Présentation
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Mer et la Cathédrale. La pensée musicale chez Baudelaire, Verlaine, Mallarmé
- Pages : 7 à 9
- Collection : Perspectives comparatistes, n° 142
- Série : Inter-médias, n° 5
Chapitre d’ouvrage : 1/15 Suivant
Présentation
Dans son essai L’Alliance de la poésie et de la musique, publié à titre de postface dans L’Arco e la lira (2011)1, Yves Bonnefoy eut quelques mots bienveillants pource livre, publié en Italie dix ans auparavant : « Michela Landi m’invite à quelques pages de réflexion sur le grand problème qu’elle se pose, et je suis heureux de m’associer ainsi à sa recherche, commencée avec Il Mare e la cattedrale. […] Je suis prêt à lui sacrifier, à chaque pas qu’elle fait chez Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, beaucoup de ce que j’entrevois, mais bien mal, dans le rapport de ces grands esprits et de la musique2 ».
C’était donc un début, Il Mare e la cattedrale, accueilli par l’éditeur ETS de Pise3. Une circonstance, que le temps écoulé rend déjà peu précise, est à l’origine de ce projet. En 1994, à l’Institut Français de Florence le musicologue Alberto Batisti nous proposait une soirée sur « Debussy et les poètes ». J’avais fait des études de musique, je pouvais encore me considérer comme une pianiste dilettante, avec une poignante nostalgie pour des études que j’avais abandonnées. La musique se situait alors dans une cloison à part de mon espace mental : c’était le lieu perdu, alors que la littérature avait des chances de m’intéresser. Ce jour-là, pourtant, ces deux mondes à l’apparence séparés et inconciliables se rencontrèrent. J’avais, derrière moi, une expérience de lutte physique avec les possibilités de l’instrument ; la musique était à faire ou à ne pas faire. Pouvait-on en parler ? Ayant obtenu un poste de doctorat, je me lançai : il fallait que ces deux univers se croisent, et que l’un donne à l’autre la manière de se réaliser. À cette époque, ma volonté tenait de la pure utopie : les 8études musico-littéraires en étaient à leurs balbutiements. Je me mis à des lectures diverses, disparates même. Je cherchais un fil, une théorie, une méthode dans un terrain on ne peut plus glissant.
Ma recherche avait donné d’abord dans ce qu’on appelle, avec un certain mépris, le biographisme ; pire, dans l’anecdote. Ce n’est que plus tard qu’elle m’a montré la voie que je souhaitais entreprendre : parler de la musique tel que le discours conventionnel peut le faire, la convoquer dans ce discours à titre d’argument, la traiter en métaphore pour les autres arts ce n’était, me semblait-il, que la surface des choses : il fallait que la musique agisse dans le texte par ce qu’elle a de plus vrai, de plus substantiel : la forme en mouvement.
Les « trois poètes aimés » de Debussy, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé avaient, me semblait-il, des manières différentes non seulement de traiter la musique en tant que thème, mais de la convoquer formellement dans leur propre discours. Et là, si le wagnérisme officiel allait perdre, petit à petit, le rôle central que je croyais devoir lui donner, Wagner le théoricien récupérait sa position au nom de quelques-unes de ses idées qui, tout empreintes qu’elles étaient d’un psychologisme vieilli, portaient à la surface une conception matérielle et corporelle de la musique tout à fait inédite. Chez Baudelaire, deux phénomènes complémentaires m’apparaissaient : d’un côté, l’influence consolatrice du chant, ou mélos,détermine un alanguissement, un étirement du vers que le poète même nomme, dans la dédicace à Arsène Houssaye du Spleen de Paris, « ondulation de la rêverie » ; de l’autre, un rattrapage et même une surcompensation rythmique de cette condition de relâchement, ou « soubresaut de la conscience ». Alors que Verlaine hérite plutôt, de ces deux composantes de la poésie baudelairienne, le mélos consolateur, cette « essence du chant », tel que le définit Wagner, qui dilue le phrasé à la recherche d’une pré-discursivité de la poésie, Mallarmé exploite l’autre versant de l’idée musicale baudelairienne : le mélos agressif qui, travaillant dans les interstices de la chaîne discursive, provoque la disruption de celle-ci, ce que les rattrapages rythmiques baudelairiens ne faisaient qu’annoncer. La « force efficiente » de la musique (selon l’expression de Wagner, AA, 73) ayant désormais mis à mal la cathédrale du discours poétique, ce n’est plus que par fragments que ce discours revient à la surface. L’ironie textuelle de Mallarmé avait, me semblait-il, des affinités avec les procédés debussystes : par la mise en place d’une ironie formelle 9le poète des mardis prenait à contrepied l’illusionnisme wagnérien fondé sur la croyance, vraie ou simulée, en l’existence d’une dimension pré-formelle, naturelle en musique. Debussy portait ainsi à la surface le travail que le même Wagner s’attachait à dissimuler, pour que la musique apparaisse comme un mythe sourcier. Prenant en exemple la nature, et plus précisément la force marémotrice, Debussy tend à la nature « un piège », selon ses propres mots : ses formes en mouvement donnent à voir la manière dont la musique elle-même se pense, englobant dans ses spires un mystère. Ce traitement autonome de l’art musical, jusqu’à présent asservi aux nécessités du discours, nous amène à réfléchir sur le traitement du corps féminin chez les poètes, ce dernier étant perçu comme la source principale du chant consolateur, exil ou abandon, mais aussi du chant agressif, incitant à la transgression de l’ordre du discours et de l’ordre social.
Les préalables de notre réflexion, et notamment le débat concernant la sémantique musicale, s’ils ont manifestement vieilli dans la mesure où les études musico-littéraires ont connu dans ces dernières décennies un essor insoupçonné, ont au moins deux avantages : faire connaître en France des critiques, littéraires ou musicologiques, dont l’œuvre reste parfois confinée en deçà des Alpes ; présenter l’état de la question il y a une vingtaine d’années, à l’orée du troisième millénaire. Quelques remaniements ont été pourtant nécessaires pour permettre à ce travail de traverser les Alpes et les deux dernières décennies.
Michela Landi
Florence, le 31 août 2023
1 Michela Landi, L’Arco e la lira. Musica e sacrificio nel secondo Ottocento francese, con uno scritto di Yves Bonnefoy, Pisa, Pacini, « Studi di Letterature moderne e comparate », 2006, p. 441 et 464. Cf. Yves Bonnefoy, L’Alliance de la poésie et de la musique, Paris, Galilée, 2007.
2 Yves Bonnefoy, L’Alliance de la poésie et de la musique, op. cit., p. 11.
3 Michela Landi, Il Mare e la cattedrale. Il pensiero musicale nel discorso poetico di Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Pisa, ETS, 2001.
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-16039-7
- EAN : 9782406160397
- ISSN : 2261-5709
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16039-7.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/01/2024
- Langue : Français