Deux perspectives sur l'économie du don Jacques Ellul et Paul Ricœur
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d'histoire de la pensée économique
2020 – 1, n° 9. varia - Auteur : Dermange (François)
- Pages : 197 à 215
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Deux perspectives
sur l’économie du don
Jacques Ellul et Paul Ricœur
François Dermange
Université de Genève
La critique du capitalisme a longtemps porté sur le système productif et ses effets sociaux. Dans les années 1960, alors que la France se modernise, tout semble aller beaucoup mieux. Dans presque tous les secteurs, les progrès scientifiques, techniques et industriels entraînent un fort accroissement de la production et permettent le plein emploi. Le modèle ne serait pourtant pas possible sans l’accroissement simultané de la consommation, qui met à la portée du plus grand nombre des produits et des services auxquels beaucoup n’avaient pas accès jusque-là. Dans ce que Jean-Marie Domenach (1922-1997), le directeur de la revue Esprit, caractérise comme « la société de consommation » technique et consommation font système. Dans l’euphorie, la plupart s’en réjouissent. N’est-on pas au sommet de ce que Jean Fourastié appellera plus tard les « trente glorieuses » ? Domenach compte pourtant parmi les rares voix contestatrices, comme Jacques Ellul (1912-1994) et Paul Ricœur (1913-2005), deux figures protestantes de cette période, dont l’influence a marqué les esprits bien au-delà du christianisme. Dans deux textes parallèles, le Plaidoyer pour l’utopie ecclésiale (1967) et l’Éthique de la liberté (1973-19741), Ricœur et Ellul voient dans le don, le point d’appui de leur critique. Sur cette base commune, ils vont cependant tirer des conclusions différentes et même opposées. Sans vouloir trancher entre l’une et l’autre, ce débat reste un appel à s’interroger sur la manière de considérer l’économie encore aujourd’hui.
198i. La convoitise
En 1947 déjà, Ellul en fait le diagnostic. Prétendument neutre, l’économie fonde sa scientificité sur la mise hors-jeu de toute interrogation sur le bien. Or l’économie ne se contente pas de décrire la réalité comme le font les autres sciences, elle veut la transformer et l’humain avec elle. La contrepartie du bien-être qu’elle promet est la réduction de l’humain à ses rôles de producteur et de consommateur :
Il s’agit dans le monde entier de produire des richesses. Il s’agit d’augmenter le confort. Il s’agit parallèlement d’augmenter les besoins de l’homme pour résorber la production qui se développe considérablement. Il y a le fait d’un monde qui est tout entier orienté vers une surproduction. Pour réaliser ce but de production, l’homme déploie une activité inouïe, une activité dévorante et une activité mécanique. L’homme est peu à peu aligné sur la machine, aligné sur les choses. (…) Cet idéal de ne plus produire que des richesses entraîne une certaine notion de l’homme, une certaine vue de l’homme. L’homme est d’abord un producteur et un consommateur. Et l’on organise sa vie en fonction de cette idée (Ellul, 1947, p. 8).
Au fil du temps, Ellul précise son analyse du consommateur. Loin de répondre à des besoins réels, la société de consommation se nourrit des frustrations. Or la frustration n’est pas le manque. Celui qui a faim et qui lutte pour sa survie ne la connaît pas. La frustration n’apparaît que lorsque les besoins réels sont déjà largement satisfaits. « Plus l’homme accède à un niveau élevé de bien-être, plus il y a de possibilité de bonheur pour lui, plus il a de sécurité, d’assurances, et en même temps plus on constate la croissance des insatisfactions. » (Ellul, 1974, p. 147) La frustration découle de la représentation de besoins non vitaux produits par la société, et qui sont liés à la possession d’objets ou de services, de plus en plus nombreux, auxquels il faut pouvoir accéder de plus en plus tôt et de plus en plus vite, et qui sont pour la plupart superflus.
Il est vrai que la société de consommation n’aurait jamais la force qu’elle a, si elle n’était pas alimentée par nous-mêmes. Elle flatte alors notre part la plus obscure, celle qui nous fait regarder le monde, les objets et les autres dans le seul dessein de les faire servir à notre jouissance (Ellul, 1974, p. 122). La société de consommation vit de la convoitise.
199De son côté, Ricœur constate en 1967 que nos sociétés sont les premières à se caractériser par l’idée d’une croissance continue, fondée sur le développement des sciences, de la technique et de la prévision. Le modèle s’impose partout, dans la production, mais aussi dans les transports et jusque dans les loisirs, nouvellement permis par la baisse générale du temps de travail ; « ainsi toute notre vie est couverte par cette espèce de prévision économique » (Ricœur, [1967] 2016, p. 33). Or un tel projet, porté par des disciplines en elles-mêmes étrangères à l’égard des fins de la vie humaine, laisse de côté les questions de sens (Ricœur, [1967] 2016, p. 36).
On objectera que la satisfaction des besoins du plus grand nombre des Français est bien le sens du projet, mais le philosophe répond que ces prétendus besoins sont largement artificiels, engendrés par la nécessité du système. À mesure que le niveau de vie augmente, on presse d’investir dans de nouveaux objets rendus désirables. Le ressort de la société de production et de consommation n’est pas le besoin, mais la publicité et le conformisme social (Ricœur, [1967] 2016, p. 14). Au bout du compte, c’est bien le même diagnostic : c’est sur l’esclavage de la convoitise que repose la société de consommation (Ricœur, [1967] 2016, p. 40).
Pourtant, dès ce moment, nos auteurs sont en désaccord. Pour Ricœur, un tel projet est dérisoire. Une société qui n’est portée que par la rationalité instrumentale, qui ne se concentre que sur la maîtrise de l’homme sur les moyens, tourne vite à l’absurde. Il demande donc pourquoi nous faisons cela et dans quel but, sans toutefois remettre en cause la « loi de croissance » (Ricœur, [1967] 2016, p. 37). Plus une société est soumise à la prévision, dit-il, plus elle donne l’occasion de faire des choix et de prendre des décisions sur le sens que nous voulons lui donner. L’intelligence instrumentale qui règle les sciences laisse intacte la possibilité de poser la question des fins. « Si vous voulez faire ceci, il vous faudra faire cela », dira-t-elle, mais « ce que l’on veut relève de la décision humaine, c’est un choix qui dépend du sens humain que nous voulons donner à nos sociétés » (Ricœur, [1967] 2016, p. 35). La conclusion est claire : « il y a beaucoup plus de responsabilité humaine dans une société de calcul » (Ricœur, [1967] 2016, p. 34).
Ellul est beaucoup plus sévère, estimant que dans la société de consommation, nous sommes tous des « vendus » (Ellul, 1974, p. 151), nous troquons notre servilité, notre conformisme et notre ardeur à 200produire pour des gadgets, « et nous sommes accablés par la frustration quand le prix qu’on nous paie ne nous paraît pas suffisant » (Ellul, 1974, p. 151). En un mot, la société de consommation nous « aliène » (Ellul, 1974, p. 21).
Cette lecture vient de Marx, dont on sait qu’Ellul était grand lecteur. L’aliénation n’a cependant plus le sens que lui donnent les Manuscrits de 1844, où la force de travail est dépossédée de sa finalité par le salariat. Ellul juge d’ailleurs le marxisme aussi conformiste que le capitalisme dans son dessein de faire participer un nombre croissant à la grande consommation (Ellul, 1974, p. 152). La signification qu’Ellul donne à l’aliénation se rapproche plutôt de La vie quotidienne dans le monde moderne d’Henri Lefebvre (1968). La « société bureaucratique de consommation dirigée » aliène, dans la mesure où l’individu n’agit plus par motivation propre, mais par les contraintes d’un système, où la technique, la consommation et le contrôle social recomposent chaque aspect de la vie, jusqu’à déposséder le sujet de lui-même. La « colossale escroquerie » consiste à dissimuler derrière l’automatisation de la production celle des consommateurs (Ellul, 1974, p. 361).
En 1954 déjà, Ellul avait montré dans La technique ou l’enjeu du siècle les risques d’une « société technicienne », un thème sur lequel il revient constamment2. Promettant de nous faciliter la tâche et de nous rendre la vie humaine plus disponible, la technique ne vise qu’à s’émanciper, et bientôt libre de tout contrôle, elle impose sa logique autonome d’automaticité, ne cherchant plus que son propre perfectionnement et l’accroissement de son influence. Déliée de toute volonté humaine, elle colonise peu à peu le politique, l’art, l’éducation, le sport, et jusqu’à ce que nous avons de plus intime. L’informatique en est l’exemple le plus frappant. Ellul devine qu’elle va s’introduire partout, modifiant en profondeur les modes des relations humaines, le rapport au temps (qui n’a pas éprouvé l’urgence imposée par les mails ?) et à l’espace (géolocalisé, vous devez être atteignable partout), mais aussi la mémoire, la perception de soi, l’intelligence, le langage, la sexualité et même la physiologie. Aveugle et insensible au destin des hommes, la technique façonne ainsi un monde que nous n’avons ni voulu ni choisi, un monde artificiel et inhumain, où le « progrès » ne se mesure plus qu’au propre devenir de l’économie technicienne : une économie de plus en plus coordonnée, de 201plus en plus efficiente, de plus en plus rapide, de plus en plus disponible, dont nous sommes les victimes.
À la différence pourtant de Lefebvre, Ellul ne pense pas que la société technicienne soit seulement subie. L’analyse se fait ici plus biblique que marxienne. La convoitise n’est pas seulement illusion, mais péché, dans la mesure où c’est librement que nous nous nous y rallions. Dans le moment même où nous convoitons, nous sommes en effet entièrement tendus vers l’objet que nous voulons posséder, et « l’objet visé me possède dans la mesure même où je me joue tout entier sur cette possession » (Ellul, 1974, p. 120). Mais cet esclavage se reporte toujours plus loin – ce n’est jamais l’objet même qui intéresse la convoitise – car dès qu’il est conquis, l’objet perd sa valeur. La promesse de réalisation de soi est ainsi toujours repoussée à la possession d’un nouvel objet, que nous perdrons aussitôt que nous l’avons entre nos mains. La convoitise est insatiable et nous laisse ainsi toujours insatisfaits.
Mais surtout, celui qui convoite est, selon le mot de Luther, « incurvatus in se », replié sur lui-même, dans l’ignorance des autres et de Dieu. La convoitise n’est qu’une déclinaison abâtardie de l’eros, où nous nous affirmons nous-mêmes comme seuls maîtres de notre vie (Ellul, 1974, p. 121). Pour s’élever, la convoitise veut dominer, pas seulement les objets du monde, mais l’autre, et pour cela, tous les moyens bons, y compris la contrainte violente ou psychique, et même l’amour s’il permet de s’annexer l’autre. La société de consommation partage la même racine que tous les écrasements de l’humain, le vol, l’adultère et le meurtre (Ellul, 1974, p. 99 ; 122).
Au bout du compte, nous nous retrouvons seuls, coupés de la relation vivante qui nous lie à nos semblables et à Dieu :
La volonté d’accaparement et de domination qui nous donne assurément pouvoir, richesse, supériorité, réussite (car c’est vrai que le Prince de ce Monde comble la convoitise des hommes, et seul celui qui a de la convoitise gagne ces choses !) est en même temps l’obstacle absolu pour que nous ayons une possession valable de la création, une rencontre vraie avec autrui. La convoitise nous interdit la relation véridique avec les choses et avec les hommes (Ellul, 1974, p. 125).
202II. Le don
Ricœur est, on le voit, plus optimiste qu’Ellul. L’un en appelle à la reprise en main, l’autre au retrait d’un système contraire à la liberté. L’un et l’autre trouvent pourtant dans la dimension religieuse du don la possibilité d’un renouvellement.
Le sens que le christianisme donne au don renvoie toujours, nous dit Ricœur, à la « grâce du possible », à la « grâce du surgissement » ou encore à la surabondance, un terme qui vient de l’apôtre Paul – là où le péché abonde, la grâce a surabondé (Rm 5, 20) – et qui traverse l’œuvre du philosophe. C’est là, la pointe des paraboles bibliques (Ricœur, [1967] 2016, p. 25-26) et le cœur du message chrétien, si l’on voit bien que la foi en la résurrection, dégagée de son vernis mythologique, signifie que le sens l’emporte sur le non-sens (Ricœur, [1967] 2016, p. 17, p. 59).
Une telle idée n’est pas impensable philosophiquement et Ricœur en trouve la trace chez Kant. Dans les limites de la simple raison, celui-ci voit dans l’idée d’une « coopération surnaturelle » la possibilité d’une restauration des capacités humaines. Bien entendu, Kant se garde en philosophe de dire si la grâce est une simple « réduction des obstacles » ou une « aide positive », selon l’une ou l’autre tradition d’interprétation du christianisme (Ricœur, 2000, p. 641, n. 47), mais la grâce n’en reste pas moins le fondement de l’espérance que la volonté puisse être réconciliée avec elle-même et que le sujet, aussi mauvais soit-il, puisse valoir mieux que ce qu’il a fait.
La restauration, la renaissance d’un soi capable de parler, d’agir et d’être responsable de ses actes est ainsi en rapport étroit avec l’« économie du don » (Ricœur, 1995, p. 179). L’expression ne signifie pas qu’il faille prendre en compte, l’échange non marchand, mais que toute réalité humaine, et donc également la réalité économique, est traversée par un dessein, une « loi de l’histoire », qui laisse le dernier mot au surplus, à la surabondance plutôt qu’à l’« économie de mort » (Ricœur, [1967] 2016, p. 59).
Ricœur reprend ici volontiers la maxime spinoziste « la philosophie est une méditation de la vie et non de la mort3 », rejoignant Hannah 203Arendt dans son opposition à l’être-pour-la-mort4 de Heidegger ; le dernier mot revient à ce qui naît et ce qui grandit ; « un enfant nous est né » (Es 9, 5)5.
Comme Ricœur, Ellul ([1954] 1979, p. 129) lie la gratuité et la grâce et voit dans le don sa manifestation pratique de la grâce en riposte au système de la vente, de l’obligation, de la compensation et de la concurrence, dont nous sommes à la fois les complices et les victimes (Ellul, [1954] 1979, p. 145s.). La remise en cause est alors plus fondamentale que chez Ricœur. Comme sa réalité la plus étrangère et la plus hostile, le don est la seule force capable d’atteindre la puissance de l’argent, de la profaner, la désacraliser et de la détruire, faisant du même coup pénétrer celui qui reçoit le don dans le monde de la grâce (Ellul, [1954] 1979, p. 147). Pour qu’il ait cette force, le don doit rester inconditionné, inutile, offert libéralement et les yeux dans les yeux. Mais un tel don est-il simplement possible ? Il semble ne l’être que dans une perspective confessante. Seul celui qui se reçoit dans le pardon de Dieu retrouvant non seulement l’unité de soi et des autres, mais la liberté d’un geste prophétique, par lequel il consacre son argent à Dieu (Ellul, [1954] 1979, p. 151).
Il n’y a aucune liberté vécue dans l’engagement s’il n’y a au commencement cette expérience de l’affranchissement, cet éclatement des chaînes, ou seulement de la nécessité, et cet effacement, reçu dans l’adoration personnelle, de ses péchés par le pardon. (Ellul, 1974, p. 115-116) C’est ainsi dans le salut par la grâce seule, principe fondateur de la Réforme, qu’Ellul voit la possibilité d’un renouvellement. La libération opérée librement par Dieu n’est alors conditionnée par rien, pas davantage par un motif que par une réponse. Ce qui caractérise le don de Dieu est qu’il est libre et qu’il laisse l’homme libre :
La grâce est l’acte gratuit par excellence dans les deux sens du terme : Dieu ne nous demande rien en échange, il ne fait pas payer de qu’il nous donne ; et aussi, Dieu a décidé librement, gratuitement d’agir comme il a agi envers nous dans son amour. L’amour est toujours gratuit. (Ellul, 1974, p. 129)
204Dieu n’exige donc rien de celui qu’il libère. En donnant, il ne cherche pas le résultat ou l’efficacité, et Ellul ne peut s’empêcher d’égratigner ici tant l’utilitarisme que la pensée protestante courante, qui ne conçoit le don que lorsqu’il est utile à quelqu’un (Ellul, 1974, p. 145 ; 1979, p. 149). Le don n’appelle pas même la réciprocité ni même le contre-don comme le pense Marce Mauss. Il serait donc faux d’entendre dans la loi qui scelle l’alliance un ensemble de prescriptions. Ce qui serait donné sous le poids d’un ordre qui dicterait ce qu’il faudrait faire ne pourrait que faire perdre au don sa qualité de don. C’est donc à dessein que le Décalogue s’ouvre par le rappel de la libération : « Je suis le Seigneur, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude » (Ex. 20, 2). Le don gratuit de la liberté est toujours premier, et les commandements ne sont que la condition pour y demeurer, sans être l’esclave du sexe, de l’avoir ou de toute autre convoitise (Ellul, 1974, p. 142).
La gratuité du don de Dieu n’empêche cependant pas qu’un humain veuille extérioriser dans ses actes la même gratuité (Ellul, 1974, p. 115). En choisissant le don comme l’orientation de sa vie, il s’atteste à lui-même qu’il est libre (Ellul, 1974, p. 130-131), en même temps que du sérieux de sa foi (Ellul, 1974, p. 142) :
Il m’est toujours apparu que la seule façon d’exprimer directement la grâce de Dieu dans notre vie, c’est d’être capables nous-mêmes de gratuité. (Ellul, 1974, p. 129)
Le don est ainsi le miroir où le chrétien aperçoit le prix auquel il estime ce que Dieu a fait pour lui, même si « trop souvent nos offrandes font voir avec évidence que nous ne l’estimons pas à plus de trente deniers » (Ellul, 1974, p. 142), c’est-à-dire le prix de la trahison de Judas. Mais plus encore que le montant, c’est son caractère inconditionné qui caractérise le don. À la différence du « don bourgeois » et du « don révolutionnaire », le don véritable fait éclater l’hypocrisie de celui qui donne par calcul (Ellul, 1974, p. 147). Peu importe que ceux qui reçoivent soient croyants ou non, obéissants ou non ; Dieu fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons (Mt 5, 45), et le don signifie la solidarité totale et sans réserve du donateur avec les donataires, quels qu’ils soient (Ellul, 1974, p. 142).
205III. Ellul : le don contre la consommation
Gratuit, le don n’est pourtant pas sans portée, non au sens de l’utilité fonctionnelle ou instrumentale des économistes, mais plus existentiellement comme l’attestation à soi-même de sa propre liberté. Le don a la valeur d’un geste de résistance contre l’idolâtrie de soi-même, de l’efficacité technique et surtout de l’argent (Ellul, 1974, p. 143), car l’argent dit plus que la monnaie. Qui dit argent dit richesse ou valeur d’usage et donc désir de posséder dans la consommation. Dans le système qui lie l’économie, la technique et le politique, l’argent n’est donc pas le simple « instrument » monétaire avec ses fonctions classiques de mesure, de moyen d’échange et de réserve de valeur. Porté par le désir, l’argent est une puissance que l’homme sacralise et qui pourtant le subjugue (Ellul, 1974, p. 144). Or le geste de la pécheresse de Béthanie qui a brisé son vase d’albâtre et en a répandu le parfum, gaspillant ainsi trois-cents deniers, une année de salaire d’un ouvrier moyen, a beau avoir été jugé scandaleux par les apôtres, il ne l’était pas pour Jésus ; « cette offrande déraisonnable aussitôt rayonne » (Ellul, 1974, p. 146) ; et « partout où la Bonne Nouvelle sera prêchée dans le monde entier on racontera en mémoire de cette femme ce qu’elle a fait » (Lc 7, 36-50) Ellul rejoint ainsi Henri Lefebvre. La meilleure manière de s’opposer à l’aliénation de l’argent est de le gaspiller par la fête et le partage, et cela vaut mieux que toutes les autres voies esquissées par Lefebvre, l’apologie de l’œuvre ou l’autogestion.
Le don rend ainsi à l’argent sa vraie place, une place que l’intendant infidèle de la parabole a bien comprise (Ellul, 1974, p. 144). En distribuant des fonds qui lui appartenaient pas, il est désapprouvé « selon la loi de l’argent », mais pour Jésus, il mérite l’éloge, puisqu’il a compris que l’argent est là pour servir la relation entre les hommes (Lc 16, 1-15). En critiquant la société de consommation, le don restaure ainsi l’économie dans sa dimension véritable.
C’est le modèle de l’homme heureux par le bien-être qui doit être éliminé. C’est le modèle de la croissance de la productivité à tout prix qui doit être critiqué. (…) c’est tout cela qui doit être non pas rejeté, mais en tant qu’idéologie, impitoyablement passé au crible de la critique la plus sévère. (Ellul, 1974, p. 153)
206Face aux impasses de la société de consommation, il faut qu’un particulier se lève, lui qui est semblable aux autres et pourtant singulier ; « il est comme tous les autres et pourtant il est différent en ceci qu’il est libre » (Ellul, 1974, p. 143). Cet individu ne prétendra pas avoir de « solution », de « réponse », ou d’alternative pour changer la politique ou l’économie. Jamais il ne parlera de réforme d’un système (Ellul, 1974, p. 116). On ne saurait en effet tirer de la révélation un système quel qu’il soit et l’œuvre de Dieu ne peut en aucun point s’exprimer dans une organisation économique ou sociale (Ellul, [1954] 1979, p. 28). Le sujet libre se contentera de faire entendre la voix de l’isolé, étouffée par les groupes et les intérêts collectifs (Ellul, 1974, p. 117 ; 1963).
Ellul ne veut pas apporter de réponse, pas même chrétienne, et moins encore si c’est par l’entremise d’un parti « chrétien ». C’est en se rendant libre et disponible, en ouvrant sa vie à l’action même de Dieu, qu’un humain pourra laisser Dieu agir à travers lui (Ellul, 1974, p. 141). Son don n’aura alors pas d’autre valeur que celle d’un signe, préfigurant le don que l’humanité fera un jour à Dieu, lui rendant ainsi le bien qu’il lui a fait (Ellul, 1974, p. 142). Dans la voie prophétique esquissée par Ellul le don a une portée à la fois anthropologique et théologique. C’est en acceptant l’appel à donner qu’une vie peut être « reflet de la grâce », à laquelle Dieu, et Dieu seul, apporte sa fécondité (Ellul, 1974, p. 132).
IV. Ricœur :
le don pour une distribution plus juste
D’accord avec Ellul, Ricœur estime que l’économie du don à laquelle renvoie l’agapè biblique ne peut être directement assimilable à l’histoire à travers un ensemble de normes morales supposées renouveler les structures économiques, politiques et sociales. Le don doit garder son caractère méta-éthique et ne vise pas à poser une alternative au jeu des échanges. En ce sens, l’idée d’un programme, d’un parti politique ou d’un syndicat religieux reposerait sur une confusion de niveau (Ricœur, [1967] 2016, p. 50).
207Mais le philosophe se refuse à voir dans le don une simple alternative à la consommation. Le don dessine plutôt une « perspective nouvelle » (Ricœur, [1990] 2008, p. 37) qui ne concerne pas seulement les actes privés, mais les structures. L’intervention de l’homme libre, aussi circonstanciée et discontinue soit-elle, appelle en creux une action plus continue, à laquelle il donne son impulsion et qui ne peut se jouer qu’au niveau social. Le défi est alors de penser comment le don, dans son économie propre, introduit son exigence, en posant la question du sens des structures et des institutions, de leur signification et de leur direction.
Ricœur défend ici une position dialectique. Dans le sillage de Hegel et de Kierkegaard, il se donne pour tâche de tenir ensemble les contraires, de voir la positivité du négatif, de repérer la nouveauté qui surgit du choc des opposés, et de penser qu’un tiers peut les unir, même si la contradiction ne pourra jamais être totalement surmontée dans un dépassement par la totalité (Aufhebung) (Ricœur, [1967] 2016, p. 49).
D’un côté le don, la grâce de l’imagination, du possible et du surgissement ; de l’autre, la nécessité (Ricœur, [1967] 2016, p. 26). D’un côté, l’éthique de la conviction ; de l’autre, celle de la responsabilité. Ricœur rappelle que Max Weber en avait développé l’idée en 1920, alors qu’il s’adressait à des pacifistes allemands. À vouloir défendre unilatéralement la paix, les pacifistes prenaient le risque d’être impuissants à s’opposer à la logique de guerre qui se mettait en marche. Ricœur prend ainsi la voix de Weber :
« Vous ne pouvez pas être pacifistes comme ça… je vous donne rendez-vous dans vingt ans ». Ce fut la guerre vint ans après ! Ces gens, qui n’ont pas agi sur les institutions, ont fait en quelque sorte un court-circuit de l’action directe de l’absolu. Ils ont tout manqué, car ils n’ont pas préservé l’absolu, et ils n’ont pas corrigé, pratiquement, honnêtement, humainement la morale quotidienne de la vie politique. (Ricœur, [1967] 2016, p. 51)
On ne s’étonnera donc pas que sur une telle base, les visions d’Ellul et de Ricœur convergent sur la dimension prophétique du don, mais se démarquent ensuite dans sa portée pratique politique, économique et institutionnelle. L’un veut garder à l’idéal sa pureté radicale, l’autre appelle à son incarnation à la fois imparfaite et nécessaire. Pour Ricœur, l’éthique est ainsi toujours partagée entre les deux buts qu’elle poursuit : d’un côté l’idéal, de l’autre l’efficacité des moyens ; d’un côté « l’exigence 208utopique », de l’autre, « l’optimum raisonnable d’une action économique, sociale et politique » (Ricœur, [1967] 2016, p. 16) ; d’un côté le « problème du sens », de l’autre, l’« intelligence calculatrice » (Ricœur, [1967] 2016, p. 50). « On ne peut échapper à cette tension », car « justement la vie morale repose sur une dialectique de l’absolu souhaitable et de l’optimum réalisable » (Ricœur, [1967] 2016, p. 46-47)
Sans doute faut-il prendre en compte l’exigence d’une résistance, mais également, dans la recherche d’une emprise sur le monde et sur l’histoire, d’accepter de se salir les mains :
Le mot même de résistance garde un aspect négatif : on désobéit à une autorité qu’on ne fait pas. Je crois à l’efficacité de ces refus en tant que refus, mais leur efficacité ne procède-t-elle pas de leur articulation à des activités positives constructives ? Quand je passe du « tu ne tueras pas » au « tu aimeras », du refus de la guerre à la construction de la paix, j’entre dans le cycle des actions que je fais ; alors, je commence à opprimer ; j’entre dans la dissociation des moyens et des fins en participant à des entreprises où les actions humaines ne sont pas « compossibles », où j’éprouve le maléfice de l’histoire avec l’efficacité de l’histoire (Ricœur, 1955 p. 275).
Vouloir, comme Ellul, individualiser les destins pour qu’ils ne s’uniformisent pas est essentiel, tant les relations humaines sont menacées d’abstraction et de conformation de chacun à tous (Ricœur, [1967] 2016, p. 54), mais il faut également s’engager pour rassembler l’humanité dans une unité qui forme un tout (Ricœur, [1967] 2016, p. 15). Le don n’est qu’un volet de cette « rationalité englobante, qui donnerait à la fois un sens individuel et un sens collectif » (Ricœur, [1967] 2016, p. 45). Si l’on tient tous les humains pour des égaux (Ricœur, [1967] 2016, p. 37), le défi premier réside dans la production et dans la distribution plutôt que dans la consommation, afin que les plus riches ne deviennent plus riches et les plus pauvres plus pauvres encore (Ricœur, [1967] 2016, p. 53).
Ricœur place ainsi l’économie sous l’égide d’un double « horizon », celui de l’efficacité et celui de l’amour, chacun des termes conservant l’allégeance à l’ordre dont il relève. L’amour questionne l’efficacité, lorsque celle-ci donne l’illusion d’être sa propre fin, mais l’efficacité interroge l’amour en retour sur sa capacité à apporter une réponse pratique aux besoins matériels des humains.
Vingt ans plus tard, le philosophe revient en 1985 sur le thème. Même si le contexte économique et idéologique n’est plus celui de 1967, 209Ricœur reprend la dialectique de l’intérieur et de l’extérieur (Ricœur, [1967] 2016, p. 29), en substituant la place donnée au don par celle du politique. L’économie a une rationalité puissante qui peut par le calcul organiser le travail et penser les rapports entre production, distribution et consommation. Le philosophe reconnaît donc à l’économie un réel pouvoir d’intégration dans une « société économique » qui rassemble les individus et les rend interdépendants, faisant d’elle un facteur d’éducation des individus à prendre en compte l’universel.
L’homme de la technique, du calcul économique, du mécanisme social, est le premier homme qui vit universellement et se comprend par cette rationalité universelle (Ricœur, [1986] 1998, p. 435).
Mais là où l’économie devient suspecte, c’est lorsqu’elle veut faire un absolu de sa propre logique. C’était là la critique de Ricœur contre le marxisme, qui prétendait faire du politique une simple variable de l’économie, réduisant les aliénations politiques à de simples symptômes de l’aliénation économique (Ricœur, [1986] 1998, p. 437). Mais ce risque vaut aussi pour le libéralisme économique, lorsque celui-ci donne pour seul critère du politique la satisfaction des besoins et l’efficience du marché. Il réduit alors la rationalité politique à une sorte d’égoïsme intelligent. Ricœur plaide alors pour le raisonnable à côté du rationnel :
Je distinguerai entre le rationnel et le raisonnable, et dirai que le plan technico-économique de la vie en société ne satisfait qu’aux exigences du rationnel. C’est pourquoi l’homme y est insatisfait, c’est pourquoi il cherche le raisonnable dans l’universel concret qui définit le politique comme tel. (Ricœur, [1986] 1998, p. 438)
C’est malgré tout une fois encore au don que revient le philosophe lorsqu’il reprend le même thème en 2004 dans la discussion de Marcel Mauss.
L’Essai sur le don (1923-1924) vise à faire apparaître une autre manière – plus archaïque et plus profonde – de penser un système d’échange que celui de l’économie marchande. Ce qui avait été qualifié de troc n’était qu’un don et son retour un contre-don. En se fiant à ce que lui apprenaient les groupes qu’il étudiait, Mauss en avait rapporté la clé à un usage cérémoniel et même à la « force magique » des choses échangées. Donner en retour, c’était faire revenir la force contenue dans le 210don à son origine, au donateur. L’économiedu don, suppose donc une sorte d’efficacité du rite, indépendante de la qualité des personnes.
à la suite du livre de Marcel Hénaf, Le Prix de la vérité, dont le sous-titre est Le don, l’argent, la philosophie, Ricœur récuse la logique inhérente au don comme chose donnée. Il propose plutôt de voir dans le don le gage d’une reconnaissance tacite, où le don est donné en substitut du donateur. Ce ne serait donc pas la chose donnée, qui, par sa force, exigerait le retour, mais l’acte mutuel de reconnaissance de deux êtres qui n’auraient pas le « discours spéculatif de leur connaissance » :
Le fonctionnement du don serait en réalité non pas dans la chose donnée, mais dans la relation donateur-donataire, à savoir une reconnaissance tacite symboliquement figurée par le don. (Ricœur, 2004, p. 24)
Le don n’est que la figure symbolique par laquelle le donateur manifeste la reconnaissance du donataire, et c’est alors parce qu’il est reconnu que le donataire peut être, sans contrainte, à son tour reconnaissant.
Le partage et le don festif sont ainsi les signes de la réalité d’une autre économie que l’économie marchande. Chacun peut en faire l’expérience, même banale, dans les relations interpersonnelles. La politesse, le cadeau ou le bienfait reçus nous font voir ce que signifie « le petit bonheur d’être reconnaissant et d’être reconnu ». Une telle économie peut également avoir une portée sociale que Ricœur illustre par l’institution des jours fériés et du dimanche :
Est-ce que la différence entre les jours ouvrables, comme nous disons, et les fêtes ne garde pas une signification fondatrice, comme s’il y avait une sorte de sursis dans la course à la production, à l’enrichissement et qui fait que le festif serait pour ainsi dire la réplique non violente de notre lutte pour être reconnu ? (Ricœur, 2004, p. 27)
Bien entendu une telle économie ne se substitue pas à l’économie marchande. Mais elle rappelle que l’économie marchande ne joue jamais que comme un mécanisme social abstrait, ou comme le dit Hegel comme un « État extérieur ». Ce qui lui manque, c’est une capacité d’intégrer les individus de l’intérieur dans une communauté historique concrète, ce qui ne peut se faite que par le politique, les coutumes et les mœurs (Ricœur, [1986], 1998, p. 434). Une société qui ne se définit qu’en termes économiques est d’abord une société de compétition, où 211les individus et les groupes s’affrontent sans arbitrage, et qui n’a pas de réponse à l’injustice. La mécanique sociale de l’économie isole les individus et elle engendre un sentiment d’insécurité. Mais surtout, la logique de l’économie marchande et de l’intérêt ne suffisent pas à donner un sens à la vie et n’offrent qu’une vue incomplète des finalités de l’action humaine (Ricœur, [1986], 1998, p. 435). L’économie du don rappelle alors l’importance de la reconnaissance de la singularité des personnes, que l’économie est incapable d’apporter.
Ellul pourrait-il souscrire à cela ? C’est bien là le sens qu’il donne au don divin. Dieu prodigue sa grâce sans calcul ni condition, mais parce qu’il reconnaît celui qu’il élit, il suscite la réponse de l’homme, qui lui aussi se donne librement, non pas à Dieu, mais à l’autre homme. Pourquoi ce don humain resterait-il sans réponse de la part des donataires ? La reconnaissance du donataire par le donateur ne l’invite-t-elle pas à se donner lui aussi ? C’est là une voie qu’Ellul n’explore pas, sans doute parce que même porté par le prophète, le don humain n’aura jamais les traits du don de Dieu.
Conclusion
À partir d’un même constat – la société de consommation ne suffit pas à répondre à la quête d’un sens – et d’un même point critique – le don –, Ellul et Ricœur tirent ainsi des conclusions opposées.
Pour Ellul (1974, p. 125), le don se pose en alternative à l’affirmation de soi et à la convoitise. Si une économie est possible, c’est une économie qui repose sur des fondements opposés à ceux de l’économie marchande. Dans une telle économie, l’argent, le travail et le repos reprennent une fonction qu’Ellul pense normale, dont le but n’est plus d’élever son niveau de vie ni d’accaparer de nouveaux objets (Ellul, 1974, p. 151), où le sens n’est plus défini par la jouissance de choses généralement inutiles (Ellul, 1974, p. 149), mais simplement de vivre. Dès lors que l’essentiel est d’être libre, pourquoi se préoccuper de changer de voiture ? Cela peut se faire sans mobiliser toute sa personne et sans y attacher de passion (Ellul, 1974, p. 151). Nul n’a besoin de cet appareillage de choses 212prétendument indispensables, qui ne sont « que la preuve extérieure de notre déficience intérieure » (Ellul, 974, p. 133).
On n’attendra pas d’Ellul qu’il donne à cette économie des traits plus précis. Ce ne serait jamais qu’un programme de transformation du système, c’est-à-dire une idéologie :
Certains seront d’accord de dire que nous ne devons pas subir les décisions de l’État ou des techniciens, mais que sur cette base, les chrétiens doivent coopérer avec d’autres, et participer aux choix collectifs, en fixant des priorités à la société, en termes d’objectifs, d’intérêts à privilégier, etc. (…) or la liberté collective n’existe pas. (Ellul, 1974, p. 117)
Jacobine, nationaliste, nazie ou stalinienne, la liberté collective se gagne toujours contre la liberté individuelle (Ellul, 1974, p. 114) et dès lors qu’il est inséré dans un groupe, l’individu n’est plus libre (Ellul, 1974, p. 117). Ellul n’a jamais caché ses sympathies pour l’anarchie, à cette réserve qu’il ne pense pas que l’homme soit naturellement bon et que c’est la société qui le corrompe. Mais une raison plus profonde justifie sa position. Il n’y a d’éthique véritable que rapportée à la volonté de Dieu. Toute éthique humaine et a fortiori tout programme politique n’est en réalité qu’une « prise de possession » et une appropriation par l’homme de la question du bien (Ellul, 1974, p. 167, p. 181). L’homme libre reçoit sa liberté du Dieu libre. Il se garde d’attaquer l’État, les organisations ou les hiérarchies, comme si c’était là le fond du problème. Il sait que le nœud est ailleurs. Il n’est pas au dehors mais en soi, dans l’esprit de puissance par lequel nous convoitons et cherchons à dominer quelque chose ou quelqu’un. C’est contre cet esprit si contraire à celui de Dieu (Ellul, [1954] 1979, p. 103) qu’il faut lutter par le don. Ou pour le dire autrement, il ne peut y avoir d’éthique que libre face à Dieu qui le fait capable de répondre (Ellul, 1966, p. 205). Sa parole est celle d’un sujet responsable, responsable de se présenter libre, devant Dieu, et d’assumer soi-même, personnellement la situation du pauvre (Ellul, [1954] 1979, p. 211).
Pour Ricœur, le don marque plutôt les limites de la logique de l’efficacité de l’économie moderne. Le don, comme toute autre expression de l’amour ne se pose pas en alternative à la réalité ambigüe des relations humaines, mais vient en corriger les excès. Ricœur ne nie donc pas la nécessité des signes posés par les prophètes à travers leur don, mais ce ne sont jamais que des signes. Pour avoir prise sur le réel, Ricœur en 213appelle alors lui aussi à la responsabilité, mais être responsable signifie savoir faire passer la force critique du don à travers des médiations politiques, culturelles et sociales, seules capables de transformer la société.
On le voit, tant à propos du don que de la responsabilité, les perspectives s’opposent. Là où Ricœur voit dans le don le vecteur critique d’une réforme de l’économie, Ellul lui donne une portée eschatologique. À la suite de Luther, il rapporte ainsi le monde à une double souveraineté de Dieu suivant des logiques opposées6. Comme Providence, Dieu gouverne l’univers et donne à chacun les moyens d’assurer un ordre extérieur ici-bas permettant la vie de tous à travers des institutions et le travail de la raison. Mais comme rédempteur, il annonce par l’Évangile, un autre règne, intérieur celui-ci, où l’éthique ne vise plus l’ordre mais l’amour. Les deux règnes, temporel et spirituel, relèvent ainsi de la « main gauche » et de la « main droite » de Dieu. D’un côté, l’économie, la raison et une justice toujours approximative ; de l’autre, une réalité incompatible, fondée sur le don, la grâce et la liberté. Avec Rudolf Bultmann, grand théologien de cette époque, Ellul affirme ainsi « le caractère singulier, unique et individuel à la fois de la décision » :
Bultmann a raison d’insister sur le fait que le christianisme n’a à présenter aucun système politique, économique, juridique qui porterait l’homme, et à l’intérieur duquel il pourrait exprimer sa liberté. (Ellul, 1974, p. 114)
Ricœur aussi est alors marqué par Bultmann, mais il en retient une autre leçon. S’il invite les Eglises à porter l’espérance d’un sens et à témoigner de ce sens par une réflexion sur les méthodes et les buts de notre société (Ricœur, [1967] 2016, p. 63), il précise aussitôt qu’il n’y a là aucune exclusive. Tout en affirmant que « si la prose de l’action technique à tous ses plans (économique, social, culturel, politique) cessait d’être reliée à la poésie du culte, toute la dialectique de la conviction et de la responsabilité s’effondrerait » (Ricœur, [1967] 2016, p. 29), il écarte alors la spécificité d’une position religieuse. La raison d’être des Eglises est de poser en permanence la question des fins (Ricœur, [1967] 2016, p. 14), mais dans la démythologisation que Bultmann appelle de ses vœux, le discours religieux doit être entièrement déconstruit pour ne 214plus laisser place qu’à la foi. Or que dit la foi ? Seulement « viser plus, demander plus » (Ricœur, [1967] 2016, p. 16), répond Ricœur, ou encore affirmer que « l’homme est possible, c’est-à-dire n’est pas impossible » (Ricœur, [1967] 2016, p. 26). L’essentiel est ainsi de « maintenir un but lointain pour les hommes », et peu importe qu’on l’appelle « un idéal, en un sens moral, et une espérance, en un sens religieux ; les deux se recoupent » (Ricœur, [1967] 2016, p. 51-52). Qu’elle s’articule ou non sur une foi, l’essentiel est que l’économie du don fasse voir une exigence utopique. La logique de la surabondance dont se nourrit le christianisme ouvre un large réseau symbolique, qui n’est aucunement réductible au noyau dur de la religion (Ricœur, 1989, p. 6).
Même si Ellul et Ricœur sont ainsi marqués par les mêmes sources bibliques et qu’ils appartiennent au même univers confessionnel, la manière dont ils pensent l’économie du don atteste d’une profonde différence quant à l’arrière plan, philosophique et théologique de leur éthique. Le premier écart porte sur la qualité du don : don pur, qui ne peut venir que de Dieu, ou exigence utopique née du fond de l’espérance humaine. Le second concerne sa portée : tandis que pour l’un, le don offre les prémices du royaume qui vient, l’autre y voit le correctif à la dérive utilitaire de l’économie, toujours menacée de se replier sur la seule logique du do ut des (Ricœur, [1990] 2008, p. 39). Donner parce qu’il nous a été donné et non pour que l’autre donne serait la tâche première de l’économie du don.
215BIBLIOGRAPHIE
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1 En anglais d’abord et l’année suivante en français.
2 Le système technicien en 1977, Le bluff technologique en 1988.
3 Baruch Spinoza, Éthique (1990, IV, proposition 67) ; cf. P. Ricœur (2000, p. 466).
4 Le Dasein se définit par le fait de sa finitude : qu’il soit pour-la-mort, indique que la mort est une possibilité indépassable. Pour Ricœur, il convient, au contraire de libérer le Seinskönnen du joug de l’être-pour-la-mort (P. Ricœur, 1998, p. 21).
5 Hannah Arendt (1983, p. 277-278), cité par P. Ricœur (2000, p. 636). Arendt rapporte la citation non pas à Ésaïe mais aux Évangiles (cf. Lc 2, 11).
6 Sur la doctrine luthérienne des deux règnes, voir en particulier Martin Luther De l’autorité temporelle et des limites de l’obéissance qu’on lui doit (1523), trad. par Franck D.C. Gueutal, in Œuvres, Genève, Labor et Fides, t. IV, 1960.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-10602-9
- EAN : 9782406106029
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10602-9.p.0197
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/05/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Jacques Ellul, Paul Ricœur, société de consommation, don, gratuité, Marcel Mauss, convoitise, aliénation