Legislating before the Ottoman Constitutional Era Law and Sovereign in the Political Thought of Islam
- Publication type: Journal article
- Journal: Éthique, politique, religions
2021 – 1, n° 18. Philosophie politique et arts de gouverner à l’Âge classique de l’Islam - Author: Mouttalib (Sophia)
- Pages: 159 to 179
- Journal: Ethics, Politics, Religions
Légiférer avant l’ère constitutionnelle ottomane
Loi et souverain dans la pensée politique de l’Islam
C’est au cours du xixe siècle qu’émerge dans la pensée politique de l’Islam une réflexion autour du concept de constitution : intellectuels et hommes politiques plaident pour l’instauration d’un ordre constitutionnel, visant à structurer l’organisation politique et à définir et encadrer les prérogatives de chaque corps et fonction, en les soumettant à l’autorité de la loi. Est associée à ce discours une vaste entreprise de réformes. Promulgation de nombreux codes juridiques, instauration d’un Parlement et de conseils provinciaux, réorganisation des institutions juridictionnelles et indépendance du pouvoir judiciaire, sont parachevées par l’adoption des deux premières constitutions, au sens moderne du terme, dans le monde arabo-musulman : la Constitution du beylicat de Tunis, en 1861 (précédée par la promulgation du Pacte fondamental, réelle déclaration des droits des sujets de la province, en 1857) et la Constitution ottomane, en 18761. Cette ère des Tanzīmāt (littéralement, « réorganisations ») a longtemps été définie et présentée par les spécialistes de ce champ d’études comme une rupture radicale avec les conceptions et cadres politiques et juridiques préexistants, annonçant l’irruption du séculier au sein d’une tradition de pensée perçue jusque-là comme subsumée sous le religieux. En témoignent tout particulièrement les études sur la conception prémoderne de la loi en Islam, où celle-ci est fréquemment caractérisée comme étant une « jurists’ law », un « droit de jurisconsultes ». L’idée sous-jacente est la suivante : la loi émane de la seule volonté de Dieu, elle régit aussi bien la vie privée que l’organisation du politique, et ce sont les savants religieux, les jurisconsultes, qui sont chargés de l’interprétation du message divin 160et détiennent dès lors l’autorité à formuler les normes qui en découlent2. Ce faisant, le politique serait tenu à l’écart de l’édiction de la loi, et son rôle, réduit à la seule exécution des normes définies par les jurisconsultes à partir de leur interprétation du corpus sacré : c’est en ce sens que l’universitaire Ami Ayalon parle de la législation humaine comme d’un « concept impossible3 » dans la tradition de pensée en Islam ; et ce serait seulement à partir du xixe siècle que le politique aurait réussi à s’extirper de l’ombre du Législateur divin, et à se doter, de manière autonome, de ses propres lois.
S’il ne s’agit ni de minimiser l’effervescence réformatrice caractéristique de l’ère constitutionnelle arabo-musulmane, ni de nier le pouvoir structurant du religieux dans la pensée politique islamique, le portrait habituellement dressé de cette conception prémoderne de la loi interroge. En effet, la participation concrète de l’être humain à la formulation de la norme semble inévitable. Tout d’abord, à travers l’interprétation que font les jurisconsultes du corpus sacré, c’est bien inéluctablement leur subjectivité qui s’exprime, d’où la distinction fondamentale entre la šarī‘a (« Voie » divine, inaccessible à l’être humain du fait de son entendement limité) et le fiqh (la doctrine, ou jurisprudence, qui découle de l’interprétation). Plus encore, au-delà du cercle des jurisconsultes, une étude de la pratique politique des souverains dès les premiers siècles de l’Islam révèle leur implication considérable dans la formulation de la norme, renégociant constamment un champ d’action distinct du religieux. Ainsi, une observation attentive de l’évolution des rapports entre souverain et loi au fil des siècles, et de la conception mouvante de cette dernière, semble attester de l’irréductibilité de la normativité prémoderne à l’idée d’un Législateur divin, seul à l’origine du droit et de l’organisation des structures politiques, niant à l’être humain tout rôle dans leur définition. D’une participation à demi-mot dans la formulation de la loi à l’ère abbasside (I), le souverain s’impose progressivement 161comme législateur à l’heure ottomane (II), voyant ses prérogatives en la matière s’élargir et englober définition des normativités juridique et religieuse applicables (III) ; jusqu’à assister à un glissement, à partir de la fin du xvie siècle, d’une loi pensée comme marqueur de la souveraineté, à une loi dont le respect seul légitime le règne du souverain (IV). À travers une étude des pratiques politiques, des réflexions autour de la loi et des grandes dynamiques institutionnelles ayant rythmé l’histoire arabo-ottomane du viiie siècle au règne des sultans, cet article entend ainsi se défaire de l’image de « parenthèse enchantée » accolée à l’ère constitutionnelle du xixe siècle, et ainsi, la « réintégrer » pleinement dans l’histoire de la pensée politico-juridique de l’Islam.
Une participation à demi-mot du souverain abbasside
à la formulation de la norme
Désigner le droit, en terre d’Islam, comme une « jurists’ law », revient à identifier les jurisconsultes comme seuls détenteurs de l’autorité à formuler la norme. C’est leur connaissance du corpus sacré et de la méthodologie juridique qui les y habilite, et non pas le pouvoir politique : à travers un effort d’interprétation des textes, l’ijtihād, ils sont chargés d’en dévoiler le sens, à partir duquel ils déduisent la norme applicable. Cette conception de la normativité islamique n’accorde qu’un rôle marginal au souverain : Dieu seul est Législateur, les jurisconsultes lèvent le voile sur le message divin, et le souverain veille à la bonne application du corpus normatif. Dès lors, les décrets promulgués et les décisions prises dans le cadre de la conduite politico-administrative du califat sont pensés comme des actes administratifs, et non pas comme de la législation4. Si, théoriquement, la normativité est pensée indépendamment du pouvoir politique, dans les faits, le souverain et le corps de jurisconsultes ne semblent pourtant pas évoluer dans deux sphères absolument séparées, mais multiplient au contraire les interactions : 162ainsi, dans un ouvrage dédié à cette question, Muhammad Qasim Zaman affirme qu’il ne s’agit finalement pas tant de savoir « si le calife était habilité à intervenir [dans le domaine religio-normatif], […] mais plutôt, si son intervention visait à protéger la religion telle que définie par lui-même, ou par les jurisconsultes5 ».
C’est donc dans cette arène partagée par les savants religieux et le souverain que peut se mesurer la participation concrète de ce dernier dans le domaine normatif : souvent dépeinte comme un lieu de lutte sans relâche entre les différents acteurs se disputant l’autorité à formuler la loi, Muhammad Qasim Zaman remarque qu’à l’exception de certains épisodes historiques marquants6, la relation entre le calife et les jurisconsultes semble davantage se caractériser par une forme de « coopération » entre les deux : la fonction de qāḍī, juge musulman, occupée par des jurisconsultes, témoigne de cet entremêlement des sphères politique et religieuse, le juge étant, depuis le règne des premiers sultans abbassides, nommé, rémunéré et révoqué par le souverain7, reflétant bien le potentiel rapport de subordination du jurisconsulte à ce dernier. Par ailleurs, le patronage des savants religieux par le pouvoir politique est une pratique répandue, que ce soit à travers l’attribution de pensions ou par le financement de la vie religieuse.
Une tentative d’implication plus frontale du souverain dans la formulation de la norme a marqué l’histoire abbasside et, plus généralement, la conception de la loi aux premiers siècles de l’Islam. Ibn al-Muqaffaʿ, homme de lettres du viiie siècle d’origine persane et secrétaire de l’administration, en est le protagoniste. Instigateur de la première tentative de codification, à visée politique, de la normativité islamique, il adresse sa Risāla fī-l-ṣaḥāba (Épître sur les compagnons) au calife al-Manṣūr (714-775), dont il souhaite attirer l’attention sur la question du pluralisme normatif caractéristique des traditions juridiques musulmanes de l’époque. Ibn al-Muqaffaʿ remarque en effet la profonde divergence entre les jurisconsultes quant aux questions au sujet desquelles le corpus 163sacré ne semble pas trancher explicitement, et n’ayant pas fait l’objet d’un consensus parmi les savants religieux : dans ce cas, il est admis que les juges peuvent statuer en se référant à la position adoptée par l’école juridique à laquelle ils sont affiliés, ce qui mène à une profusion de décisions judiciaires différentes au sujet d’une même affaire, citant à titre d’exemple les divergences normatives profondes constatées entre les villes voisines de al-Ḥīra et Kūfa8. En résulte un accroissement de l’indépendance du corps des jurisconsultes, et, par corrélation, un amoindrissement de l’autorité du pouvoir politique.
Dès lors, Ibn al-Muqaffaʿ exhorte le calife à s’imposer comme seul détenteur de l’autorité à définir les contours de la normativité, et à trancher parmi les différentes positions des jurisconsultes : à travers l’adoption officielle d’un code regroupant les opinions hissées au rang de normes, auquel le qāḍī sera tenu de se référer pour statuer, l’objectif est d’unifier la normativité applicable sur l’ensemble du territoire, le souverain étant considéré, de par la finesse de son jugement, comme le plus à même pour y œuvrer. Cette proposition met à mal le monopole interprétatif des jurisconsultes dans le domaine de la normativité : en effet, si le champ d’action du souverain demeure limité à ce qui, au sein du corpus sacré, peut faire l’objet d’une interprétation, l’autorité à légiférer dans ces frontières lui revient pleinement, et il confère aux normes leur applicabilité. Les sources historiques ne permettent pas de déterminer en toute certitude la réaction d’al-Manṣūr à la lecture de cette épître : selon les récits de certains contemporains, le calife aurait souhaité adopter comme code juridique le Muwaṭṭaʾ, l’œuvre théologico-juridique de Mālik b. Anas, fondateur de l’école juridique malikite9. Ce dernier aurait refusé, au nom du caractère essentiellement pluraliste de la normativité islamique : ainsi sont entérinées les limites auxquelles doit se résoudre le souverain quant à son implication dans la formulation de la loi.
Si la tentative d’Ibn al-Muqaffaʿ ne s’avère pas concluante, elle introduit, dans la pensée islamique, l’idée d’un souverain usant de son pouvoir discrétionnaire pour formuler les contours de la norme. Ce 164pouvoir acquiert le nom de siyāsa : dans son acception large, le terme désigne le cadre au sein duquel le politique statue et administre sans être tenu de coller au plus près de la normativité islamique. Dans son étude philologique du terme, Makram Abbès met en avant sa polysémie et détermine, durant l’Âge classique, deux significations principales : l’une désignant la conduite des affaires du califat, et l’autre, renvoyant à l’existence d’une « juridiction distincte de la Loi religieuse établie10 », impliquant une certaine latitude d’action octroyée au souverain. C’est une notion centrale dans l’œuvre d’al-Māwardī, juriste irakien à cheval entre les xe et xie siècles : dans Al-aḥkām al-sulṭāniyya (Les statuts gouvernementaux), il l’associe à l’institution judiciaire des maẓālim, créée sous la dynastie abbasside (et supprimée sous l’ère ottomane). En théorie présidée par le souverain lui-même (bien que dans les faits, ce dernier choisisse généralement de nommer un représentant), cette cour de justice opère en parallèle de la juridiction de droit commun : elle reçoit principalement des sujets du souverain dénonçant les abus et torts subis sous l’administration des gouverneurs locaux et autres fonctionnaires du califat, ainsi que des requérants insatisfaits par les décisions du qāḍī et désireux d’une réévaluation de l’affaire. La particularité de cette institution est que le souverain, ou le représentant qui statue en son nom, peut, dans ses jugements, se prévaloir d’une réelle liberté vis-à-vis de la normativité islamique11. Cette autonomie se manifeste particulièrement dans les affaires relevant du domaine pénal : si le qāḍī a les mains liées par le nécessaire respect d’une procédure pénale tortueuse et exigeante telle que définie par le corpus sacré (refus des preuves circonstancielles, nécessaire fiabilité des témoins), menant fréquemment à des non-lieux, le souverain opte pour une procédure plus souple, car dictée par la réalisation de l’intérêt général. En l’absence d’un code juridique, les jugements se fondent sur des décisions ad hoc découlant du pouvoir discrétionnaire du calife ; et s’il est difficile de parler, dans ce cadre, d’une législation en bonne et due forme, le souverain s’y illustre indéniablement comme le créateur de normes dotées d’une force juridique. Émerge dès lors un 165ordre juridictionnel dual, dont les acteurs se révèlent être « le qāḍī, en tant que représentant de la Loi divine, et le ṣāḥib al-maẓālim (qui préside l’institution), à travers lequel s’exprime la loi du souverain12 ».
L’édiction du kānūn
comme marque de la souveraineté politique
L’ère ottomane amorce un tournant dans l’histoire de la pensée juridique en Islam, et plus particulièrement, dans le rapport du politique à l’édiction de la loi ; tournant dont la pierre angulaire est certainement la codification des normes. Codifier implique, par essence, une transformation dans le rapport à la loi, et dans son contenu même : c’est un acte qui se révèle être « un choix délibéré dans l’exercice du pouvoir politico-juridique, [et] un moyen par lequel la liberté d’interprétation des juristes, juges et avocats, est volontairement restreinte13 ». La codification est un pilier majeur de la dynamique centralisatrice de l’Empire ottoman, en ce qu’elle permet d’uniformiser les pratiques politico-administratives ainsi que les décisions judiciaires sur l’ensemble du territoire, et, in fine, de consolider la souveraineté de la dynastie. Sont adoptés, à partir du xve siècle, des kānūnnāmes (« codes de normes »), pensés comme la compilation de firmans : cet élan codificateur témoigne de l’influence de la tradition mongole sur la pratique politique et juridique des sultans ottomans, et des nouvelles conceptions de la loi et de la souveraineté qui en émergent. Contrairement au calife, ne pouvant jusqu’alors être officiellement reconnu comme législateur, la marque de souveraineté du khan mongol est précisément sa capacité à légiférer. Plus encore, son règne est légitimé par le respect qu’il accorde au yāsā, la loi dynastique édictée et compilée par Genghis Khan (c. 1155/1162-1227), étoffée par ses successeurs, et dont seule l’application serait à même d’assurer la longévité de l’Empire ainsi que la pérennité d’un ordre juste. Loin de se présenter sous 166la forme « moderne » d’un code juridique (caractérisé par son intelligibilité et le souci de structure), ce yāsā est en réalité un « ensemble mouvant de décrets individuels, de règles et de pratiques instituées ou sanctionnées par Genghis Khan […], une sorte de “constitution” coutumière14 ». La loi est ainsi pensée non pas comme une ordonnance divine, mais comme émanation de la volonté propre du souverain.
S’inscrivant dans ce que Guy Burak appelle « la période post-mongole15 », la pratique ottomane du pouvoir révèle dès le départ une transformation dans la conception des rapports entre loi et souveraineté. Ainsi, il est dit qu’à l’occasion de son accession au pouvoir, Osman ier (c. 1258-1323/1324), fondateur de la dynastie ottomane, se serait empressé d’édicter un ensemble de lois16 : légiférer intègre dès lors les prérogatives du sultan, et la trace du yāsā mongol perdure et se dévoile dans ce qui devient le kānūn ottoman. Étymologiquement, le terme « kānūn » provient du grec κανών (règle, principe), se déclinant en arabe sous la forme du qānūn, qui désigne à partir du viie siècle le système fiscal préexistant à la conquête musulmane de l’Égypte et du Levant17. Par la suite, le terme acquiert le sens plus général de règles édictées par le souverain musulman, non perçues comme de la législation mais plutôt comme des actes administratifs dans la conduite politique du califat. L’ère ottomane entraîne dès lors un tournant sémantique, et le kānūn révèle la législation sultanesque sous une forme codifiée et explicitement associée au nom de son promulgateur. Le nişancı, chancelier de l’Empire, est chargé de préparer le kānūn sur ordre du sultan : une fois sa validation reçue, il y appose le sceau impérial, la tuğra, qui lui confère sa force obligatoire, sans avoir à être confirmé par le jurisconsulte au sommet de la hiérarchie religieuse, le ŞeyhülIslam. Par cet acte symbolique, le sultan est reconnu comme législateur.
Il semblerait que le premier sultan à avoir promulgué un code de normes ait été Mehmed II (1432-1481) : auréolé de gloire suite à la 167prise de Constantinople, qui lui confère une place toute particulière dans l’histoire de l’Empire, il promulgue un premier code de normes, compilé après 145318 et contenant des dispositions relatives à l’imposition des populations, ainsi que des normes pénales. L’objectif principal de ce kānūnnāme est d’asseoir la souveraineté ottomane sur l’ensemble du territoire, ce qui est rendu nécessaire par la configuration particulière de l’Empire, reposant sur le système du timar : à travers l’adoption de ce code, il s’agit de protéger la population locale des potentiels abus et décisions arbitraires du timariote, à qui la terre a été concédée par la Porte, et de confirmer le lien de subordination le liant au pouvoir central. Mehmed II promulgue un second code de normes vers la fin de son règne19, qui est quant à lui relatif à l’organisation institutionnelle de l’Empire, et qui définit les différentes fonctions administratives, politiques, militaires et religieuses du point de vue de leur statut, de la rémunération qui y est associée, et du rapport hiérarchique entre elles. Ce kānūnnāme est décrit par Cornell Fleischer comme « un mélange entre description de pratiques contemporaines, confirmation de la tradition, et prescription émanant du pouvoir discrétionnaire du souverain20 ». La coutume occupe une place centrale dans ces codes de normes : en témoigne particulièrement l’assimilation courante entre le terme kānūn et celui d’« örf », qui renvoie précisément à l’idée de coutume21. La valorisation de cette dernière se décline de deux façons principales. Elle se manifeste d’une part, dans la reconnaissance des traditions et pratiques locales des provinces récemment annexées à l’Empire : ainsi, le premier kānūnnāme de Mehmed II ne fait nullement table rase des systèmes fonciers et fiscaux préexistants dans ces localités récemment conquises, et en intègre les dispositions tout en les harmonisant avec le corpus normatif ottoman. Mais le respect accordé à la coutume se décline également dans le caractère proprement dynastique de la loi ottomane, pensée comme un legs pour la postérité. En atteste le préambule du second code de Mehmed II, qui annonce : « Ce kānūnnāme 168est la loi de mes ancêtres, et désormais, c’est également la mienne. Que ma noble descendance, génération après génération, s’y tienne22 ». Dès lors, si, en principe, le nouveau sultan doit, à l’occasion de son accession au pouvoir, confirmer le kānūn en vigueur afin que celui-ci demeure applicable, dans les faits, cette confirmation est quasiment systématique et révèle une certaine stabilité de la normativité ottomane au fil des siècles, dont l’étude plonge l’observateur dans « les tréfonds d’un droit fait de coutumes et de jurisprudence, interminablement fondées sur une tradition antérieure23 ». Cette particularité explique l’aspect « décousu » de ces codes, auxquels sont ponctuellement faits des ajouts et des modifications. Par conséquent, dater la promulgation des firmans assemblés dans un kānūnnāme devient compliqué, mais plus encore, des spécialistes interrogent la pertinence de l’attribution de la paternité de ces codes aux sultans qui en sont considérés comme les promulgateurs24.
C’est donc sur la base normative établie par Mehmed II, étoffée et amendée par Bayezid II (1447-1512) et Selim Ier (1470-1520), que s’érige l’édifice normatif de Soliman Ier (1494-1566), dit « Kānūnī », le « Législateur ». Face à l’expansion territoriale notable de l’Empire sous le règne de son prédécesseur Selim Ier, au cours duquel les provinces arabes levantine, égyptienne et hidjazienne sont annexées, une réorganisation de la configuration territoriale s’impose. Dans une volonté d’adapter la législation aux spécificités locales de chaque territoire conquis, Soliman Ier promulgue un kānūnnāme pour chaque sancak (division administrative ottomane), qui est inscrit au début du cadastre et précise notamment le système fiscal et les normes foncières en vigueur : les dispositions préexistantes contredisant la normativité ottomane sont supprimées, l’objectif étant, dans un souci d’uniformité, d’adopter des codes intégrant la législation impériale tout en s’inscrivant dans la tradition locale. Ces codes de normes ont principalement vocation à organiser les rapports des timariotes avec la population locale, ainsi qu’avec la Porte. Vers 1534, Soliman Ier adopte également un kānūnnāme à portée plus générale, relatif à la structure institutionnelle et administrative de 169l’Empire ainsi qu’à sa législation en matière pénale, et dès lors applicable à l’ensemble des sancaks25. C’est d’ailleurs notamment l’ampleur de son activité législative en matière pénale qui lui vaut l’appellation de « Kānūnī » : selon Haim Gerber, c’est sous son règne que le corpus pénal atteint sa forme la plus développée et la plus technique, avant la promulgation officielle d’un Code pénal « moderne » en 1858. Cette entreprise législative de taille est doublée d’une volonté de s’assurer de son applicabilité uniforme dans l’ensemble de l’Empire : une fois le kānūnnāme promulgué, il est envoyé aux gouverneurs provinciaux et aux juges ottomans26, et ces derniers sont chargés d’en compléter et amender les dispositions de manière manuscrite, au gré de l’édiction de nouvelles lois par le sultan. Des lectures publiques de ces codes sont organisées, afin de tenir les sujets ottomans informés de l’évolution de la législation, et de la protection dont ils peuvent jouir, grâce à ces codes, dans leur rapport aux gouverneurs locaux.
Interroger l’articulation entre kānūn et şeriat
Cette consécration du « souverain-législateur » à l’heure ottomane érige le kānūn en loi impériale ; et se pose dès lors inévitablement la question du rapport entretenu par cette législation naissante avec la normativité islamique, jusqu’ici considérée comme seule Loi au sens fort. C’est très certainement l’interrogation centrale dans le champ des études juridiques ottomanes, sans qu’une lecture ne parvienne à faire consensus parmi les spécialistes. L’approche prédominante consiste à présenter les deux lois dans un rapport de prime abord antithétique : au kānūn séculier, issu de la seule volonté du sultan, s’opposerait la şeriat (de l’arabe « šarīʿa »), Loi divine telle que formulée par les jurisconsultes (l’expression appropriée étant donc certainement plutôt celle de fiqh)27. La nature du système 170juridique ottoman avant l’ère constitutionnelle semble insaisissable : la şeriat règne-t-elle en maîtresse au sein du califat ottoman, soumettant le kānūn à un nécessaire respect de la normativité islamique et le restreignant aux seuls domaines et questions au sujet desquels elle ne s’est pas explicitement prononcée28 ? Ou est-ce au contraire un système d’origine séculière, le kānūn phagocytant progressivement la şeriat tout en fondant sur elle sa propre légitimité ontologique29 ? Sont-ils pensés comme deux corpus normatifs absolument dissociables, aux sphères de compétences différentes, et ne se rencontrant qu’exceptionnellement ; ou au contraire, comme une législation unifiée ? Considérant que le juge ottoman, le kadı (de l’arabe « qāḍī »), est chargé de l’application de la şeriat comme du kānūn, peut-être faudrait-il interroger la pertinence même d’une lecture cherchant à identifier et opposer le séculier et le religieux30 ; d’autant plus que celle-ci réactive l’idée de l’existence d’une « jurists’ law » hermétique à l’autorité souveraine, alors même que l’ère ottomane signe au contraire la reconnaissance de l’implication croissante du sultan dans la sphère de la normativité religieuse.
En effet, celui-ci s’impose comme l’acteur principal dans la définition des contours de cette dernière, ce qui se manifeste d’abord par l’adoption progressive du ḥanafisme comme école juridique (« maḏhab ») officielle, consacrée en 1535 suite à la reconquête de Bagdad (alors sous domination safavide) par les troupes de Soliman Ier, et au recueillement symbolique de celui-ci sur la tombe d’Abū Ḥanīfa, théologien du viiie siècle et fondateur éponyme du maḏhab31. Plus encore, le pouvoir politique intervient directement dans la définition même de la doctrine ḥanafite applicable. En effet, il est habituel de voir coexister des opinions divergentes (voire contradictoires) au sein d’un même maḏhab : dans le cas d’une absence de consensus des jurisconsultes quant à une question précise, c’est l’opinion de l’un des pères fondateurs qui prévaut, dans un certain ordre de préférence. En règle générale, dans ce cas de figure, le sultan érige au rang de 171norme l’opinion communément acceptée au sein de la doctrine ḥanafite comme étant la plus pertinente ; mais il arrive que le souverain consacre législativement une opinion plus minoritaire, lorsque, d’un point de vue pragmatique, ce choix conforte davantage certaines visées politiques. Au xvie siècle, une trentaine de ces exceptions sont dénombrées32. Le kadı est dès lors tenu de statuer en se fondant uniquement sur le corpus ḥanafite établi par le pouvoir politique, sous peine de voir ses décisions être privées d’effet juridique, ce qui réduit considérablement sa marge d’interprétation de la Loi. C’est principalement le cas en Roumélie et en Anatolie : la situation est différente dans les provinces arabes passées sous domination ottomane en 1516 et 1517, au sein desquelles la doctrine ḥanafite n’est pas unanimement partagée au sein de la population et des jurisconsultes. Ainsi, les juges arabes affiliés à un autre maḏhab sont autorisés à conserver leurs fonctions, mais se retrouvent en général subordonnés au kadı nommé par la Porte, d’obédience ḥanafite. De ce fait, ils peuvent statuer sur la base du corpus de leur propre école juridique, mais leurs décisions doivent être approuvées par le juge en chef ḥanafite, afin d’acquérir leur force exécutoire33. Ce maintien d’un pluralisme normatif tout relatif, encadré par le pouvoir politique, témoigne bien de la primauté du ḥanafisme ottoman au sein de la normativité islamique applicable.
La définition des contours de cette dernière s’accompagne d’une hiérarchisation du corps de jurisconsultes, intégrant progressivement la bureaucratie ottomane à partir de la seconde moitié du xve siècle. Dans un ouvrage consacré à cette question, Abdurrahman Atçıl élabore l’expression de « scholar-bureaucrats » pour désigner leur particularité, étant généralement formés aux sciences religieuses dans des écoles coraniques impériales, tout en étant pleinement intégrés à la hiérarchie politico-administrative ottomane, pour le compte de laquelle ils endossent des fonctions professorales, judiciaires et juridiques34. C’est le second kānūnnāme de Mehmed II qui institutionnalise leur statut et l’encadrement de leurs fonctions : ainsi, si jusqu’alors seuls les juges étaient nommés par le pouvoir politique, et que les jurisconsultes pouvaient quant à eux se prévaloir d’une certaine autonomie (quoique parfois relative) vis-à-vis du 172souverain, à partir du xve siècle, ces derniers sont officiellement nommés par la Porte, ce qui marque un tournant dans les rapports entre religieux et politique en Islam. En outre, le programme qu’ils étudient lors de leur formation de jurisconsultes, et enseignent en tant que professeurs de ces écoles coraniques, est défini, à partir de la réforme de Soliman Ier en 1565, par le pouvoir politique, ce qui mène à une réelle « standardisation » des profils35. Si des jurisconsultes non nommés par la Porte conservent leurs fonctions à un niveau local, leur rôle dans la formulation de la normativité islamique applicable demeure toutefois relativement marginal.
Au sommet de la hiérarchie des jurisconsultes se trouve le ŞeyhülIslam, fonction instaurée sous le règne de Murad II (1404-1451) et également définie par le kānūnnāme de Mehmed II36. Ses prérogatives s’accroissent particulièrement au cours du xvie siècle : plus haute autorité religieuse de l’Empire (après le sultan-calife), il est désigné parmi les juges et jurisconsultes les plus éminents et reconnus de l’Empire, nommé par firman, et siège au sein de la capitale. Il est chargé de superviser l’ensemble du corps religieux officiellement investi, et est consulté par le pouvoir politique concernant la nomination des juges en chef, les kadıaskers. À l’image des autres jurisconsultes (qu’ils soient nommés, ou non, par le pouvoir politique), sa fonction principale est de produire des avis juridiques quant à des questions précises formulées par des sujets ottomans, des juges, ou par le pouvoir politique même : ces fetvās (de l’arabe « fatwā ») se distinguent des décisions rendues par les juges, qui sont dotées d’une force exécutoire inhérente, alors que l’avis du jurisconsulte n’a, en théorie, d’applicabilité que celle que le requérant choisit de lui conférer. Cette pratique va considérablement s’institutionnaliser, en particulier sous le règne de Soliman Ier : un organe composé de jurisconsultes et chapeauté par le ŞeyhülIslam est chargé de recevoir les demandes au sujet desquelles ce dernier doit se prononcer, de les reformuler synthétiquement en termes juridiques et de transmettre sa réponse37. La « bureaucratisation » de 173cette fonction est telle qu’à partir du xviie siècle, la requête d’une fetvā devient payante, afin de financer les services des jurisconsultes en poste38. Les avis juridiques rendus par les grands jurisconsultes de l’Empire, au premier rang desquels le ŞeyhülIslam, sont compilés et archivés afin d’être consultables par le kadı, et intègrent pleinement la jurisprudence. Cette institutionnalisation de la fonction, combinée à un rôle de premier ordre dans la formulation de la normativité islamique applicable, s’accompagne d’une politisation croissante du ŞeyhülIslam au xvie siècle : s’il ne peut se prévaloir d’un siège permanent au sein du Divan impérial, et qu’il n’assiste aux conseils que sur invitation expresse, il intègre toutefois pleinement l’arène politique. Sollicité par le sultan ou un vizir pour délivrer des « fetvās administratives39 » visant à renseigner ces derniers dans le cadre de la conduite des affaires de l’Empire, l’avis du ŞeyhülIslam permet de légitimer les décisions politiques du point de vue de la normativité islamique, par exemple dans le cas d’une déclaration de guerre.
Il arrive également que celui-ci soit consulté par le sultan de manière plus informelle, ce qui témoigne de la proximité entre les deux hommes : l’exemple le plus emblématique est certainement la relation entre Soliman Ier et celui qui fut certainement le ŞeyhülIslam le plus célèbre de l’histoire ottomane, Ebüssuūd Efendi, en poste de 1545 à 1574. Leur œuvre conjointe symbolise la recherche d’une harmonie entre kānūn et şeriat, et reflète par là même cette implication croissante du souverain dans la définition du corpus religio-juridique applicable. C’est particulièrement dans les domaines foncier et pénal, au sujet desquels la normativité islamique comme la législation sultanesque sont prolifiques, qu’existent des dispositions contradictoires. Un exemple parlant est celui de la « monétarisation » de sanctions relatives à des infractions auxquels sont originellement associés des ḥudūd, des peines explicitement prévues par le Coran ou la Tradition prophétique. Le kānūnnāme adopté par Bayezid II au début du xvie siècle détaille un certain nombre d’infractions auxquelles sont associées des amendes40, en plus d’un châtiment corporel, ce 174qui représente une innovation considérable par rapport à la normativité islamique, et est perçu par des jurisconsultes comme un empiètement sur le domaine du sacré. Dès lors, à travers sa législation en matière pénale, Soliman Ier entend clarifier cette situation : l’article 67 du kānūnnāme qu’il promulgue dispose ainsi que, dans le cas d’un vol, la sanction par les coups et l’amende ne s’applique que dans l’éventualité où le ḥadd (singulier de ḥudūd), la peine prévue par le corpus sacré (à savoir l’amputation de la main), ne peut l’être, faute de preuves ou de témoins recevables selon la normativité islamique41. L’objectif du sultan est donc double : uniformiser et harmoniser la normativité applicable au sein de l’Empire, mais également affermir sa légitimité en tant que sultan-calife. Ainsi, sa relation avec Ebüssuūd participe de la consolidation de son autorité religieuse, et c’est par l’intermédiaire de ce dernier que sont effectuées des modifications dans la normativité islamique. Certaines de ses fetvās, notamment dans le domaine foncier, sont érigées par le sultan au rang de kānūn, et les juges sont dès lors contraints de les appliquer, quand bien même leur opinion personnelle divergerait de celle du ŞeyhülIslam. Mais si Ebüssuūd est à l’origine de la fetvā, c’est bien le sultan qui choisit de l’ériger au rang de norme, et, à travers le firman, lui confère sa force obligatoire.
En orchestrant « la transformation du corpus sacré au profit d’une gouvernance pragmatique42 », le souverain étend considérablement ses prérogatives en matière législative : le kānūn et la şeriat en vigueur émanent tous deux de son autorité propre, si bien qu’il devient difficile de penser ces deux lois dans un rapport d’opposition, et que leurs contours se révèlent en réalité poreux. Si l’éloignement par rapport au cœur impérial permet à certains jurisconsultes et juges locaux, notamment dans les provinces arabes, de conserver une certaine marge de latitude dans l’interprétation de la normativité islamique, et de se référer à ce que Reem Meshal appelle une « šarīʿa antagoniste43 », l’investissement considérable du sultan dans la sphère de la normativité islamique aux xve et xvie siècles le consacre comme seul Législateur au sein de l’Empire.
175Du « souverain-législateur »
à la souveraineté de la législation ?
L’instauration d’un ordre juste a toujours été considérée comme la fonction première du politique dans la tradition de pensée islamique. En atteste particulièrement la transmission, à travers les siècles, de l’aphorisme sumérien du « Cercle de justice » : est mis en avant le rapport de circularité entre le pouvoir politique, la tradition, le souverain soutenu par une armée financée par les revenus des sujets, et ces derniers, qui prospèrent à condition d’évoluer dans un ordre fondé sur la justice, pilier du pouvoir politique. La nécessaire réalisation de cet idéal de justice fait écho à la conception pastorale du souverain, qui marque l’œuvre des penseurs musulmans de l’Âge classique : à l’image du berger qui veille sur son troupeau et le protège, le souverain est responsable de la sécurité et de la prospérité de ses sujets, dont seule la justice peut être garante. Cette rhétorique intègre la pensée politique ottomane vers la moitié du xive siècle, lorsque sont traduites en turc des œuvres d’auteurs arabes et perses véhiculant cet aphorisme44 : elle connaît un essor tout particulier deux siècles plus tard, lorsque se développe le genre littéraire du nasīhatnāme. Inspirés par les Miroirs des princes, les auteurs observent et s’interrogent sur la pratique du pouvoir politique et la conduite du sultan. Le constat est presque unanime : depuis la fin du règne de Soliman Ier, l’Empire se serait engouffré dans une dynamique de déclin, faisant peser une réelle menace sur sa survie.
L’auteur le plus célèbre du genre est certainement Mustafa ‘Ālī, historien et fonctionnaire politique de la seconde moitié du xvie siècle45. Il situe le début du déclin ottoman en 1574, lors de l’accession au pouvoir de Murad III (1546-1595), dont le règne est caractérisé par la corruption, le népotisme et des tendances absolutistes ; par un jeu de miroirs inversés, Mustafa ‘Ālī dépeint au contraire Mehmed II et Soliman Ier comme des souverains justes et exemplaires, du fait de leur strict respect de la loi 176(şeriat comme kānūn). Mehmed II est érigé comme le père fondateur de la législation ottomane, et ses codes de normes, encensés. Quant à Soliman Ier, il est dépeint comme l’archétype du souverain juste, et son règne, exalté comme l’Âge d’or de l’Empire, ère de prospérité et de combat acharné mené contre les gouverneurs et autres fonctionnaires impériaux corrompus. En témoigne le préambule du second kānūnnāme de Soliman Ier, qui s’inscrit dans la tradition de ses prédécesseurs et déclare : « Mes défunts père et aïeul (Selim Ier et Bayezid II) […] ont constaté que les oppresseurs exerçaient leur règne tyrannique sur les opprimés, [menant à] une terrible détresse chez la population. On dit que c’est pour cette raison qu’ils ont édicté le kānūn ottoman46 ». La réalisation d’un ordre juste et prospère est dès lors pensée comme la raison d’être du kānūn : en témoigne la promulgation régulière d’un type de rescrits impériaux, les adāletnāmes, qui intègrent pleinement la législation sultanesque et qui sont principalement à destination des gouverneurs provinciaux, afin de mettre fin aux exactions et aux abus47.
S’il est indéniable que cette littérature, à travers sa « mythification » de Mehmed II et Soliman Ier, enjolive considérablement leur règne48, elle révèle en tout cas indéniablement le glissement qui s’opère à partir de la fin du xvie siècle entre le kānūn comme marque de souveraineté du sultan, et le kānūn comme « symbole de l’attachement ottoman à la justice49 ». À ce titre, le souverain est dès lors exhorté au strict respect de la législation des pères fondateurs de l’Empire, le kānūn-ı kadīm (la loi ancienne)50. Cette restriction des prérogatives législatives du sultan est pensée par certaines figures intellectuelles et politiques de l’Empire comme nécessaire à l’enraiement du déclin ottoman. Autour de 1580 est publiée une traduction, du persan au turc, d’un ouvrage paru en 1516, le Khitāynāme, « Le Livre de Chine », qui présente un tableau de ce pays sous les angles économiques, politiques, commerciaux et institutionnels. Il aurait été rédigé par un marchand du nom de ‘Ali Akbār qui, à l’occasion de son retour de Chine, l’aurait présenté à Selim Ier en guise 177d’offrande. Cette familiarité de l’auteur avec la Chine est aujourd’hui remise en question par les historiens, considérant qu’il est peu probable que ‘Ali Akbār y ait réellement vécu, et que l’ouvrage a certainement été composé à partir d’études et de monographies sur le sujet51. Toutefois, ce qu’il importe de souligner, c’est l’accent que met le traducteur ottoman sur le système législatif chinois, ce qui se reflète d’abord dans le titre de sa traduction, intitulée Le kānūnnāme de Chine. De plus, il souligne dans le préambule ce qu’il estime être la particularité principale du régime politique chinois : le souverain se trouve dans l’incapacité de modifier la législation, sous peine d’être détrôné. À travers l’exemple chinois, c’est en réalité une réflexion sur les rapports entre sultan et loi, en contexte ottoman, qui semble s’esquisser, témoignant du climat intellectuel contemporain.
Cette nouvelle conception n’est pas partagée par l’ensemble des penseurs de l’époque, et un réel débat d’idées émerge, opposant partisans d’un sultan omnipotent dans son rapport à la législation, aux tenants d’une limitation par la loi des prérogatives de ce dernier. Mais la formulation même de cette volonté d’ériger le kānūn hors de la portée du souverain, et de fonder la légitimité du règne de ce dernier sur le respect qu’il porte à la législation, témoigne bien de la redéfinition de la conception de la loi, à l’œuvre à partir de la fin du xvie siècle. Auteur d’une contribution majeure à l’historiographie ottomane, proposant un éclairage novateur sur la période s’étendant de la fin du règne de Soliman Ier au début du xixe siècle, Baki Tezcan lit ce processus de « consécration » du kānūn comme une étape cruciale dans la marche de l’Empire vers l’instauration d’un ordre constitutionnel52 : l’image du souverain-législateur, auteur de lois visant à organiser l’Empire et la relation du pouvoir politique avec sujets et fonctionnaires, semble progressivement laisser place, non sans accrocs ni contestations, à la souveraineté d’une législation ayant par le passé garanti justice et prospérité, fondations de l’Âge d’or ottoman. Il ne s’agit pas d’affirmer que la loi a régné en maîtresse durant les xviie et xviiie siècles, et que les sultans s’y sont systématiquement pliés : du fait de l’absence d’une réelle voie de recours institutionnalisée destinée à sanctionner le non-respect de la loi par le souverain, les contestations à l’égard d’un sultan, ayant parfois résulté en son détrônement, semblent 178davantage être le fruit des rapports de force changeants entre les différents groupes et acteurs se partageant la scène politique (Grand vizir, janissaires, gouverneurs, ŞeyhülIslam, jurisconsultes)53. Pour autant, cette conception bourgeonnante des rapports entre loi et souverain annonce la lente dépersonnalisation du pouvoir politique, qui éclot – de manière certes imparfaite – au xixe siècle, sous la forme de l’adoption des Constitutions tunisienne et ottomane, accompagnée de l’instauration du premier Parlement ottoman en 1876. Ainsi, l’œuvre intellectuelle et politique des réformateurs du xixe siècle semble en réalité s’inscrire dans des développements conceptuels qui lui sont antérieurs, qu’elle exalte et concrétise, à travers une institutionnalisation rendue nécessaire par la fragilité (politique, économique, militaire) de l’Empire à cette époque. C’est armés de cette tradition de pensée féconde, et accoutumés à l’œuvre des grandes figures du libéralisme politique européen, que ces architectes de la réforme bâtissent un édifice institutionnel au sommet duquel trône la Loi.
Conclusions
À travers cette reconstitution de l’histoire politico-juridique du règne abbasside à l’Empire ottoman, cet article a cherché à mettre en lumière l’évolution de la conception de la loi et de l’implication du souverain dans sa définition. Si, aux premiers siècles de l’Islam, les jurisconsultes sont reconnus comme détenteurs de l’autorité à définir le contenu normatif, le calife, s’il ne peut prétendre à la qualité de législateur, entend également participer à la formulation de la normativité, notamment à travers l’usage de son pouvoir discrétionnaire. À l’heure ottomane, sous l’influence de la tradition mongole, le sultan est érigé comme l’acteur principal de la définition de la législation, ce dont attestent particulièrement les règnes de Mehmed II et Soliman Ier. Le souverain prend dès lors aussi bien part à la formulation du kānūn qu’à celle de la şeriat 179applicable au sein de l’Empire, grâce au concours d’un corps de jurisconsultes pleinement intégrés dans la hiérarchie ottomane. À partir de la fin du xvie siècle, lorsqu’intellectuels et hommes politiques commencent à entrevoir le déclin ottoman, la conception de la loi comme marqueur de la souveraineté est interrogée : émerge progressivement l’idée d’un sultan soumis au respect de la législation préexistante. Ainsi, loin de s’inscrire sur une page vierge, le réformisme juridique du xixe siècle s’enrichit au contraire de réflexions et développements préexistants : l’expérience constitutionnelle, incontestablement novatrice, puise toutefois dans la tradition islamique et les écrits d’éminents penseurs musulmans. Étudier les rapports entre loi et souverain depuis l’âge abbasside semble par conséquent attester de l’existence d’une tradition séculière interne à l’Islam, revalorisant par là même le rôle de l’être humain dans la définition de l’organisation politique et du corpus législatif, souvent dépeints comme ayant été dictés par la seule autorité divine.
Sophia Mouttalib
ENS Lyon / TRIANGLE
1 Une Constitution perse est également adoptée en décembre 1906, profondément influencée par la Constitution ottomane de 1876.
2 L’ouvrage de référence de Joseph Schacht, An Introduction to Islamic Law, est particulièrement représentatif de cette conception : « Le droit islamique est un exemple extrême de “jurists’ law” : il a été créé et développé par des spécialistes [religieux] du domaine privé ; ce n’est pas le pouvoir politique qui légifère, mais ces corps de jurisconsultes ; et leurs ouvrages ont force de loi ». Voir Joseph Schacht, An Introduction to Islamic Law, Oxford, Clarendon Press, 1982, p. 5. L’ensemble des traductions de cet article a été réalisé par nos soins.
3 Ami Ayalon, Language and Change in the Arab Middle East : The Evolution of Modern Political Discourse, New York, Oxford University Press, 1987, p. 86.
4 Nimrod Hurvitz, « The Contribution of Early Islamic Rulers to Adjudication and Legislation : The Case of the Maẓālim Tribunals », dans Law and Empire. Ideas, Practices, Actors, Leiden, Brill, 2013, p. 135-136.
5 Muhammad Qasim Zaman, Religion and Politics under the Early ʻAbbāsids : The Emergence of the Proto-Sunnī Elite, Leiden, Brill, 1997, p. 137.
6 La miḥna (« l’épreuve »), orchestrée par le calife abbasside al-Maʾmūn (786-833) en 833 et perpétuée par ses successeurs jusqu’au règne d’al-Mutawakkil (822-861), est certainement l’exemple le plus célèbre d’une telle confrontation.
7 Mathieu Tillier, “Judicial Authority and Qāḍīs’ Autonomy under the ʿAbbāsids”, Al-Masāq, no 26, 2014-2, p. 123-124.
8 Najm al-Din Yousefi, « Islam without Fuqahāʾ : Ibn al-Muqaffaʿ and His Perso-Islamic Solution to the Caliphate’s Crisis of Legitimacy (70–142 AH/690–760 CE) », Iranian Studies, no 50, 2017-1, p. 16-17.
9 Muhammad Qasim Zaman, op. cit., p. 84.
10 Makram Abbès, « Le concept de politique dans la pensée islamique. Qu’est-ce que la siyâsa ? », Archives de Philosophie, 2019, n. 82, vol. 4, p. 691.
11 Visant à encadrer cette liberté du souverain, Ibn Taymiyya, théologien ayant vécu entre les xiiie et xive siècles, a développé la notion de « siyāsa šar‘iyya » dans son ouvrage du même nom : elle renvoie à cette idée d’une action politique se conformant à la normativité islamique.
12 Noel J. Coulson et J.N.D. Anderson, « Islamic Law in Contemporary Cultural Change », Saeculum, 1966, no 18, vol. 1-2, p. 33.
13 Wael Hallaq, « Can the Shari’a be Restored ? », Islamic Law and the Challenges of Modernity, Walnut Creek, Altamira Press, p. 23.
14 Maria E. Subtelny, Timurids in Transition : Turko-Persian Politics and Acculturation in Medieval Iran, Leiden, Brill, 2007, p. 16-17.
15 Guy Burak, The Second Formation of Islamic Law : The Hanafi School in the Early Modern Ottoman Empire, New York, Cambridge University Press, 2015.
16 Halil İnalcık, « Suleiman the Lawgiver and Ottoman Law », dans The Ottoman Empire : Conquest, Organization, and Economy, Londres, Variorum Reprints, p. 108.
17 Yvon Linant de Bellefonds, Claude Cahen et Halil İnalcık, « Ḳānūn », Encyclopédie de l’Islam, Leiden, Brill, 2010.
18 Uriel Heyd, Studies in Old Ottoman Criminal Law, Oxford, Clarendon Press, 1973, p. 7.
19 Abdurrahman Atçıl, Scholars and Sultans in the Early Modern Ottoman Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 70.
20 Cornell H. Fleischer, Bureaucrat and Intellectual in the Ottoman Empire : The Historian Mustafa Âli (1541-1600), Princeton, Princeton University Press, 1986, p. 198.
21 Baki Tezcan, The Second Ottoman Empire : Political and Social Transformation in the Early Modern World, New York, Cambridge University Press, 2010, p. 49.
22 Halil İnalcık, op. cit., p. 116.
23 Ömer Lütfi Barkan, cité par Baki Tezcan, « Law in China or Conquest in the Americas : Competing Constructions of Political Space in the Early Modern Ottoman Empire », Journal of World History, no 24, 2013-1, p. 117.
24 Abdurrahman Atçıl, Scholars and Sultans in the Early Modern Ottoman Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 73.
25 Rudolph Peters, Crime and Punishment in Islamic Law : Theory and Practice from the Sixteenth to the Twenty-First Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 73.
26 Uriel Heyd, op. cit., p. 173.
27 En témoigne par exemple l’une des définitions du kānūn référencée par Uriel Heyd, ibid., p. 167 : « l’ensemble du corps ou de l’institution de cette loi séculière [d’État], s’opposant à la şeriat ».
28 C’est la position défendue par Ami Ayalon, op. cit., p. 86.
29 Ce qui renvoie à la façon dont l’existence du kānūn est justifiée et légitimée par la normativité islamique, et donc, à sa raison d’être principale, à savoir : permettre la réalisation de l’idéal de justice dans l’ici-bas, qui est une exigence religieuse.
30 Avi Rubin, Ottoman Nizamiye Courts : Law and Modernity, New York, Palgrave Macmillan, 2011, p. 56-57.
31 Le ḥanafisme, qui privilégie le ra’y (l’opinion du juge), est le rite prédominant parmi les peuples turcs depuis leur conversion à l’Islam.
32 Rudolph Peters, “What Does It Mean to Be an Official Madhhab ? Hanafism and the Ottoman Empire”, dans The Islamic School of Law : Evolution, Devolution, and Progress, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, p. 152.
33 Ibid., p. 158.
34 Abdurrahman Atçıl, op. cit., p. 5.
35 Sur cette question, voir l’article de Shahab Ahmed et Nenad Filipovic, “The Sultan’s Syllabus : A Curriculum for the Ottoman Imperial medreses prescribed in a fermān of Qānūnī I Süleymān, dated 973 (1565)”, Studia Islamica, no 98-99, 2004-1.
36 Michael M. Pixley, « The Development and Role of the ṢeyhülIslam in Early Ottoman History », Journal of the American Oriental Society, 1976, no 96, vol. 1, p. 93.
37 Certains récits de contemporains rapportent le nombre de 1.413 fetvās délivrées par jour au xvie siècle, sous le ŞeyhülIslam Ebüssuūd Efendi : les chiffres plus réalistes se situent davantage entre 400 et 800 fetvās par semaine. Voir Haim Gerber, State, Society and Law in Islam : Ottoman Law in Comparative Perspective, Albany, State University of New York Press, 1994, p. 92-93.
38 Uriel Heyd, « Some Aspects of the Ottoman Fetvā », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, University of London, 1969, no 32, vol. 1, p. 52-53.
39 Michael M. Pixley, op. cit., p. 91.
40 Colin Imber, « Government, Administration and Law », The Cambridge History of Turkey, vol. 2 : The Ottoman Empire as a World Power, 1453–1603, Cambridge, Cambridge University Press, p. 235.
41 Rudolph Peters, Crime and Punishment, p. 74-75.
42 Michael M. Pixley, op. cit., p. 95.
43 Reem Meshal, « Antagonistic Sharī’as and the Construction of Orthodoxy in Sixteenth-Century Ottoman Cairo », Journal of Islamic Studies, 2010, no 21, vol. 2, p. 188.
44 Linda T. Darling, A History of Social Justice and Political Power in the Middle East : The Circle of Justice from Mesopotamia to Globalization, New York, Routledge, 2013, p. 128-129.
45 Voir la monographie de Cornell H. Fleischer, op. cit. L’ouvrage majeur de Mustafa ‘Ālī dans le genre du nasīhatnāme est le Nuṣḥatü’s-selāṭīn (Conseil aux sultans), publié en 1581.
46 Uriel Heyd, Studies, p. 176.
47 Halil İnalcık, « State, Sovereignty and Law During the Reign of Süleymân », dans Süleymân the Second and His Time, Istanbul, The Isis Press, p. 62.
48 Quelques contemporains de Soliman Ier entrevoient la menace du déclin dès son règne : c’est notamment le cas de son Grand vizir, Lütfi Paşa. Voir Gerber, op. cit., p. 131.
49 Cornell H. Fleischer, op. cit., p. 191.
50 Baki Tezcan, op. cit., p. 120.
51 Ibid., p. 114.
52 Baki Tezcan, The Second Ottoman Empire, op. cit.
53 Hüseyin Yılmaz, « Containing Sultanic Authority : Constitutionalism in the Ottoman Empire before Modernity », Osmanlı Araştırmaları / The Journal of Ottoman Studies, 2015, no 45, vol. 1, p. 240.
- CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN: 978-2-406-11576-2
- EAN: 9782406115762
- ISSN: 2271-7234
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11576-2.p.0159
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-19-2021
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: constitution, sovereignty, legal normativity, Ottoman Empire, codification, kānūn