Gaston Bachelard, une poétique de l’initiative
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2018 – 2, n° 13. Imaginaire et praxis. Autour de Gaston Bachelard - Auteur : Hieronimus (Gilles)
- Pages : 95 à 122
- Revue : Éthique, politique, religions
Gaston Bachelard,
une poétique de l’initiative
Dans l’ordre de l’imagination, tout est bien qui commence bien.
Gaston Bachelard
Gaston Bachelard trace en filigrane une philosophie de l’action inédite, faisant droit aux exigences de la raison et aux puissances de l’imagination. Cette philosophie prend, sur son versant imaginatif, la forme de ce que nous appellerons une Poétique de l’initiative. Par initiative, on entendra l’acte de commencer (initiare), d’initier une action nouvelle et novatrice, capable de rompre avec un passé et d’inaugurer un avenir, pour introduire dans l’être une certaine nouveauté. Par poétique, l’étude des modalités et des conditions selon lesquelles l’imagination, et plus précisément la rêverie, peut contribuer à libérer et à nourrir les capacités d’initiative du sujet, pour lui ouvrir de nouvelles possibilités d’action. À rebours d’une croyance dominante, qui réduit la rêverie à une attitude passive de déni du réel et de fuite dans l’imaginaire, stérile sur le plan de l’action individuelle et collective, l’auteur du Droit de rêver en fait une activité psychique décisive, autrement en prise avec le réel, et dotée d’une singulière portée poético-pratique : ressaisie comme rapport actif, incarné et engagé, à des images de prédilection recrutées pour leur aptitude à dynamiser, à étayer et à éclairer l’agir, la rêverie nous reconduit à l’imaginaire comme à l’arrière-plan onirique dont émergent nos initiatives les plus personnelles et les plus novatrices.
96« L’instant qui décide et qui ébranle » :
de la philosophie de l’action
à la philosophie de l’acte
Bachelard revendique dès L’intuition de l’instant une « philosophie de l’acte » orientée contre la « philosophie de l’action » de Bergson1, et transpose au passage sur le terrain pratique l’opposition métaphysique entre « philosophie de l’instant » et « philosophie de la durée2 ». La notion d’acte désigne avant tout, dans le cadre de sa métaphysique dynamiste, l’actualisation d’une « énergie d’existence3 » se phénoménalisant de façon instantanée et discontinue, au gré d’émergences successives, sur les plans superposés de la matière, de la vie et de l’esprit. Dans ce cadre, instant et acte entretiennent une relation de réciprocité clairement thématisée sur le terrain psychologique et moral : « Il n’y a que la paresse qui soit durable, l’acte est instantané. Comment ne pas dire alors que réciproquement l’instantané est acte4 ? » La critique bergsonienne de l’idée d’instant comme césure abstraite rend d’emblée impossible et impensable toute véritable initiative : « Ayant triomphé en prouvant l’irréalité de l’instant, comment parlerons-nous du commencement d’un acte5 ? » L’action, loin de trouver son origine dans la poussée d’une durée continue, procède d’un acte de décision instantanée, en rupture avec toute paresseuse continuité : « Un acte est avant tout une décision instantanée, et cet acte porte toute la charge de l’originalité6 ».
La dynamologie de l’agir
À partir de l’intuition initiale du primat métaphysique de l’instant, Bachelard ébauche une singulière dynamologie de l’agir, dont on peut dégager les idées-force :
97Premièrement, toute action est dialectique, dans la mesure où l’acte qui l’initie se trouve précédé d’une hésitation qui se trouvera précisément surmontée à l’instant de la décision. Ce dépassement procède, non pas d’une dialectique logiciste, mais d’une dialectique dynamiste d’inspiration énergétiste, impliquant l’opposition entre des forces antagonistes. De façon générale, « l’action a lieu à travers une contradiction », au sens où elle implique un conflit entre une « bonne volonté » (active) et une « mauvaise volonté » (passive)7. Chaque action particulière implique à son tour la recherche d’un « équilibre entre des impulsions inverses8 », qui se cherche à travers l’hésitation, comme l’illustre l’exemple du joueur de billard : « les oscillations plus ou moins amples du bras qui rapprochent ou éloignent de la bille la pointe de la queue avant de porter le coup » expriment la crainte alternée de donner tantôt « un coup trop fort » tantôt « une poussée trop faible », en même temps que la nécessité, pour effectuer un geste efficace, d’administrer des énergies affectivo-motrices en ne les laissant « ni couler » (dans la continuité d’un geste passif et timoré) ni « exploser » (dans la discontinuité d’un geste actif et orgueilleux)9. Or, cette hésitation cesse à l’instant précis où s’établit cet équilibre dynamique, et où le coup peut être porté et/ou lâché avec succès. L’alternance plus ou moins rythmée entre des « impulsions inverses » (donner-retenir le coup) impliquant des « affectivités opposées » (orgueil-crainte), expression d’une hésitation créatrice, laisse alors place à une union vibratoire des contraires affectifs, correspondant à un tiers-état proprement ambivalent, dans lequel ces contraires conjuguent leurs vertus, pour soutenir un geste énergique, adroit et précis. La décision contracte ainsi dans l’instant l’alternance rythmique des impulsions opposées en ambivalence active : « Le resserrement d’une action sur l’instant décisif constitue à la fois l’unité et l’absolu de cette action10 ». Toutefois, c’est bien le joueur qui – par un acte conscient – décide d’initier véritablement son geste, autrement dit de libérer le coup, à l’instant où il sent que cet équilibre dynamique est atteint. La dynamique de l’acte, tout en engageant l’affectivo-motricité, ne suspend donc nullement le privilège de la conscience, qui décide de suspendre, de différer ou d’effectuer l’acte initial : « L’essentiel pour le 98comportement temporel est de commencer le geste – mieux, de lui permettre de commencer. Toute action est nôtre par cette permission11 ». En ce sens, l’instant décisif est celui d’une décision que le sujet accepte de prendre dans la mesure où cette dernière s’est d’abord présentée à lui – au seuil de l’agir effectif – avec une sorte d’évidence dynamique. Il peut alors, pour reprendre une expression récurrente de Bachelard, « devenir le sujet du verbe » commencer, sans se trouver dessaisi de sa capacité d’initiative propre, que ce soit par la pression intérieure de quelque « irrésistible poussée12 » affective qui le déterminerait à commencer, ou par la pression extérieure d’un réel auquel il s’agirait seulement de s’adapter.
Deuxièmement, toute action procède ainsi d’un « acte initial » ou d’une « décision instantanée » dont elle constitue le déploiement secondaire et subalterne :
Une fois qu’on a mis en valeur l’influence des instants actifs, on comprend mieux le caractère subalterne des conséquences qui peuvent traîner plus ou moins derrière la décision13.
Troisièmement, toute action complexe intègre, dans un tissu temporel discontinu, une pluralité plus ou moins cohérente d’actes instantanés reprenant et renouvelant l’acte initial. L’acte qui l’initie doit, pour s’inscrire dans la durée ou se déployer en action, être réinitié au gré de reprises instantanées et discontinues. Ces reprises constituent autant d’« actes intercallaires » qui s’insèrent entre le commencement et la fin de l’action, et la constituent graduellement par un processus d’intercallation et truffage. Elles introduisent discrètement dans son développement effectif – par micro-émergences – un différentiel de nouveauté, produisant ainsi ce que l’on pourrait appeler, dans un style non-bergsonien, une création discontinue d’imprévisible nouveauté. Le développement de l’acte initial laisse en effet toujours ouverte des « possibilités d’arrêt et de déviation », permettant d’y introduire « une juste mesure de nouveauté », autrement dit des variations maîtrisées14. Bachelard reprend à son compte une analyse de Samuel Butler, selon lequel « l’introduction d’éléments légèrement 99nouveaux dans notre manière d’agir nous est avantageuse », parce qu’elle permet à ces éléments de « se fondre » avec l’ancien et de la renouveler, là où une « déviation trop grande de notre pratique ordinaire » bloquerait la « synthèse de la nouveauté et de la routine » s’effectuant au gré de ces « instants féconds » qui, proprement décisifs, forment les nœuds de l’action15. Dès lors : « le schème de l’analyse temporelle d’une action complexe est nécessairement un discontinu16 », et cette analyse implique de fixer « l’ordre et l’importance dynamique des instants décisifs » qui la constituent17, eux-mêmes fonctions du différentiel de nouveauté qu’ils introduisent ou de la « déviation » qu’ils opèrent par rapport au temps horizontal et répétitif de l’action continue.
Enfin, toute action complexe s’organise selon des rythmes, à travers lesquels les actes qui la scandent se synchronisent et se coordonnent de façon cohérente et opératoire. Il incombe au sujet d’imprimer à ses (re)commencements des rythmes suffisamment réguliers pour qu’ils se consolident en actions durables, cohérentes et consistantes :
Encore une fois, c’est à notre conscience que revient la charge de tendre sur le canevas des instants une trame suffisamment régulière pour donner en même temps l’impression de la continuité de l’être et de la rapidité du devenir18.
Les rythmes déterminés par la conscience forment cette trame qui, tendue sur le canevas discontinu des instants décisifs, contribue à les nouer pour former le tissu de l’action : ils organisent dans le temps horizontal de l’action, par la structurante périodicité de leur mouvement, la suite discontinue de ces instants qui, eux, relèvent d’un temps vertical ou vibré. La pensée structure ainsi par son activité rythmique, ou consolide en actions continues, une pluralité discontinue d’actes initiaux, selon une dynamique active-passive engageant l’être entier :
Pour penser, pour sentir, pour vivre (nous soulignons), il faut mettre de l’ordre dans nos actions, en agglomérant des instants dans la fidélité des rythmes19.
100La liberté des commencements
Bachelard ébauche ainsi une nouvelle conception de la liberté, adossée à sa métaphysique de l’instant. L’acte libre n’est plus l’expression éruptive d’un passé substantiel contracté en durée, mais une suite discontinue d’actes discrètement novateurs, rythmés avec énergie, adresse et lucidité. La dynamologie de l’acte initial montre, en somme, qu’une liberté en acte est toujours une « liberté des commencements20 », se déclinant pour ainsi dire triplement : comme acte de commencer (ou d’inaugurer une certaine nouveauté), comme acte de recommencer (ou de reprendre de façon renouvelée l’acte initial), enfin comme acte de rythmer ces (re)commencements. Déjà, L’intuition de l’instant soulignait « tout ce qu’il y avait de liberté affirmée dans un commencement absolu », et se proposait de « décrire l’histoire efficace avec des commencements21 ». La dialectique de la durée fait de la « permission de commencer » le pivot de l’action et de son octroi l’apanage d’un esprit attentif22. Bachelard y souligne les vertus novatrices des recommencements répétés : « une nouveauté essentielle qui fait figure de liberté se manifeste dans ces reprises » qui, à l’instar des habitudes actives que ces dernières instaurent, relèvent d’une « répétition qui en s’instruisant construit23. » Enfin, la mise en rythme de ces (re)commencements implique « cette liberté dans leur liaison en des rythmes distincts », qui seule permet un « groupement actif et polymorphe des instants réalisateurs24. » Il en va en définitive d’une libre production de soi, cette dernière passant désormais par une fidélité réglée aux « instants qui nous ont créés25, » qui sont tout autant – au moins pour les plus actifs d’entre eux – ceux à travers lesquels nous nous sommes créés, à la faveur de décisions instantanées, ou d’actes proprement initiaux.
101Les « conditions pré-initiales » de l’initiative
Dans ce cadre métaphysique, le problème de la liberté n’a plus à être posé, comme chez Kant, en termes d’infraction à la légalité naturelle. Bergson avait déjà cherché à dépasser la position kantienne du problème de la liberté, en redéfinissant cette dernière comme actualisation de notre moi profond ou de notre durée substantielle. Il demeure toutefois tributaire du déterminisme classique, pourtant dépassé par la physique moderne. La dialectique de la durée appelle en effet à reconnaître, comme corrélat de la discontinuité du temps, « le caractère nécessairement lacuneux » de la causalité et « l’intervention de la probabilité dans les lacunes de l’enchaînement causal26. » L’idée de probabilité ordinale, empruntée à Eugène Dupréel, se trouve alors transposée sur le terrain d’une métapsychologie de la décision :
Qu’on prenne une cause aussi efficace qu’on voudra, il y a aura toujours dans le développement de son efficacité un champ libre pour des possibilités d’arrêt et de déviation. À plus forte raison, il faut en tenir compte dans la description d’une conduite raisonnée où les possibilités deviennent les éléments d’une décision […]. La probabilité ordinale se présente, avant la décision, devant l’alternative que pose une conduite à inaugurer : elle incline sans nécessiter27.
Le commencement de l’action doit donc être ressaisi, au seuil de la décision qui l’initie, à partir de ses « conditions pré-initiales », proprement métaphysiques :
Si nous portions notre examen dans cet étroit domaine où l’attention devient décision, nous verrions ce qu’il y a de fulgurant dans une volonté où viennent converger l’évidence des motifs et la joie de l’acte. C’est alors que nous pourrions parler de conditions proprement instantanées. Ces conditions sont rigoureusement préliminaires, mieux, pré-initiales puisqu’elles sont antécédentes à ce que les géomètres appellent les conditions initiales du mouvement. Et c’est en cela qu’elles sont métaphysiquement et non pas abstraitement instantanées28.
Si la décision d’agir émerge de ces « conditions pré-initiales » relativement indéterminées, l’acte libre exige de la part du sujet qu’il se replace – au seuil de toute initiative – dans ces conditions mêmes, pour prêter 102attention aux « possibilités d’arrêt et de déviation » qu’elles laissent ouvertes, ou aux libertés qu’elles réservent. Ces possibilités concernent jusqu’aux mobiles affectifs de l’acte, en vertu de ce que Bachelard nommera plus tard un « principe d’indétermination de l’affectivité29. » En suspendant l’agir, l’esprit peut s’immerger dans ces pré-conditions et renouer avec « la liberté ou à la chance initiale du devenir », opérer « un retour à la liberté du possible30 », pour mieux prendre acte – à l’instant de la décision – des possibilités entrevues ou pressenties dans les lacunes de la causalité ou les interstices du déterminisme. Il peut exercer pleinement sa puissance de décision, lorsqu’il sait et sent, à l’issue de cette phase de préparation dynamique à travers laquelle pensée (« évidence des motifs ») et affectivité (« joie de l’acte ») cherchent leur point de convergence, que l’instant est venu d’agir. C’est alors bel et bien « l’instant qui décide et qui ébranle31 », mais sous l’égide d’une conscience attentive et active, capable de se laisser émouvoir tout en gardant l’initiative de la décision.
« L’image initiale » :
de la philosophie de l’acte
à la poétique de l’initiative
La dialectique de la durée, encore dominée dans l’ensemble par une approche rationaliste, ne thématise guère le rôle de l’imagination dans cette dynamologie de l’acte initial. Ce rôle se s’affirme toujours plus nettement au gré des ouvrages poétiques, qui élaborent une poétique de l’initiative dont on peut préciser les lignes de force :
Premièrement, l’image poétique donne à éprouver, sous la forme d’une visualisation affective amplifiée par les suggestions sémantiques et phonétiques du langage, le dynamisme paradoxal et ambivalent qui innerve nos actes les plus novateurs, anime nos initiatives les plus incarnées et les plus engagées. De même que l’acte de commencer réalisait, dans un temps vertical, un équilibre dynamique des impulsions contraires, 103l’image poétique nouvelle réalise, dans l’instant de sa création puis de sa réception active, une « union des contraires affectifs dans le cœur humain32 ». Cette isomorphie entre la dynamique de l’image et celle de l’acte tient à ce que l’imagination est elle-même même acte, d’abord au sens (métaphysique) où elle actualise ici et maintenant, à travers ses images, le dynamisme vertical de « l’énergie d’existence », et au sens (psychologique) où elle est rapport actif entre un sujet et des images. L’air et les songes peut ainsi faire de cette verticalité dynamique l’axe structurant de l’imagination comme de l’action :
Dans les actions où l’être humain agit vraiment, en un acte où il engage vraiment son être, on doit pouvoir trouver, si nos thèses sont fondées, la double perspective de la hauteur et de la profondeur33.
Deuxièmement, l’image poétique s’avère susceptible de (re)dynamiser en profondeur, à sa source affective, les capacités d’initiative du rêveur, sur le mode homéopathique d’une « action vibrée34 ». La fonction propre de l’imagination poétique est en effet, selon Bachelard, de produire des émotions neuves, autrement dit d’ébranler nos routines affectives pour promouvoir une affectivité ouverte et inventive, échappant à tout enfermement dans une imagerie figée. L’image poétique contribue de façon discrète mais d’autant plus opératoire à renouveler, en même temps que nos manières de nous é-mouvoir, nos manières de nous mouvoir et de décider, de nous mettre en mouvement et de nous projeter dans l’action. Les images poétiques les plus mobilisatrices à cet égard accumulent de façon inédite une pluralité cohérente de fines ambivalences, de telle sorte qu’elles individualisent l’ambivalence massive et indifférenciée propre aux archétypes tout en captant l’énergie affectivo-motrice dont ils sont chargés. L’image devient alors, pour celui qui l’a activement méditée, une ressource psychique mobilisable à tout instant de façon consciente et contrôlée, une « image initiale35 » dont il peut librement disposer au seuil de l’agir effectif comme d’une « réserve d’énergie » capable de nourrir ses initiatives, comme une « réserve de liberté » capable de leur redonner de la marge ou du jeu.
104Troisièmement, l’imagination devra, pour conquérir toute sa portée poético-pratique, épouser le rythme de la « liberté des commencements » thématisée dans les ouvrages métaphysiques, en retrouver la triple scansion. Il s’agira tout d’abord d’imaginer, c’est à dire de commencer par identifier en nous et par recruter hors de nous, pour les méditer, les images susceptibles de dynamiser et de soutenir notre capacité à commencer. En ce sens, imaginer consiste à renouer avec ce que l’on pourrait appeler, en nous inspirant de Jean-Philippe Pierron, le « noyau poético-pratique » qui nous habite et nous habilite à agir, ou à oser (re)commencer36. Il s’agira ensuite de réimaginer ces images initiales, c’est-à-dire de les vivre à nouveau dans leur pureté dynamique, en les désimaginant à la faveur d’un acte de vidange onirico-affective qui les libère d’une compréhension devenue routinière et trop arrêtée, et en réactive de la sorte le potentiel poético-pratique. Cette réimagination passe aussi par la méditation des multiples variations dont chacune de ces images est susceptible, grâce à l’usage méthodique d’un procédé de bipolarisation consistant à déterminer, pour chacune, tout un spectre de variations onirico-affectives délimité par les pôles de la hauteur diurne et de la profondeur nocturne. Il s’agira, enfin, de rythmer de façon lucide et énergique ces (re)commencements imaginatifs, afin de les ordonner dans une sorte de pluralisme cohérent : l’alternance méthodique, d’un livre à l’autre et au sein de chaque livre, voire de chaque chapitre, entre des rêveries diurnes (in animus) et des rêveries nocturnes (in anima) permet non seulement d’imprimer à l’imagination un rythme relativement régulier, structurant et dynamisant, mais aussi d’ordonner de façon cohérente et mobile les multiples images que Bachelard recrute et nous invite à (ré)imaginer à notre tour. Enfin et surtout, cette mise en rythme de notre vie imaginative prépare, sans la déterminer étroitement, la mise en ordre de nos actes, la discrète genèse de nos initiatives.
Le Lautréamont constitue un texte charnière, où Bachelard réinvestit dans le champ poétique, de façon méthodique et approfondie, les idées-force de la dynamologie de l’agir esquissée dans les ouvrages 105métaphysiques. L’acte d’agression ducassien apparaît, dans sa fulgurance, comme un acte véritablement initial, de l’ordre d’une « agression pure » sans cause ni fin, ne poursuivant rien d’autre que son propre déploiement :
Au niveau de cette violence, on découvre toujours un commencement gratuit, un commencement pur, un instant d’agression, un instant ducassien37.
L’auteur des Chants de Maldoror invente une singulière poésie de l’agression, qui constitue en même temps une poétique de l’acte d’agresser. Il renoue pour cela, de façon consciente et hautement élaborée, avec la spontanéité de la vie instinctuelle la plus archaïque, suivant une « véritable ligne de force de l’imagination » verticalement tendue entre « l’ultra-violet de la vie lucide » et « l’infra-rouge de la vie ardente38 ». On retrouve bien chez Ducasse les idées-force de la dynamologie de l’agir : il apparaît, premièrement, que l’« énergie d’agression », expression de « l’énergie d’existence » thématisée dans La dialectique de la durée, se projette en images d’actes d’agression instantanés et discontinus, à travers « une accumulation d’instants décisifs39. » Ces images se déploient au sein d’un spectre de variations affectivo-motrices délimité par les images de la griffe et de la ventouse, dont les attaques respectives correspondent pour ainsi dire à deux manières d’entrer en matière, ou d’initier l’attaque contre la chair adverse, par lacération orgueilleuse ou succion craintive. La griffe aux attaques rectilignes, dures et rapides, saccadées et discontinues, trouve son opposé dans la ventouse aux attaques arrondies, molles et lentes, plus régulières et plus continues. Toutefois, une attention détaillée au tissu temporel de ces deux styles d’attaques permet de mettre au jour leur discrète complémentarité : la griffe accroît son tranchant instantané, et même son brisant, en prenant le temps d’un « léger et délicat mouvement de torsion40 », autrement dit d’une petite incurvation assortie d’un léger ralentissement, comme si elle s’adjoignait les ressources de la ventouse. À l’opposé, les ventouses de la pieuvre pré-mâchent, par leur mouvement lent et mou, le travail du bec dur et incisif. Enfin, d’un point de vue affectif, la dynamique de l’ambivalence travaille ces attaques complémentaires : l’agressivité orgueilleuse, mâle 106et vaillante, de la griffe acérée reste couplée à une forte crainte, et l’agressivité craintive de la ventouse à un cruel élan prédateur41. Bref, chacun de ces deux styles d’actes tire sa force de son aptitude à réaliser – dans la vibrante ambivalence de « l’instant d’agression » ducassien – cet « équilibre des impulsions contraires » (attaque lacérante – attaque enveloppante) et des « affectivités opposées » (attaque cruelle – attaque craintive), dont le dynamisme innerve – à la jointure de l’actif et du passif – nos initiatives les plus offensives. Cette ambivalence dynamique est d’ailleurs sensible non seulement à travers le détail des images, mais aussi – de manière plus générale – à travers la « souplesse anguleuse42 » du verbe ducassien. Il apparaît, deuxièmement, que chaque reprise de l’acte d’agression initial introduit une discrète nouveauté, comme il advient, par exemple, lorsque l’attaque rectiligne de la griffe se renforce d’une subtile incurvation, exploitant de la sorte les « possibilités de déviation » pointées dans La dialectique de la durée. Il apparaît, enfin, que les actes d’agression discontinus qui forment le tissu temporel de l’action agressive se coordonnent selon un certain rythme poétique, plus ou moins rapide et saccadé (griffe) ou lent et continu (ventouse), que l’imagination ducassienne parvient à régler avec une « sûreté verbale et acoustique » sans faille43. Se profile ainsi chez Ducasse, au-delà d’une poésie de l’agression, une véritable poétique de l’acte agressif, qui constitue à bien des égards une ressource décisive pour l’agir. Méditer les images ducassiennes, c’est en effet renouer de façon consciente avec « une énergie de faire44 » mobilisant toujours une pointe d’agressivité ; c’est éprouver corps et âme les variations affectivo-motrices possibles de « l’énergie d’agression », son « potentiel biologique varié45 » en devenant nous-même griffe ou ventouse, offensivité lacérante et/ou enlaçante ; c’est enfin, par là même, explorer notre propre agressivité, afin d’individualiser cette agressivité archaïque, inconsciente et indifférenciée, qui appartient à la vie primitive, et innerve jusqu’à nos initiatives les plus spiritualisées.
L’eau et les rêves, qui présente d’emblée la rêverie littéraire comme impliquant un « rêve initial46, » porté en l’occurrence par une adhésion 107à la dynamique de l’élément liquide, reprend dans le chapitre sur L’eau violente l’étude du mouvement agressif amorcée dans le Lautréamont. Bachelard inscrit alors à la racine de l’intentionnalité imaginante un acte de provocation animé d’une « colère a priori » contre le monde47, et ébauche une singulière « psychologie initiale » de l’action :
De ce point de vue activiste, les quatre éléments matériels sont quatre types différents de provocation, quatre types de colères. Vice versa la psychologie, si elle devenait véritablement soucieuse des caractères offensifs de nos actions, trouverait, dans des études de l’imagination matérielle, une quadruple racine du principe de colère48.
Les rêveries matérielles nous préparent à l’action, en alertant en nous des affects initiaux comme l’orgueil ou surtout la colère, « acte commençant49 », ainsi que des vertus initiales comme le courage50. Chaque élément constitue, en ce sens, une initiation à l’initiative et à la dynamique onirico-affective qui l’anime. Le poète exprime, en l’individualisant, la force d’induction poético-pratique propre aux éléments : l’image du nageur contre la tempête, empruntée à Swinburne, fonctionne comme un « schème de courage » pour la volonté, la préparant dynamiquement à braver la tempête : par son crawl au rythme rapide, tonique et tranchant, le nageur répond activement à la colère de l’élément, adversaire auquel elle rend coup sur coup, dans une sorte de corps-à-corps chargé d’ambivalences galvanisantes, comme celle du froid paralysant et de la chaude circulation, de la crainte et du courage, ou encore de la douleur et de la joie51. L’étude que L’eau et les rêves consacre à la « dynamogénie du marcheur contre le vent » chez Nietzsche, constitue une illustration plus remarquable encore des vertus initiales de l’image. Cette marche au grand air, « pure comme une poésie pure52 », emprunte son dynamisme à l’élément aérien dont elle affronte la colère, ainsi qu’à sa manière toute singulière d’organiser de façon cohérente – dans un polyrythmie réglée – une 108pluralité d’impulsions instantanées et discontinues, qui correspondent au pas énergiques et percutants du marcheur, aux coups de canne qu’il porte contre la terre et contre l’air, aux paroles qu’il projette aux quatre vents. Chacune des impulsions qui scandent cette marche pure et en réinitient le dynamisme accumule de façon inédite, dans le temps vertical de la poésie, une pluralité cohérente de fines ambivalences, comme celles de la timidité et du courage, de la mélancolie et de la colère, de la tristesse et de la joie. Aussi l’image dynamique pure du marcheur contre le vent peut-elle, à l’instar de celle du nageur contre la tempête, dynamiser notre affectivo-motricité dans le sens d’une combativité élémentaire, et soutenir notre capacité à (re)commencer, chaque impulsion participant ici d’un éternel retour de la force, producteur de nouveauté. Le chapitre de L’air et les songes consacré au psychisme ascensionnel nietzschéen complète cette analyse, en permettant de la réinscrire plus nettement encore dans une poétique de l’initiative. Si Nietzsche est un véritable « poète de l’action », et non de la contemplation, c’est avant tout parce qu’il est à ses yeux « l’initiateur absolu » :
Pour Nietzsche, pas d’initiation ; il est toujours, primitivement, l’initiateur, l’initiateur absolu, celui que personne n’a initié53.
L’air de la haute montagne devient l’élément d’une puissante connivence entre le rêveur et le monde, au sens d’une entente tacite préparant une action commune : cet air pur, froid et tonique est la substance même de décisions lucides, détachées et énergiques, « la substance même de notre liberté. » En vertu de sa substantialité minimale, de sa pureté, de sa légèreté et de sa mobilité, l’air est le support et le vecteur rêvé d’une conscience enfin libérée des lourdeurs et des inerties qui entravent l’initiative, ou entraînent l’agir sur la mauvaise pente d’une passivité inopérante : « L’air est conscience de l’instant libre, d’un instant qui ouvre un avenir54 ». Les images nietzschéennes produisent au jour un cosmos de l’initiative solidement et puissamment axé : la montagne, le sentier escarpé, la marche contre le vent, le pin au bord de l’abîme, l’aigle, la conquête du sommet acéré perçant le ciel bleu se groupent pour constituer une « ligne d’images » polarisée dans le sens des valeurs diurnes, traçant, comme en pointillés, les linéaments d’une vie héroïque.
109Le dyptique sur La terre engage ensuite la poétique de l’initiative sur la voie d’une rematérialisation, du fait de la substantialité de l’élément terrestre, et grâce aux vertus du travail des matières qui, par leur « coefficient d’adversité » différenciés, enseignent différentes manières d’entrer en matière, de mettre le corps et l’esprit à l’ouvrage, voire « des types individualisés de souplesse et de décision55. » Les rêveries de la forge comptent parmi ces « rêveries initiales », parmi ces « rêveries actives qui nous incitent à agir56. » Son air dense et ardent, aux antipodes de l’air épuré et froid des sommets nietzschéens, est un élément autrement initial, celui de décisions bien trempées, solidement forgées au gré d’actes percussifs, d’une violence maîtrisée et constructive, administrée avec rapidité, adresse et précision. L’atmosphère de la forge induit, d’emblée, une respiration « lente et profonde », « à la fois introvertie et extravertie », dont le schème matériel est le soufflet du forgeron. Elle dénoue l’angoisse des commencements, en libérant le rêveur de « cet asthme du travail qui est au seuil de tout apprentissage57 ». Au seuil du travail effectif le forgeron lui-même prend son souffle en mimant le geste à venir :
Parfois, à vide, pour se faire et la main et l’oreille, le forgeron fait sonner le marteau sur l’enclume ; il commence sa journée de travail par les arpèges de sa force profonde58.
Cette préparation dynamique, qui noue la main à l’épaule en passant par le cœur, lui permet d’éprouver et de régler, par une autoscopie imaginative de ses énergies motrices et affectives, les forces qu’il s’apprête à mobiliser. Méditer activement l’image du forgeron, « marteler » à notre tour en imagination avant d’agir, revient alors à se mettre en situation d’attaquer avec confiance le travail le plus résistant ; c’est s’initier à un art de l’attaque massive et précise, à un « art du choc » qui intègre selon un rythme maîtrisé des instants violents, et initier un style d’agir individualisé, fait de décisions percutantes : « Dis-moi comment tu imagines le forgeron et je saurai de quel cœur tu te mets à l’ouvrage59 ».
110Les analyses que Bachelard consacre à la méthode du rêve éveillé de Robert Desoille, dans L’air et les songes puis dans La terre, mettent autrement en évidence les vertus poético-pratiques de l’image. Une « image initiale » choisie avec discernement et proposée l’instant venu à la libre imagination du sujet permet d’assurer – bien au-delà du simple « déblocage » offert par la psychanalyse classique – sa « mise en marche » active : en vertu de son aptitude à induire au cœur de l’homme une « nouveauté sentimentale », elle participe d’une psychosynthèse créatrice, capable à la fois de « rectifier un passé mal fait », parfois un passé qui fait mal et obère ses capacités, et d’ouvrir un avenir de nouveauté, riche de possibilités. Bien plus, en invitant le sujet à suivre des « lignes d’images » présentées « en bon ordre » – c’est à dire de manière à induire une ascension (air) ou une descente (terre) imaginaire le long de l’axe des images – on « détermine » chez ce dernier des « actions cohérentes60 », dynamisées et étayées par les puissances de la rêverie.
Fragments d’une poétique de l’initiative :
par-delà Bergson et Sartre
Cette poétique de l’initiative implique une approche dynamiste de l’imaginaire faisant de ce dernier – par analogie avec un champ électromagnétique – un univers mental polarisé et tendu, structuré selon la dualité polaire du Jour et de la Nuit, autour d’un axe vertical couplant dynamiquement – dans un temps synchronique – les pôles imaginaires de la « hauteur » diurne et de la « profondeur » nocturne. Les images sont elles-mêmes, en tant qu’éléments de ce champ, des réalités dynamiques polarisée et orientées, caractérisées par une certaine intensité et par une certaine tonalité affective, qui les investissent d’une valeur existentielle. Chaque image subit l’influence des autres images du champ et ne prend sens, c’est-à-dire force et consistance, qu’en fonction de sa relation aux autres images, avec lesquelles elle peut former, à l’instar des grains de limaille dans un champ électromagnétique, des « lignes d’images » polarisées et orientées, qui correspondent à des lignes d’orientation de 111l’agir se laissant pressentir et entrevoir à travers ces images. Certaines images peuvent intervenir à titre créateur et actif en modifiant, par leur force d’induction propre, les lignes de force de ce « champ d’imagination sensibilisée61 », autrement dit sa polarisation et sa tonalisation affectives. Les images poétiques les plus pures, produits de l’imagination dynamique, parviennent à coupler verticalement – dans une tension vibratoire – les pôles opposés et complémentaires de la « hauteur » diurne et de la « profondeur » nocturne. De façon schématique, l’imagination dynamique peut orienter l’affectivité dans le sens de la Nuit (ou de l’Anima nocturne) et/ou dans celui du Jour (ou de l’Animus diurne). Dans le premier cas, elle induit un sentiment d’« intensité douce62 », d’orientation érotique, qui attise en retour un imaginaire intimiste et conciliateur, cette dialectique onirico-affective animant des « rêveries du repos » (au sens d’un repos actif, vibré et intense, impliquant de la part du sujet une passivisation active). Dans le second cas, elle induit un sentiment non moins intense mais autrement tonalisé, d’orientation éristique, un sentiment d’ardeur combative63, qui attise en retour un imaginaire efférent et polémique, cette dialectique onirico-affective animant cette fois des « rêveries de la volonté » (la volonté devant ici s’entendre au sens d’un vouloir-faire conscient et maîtrisé mais enveloppant un fond de passivité). L’image poétique induit alors chez le lecteur une véritable verticalisation affective, qui peut s’entendre au double sens d’une intensification et d’une rénovation : alors que l’affectivité ordinaire tend à se laisser entraîner, dans un temps horizontal, par un mouvement d’alternance cyclothymique entre affects opposés, une affectivité imaginativement dialectisée et augmentée accumule dans un temps vertical, de façon inédite et émotionnellement novatrice, une pluralité cohérente de fines ambivalences. Elle induit de la sorte une rénovation à la source de l’affectivité, ou des é-motions qui nourrissent et éclairent notre puissance d’agir.
L’orientation dynamique de l’agir
Les images poétiques deviennent les supports et les vecteurs d’une « orientation dynamique » de l’agir, en rupture avec toute perspective platement rationaliste ou utilitariste : « Le mot idéal », souligne Bachelard, 112« est finalement trop intellectuel, le mot but trop utilitaire64. » La reconnaissance des vertus poético-pratiques de la rêverie permet précisément de frayer une voie inédite, du point de vue d’une philosophie de l’action, entre un idéalisme de type kantien et un réalisme utilitariste qui – restant respectivement à la remorque de l’idéal et du réel – condamnent l’agent à osciller entre un formalisme noble mais inopérant et un pragmatisme étriqué. Cette « orientation dynamique » exige de quitter le « règne du concept » et le « règne de l’action65 » pour celui d’une imagination pure, affranchie de la contrainte du réel et de la loi. Il s’agit de s’immerger dans le champ des images, de nos images, pour s’installer dans une ambiance onirico-affective propice à de nouveaux commencements. Toutefois, ceci n’aboutit nullement à soumettre l’agir à la spontanéité incontrôlée des affects, et à cautionner quelque irrationalisme : une rêverie lucide et active, méthodiquement dirigée, mobilise de façon autonome l’affectivité la plus profonde et la plus primitive, avec le discernement et le contrôle qui sont la marque de la conscience. On peut ici établir une analogie entre l’activité diurne du cogito onirique méditant les images poétiques et celle du dormeur nocturne. Les « rêveries du repos » sont à la rêverie poétique ce que le rêve profond, au centre de la Nuit, est au sommeil : elles induisent une concentration poétique de soi dans un espace-temps concentré et resserré figuré par la gangue enveloppante et spiralée de la chrysalide. Cet espace-temps concentré et contracté, richement potentialisé, est celui où germinent nos initiatives les plus volontaires, où se préméditent – dans le silence de la Nuit – les actions du Jour. Les « rêveries du repos », polarisées dans le sens de l’anima nocturne, prennent également pour centre les images de la douceur enveloppante et permettent, bien au-delà d’une simple détente de la volonté, un repos intense équivalant en effet à une concentration poétique de l’être, qui prépare son expansion pratique. Elles nous font renouer avec ce noyau poético-pratique qui nous habite et nous habilite à commencer, et dont le cœur est l’archétype de l’enfance, « grand archétype de la vie commençante. » Elles réactivent ce « noyau d’enfance » qui est en nous, au sens d’une « enfance potentielle », immémoriale et anonyme, riche de toutes les possibilités de (re)commencements66. À l’opposé, les 113« rêveries de la volonté », polarisées dans le sens de l’animus diurne, sont à la rêverie ce que le sommeil finissant, au seuil du réveil, est au rêve :
Au lieu de spirales, voici des flèches avec une pointe d’agressivité. L’être se réveille hypocritement, gardant encore les yeux fermés et les paumes paresseuses. Mais le centre a des forces nouvelles. L’être était plastique, le voici plasmateur. Au lieu d’un espace arrondi, voici un espace avec des directions préférées, des directions voulues, des axes d’agression. Comme les mains sont jeunes quand elles se font à elles-mêmes des promesses d’action, des promesses d’avant l’aube ! Le pouce joue sur le clavier des quatre autres doigts. Une argile de rêve répond à ce tact délicat. L’espace onirique, à l’approche du réveil, a des gerbes de droites fines ; la main qui attend le réveil est une touffe en vie, une touffe de muscles, de désirs, de projets. Alors les images ont un autre sens. Elles sont déjà des rêveries de la volonté, des schèmes de volonté67.
De fait, les rêveries de la volonté induisent, avant toute action effective, une vectorisation analogue du champ des images, dont elles font émerger des axes de volonté qui répondent aux « promesses d’action » de la Nuit finissante, dans une sorte de buissonnement d’orientations inchoatives et spontanées, figuré par l’image de la gerbe (« une gerbe de droites fines ») ou, mieux encore, d’une « touffe de vie ». Cette vectorisation de l’imaginaire a pour corrélat subjectif une réouverture motrice (« une touffe de muscles… »), affective (« de désirs ») et imaginative (« de projets »), de telle sorte que c’est bien l’être total du rêveur, son corps, son cœur et son esprit, qui s’ouvre poétiquement – avant toute décision unilatéralement rationnelle et tout engagement dans des actions effectives – à de nouvelles possibilités de (re)commencer. De même que « la nuit saine qui refait l’homme, qui le met tout neuf au seuil d’une nouvelle journée » doit être une nuit complète rythmée par un double mouvement de concentration et d’expansion, une rêverie véritablement ressourçante et rénovatrice – capable de déployer toutes ses vertus poético-pratiques – doit s’exercer au rythme alterné des « rêveries du repos » et des « rêveries de la volonté », la concentration poétique de soi préparant – sans la déterminer étroitement – l’expansion pratique dans l’agir. Le déploiement des vertus poético-pratiques de la rêverie requiert cette mise en rythme énergique, adroite et lucide, de notre activité imaginative.
114Dépolarisations et dérèglements
de l’imagination poético-pratique
Cette approche permet de pointer un double risque de dépolarisation de l’imagination poético-pratique, par excès ou défaut d’altitude imaginaire, ces deux risques se trouvant respectivement illustrés par l’intuitionnisme immersif de Bergson et par le rationalisme surplombant de Sartre. Ces derniers représentent pour Bachelard les deux faces, nocturne et diurne, d’un certain intellectualisme français, à la fois oniriquement surdéterminé et aveugle aux pré-conditions oniriques qui précèdent et sous-tendent l’exercice effectif de la liberté. Le défaut d’altitude imaginaire caractérise l’intuitionnisme immersif d’un Bergson qui, privilégiant une vision en profondeur, s’avère originairement prédéterminé par un imaginaire hydrique polarisé dans le sens de la Nuit, ou de l’intimité profonde. Ce défaut d’altitude imaginaire a pour corrélat une hypertonie affective et une incapacité à résister à la dynamique affective de l’image, qui compromet toute véritable possibilité d’initiative par un effet d’entraînement non maîtrisé, court-circuitant le contrôle de la conscience. Il contribue en outre à éclairer, sur un plan théorique, la détermination de la conscience comme durée intime ou vécue, ainsi que son corrélat, celle de l’acte libre comme expression immédiate et totale du passé que nous sommes, ou d’un élan continu engageant « notre passé tout entier68. » À l’autre pôle, l’excès d’altitude imaginaire est caractéristique du rationalisme surplombant de Sartre qui, privilégiant une vision panoramique et monarchique, s’avère pour partie déterminé par un imaginaire aérien polarisé dans le sens du Jour, ou des « rêves dans la hauteur claire69 ». Cet excès d’altitude imaginaire a pour corrélat une hypotonie affective, autrement dit une incapacité à participer à la dynamique affective de l’image, qui compromet toute initiative véritablement incarnée et engagée. Un tel imaginaire sous-tend en outre, d’un point de vue théorique, la détermination explicitement anti-bergsonienne de la conscience – désormais claire comme un grand vent – comme néantisation active, ainsi que son corrélat, celle de la liberté comme pure projection vers l’avenir d’un pour soi évidé, par rupture radicale avec 115un passé versé au registre de l’en soi et de la passivité. Aussi Sartre reste-t-il, selon Bachelard, du fait même de son opposition massive et radicale à Bergson, « bergsonien malgré lui70 ». Qu’elle soit placée sous le signe d’un élan continu récapitulant tout un passé ou sous celui du projet irruptif faisant rupture avec tout passé, l’imagination poético-pratique apparaît dans les deux cas mono-orientée et demi-verticalisée. Ces deux approches, continuiste et discontinuiste, de la dynamique de l’agir, apparaissent ainsi imaginairement extorquées, et peuvent être renvoyées dos-à-dos. Elles participent en somme d’un même idéalisme de la liberté, animé par le rêve d’un commencement absolu, que ce dernier se trouve envisagé comme une rupture massive et radicale avec tout passé, sur le mode du projet, ou comme mobilisation sans reste et sans réserve d’un passé intégral, sur le mode de l’élan. En outre, leur monopolarisation imaginative retentit en profondeur sur le plan affectivo-émotif, compromettant ainsi à l’une de ses sources la dynamique de l’initiative : l’orientation nocturne de l’imaginaire bergsonien exprime et reconduit, tout en l’attisant, une propension à la mélancolie, dont la survalorisation du continu – à la fois imaginaire et conceptuelle – constitue le symptôme. Cette « émotion première », associée à l’eau comme élément matriciel (et à la Mère comme archétype) colore les métaphores hydriques du bergsonisme ; elle nourrit, à rebours des exigences de l’agir, une tendance, régressive et involutive, à la passivité, en même temps qu’à un rêve d’immersion voire de fusion dans le devenir ambiant, en l’occurrence dans cette Durée dont nous sommes et qui nous porte. Il manque à cette mélancolie passive, pour se convertir en mélancolie créatrice, l’ambivalence propre aux affects actifs, cette nuance de colère et cette fine pointe d’agressivité qui, pour Bachelard, anime toute volonté de faire71. À l’opposé, l’orientation diurne de l’imaginaire sartrien exprime et reconduit une colère passive et impuissante, une colère « rentrée » jusqu’à la nausée, cherchant vainement à s’arracher – par une prise de distance altière – à l’engluement mélancolique dans un passé, à cette « misère d’être englué72 », voire d’être aspiré dans une 116profondeur molle et baveuse où s’abîmerait tout vouloir. Cette colère rentrée, « pétrifiée73 », sédimentée en un cœur médusé, ne peut pas davantage se convertir en colère active et créatrice, passer de cette misère d’être englué à une « colère qui libère » et nous rend à la joie de commencer74.
Il s’agit donc de dépasser cette opposition pour promouvoir, contre Bergson et Sartre mais aussi avec eux, en les rectifiant pour ainsi dire l’un par l’autre, une véritable imagination poético-pratique. C’est pourquoi les « rêveries initiales » cultivées par Gaston Bachelard exigent de la part de la conscience une vigilance et un effort pour se situer à un juste niveau d’altitude imaginaire, afin d’éviter toute mono-polarisation onirico-affective affective en « hyper » (Bergson) ou en en « hypo » (Sartre) et d’entretenir la dynamique active-passive qui innerve notre capacité à commencer. Il s’agit de se tenir au centre d’un spectre de variations poético-pratiques délimité par les pôles du Jour et de la Nuit : ni « trop haut », dans la bande supérieure du spectre, celles des rêveries de la hauteur diurne, qui correspond à la zone hyper intellectualisée des projets rationnels, sevrés de tout élan affectif ; ni « trop bas », c’est-à-dire dans la frange ou dans la bande inférieure des rêveries de la profondeur nocturne, qui correspond pour sa part à la zone hyper sensibilisée des actions sans projet, inféodées à la force d’entraînement affectivo-motrices des images premières. On peut donc positionner les « rêveries initiales75 » au centre d’un spectre délimité par le pôle diurne des « projets d’animus » et le pôle nocturne des « rêveries d’anima » ou des « rêveries sans projet76. » La mise en tension de ces deux imaginaires mono-orientés et semi-verticalisés fraie ainsi la voie de leur dépassement, comme s’ils étaient appelés à s’étayer et à se dynamiser mutuellement, à la faveur d’une sorte de chiasme permettant leur verticalisation conjuguée. Il n’y a pas d’élan viable qui ne se déploie selon un projet plus ou moins rationnel, ni de projet viable qui ne se soutienne d’un élan susceptible de le motiver. L’initiative procède d’une dynamique active-passive qui fait d’elle à la fois un projet orienté et un élan dirigé, de telle sorte que l’on peut y voir aussi bien, dans un style continuiste (bergsonien), le comble d’une 117maturation préalable lui imprimant tout son élan, que, dans un style discontinuiste (sartrien), un pur surgissement de nouveauté sous l’égide d’une conscience néantisante. Son émergence présuppose que se réalise, au niveau de ses « conditions pré-initiales », cette « convergence entre l’évidence des motifs et la joie de l’acte », dont elle sera, à l’instant de la prise de décision, la vivante et consistante concrétion. Or, l’image dynamique parvient justement à solidariser, dans l’instantanéité de sa création comme de réception, la « poussée » d’un passé et « l’aspiration » à un avenir de nouveauté, en vertu d’une « dynamique de libération » autrement opératoire que la cinématique de la liberté proposée par Bergson, qui ne parvient pas à relier véritablement ces deux images77. Méditer l’image poétique peut dès lors nous aider à verticaliser notre imagination poético-pratique, à orienter nos projets et à diriger nos élans, ou encore à (re)donner de l’élan à nos projets et à (re)initier nos élans, en évitant le double écueil d’une rationalisation sans âme et d’une abréaction sans esprit. Toutefois, cette dynamique active-passive, à travers laquelle se nouent le rôle directeur du projet et le rôle conducteur de l’élan, ne saurait être ni massivement décrétée par une conscience souveraine, ni spontanément produite par quelque maturation souterraine : elle doit être discrètement initiée et relancée à la faveur de multiples rêveries centrées autour d’images dynamiques bien dualisées, qui ébranlent par « action vibrée », sur un mode homéopathique, les routines affectives obérant notre créativité poético-pratique, et libèrent de la sorte – de façon réglée et contrôlée – des potentialités d’action inédites. Bachelard prend clairement ses distances par rapport à une certaine dramaturgie de la liberté, mise en récit avec emphase, qu’il s’agisse de « cette liberté que les prophètes de “l’être engagé” veulent systématiquement périlleuse, dramatique » ou de celle qui se trouve impliquée dans « les grands actes libres mis en lumière par la philosophie bergsonienne78 », qui finissent par rabattre la liberté l’une sur un projet rationnel à caractère idéologique, l’autre sur un élan irrationnel à caractère religieux : les actes les plus individualisés et les plus novateurs se préméditent et se préfigurent dans la solitude, au gré de discrètes rêveries dont la verticalité fait déjà rupture – au seuil de l’agir – avec les actions spectaculaires et claironnantes de la vie horizontale.
118Le feu de l’initiative :
les images-acte de Prométhée et d’Empédocle
Le feu, « super-élément dynamique79 », peut être considéré comme l’élément privilégié d’une poétique de l’initiative ou de « l’acte libre », en l’occurrence de « l’acte igné80 ». Élément vertical et verticalisant, il accumule à travers son dynamisme plusieurs ambivalences décisives, à commencer par celle de l’actif et du passif ou du « brûlé » et du « brûlant81 ». L’enfant en fait l’expérience initiatique à l’instant où il ose pour la première fois plonger sa main à travers la flamme, ou élever un feu en dérobant des allumettes, double désobéissance à la loi paternelle faisant déjà de lui un petit Empédocle et « petit Prométhée », exerçant sur ses deux versants sa liberté de (re)commencer, de « prendre le feu » ou de « se donner au feu82 ». Ambivalence, également, de la destruction et de la création, ou d’un passé à consumer, ici et maintenant, pour libérer de nouvelles capacités d’initiative et ouvrir un avenir83.
Son dynamisme verticalisant, que les images ignées donnent à éprouver, se dédouble selon la dualité onirico-affective du Jour et de la Nuit, du « feu d’animus » et du « feu d’anima », du « feu violent » et du « feu doux84 », du feu qui surgit en traits instantanés (éclair, flammèche, étincelle) ou du feu qui couve en profondeur, « dans l’âme aussi sûrement que sous la cendre85 ». Les images ignées attisent le « feu du cœur humain86 » et déterminent une affectivité ouverte et entreprenante : feu érotique de l’amour et de la chaleur affective et/ou feu éristique de la colère et de l’ardeur combative, elles aiguisent sur ses deux versants le « courage du renouveau », mettant véritablement le cœur à l’ouvrage87. Elles deviennent les supports et les vecteurs d’une active rénovation du cœur et, par là même, étayent et dynamisent notre capacité à (re)commencer. Le cœur, foyer psycho-physique d’un courage de commencer impliquant une confiance et une offensivité élémentaires, 119peut ainsi faire l’objet d’une véritable éducation poétique. Le feu, avant de devenir « feu de l’action88 », ou de se projeter en actions effectives, est un feu médité par une imagination active.
Prométhée, « l’homme qui allume, qui active le feu » et Empédocle, « héros de la mort libre par le feu89 » apparaissent comme les deux héros de cette poétique de l’initiative, ou d’une « poétique de l’héroïsme pur90 ». La psychanalyse du feu s’achevait, déjà, par un appel à reconnaître la féconde complémentarité des complexes de Prométhée et d’Empédocle91. Les Fragments d’une poétique du feu reprennent l’étude des images poétiques de Prométhée, héros du feu solaire, et d’Empédocle, héros du feu volcanique. Fidèle à sa méthode de bipolarisation, Gaston Bachelard détermine, à travers les chapitres successivement consacrés aux deux héros, deux « champs d’images » opposés et complémentaires92. La référence croisée aux philosophies de la liberté de Bergson et à Sartre transparaît discrètement dans les descriptions et analyses qu’il consacre à l’acte prométhéen et à l’acte empédocléen : Prométhée décide, en initiant un « élan surhumain93 », de se projeter d’un seul acte vers les hauteurs claires pour y conquérir le feu du Ciel, convertissant en colère active et créatrice, par cet acte de désobéissance, la mélancolique continuité d’une existence passive et soumise. Sur l’autre pôle, Empédocle décide de « se jeter » dans les profondeurs d’une Terre en fusion, en vertu d’un acte d’anéantissement autrement concret et libérateur que la néantisation sartrienne, convertissant d’un seul acte la mélancolie d’une existence vouée à la mort en décision de mourir pour renaître94.
Les images de Prométhée et d’Empédocle sont ce que Bachelard nomme désormais des « images-acte » ou, en vertu de la réversibilité de l’actif et du passif, des « actes-images », c’est à dire, selon sa propre expression, des « pré-actes qui ne passent pas à l’acte95 ». De telles images 120ne court-circuitent pas la conscience sur le mode de l’abréaction, mais nous disposent affectivement et nous inclinent à agir selon certaines orientations, attendant pour ainsi dire le signal proprement décisif de la conscience pour « passer à l’acte », c’est-à-dire pour se convertir – de façon consciente, lucide et contrôlée – en actes initiaux clairement orientés. Elles nous placent, dit Bachelard, « en situation d’activité », car elles activent en nous – par les vertus d’un langage poétique autonome – l’énergie potentielle et la force d’orientation des archétypes. Ces derniers constituent la couche primitive et profonde, immémoriale, d’un noyau poético-pratique richement stratifié. L’image de Prométhée, par exemple, est à la fois une image archétypale, en tant qu’expression privilégiée de l’archétype du Héros, qui sédimente au sein du psychisme l’expérience ancestrale de l’homme révolté, désireux d’en savoir et d’en faire plus que le Père, plus que les Dieux, et de transcender sa condition, dans la tension de celui qui s’expose ainsi à l’implacable sanction du réel et de la loi ; une image matérielle, au sens où Prométhée incarne la dynamique verticalisante et l’ambivalence de l’élément igné ; une image mnésique, au sens où elle s’enrichit de souvenirs individuels (pour Bachelard, le souvenir du père maniant le tisonnier ; celui du vol des allumettes…) ; enfin une grande image culturelle, dont les poètes produisent des variations inédites, individualisant l’image archétypale et matérielle. L’« image-acte » nous replace ainsi, pour reprendre l’analogie proposée dans La dialectique de la durée, dans ces « conditions pré-initiales » de l’acte ouvertes aux plus riches possibilités. Toutefois, précise Bachelard, cette « situation d’activité » demeure une « situation d’activité contrôlée », exigeant une surveillance poétique de soi qui est le corrélat de la surveillance rationnelle exigée sur le versant scientifique de l’œuvre : l’acte prométhéen est, pour une imagination poético-pratique bien réglée, un acte de « désobéissance adroite96 », qui implique un élan maîtrisé par une conscience lucide et active, et qui saura être suffisamment adroite pour « éviter la punition », c’est-à-dire pour subvertir le réel et la loi sans toutefois en subir la sanction ; et l’acte empédocléen, « possibilité de l’homme libre », implique pour sa part un « vertige maîtrisé97 », rompant avec celui, irrésistiblement nauséeux, d’une conscience sartrienne cherchant vainement à conjurer la hantise de la chute en se réfugiant dans 121une attitude de surplomb et dans l’affirmation d’une liberté abstraite, sans racines oniriques. Bachelard poursuit ainsi sa critique des philosophies de la liberté de Bergson et de Sartre, qui traverse la quasi-totalité de l’œuvre poétique. Il entend les purger de leur intellectualisme, afin d’en libérer le potentiel poético-pratique, et redynamiser leurs images, en les redressant soit dans sens du Jour soit dans celui de la Nuit, selon qu’elles pêchent plutôt par mono-orientation nocturne (Bergson) ou diurne (Sartre). Il s’agit pour ainsi dire de réinitier l’élan bergsonien, dans le sens des « projets d’animus » ou des valeurs diurnes, et de redonner de l’élan à la néantisation sartrienne, dans le sens des « rêveries d’anima » ou des valeurs nocturnes, afin de prémunir l’imagination de la liberté de toute mono-orientation.
En méditant les actes de Prométhée et d’Empédocle, l’imagination appréhende de façon spontanée mais poétiquement élaborée, sur le mode d’un engagement affectif intense mais contrôlé, les valeurs héroïques qui l’incitent à agir. Ces « images-acte » s’avèrent autrement mobilisatrices que toute leçon de morale générale faites de maximes formelles ou d’exemples empiriques. Elles constituent les combustibles oniriques privilégiés d’une poétique de l’initiative : « Désobéir pour agir », affirme Bachelard, « est la devise du créateur. L’histoire des hommes en ses progrès est une suite d’actes prométhéens. Mais, dans le tissu même d’une vie individuelle, l’autonomie conquise est faite d’une série de menues-désobéissances prométhéennes, de désobéissances adroites, bien associées, patiemment poursuivies98. » L’action individuelle peut ainsi trouver dans les images du feu une source d’impulsion et d’inspiration ; elle se prémédite et se prépare à travers ces « menues-désobéissances » imaginatives patiemment reprises et adroitement rythmées, autrement opérantes – et moins glissantes politiquement — que les dialectiques abstraites ou les appels à la mystique. L’acte empédocléen appelle, de façon complémentaire, à une purification rénovatrice des images sédimentées en habitus figés : la désobéissance ne peut-elle pas elle-même devenir une routine ? Méditer les images de Promethée et d’Empédocle revient alors, dans l’ordre de l’imagination, à « coordonner des libertés99 », à pratiquer sur le terrain de la rêverie cet « exercice quotidien des libertés de penser détaillées et renaissantes » que L’engagement rationaliste appelle 122de ses vœux100. Le feu apparaît bien comme le symbole d’une rénovation de l’imagination comme puissance de (re)commencer et comme élément central d’une poétique de l’initiative, comme le vaillant et fragile emblème des (re)commencements créateurs : il doit être allumé et attisé, selon un rythme alterné que l’image du Phénix, synthèse de celles de Prométhée et d’Empédocle, contracte dans sa fulgurance.
Conclusion
Nos initiatives les plus libres ne se soutiennent ni d’un sujet transcendantal qui leur servirait de fondement (Kant), ni d’une durée substantielle dont elles seraient l’expression immédiate (Bergson), ni du pur projet d’une conscience néantisante (Sartre). Elles impliquent une participation lucide et active, méthodiquement réglée, à un imaginaire ressaisi comme le milieu dynamique dont elles émergent, à travers lequel elles se préméditent et se préfigurent. L’imagination poétique devient elle-même rapport lucide et actif à des images qui dynamisent et étayent notre capacité à commencer, ou constituent les supports et les vecteurs de nos initiatives. Certes, rêver n’est pas agir : bien commencer en imagination ne garantit nulle réussite effective, d’un point de vue moral ou pragmatique. Toutefois, en séparant méthodiquement « règne de l’imagination » et « règne de l’action », champ poétique et champ pratique, Bachelard entend précisément établir entre eux de saines et fécondes transactions, à même de promouvoir une véritable imagination poético-pratique. Imagination poético-pratique dont le dynamisme paradoxal court-circuiterait tout risque d’évasion dans un imaginaire éthéré comme tout risque d’enfermement dans un pragmatisme étriqué, et viendrait ébranler les formes trop bien instituées de l’action individuelle et de la praxis collective, pour ouvrir la possibilité de nouveaux commencements.
Gilles Hieronimus
Université de Lyon – IRPhiL
1 Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, Le Livre de Poche, Paris, p. 21.
2 Ibid., p. 16.
3 Id., La dialectique de la durée, PUF Quadrige, Paris, 2001, p. 131.
4 Id., L’intuition de l’instant, op. cit., p. 23.
5 Ibid., p. 18.
6 Id., L’intuition de l’instant, op. cit., p. 19.
7 Id. La dialectique de la durée, op. cit., p. 71.
8 Loc. cit.
9 Ibid., p. 70sq.
10 Ibid., p. 17.
11 Ibid., p. 27.
12 Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF Quadrige, Paris, 1993, p. 127.
13 G. Bachelard, La dialectique de la durée, Op. cit., p. 45.
14 Ibid., p. 87.
15 Id., L’intuition de l’instant, Op. cit., p. 65.
16 Ibid., p. 19.
17 Ibid., p. 73. Voir aussi La dialectique de la durée, op. cit., p. 45 : « Il n’y a pas d’autres moyens d’analyser une action qu’en la recommençant. Et il faut alors la recommencer “en décomposant”, c’est-à-dire en énumérant et en ordonnant les décisions qui la constituent. »
18 Loc. cit.
19 Id., L’intuition de l’instant, Op. cit., p. 20.
20 Id., La dialectique de la durée, Op. cit., p. 50.
21 Id., L’intuition de l’instant, op. cit., p. 24.
22 Id., La dialectique de la durée, op. cit., p. 27 ; p. 49.
23 Id., L’intuition de l’instant, op. cit., p. 82 ; p. 62.
24 Ibid., p. 59 ; La dialectique de la durée, Op. cit., p. 50.
25 Id., L’intuition de l’instant, Op. cit., p. 47. Bachelard nous suggère de partir « à la recherche des instants perdus ».
26 Id., La dialectique de la durée, Op. cit., p. 85.
27 Ibid., Op. cit., p. 87 et 88.
28 Id, L’intuition de l’instant, Op. cit., p. 36.
29 Id, La terre et les rêveries de la volonté, Op. cit., p. 178.
30 Id, L’intuition de l’instant, Op. cit., p. 27 et p. 67.
31 Ibid., p. 22.
32 Id., La terre et les rêveries de la volonté, Op. cit., p. 101.
33 Ibid., p. 185.
34 Id., La dialectique de la durée, Op. cit., p. 135.
35 Ibid., p. 135.
36 Jean-Philippe Pierron, Les puissances de l’imagination, Cerf, Paris, 2012, p. 44 : « L’imagination créatrice du sujet le met en contact avec le noyau éthique et imaginant qui l’habite. C’est ce qui l’assure dans sa capacité à commencer et à agir puisqu’il l’identifie et l’apprivoise en lui. ».
37 Ibid., p. 145.
38 Ibid., p. 142sq.
39 Ibid., p. 17.
40 Ibid., p. 36.
41 Ibid., p. 121.
42 Ibid., p. 22.
43 Ibid., p. 83.
44 Ibid., p. 145.
45 Ibid., p. 24.
46 Id., L’eau et les rêves, Op. cit., p. 27.
47 Ibid., p. 215.
48 Loc. cit.
49 Id., L’air et les songes, Op. cit., p. 283 : « La colère est l’acte commençant. Si prudente que soit une action, si insidieuse qu’elle se promette d’être, elle doit d’abord franchir un petit seuil de colère ».
50 Id., L’eau et les rêves, Op. cit., p. 215 : les quatre éléments nourrissent « quatre types de courage et de vigueur. »
51 Ibid., p. 224-228.
52 Ibid., p. 218.
53 Id., L’air et les songes, Op. cit., p. 148.
54 Ibid., p. 156.
55 Id., La terre et les rêveries de la volonté, Op. cit., p. 31.
56 Ibid., p. 35, p. 16.
57 Ibid., p. 139.
58 Ibid., p. 128.
59 Ibid., p. 168.
60 Id., L’air et les songes, Op. cit., p. 130.
61 Id., La terre et les rêveries du repos, Op. cit., p. 78.
62 Id., Fragments d’une poétique du feu, Op. cit., p. 7.
63 Id., La terre et les rêveries de la volonté, Op. cit., p. 43.
64 Ibid., p. 97.
65 Id., L’air et les songes, Op. cit., p. 132.
66 Id., La poétique de la rêverie, Op. cit., p. 108-109.
67 Id., Le droit de rêver, PUF Quadrige, Paris, 1999, L’espace onirique, p. 199.
68 Id., La dialectique de la durée, Op. cit., p. 1.
69 Id., La poétique de l’espace, Op. cit., p. 35.
70 Id., L’activité rationaliste de la physique contemporaine, PUF, Bibliothèque de Philosophie Contemporaine, Paris, 1951, p. 57.
71 « Mélancolie active », « agressive », qui est celle d’un J. Boehme. Voir G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, José Corti, Paris, 2004, p. 112.
72 G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, op. cit., p. 116.
73 Ibid., p. 198.
74 Id., Le droit de rêver, op. cit., p. 73 ; Id., La terre et les rêveries de la volonté, op. cit., p. 116.
75 Id., La terre et les rêveries de la volonté, op. cit., p. 16.
76 Id., La poétique de la rêverie, op. cit., p. 30 ; p. 19 ; p. 53.
77 Id., L’air et les songes, op. cit., p. 291sq.
78 Id., La terre et les rêveries de la volonté, op. cit., p. 97 ; La poétique de l’espace, op. cit., p. 16.
79 Id., Fragments d’une poétique du feu, op. cit., p. 165.
80 Ibid., p. 139 ; p. 68.
81 Ibid., p. 28.
82 Id., La psychanalyse du feu, op. cit., p. 189.
83 Id., La flamme d’une chandelle, PUF Quadrige, Paris, 2003, p. 66.
84 Id., Fragments d’une poétique du feu, PUF, Paris, 1988, p. 7.
85 Id., La psychanalyse du feu, op. cit., p. 35.
86 Id., Fragments d’une poétique du feu, op. cit., p. 104.
87 Ibid., p. 91.
88 Sur le « Feu de l’action », voir J.-Ph. Pierron. Les puissances de l’imagination, op. cit., conclusion.
89 G. Bachelard, Fragments d’une poétique du feu, op. cit., p. 110 ; p. 139.
90 Ibid., p. 147.
91 Id., La psychanalyse du feu, op. cit., p. 189.
92 Id., Fragments d’une poétique du feu, op. cit., p. 70.
93 Ibid., p. 131. Voir les différentes variations sur ce thème dans La flamme d’une chandelle, notamment « élan survital » (p. 65), « élan zénithal » (p. 58).
94 Voir, sur ce point, G. Bachelard, Fragments d’une poétique du feu, Op. cit., p. 137 ; p. 142 ; p. 160 ; p. 139.
95 Ibid., p. 138.
96 Ibid., p. 126.
97 Ibid., p. 161.
98 G. Bachelard, Fragments d’une poétique du feu, Op. cit., p. 126.
99 Id., La poétique de la rêverie, Op. cit., p. 136.
100 Id., L’engagement rationaliste, Op. cit.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-09129-5
- EAN : 9782406091295
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09129-5.p.0095
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/04/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Action, initiative, imagination, rêverie, Henri Bergson, Jean-Paul Sartre