un projet de recherche, intitulé Le savoir poétique en France à la fin du Moyen Âge, financé par le conseil de recherches britanniques Arts and Humanities Research Concil, mené par Adrian Armstrong et Sarah Kay en collaboration avec un groupe de chercheurs liés au projet. Il se compose de deux parties, intitulées respectivement Situer le savoir et Transmettre et façonner le savoir, constituées chacune de trois chapitres : « Une présence persistante : le vers après la prose » ; « Poésie et histoire » ; « Poésie et pensée » ; « Un savoir sur le monde. Encyclopédies versifiées et poèmes encyclopédiques » ; « Savoir et pratique poétique » ; « Communautés textuelles ». Une très riche bibliographie complète l’ouvrage.
Fruit d’un travail d’équipe, cet important ouvrage concerne les rapports entre la poésie et le savoir en France au cours de la période (allant approximativement de 1270 à 1530) comprise entre la continuation du Roman de la Rose de Jean de Meun (aux alentours de 1270) et l’époque de Jean Bouchet, le dernier des Grands Rhétoriqueurs, dont les œuvres majeures ont vu le jour avant 1530.
En s’appuyant sur des exemples empruntés à la littérature grecque et latine, les auteurs mettent en relief la distinction existant entre la prose et la versification et démontrent comment le vers continue, malgré l’expansion de la prose, à être associé de manière positive au savoir. Ils soulignent que de nombreuses formes de savoir (historique, philosophique, référentiel, poétique, idéologique) sont transmises par l’intermédiaire d’œuvres rédigées presque intégralement en vers. Ce dernier est loin, en effet, de posséder une valeur épistémique inférieure à celle de la prose, comme en témoigne le fait que la matrice poétique constituée par le Roman de la Rose, l’Ovide moralisé et la Consolation de Philosophie associe la versification à la quête intellectuelle, aux principes 485métaphysiques et au savoir érotisé. De ce fait, remarquent les auteurs, quand bien même la prose semblerait devenir la norme littéraire, les textes versifiés ne disparaissent pas et continuent à transmettre aussi bien un savoir encyclopédique que politique, philosophique, moral et autre (cf. par exemple les Mystères pour ce qui est de l’enseignement religieux). Par conséquent les auteurs manifestent leur distance par rapport à la conviction que c’est la prose qui aurait accaparé le marché en termes de vérité et de savoir, et précisent le rôle de la poésie dans la transmission et la formation du savoir en France à la fin du Moyen Âge, autrement dit, ils envisagent une dimension de la poésie en tant que moyen de réflexion et de savoir dans le monde francophone du Moyen Âge tardif.
Aussi, à la question du titre « Une muse savante ? », les auteurs répondent-ils par l’affirmative, non seulement parce qu’ils corrigent l’idée reçue qui voudrait que la prose, dès le treizième siècle, l’emporte totalement sur le vers, mais aussi parce qu’ils remarquent que l’usage du vers façonne un autre savoir qui repose sur le processus d’acquisition : et ce de par la nature nécessairement plus subjective de l’essence même de la versification. En effet, soutiennent-ils, la poésie ne se contente pas de transmettre ce que l’on peut raisonnablement appeler « le savoir », mais par ses propres procédures de réflexion et d’autoréflexion, elle façonne ce savoir et en détermine la réception.
En s’adressant à deux types de public, car, d’une part, il est un outil efficace pour le chercheur débutant, et, d’autre part, il est une réflexion innovante (riche en renvois érudits et en indications bibliographiques importantes) pour le chercheur confirmé, ce travail fournit au médiéviste un point de repère fondamental.
Marcella Leopizzi
Université de Bari Aldo Moro
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Jean-Pierre Collinet, Visages de La Fontaine, Paris, Classiques Garnier, 2010, 482 p.
Insérée dans la prestigieuse collection Lire le xviie siècle dirigée par Delphine Denis et Christian Biet, cet important ouvrage se compose de trois parties, intitulées Généralités, Les Fables, Les Amours de Psyché et de Cupidon, contenant au total vingt-huit chapitres en partie déjà publiés par l’auteur de 1991 à 2010.
Ce volume examine les noyaux profonds communs à l’œuvre de La Fontaine, les constantes expressives et conceptuelles, et les connexions multiples et secrètes sous-tendues aux Fables. Il offre un va-et-vient entre les textes et les fait dialoguer en suivant, par exemple, au fil des Fables, le personnage du loup ou celui du bûcheron.
Dans la première partie, l’auteur propose des réflexions sur la constante propension de La Fontaine à brouiller les frontières entre les genres, et des études thématiques (« La Fontaine et la mer », « La Fontaine devant la mort », « La méditation de La Fontaine sur la fuite du temps », « La Fontaine et le journalisme épistolaire », « La Fontaine et son musée imaginaire », « La Fontaine mélomane », « La Fontaine artiste : ses coups de crayon et sa palette »). Les deuxième et troisième parties, sont consacrées respectivement aux Fables et à Psyché.
Professeur de littérature française du xviie siècle, auteur de plusieurs éditions des œuvres de La Fontaine, de Perrault, de Molière et de Racine, et spécialiste de longue date dans les recherches sur La Fontaine, tout au long de ce livre, Jean-Pierre Collinet analyse, comme en témoigne le titre, la « double face » de l’écriture de La Fontaine et souligne que cette dualité dérive du tempérament du poète porté également à la gaieté et à la mélancolie, à l’inquiétude et à la désinvolture, à la gravité et au badinage. Collinet met en évidence que derrière la façade « éblouissante de gaieté se dissimule une face toute différente, cachée par la précédente, et très amèrement ténébreuse » (p. 12
La coexistence dualiste de l’éloge et du blâme dans la création poétique lafontainienne découle, illustre Collinet, notamment du fait que La Fontaine (dont la relation avec la religion se révèle ambiguë) n’hésite 487pas à opérer un syncrétisme entre la culture chrétienne et des sources païennes. Ce dédoublement est tangible surtout, en effet, face au thème de la mort : celle-ci inspire au poète des vers pathétiques lorsqu’il évoque la séparation irrémédiable de Vénus et d’Adonis blessé ; mais elle est aussi prétexte à démasquer les veuves qui retrouvent goût à la vie après avoir juré d’y renoncer ; et elle est également l’occasion de dire son attachement à l’existence en dépit de ses misères et de ses déceptions.
Par cette publication, Collinet enrichit les études critiques lafontainistes et ouvre de nouveaux horizons de lecture. Il démontre que tout n’est pas dit sur La Fontaine et que « nous n’en connaissons que la moitié, et la moins captivante des deux » (p. 12). Il suggère aux chercheurs que l’œuvre du fabuliste, riche et variée, fait émerger l’image d’un auteur insaisissable et que, par voie de conséquence, il reste encore une inépuisable manne de précieuses trouvailles « à rapporter de leurs fouilles » (p. 378).
Justifiée par Collinet lorsqu’il salue les travaux de Patrick Dandrey, de Jean-Charles Darmon et de Marc Fumaroli, l’absence de bibliographie (qui aurait permis de rapprocher cette étude de celle d’autres auteurs), s’insère dans le dessein avoué par Collinet d’aborder La Fontaine dans une perspective presque ‘intimiste’ (p. 241-242).
Marcella Leopizzi
Université de Bari Aldo Moro
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Vers et prose (1905-1914). Anthologie d ’ une revue de la Belle Époque, édition critique par Claude-Pierre Pérez, Annick Jauer, Hugues Laroche et Élisabeth Surace, Paris, Classiques Garnier, 2015, 1298 p. (« Bibliothèque de la littérature du xxe siècle », sous la direction de Didier Alexandre, 14).
488Premièrement, les trois auteurs de ce livre fondamental : Claude-Pierre Pérez est professeur à l’Université d’Aix-Marseille et directeur de l’équipe 19-21 du CIELAM, Annick Jauer est maître de conférences en littérature française à cette même Université, auteur de livres sur Aragon, Le Clézio, le style, d’après une lecture de comparatisme international, Hugues Laroche est chercheur au CIELAM de l’Université d’Aix-Marseille dans le domaine du style durant la deuxième moitié du xixe siècle, Élisabeth Surace, auteur d’une thèse sur Jules Laforgue, enseigne à l’Université d’Aix-Marseille, et s’intéresse aux notions de réécriture et de théâtralisation de la parole.
L’entreprise de ce livre naît donc à l’Université d’Aix-Marseille. C’est le travail immense d’une équipe de recherche. Nous disons immédiatement que nous épousons toto corde ce projet. Les revues d’avant et d’immédiatement après la première guerre mondiale sont fondamentales pour comprendre l’avant-garde historique et tout ce qui s’est vraiment passé entre xixe et xxe siècle, comme le montrent M. Michel Décaudin dans les années 1960, dans son mémorable livre La crise des valeurs symbolistes et Giovanni Dotoli dans ses recherches sur Ricciotto Canudo et les avant-gardes historiques.
Vers et prose est une revue extraordinaire de cette période-clef, 1905-1914. Tout se tient. C’est vers 1905 que commence la révolution de ce que l’on appelle modernité, c’est en 1914 que tout va changer, avec une folle et inutile guerre qui va changer l’Europe et le monde.
Le fondateur et directeur de la revue est un grand poète, Paul Fort, hélas peu reconnu. Il est parmi les voix les plus importantes de cette période et mériterait une reconnaissance de premier ordre. Ses manuscrits et ses œuvres sont conservés à la Bibliothèque municipale de Reims. Sa fille a épousé le célèbre peintre futuriste italien Gino Severini.
Ce qui est étonnant, c’est que Paul Fort a une vision internationale de la poésie, ce qui lui permet de publier dans sa revue la crème de la littérature de l’époque. Toute l’Europe littéraire est là, tous les genres, surtout la poésie, mais aussi le théâtre, le récit et le roman.
Paul Fort a une vision large de la littérature et des mouvements en cours à cette époque-là. On trouve donc dans Vers et prose les symbolistes et leurs héritiers, André Gide, Paul Claudel et Paul Valéry, et aussi l’avant-garde, les naturistes, le groupe de l’Abbaye, les fantaisistes, les futuristes, Alfred Jarry, et naturellement Guillaume Apollinaire.
489La revue organise de célèbres soirées à la mythique Closerie des Lilas, où les intellectuels se croisent sans limites d’appartenance d’école. Ainsi Pablo Picasso, Ricciotto Canudo, Filippo Tommaso Marinetti et Guillaume Apollinaire croisent-ils Jean Moréas, Maurice Barrès et Henri-Pierre Roché. Jules Romains, qui a lui aussi une vision européenne de la littérature et de a culture, compare la revue Vers et prose au salon de Mme du Deffand au xviiie siècle.
Dans cette revue et durant ses réunions, s’élabore une grande partie des lignes de la modernité. Quelques noms, dans les trente-six tomes parus, de mars 1905, date du tome I, à janvier-février 1914, date du tome XXXVI, le dernier – Paul Fort tentera de relancer sa revue en 1928, par une deuxième série qui n’a que deux tomes, avril mai et juillet-aout 1928 – : Henri de Régnier, Francis Jammes, Tancrède de Visan, Jean Moréas, Hugo von Hofmannsthal, William Morris, Jules Laforgue, Gabriele d’’Annunzio, Eugène Montfort, Paul Gauguin, Guillaume Apollinaire, André Salmon, Jules Renard, Albert Mockel, Alexandre Mercereau, Fernand Divoire, Vincent Muselli, Ricciotto Canudo.
Élément crucial : c’est dans Vers et prose qu’en janvier-février 1911, une date-clef de l’avant-garde, Georges Izambard, ancien professeur de rhétorique d’Arthur Rimbaud au collège de Charleville, publie des « Lettres inédites d’Arthur Rimbaud », absolument extraordinaires, y compris la présentation des lettres.
Entres autres, on y trouvera deux documents importants : la lettre de la mère de Rimbaud à Izambard, datée du 4 mai 1870, où elle lui reproche d’avoir donné à lire Les misérables de Victor Hugo – elle écrit Hugot – au jeune poète : « il serait certainement dangereux de lui permettre de pareilles lectures » ; et la lettre de Paris, datée du 5 septembre 1870, où Arthur Rimbaud demande à Izambard d’être aidé, après son voyage à Paris, et son arrestation à Mazas, « pour n’avoir pas un sou et devoir treize francs de chemin de fer » : « ce que vous me conseillez de ne pas faire, je l’ai fait, je suis allé à Paris quittant la maison maternelle ! J’ai fait cela le 29 août ».
En 1905, il était difficile de monter une revue si large et si ouverte. Ce rôle était déjà réservé au Mercure de France, qui avait une sorte d’hégémonie. Sur la route de l’ancien symbolisme, Paul Fort crée une solidarité en équipe qui étonne de nos jours. C’est une ouverture totale, dans l’esprit de l’avant-garde naissante.
490En tête du premier numéro, Francis Vielé-Griffin réclame la continuité de Paul Verlaine et « cette flèche nécessaire et symbolique, le Lyrisme », en groupe international et français.
Sans signature, on lit aussi cette importante déclaration programmatique : « VERS ET PROSE entreprend de réunir à nouveau le groupe héroïque des poètes et des écrivains de prose qui rénovèrent le fond et la forme des lettres françaises, suscitant le goût de la haute littérature et du lyrisme longtemps abandonné.
Pour mieux affirmer que leur œuvre demeure impérissable, à leurs côtés prendront place ceux d’entre les jeunes qui, sans abdiquer leur neuve personnalité, peuvent se réclamer d’aînés initiateurs ».
C’est déjà le programme de Guillaume Apollinaire et de Riccciotto Canudo et de tant d’avant-gardistes qui ne quittent pas la tradition : tradition et innovation, nouveauté et sens de l’histoire.
La publication de cette anthologie constitue donc un événement fondamental. À lire avec émotion les nombreux textes si bien choisis.
À remarquer les déclarations prophétiques suivantes d’André Suarès, en 1928, dans le n. 1 de la série de tentative de reprendre la revue, dans un article intitulé Pour ou contre : « Un monde s’écroule de toutes parts autour de nous. Ce qui semble le plus solide n’est qu’une façade sur un incendie. Çà et là, quelques forts tyrans et quelques puissances spirituelles croient restaurer l’édifice : ils n’étayent que des ruines. La plus belle des ruines n’a que l’apparence de la durée : il a fallu mille ou deux mille ans pour la faire ; il ne faut pour la défaire qu’un jour de vent » (p. 1202).
Et encore, en conclusion : « Toute est néant. Et il faut que tout soit, pourtant. Et tout doit être beau, ou ne pas être. Qui est chargé de cette œuvre ? Qui prend ce faix ? C’est toi, l’homme, c’est toi » (p. 1213).
Suarès avait tout compris du fascisme et du feu qui était sous la cendre en Allemagne. Mais il sait que c’est à l’homme de tout reprendre en main. C’est ce qui se passera, heureusement.
Venanzia Annese
Université du Salento – Lecce – Italie
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Massimo Blanco, Edipo non deve nascere. Lettura delle Poésies di Mallarmé, Firenze, Olschki, 2016, 246 p.
Auteur de nombreuses études sur la poésie française des xixe et xxe siècles et directeur depuis 2011 de la revue en ligne « Laboratorio critico », Massimo Blanco nous offre ici une lecture des Poésies de Mallarmé, dont il a aussi donné une édition en 2014.
Le volume est divisé en deux parties. Les deux chapitres de la première section portent respectivement sur deux œuvres inachevées de Mallarmé : le Livre – dont le poète commence à parler à ses correspondants déjà en 1866 – et le ‘dossier’ du Faune.
Les résultats et les hypothèses issus de cette première réflexion sont approfondis, à leur tour, au cours d’une analyse successive développée dans la deuxième partie de l’ouvrage et dont le but est celui de fournir des pistes herméneutiques permettant d’envisager les Poésies de Mallarmé comme un ensemble cohérent.
C’est d’ailleurs le poète lui-même qui admet l’existence d’un lien entre les Poésies et le Livre. Et le spécialiste de dévoiler la nature de ce lien, jusqu’à montrer comment, bien des textes poétiques du recueil en question, constituent des reformulations analogiques de certaines scènes du Livre. Autrement dit, les poèmes de Mallarmé ressortent naturellement de l’atelier créatif du Livre et trouvent un terrain de partage dans un solide système symbolique créé par le poète à partir de son intérêt envers la mythologie comparée.
Or, dépassant une tradition critique incarnée notamment par les exégèses de Gardner Davies et, plus récemment, de Bertrand Marchal, le spécialiste envisage le « drame solaire » chez Mallarmé sous un nouvel angle.
Les lectures diachroniques des Poésies proposées dans la deuxième partie de cette étude se fondent alors sur la mise en doute de la conviction capitale qui avait animé cette tradition critique et suivant laquelle la crise spirituelle du poète pouvait se résoudre en accord avec un souci scientiste plus ou moins explicite. Dans cette optique, une réévaluation de l’utilité du « drame solaire » chez le poète s’impose, nécessité jusqu’ici sous-estimée.
492D’après le point de vue de M. Blanco, si l’on admet que ce corpus poétique accueille le deuil et la douleur à côté des principes philosophiques et sociaux, le « drame solaire » s’identifiera comme un drame relationnel lié à l’absence et à la mémoire.
Dans les Poésies, les personnages mythologiques sont ainsi des présences identifiables, par le biais desquelles Mallarmé tente d’établir un lien avec les absents : sa mère et sa sœur notamment. Afin d’accomplir cette opération, le poète intervient sur ce qui va arriver sur le plan du mythe, dans la mesure où il cherche à la fois à empêcher ou à reporter ce qui devra nécessairement se vérifier. Le cas d’Œdipe et Jocaste est emblématique en ce sens : le poète essaie d’agir sur leur destin afin d’en éviter la réalisation. Ce sont les modalités que Mallarmé préfère. En intervenant sur le cours des événements qui appartiennent à un passé révolu et fermé, le poète imagine pouvoir couper à la racine les sources de ses douleurs.
Avec justesse et clarté, M. Blanco livre un éclairage sur des aspects fondamentaux de l’œuvre et du parcours de Mallarmé.
Giovanna Devincenzo
Université de Bari Aldo Moro
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Marie Joqueviel-Bourjea et Béatrice Bonhomme (sous la direction de), René Depestre. Le Soleil devant, Paris, Hermann, « Vertige de la langue », 2015, 414 p.
Cet ouvrage collectif paru chez l’éditeur parisien Hermann, dans la collection « Vertige de la langue », sous la direction de Marie Joqueviel-Bourjea et Béatrice Bonhomme, regroupe les actes du premier colloque international consacré exclusivement à René Depestre.
493Plusieurs partenariats – dont les Universités de Nice et de Montpellier ainsi que la Commission française pour l’Unesco, l’Organisation Internationale de la Francophonie et la Direction Régionale des Affaires Culturelles du Limousin – ont été à l’origine de ce projet d’envergure ayant eu lieu, en mai 2014, à la Bibliothèque Francophone Multimédia de Limoges qui abrite le Fonds d’Archives du poète.
Né de l’exigence de combler un manque, ce colloque s’est proposé de « retracer l’entièreté d’une trajectoire à maints égards remarquable, et d’explorer les aspects les plus divers d’une œuvre abondante et multiforme, traduite dans de très nombreuses langues et maintes fois distinguée » (p. 8).
Les huit parties du volume se déploient symétriquement à partir d’une section centrale où sont reproduits les textes dédiés à René Depestre par cinq de ses nombreux écrivains amis, quatre hommes et une femme : Louis-Philippe Dalembert, André Velter, James Noël, Michael Bishop au centre desquels s’élève la voix de Yanick Lahens.
Tout autour de ce noyau central, dans un esprit thématique, les diverses études prennent forme et se répondent comme dans un jeux de miroirs. La poésie fait écho aux traductions, la pureté de la vie appelle la Négritude, le versant politique convoque l’Éros. De même, dans cette architecture harmonieuse, l’avant-propos se rapporte à la « Petite histoire d’une acquisition » esquissée la fin de l’ouvrage par Chantal de Grandpré et se référant évidemment au Fonds d’Archives René Depestre à la Bibliothèque Francophone Multimédia de Limoges.
Le volume s’enrichit de deux textes par René Depestre à la fois en ouverture et en conclusion. À l’émouvante description d’« Une traversée franco-haïtienne » (p. 17) qui ouvre la première partie de l’ouvrage, le poète oppose le captivant « Post-Scriptum : La première marche de la mondialité » (p. 397).
Ces deux témoignages précieux se répondent de même que les hommages à l’amitié dans l’Histoire respectivement de Jean-Luc Steinmetz et de Jorge Amado. Quant à ce dernier, un ensemble de documents inédits et remarquables – Lettres, Chroniques et Photographies –, fournis par la Fundação Casa de Jorge Amado de Bahia, sont reproduits dans les Annexes à la fin de l’ouvrage.
On ne peut qu’apprécier le dévouement et la passion ayant guidé les nombreux chercheurs et écrivains qui, du monde entier, ont répondu 494à l’appel des animateurs de ce projet. C’est grâce à leur fructueuse collaboration que René Depestre paraît dans cet ouvrage, le soleil devant, ouvert à la dimension de l’univers.
Giovanna Devincenzo
Université de Bari Aldo Moro
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Père Rovira, Jardí francès. De Villon a Rimbaud, Lleida, Pagès editors, 2016, Transvària, nº 20, 206 p. (col. Biblioteca de la Suda).
L’auteur, Père Rovira, se consacre à l’écriture. Il est surtout poète mais il a aussi écrit des romans, des essais et en même temps il pratique la traduction poétique. Pendant plus de trente années il a été enseignant à l’Université de Lleida dont il est actuellement professeur émérite.
Avec de titre de Jardin français il a consacré un livre à la poésie française. Ce jardin imaginaire est formé par 25 auteurs des plus représentatifs de cette langue qui ont créé pendant 4 siècles des poèmes qui constituent l’un des trésors des lettres françaises. Il s’agit du jardin privé du traducteur car chaque poème a été choisi par lui en fonction de ses gouts, de ses préférences et parce qu’il évoquait en lui quelque chose de précis et se rapportaient à un moment particulier de son existence.
Pere Rovira aime la France et aussi il aime Paris, mais il aime surtout la littérature française qu’il considère l’une des grandes littératures européennes. Avec cette traduction en langue catalane il pense contribuer à la connaissance directe de la poésie française en mettant à la portée du lecteur quelques-uns des meilleurs poèmes de cette littérature. Et il le fait avec une honnêteté foncière, le poète qu’il est se chaque derrière le traducteur. Il veut demeurer fidèle à l’esprit du poète traduit, il veut respecter sa voix et maintenir son originalité. Il veut effacer sa propre 495voix poétique pour mieux laisser sentir celle des poètes respectés, vénérés et aimés.
Ses traductions possèdent en plus une grande richesse formelle. Il fuit ce qu’il appelle la traduction « littérale », en entendant par ce mot la traduction du poème sans chercher à en reproduire le vers et la rime. Père Rovira croit que la traduction d’un poème doit aboutir à un autre poème et pour cela il est nécessaire de traduire d’abord les formes en essayant de nous offrir un produit le plus ressemblant possible au produit originaire, en cherchant la rime et le vers convenables.
La solitude accompagne souvent l’écrivain. Pour peupler cette solitude la littérature est un bon moyen. Passer de longues heures en tête à tête avec un poème pour essayer d’en donner une traduction fidèle à l’esprit et à la forme est une manière de surmonter la solitude et de tenir la main des grands auteurs qui nous ont précédés et dont nous admirons le talent et l’œuvre.
Le choix de Père Rovira nous met face à face avec les plus grandes voix de la littérature française. Les balades de Villon initient le parcours, ce grand poète ne pouvait manquer au rendez-vous et sa « Ballade des dames du temps jadis »nous émeut dans la langue de Verdaguer. Suivent une série d’autres poètes qui, tout en étant moins connus, présentent un intérêt indiscutable comme Clément Marot, Maurice Scève, Pernette du Guillet, Du Bellay, Théophile de Viau, Saint-Amant, Pierre de Marbeuf, Pierre Corneille, Marceline Desbordes-Valmore, Leconte de Lisle, Théodore de Banville, Heredia ou Coppée. Le traducteur ressent une certaine prédilection pour Pierre de Ronsard dont il nous offre une vingtaine de poèmes qui recueillent l’essentiel de la poésie amoureuse du poète. Charles Baudelaire suscite de sa part la même attention. Nous trouvons particulièrement réussies les versions de « L’Albatros »et « La servante au grand cœur ». À part ces deux piliers de la poésie française, Rovira s’attarde surtout sur les romantiques et les symbolistes. Signalons l’admirable poème des Contemplations : « À celle qui est restée en France », consacré à sa fille Léopoldine par Victor Hugo en exil, ou « Adieu à Graziella » d’Alphonse de Lamartine, remémorant son amour de jeunesse, ou encore « À George Sand » d’Alfred de Musset, rendant hommage à sa fougueuse maîtresse ou le chef-d’œuvre de Stéphane Mallarmé « Brise marine ». Et pour boucler sa sélection, le traducteur choisit Paul Verlaine et Arthur Rimbaud dont les accents émeuvent 496directement le cœur. « Mon rêve familier », « Chant d’automne », du premier et « Le dormeur du val » du deuxième constituent un véritable régal pour le lecteur.
Il nous rester à remarquer le soin apporté à la couverture qui reproduit avec grâce les couleurs du drapeau français en accord avec le titre et qui présente sur la couleur blanche l’élégant autoportrait de Verlaine par lui-même réalisé dans la lettre adressée à Rimbaud le 18 mai 1873.
Il s’agit d’un livre qui rapproche la poésie française du lecteur catalan et qui peut introduire le lecteur français dans les richesses et la sonorité de la langue catalane ; les langues méditerranéennes se donnent la main s’accordant parfaitement.
Àngels Santa
Université de Lleida
1 Pierre Perret, Anthologie de la poésie érotique. Friandises verbales de l’Antiquité à nos jours, Paris, Nil Éditions, 1995, p. 19.
2 Julia Kristeva, Le génie féminin. La vie, la folie, les mots, III. Colette, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2002, p. 399.
3 Paris, Mercure de France, 2010, p. 9.
- CLIL theme: 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN: 978-2-406-06656-9
- EAN: 9782406066569
- ISSN: 2555-0241
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06656-9.p.0465
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-10-2017
- Periodicity: Annual
- Language: French