Le peuple élu et la communauté universelle De Bergson à Voegelin
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2015 – 2, n° 7. Sociétés fermées et sociétés ouvertes, de Bergson à nos jours - Auteur : Courtine-Denamy (Sylvie)
- Pages : 119 à 130
- Revue : Éthique, politique, religions
Le peuple élu
et la communauté universelle
De Bergson à Voegelin1
Reconnaissant l’importance de la pensée de Bergson en ce qui le concerne, Eric Voegelin écrivait : « l’histoire de l’humanité […] est une société ouverte – celle de Bergson et non celle de Popper –, qui englobe à la fois la vérité et la non vérité en tension2 ». Deux ans plus tard, s’expliquant sur la structure d’entre-deux de l’existence, le metaxu platonicien, Voegelin se référait à nouveau à Bergson :
S’il y a quelque chose de constant dans […] l’histoire de l’humanité, c’est le langage de la tension entre […] l’amor Dei et l’amor sui, l’âme ouverte et l’âme close ; entre les vertus de l’ouverture au fondement de l’être, telles que la foi, l’amour, et l’espoir, et les vices vis-à-vis de ce fondement, tels que l’hybris et la révolte3.
Il n’est donc pas étonnant que, répondant à Leo Strauss qui lui demandait de lui confirmer la mauvaise opinion qu’il avait du livre de Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis (1945)4, Voegelin se plaignait en
ces termes que la lecture de ce livre lui avait volé de nombreuses heures de son propre travail :
Ce Popper est depuis quelques années […] un caillou gênant qu’on doit constamment repousser du pied […] ce livre est une foutaise impudente et dilettante. Chacune de ses phrases constitue un scandale5.
Voegelin critique Popper qui a emprunté les concepts de « société ouverte » et de « société close », de même que ceux de « religion statique » et de « religion dynamique » au livre de Bergson Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932)6 pour en faire une « camelote idéologique7 ». Recensant l’ouvrage d’Alfred Verdross-Drossberg Grundlinien der Antiken Rechts-und Staatsphilosophie8, Voegelin écrivait : « La Société ouverte et ses ennemis de Karl Popper (1945) et le livre de John Wild9 ont été critiqués avec soin. En outre, l’auteur emploie maintenant les catégories de religion statique et dynamique que Bergson a développées dans ses Deux Sources de la morale et de la religion, en vue de parvenir à une caractérisation plus précise des idées platoniciennes10 ».
Popper lui-même, tout en reconnaissant sa dette vis-à-vis de Bergson dans une note de son introduction à l’édition originale, soulignait la « différence principale » qui existait entre eux :
L’expression de société ouverte à laquelle je recours désigne une distinction rationnelle ; la société close se caractérise par la croyance en des tabous magiques, tandis que la société ouverte est celle dans laquelle les hommes ont appris dans une certaine mesure à se montrer critiques à leur égard et à fonder leurs
décisions sur l’autorité de leur propre intelligence (après en avoir discuté). C’est à une distinction religieuse que pense en revanche Bergson11.
Comme le regretté Dante Germino12 l’écrit dans la Préface à son livre The Open Society in Theory and Practice, dédié à Voegelin « qui a posé les fondements d’une authentique philosophie de la société ouverte », c’est Protagoras, et son « l’homme est la mesure », qui est un héros pour Popper, tandis que l’adage de Platon « Dieu est la mesure » est un modèle pour Bergson, c’est-à-dire que Popper exprime son idée de la société tout d’abord dans le cadre du libéralisme séculier, tandis que Bergson insiste sur l’ouverture de la psychè au fondement de l’être13.
Rappel des définitions de Bergson
Comme dans les sociétés animales –la ruche et la fourmilière– les sociétés humaines sont « closes » : les hommes, mus par l’instinct, sont indifférents les uns aux autres, toujours prêts à attaquer ou à se défendre (Les Deux Sources, p. 283). Une société ouverte est en revanche une société « qui embrasserait en principe l’humanité entière » (p. 284), un tel amour de l’humanité n’étant ni spontané ni direct, mais impliquant un détour par la religion : « c’est seulement à travers Dieu, en Dieu que la religion convie l’homme à aimer le genre humain » (p. 28). La différence entre la cité et l’humanité est donc une différence de nature, d’essence, et non pas de degré. Par analogie, Bergson distingue entre la « morale close », c’est-à-dire la morale qui ne s’étend pas à tous, mais seulement au groupe, et la « morale ouverte » qu’il appelle de ses vœux et qui embrasse l’humanité tout entière. Cette seconde morale est humaine
et ici également la différence entre les deux est de nature : alors que la morale sociale est immuable, la morale humaine consiste en un mouvement, un détachement par rapport au bien-être et aux richesses, elle est un ascétisme. Cette morale s’est trouvée incarnée de tous temps en des hommes exceptionnels qui sont devenus des exemples : « Avant les saints du christianisme, l’humanité avait connu les sages de la Grèce, les prophètes d’Israël, les Arahants du bouddhisme et d’autres encore » (p. 29).
S’« il n’y a jamais eu de société sans religion » (p. 105), Bergson distingue néanmoins deux formes de religion : à la différence des animaux qui ne savent pas qu’ils vont mourir, la religion « naturelle » ou « statique » apparaît comme une « réaction défensive de la nature [humaine] contre la représentation, par l’intelligence, de l’inévitabilité de la mort » (p. 137) grâce à la promesse de la poursuite de la vie après la mort. En revanche, la religion dynamique, loin d’être une simple consolation liant l’homme à la vie, et l’individu à la société, est le véritable mysticisme qui, en quelques rares occasions, est lié à l’élan vital. Elle est :
une prise de contact et par conséquent une coïncidence partielle, avec l’effort créateur que manifeste la vie. Cet effort est de Dieu, si ce n’est pas Dieu lui-même. Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine (Les Deux Sources, p. 233).
Au sein du mysticisme lui-même, Bergson distingue ensuite entre un mysticisme incomplet et un mysticisme complet. D’après lui, on ne saurait découvrir un mysticisme complet ni en Grèce ni en Inde : si, tel Moïse, Plotin a bien aperçu la terre promise, il n’a néanmoins pas pu y pénétrer, car il pensait que l’action pourrait affaiblir la contemplation. Il en va de même du bouddhisme qui est également un mysticisme incomplet compte tenu de son manque de chaleur et de sa défiance vis-à-vis de l’action humaine : car seule cette foi dans l’action « peut devenir puissance, et soulever les montagnes » (Les Deux Sources, 239). Et de fait, les exemples de grands mystiques choisis par Bergson sont tous catholiques : saint Paul, sainte Thérèse, sainte Catherine de Sienne, saint François, et Jeanne d’Arc qui, du fait qu’ils aimaient Dieu aimaient l’humanité tout entière d’un divin amour et qui ont fourni un exemple de « transformation radicale de l’humanité en commençant par donner
l’exemple » (p. 253). En bref, comme le dit Bergson, « la religion est au mysticisme ce que la vulgarisation est à la science » (p. 253) : le mysticisme est la religion interne à l’humanité, par opposition au lien social conçu comme la solidarité du groupe fermé. Comment l’humanité passe-t-elle de la religion statique à la religion dynamique, c’est-à-dire de la religion naturelle au mysticisme complet ?
De la religion statique
à la religion dynamique
Chez Bergson, cette transition s’accomplit subitement, à l’improviste, lorsque l’âme entre en contact avec l’élan vital, le « principe de la vie ». Cette soudaineté peut être comparée, comme l’a lui aussi remarqué Dante Germino14, à ce que Voegelin appelle le saut dans l’être (leap in being), c’est-à-dire la découverte de l’être qui est transcendant au monde comme source de l’ordre dans l’homme et la société. Un saut dans l’être qui s’est produit à peu près à la même époque aussi bien au Proche Orient que dans les civilisations voisines de la mer Égée, mais qui recouvre des expériences si différentes qu’elles s’expriment sous les symboles de la Révélation et de la Raison. À la même époque, Voegelin, constate en outre, que des ruptures comparables ont eu lieu en Inde et en Chine15 : il s’agirait donc, pour reprendre la caractérisation de Karl Jaspers, d’une période « axiale » (Achsenzeit).
D’après la terminologie de Voegelin, la transition qu’accomplit le saut dans l’être est la transition d’une expérience compacte à une expérience différenciée du divin. À la différence de Bergson pour lequel la distinction entre religion statique et religion dynamique est de nature, le passage de l’une à l’autre étant décrit en termes de « progrès », Voegelin préfère évoquer une « différenciation », c’est-à-dire une différence de degré vers un niveau de compréhension plus « lumineux ». Telle est la raison pour laquelle alors que Bergson écarte la mythologie, Voegelin, lui, la prend
en considération. Les sociétés cosmologiques, soutient-il en effet, ne sont pas moins « rationnelles » que les sociétés plus différenciées, mais leurs symboles nous sont devenus « opaques » et nous devons par conséquent leur restituer leur « luminosité » en retournant à la racine des expériences dissimulées derrière leurs symboles16.
Supplantant l’ordre cosmothéiste de l’Égypte, Israël a proposé une nouvelle conception de l’histoire, introduisant un « avant » et un « après » dans le temps, et inaugurant ainsi à proprement parler l’Histoire : « sans Israël il n’y aurait pas d’histoire, mais seulement l’éternel retour des sociétés sous la forme cosmologique17 ». Cela ne signifie évidemment pas que l’Égypte et Babylone n’ont pas d’histoire, mais cette histoire ne trouve pas à s’exprimer dans leur symbolisme compact : historique pour Voegelin signifie être lié à la différenciation de l’être transcendant. La différenciation accomplie par Israël consiste en ce que, pour la première fois, l’ordre de l’âme et l’ordre de la société se sont orientés en fonction de l’obéissance ou non à la volonté divine telle qu’elle a été révélée à Moïse au Buisson ardent et au peuple rassemblé au pied du Sinaï. En acceptant l’Alliance et en contractant l’Alliance avec le Dieu transcendant au monde, Israël a ainsi consenti à se constituer lui-même en goy kadosh (Ex. 19, 6), une nation sainte, régie par la volonté de Dieu : « Je n’ai connu que vous de toutes les familles de la terre18 » déclare Dieu, mettant ainsi à part une nouvelle communauté par rapport au reste de l’humanité19.
Judaïsme et christianisme :
religions nationale et religion universelle
Issu d’une famille juive, Bergson désira se convertir. Pressentant toutefois ce qui allait arriver aux Juifs, il expliqua dans son testament qu’il avait finalement renoncé au baptême car il ne voulait pas se séparer de ceux qui allaient devenir les persécutés du régime nazi20. Dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, interprétant le Sermon sur la montagne – « Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » – en termes d’opposition entre une morale « close » et une morale « ouverte », Bergson affirme la supériorité du christianisme : « La morale de l’Évangile est essentiellement celle de l’âme ouverte » (Les Deux Sources, p. 57). Si Bergson hésite à ranger les prophètes de l’Ancien Testament parmi les mystiques de l’Antiquité, c’est dit-il, parce que « Jahveh était un juge trop sévère, et [qu’] entre Israël et son Dieu il n’y avait pas assez d’intimité, pour que le judaïsme fût le mysticisme que nous définissons » (p. 254). La seule exception qu’il consent est en faveur d’Isaïe21 : « Si tel d’entre eux, comme Isaïe, a pu penser à une justice universelle, c’est parce qu’Israël, distingué par Dieu des autres peuples, lié à Dieu par un contrat, s’élevait si haut au-dessus du reste de l’humanité que tôt ou tard il serait pris pour modèle » (p. 76). S’il ne nie pas que les prophètes ont accompli le premier progrès par rapport à la mythologie, le Christ représente pour lui le second progrès, le christianisme ayant accompli la transition de la religion « close » à la religion « ouverte » : « Il ne nous paraît pas douteux que ce second progrès, le passage du clos à l’ouvert, soit dû au christianisme, comme le premier l’avait été au prophétisme juif » (p. 77).
Bergson ne fournit aucun argument à l’appui de son assertion : la supériorité du christianisme est tout simplement une évidence pour lui. Qu’est-ce qui est si problématique concernant le judaïsme et les prophètes ? S’il concède qu’ils ont bien combattu l’injustice, il n’en ajoute pas moins : « la justice qu’ils prêchaient concernait avant tout Israël ;
leur indignation contre l’injustice était la colère même de Jahveh contre son peuple désobéissant ou contre les ennemis de ce peuple élu » (Les Deux Sources, p. 76). Quoique juste et tout-puissant, le Dieu d’Israël lui semble « un juge trop sévère », manquant d’« intimité » avec son peuple. Mais le reproche consiste surtout, ainsi qu’il l’indique dans une note, dans le « caractère national du Dieu d’Israël » alors que le christianisme a apporté l’idée d’une « fraternité universelle ». Le progrès incarné par le christianisme consiste dès lors dans la substitution d’une religion universelle à une religion nationale :
À une religion qui était encore essentiellement nationale se substitua une religion capable de devenir universelle. À un Dieu qui tranchait sans doute sur tous les autres par sa justice en même temps que par sa puissance, mais dont la puissance s’exerçait en faveur de son peuple et dont la justice concernait surtout ses sujets, succéda un Dieu d’amour, et qui aimait l’humanité entière (Les Deux Sources, p. 254).
Dans l’université antisémite de Vienne, une rumeur circulait selon laquelle Voegelin était juif, au motif qu’il étudiait avec Hans Kelsen ou en raison de son hostilité au national-socialisme affichée dès 1933 dans ses premiers livres. En dépit de ses affirmations concernant le fait qu’il n’était ni juif, ni communiste, ni chrétien, et en dépit du fait que, né luthérien il ne se souciait guère d’aller à l’Église, Voegelin a fui l’Autriche lorsque les Allemands sont entrés dans Vienne. Il se défendait également d’être « compagnon de route » du catholicisme, au motif qu’il connaissait des abominations telles qu’Aristote et saint Thomas22, ou parce que le dernier mot sur lequel s’achève Israël et la Révélation est Jésus, et il s’en expliqua clairement à Alfred Schütz :
Le fait que je m’occupe du christianisme n’a rien à voir avec une quelconque raison religieuse. Si l’histoire traditionnelle de la philosophie et en particulier des idées politiques reconnaît bien l’antiquité et la modernité, en revanche
les 1500 ans de pensée et de politique chrétiennes sont abordés comme une sorte de trou dans l’évolution de l’humanité […], quoi que l’on puisse penser du christianisme, on ne saurait le considérer comme quantité négligeable. Une histoire générale des idées doit être capable d’aborder le phénomène du christianisme avec autant de soin que celui qu’on accorde à Platon ou à Hegel[…]. Il existe des degrés de différenciation des expériences […]. Or, avec le christianisme, une différenciation décisive s’est produite, une différenciation que l’on peut peut-être élucider au moyen de la parabole platonicienne de la caverne23.
Si Voegelin croit vraiment que toutes les symbolisations de la réalité divine sont « équivalentes », ou plus exactement qu’elles ne diffèrent que par un degré de différenciation, comment se fait-il que pour lui aussi, l’« Histoire est le Christ écrit en grand24 », même s’il précise que cette formule n’est pas en contradiction avec celle de Platon selon laquelle la société est « l’homme écrit en grand » ? Voegelin semble prendre les paroles de Jésus – « Je ne suis pas venu pour abolir mais pour accomplir25 » – au pied de la lettre. Or, c’est précisément dans cet accomplissement, dans ce perfectionnement que réside pour Bergson la « supériorité » de Jésus, le premier mystique selon lui. Écoutons maintenant la voix d’Emmanuel Levinas, raillant ce qu’il appelle les « ouvriers de la onzième heure » :
Depuis deux mille ans, les théologiens chrétiens [se donnent] pour réalisateurs, perfectionneurs, accomplisseurs du judaïsme, comme ces kantiens qui, dans leurs études, parachèvent Kant et ces platoniciens qui améliorent Platon. Ah ! les ouvriers de la onzième heure ! […] Notre sympathie pour le christianisme est entière, mais elle reste d’amitié et de fraternité. Elle ne peut pas devenir paternelle. Nous ne pouvons pas reconnaître un enfant qui n’est pas le nôtre. Contre ces prétentions à l’héritage, contre son impatience d’héritier, vivants et saints, nous protestons26.
Voegelin rejetait la convention en fonction de laquelle l’histoire des idées ne commençait qu’avec la philosophie grecque, et c’est pourquoi il a écrit ce premier volume d’Ordre et Histoire, Israël et la Révélation. Tout en acceptant son statut de peuple élu, Israël n’a pas renoncé à l’existence dans le monde, c’est-à-dire qu’il s’est efforcé de devenir une nation « comme toutes les autres nations », régie par un roi : « le saut ascendant dans l’être n’est toutefois pas un saut hors de l’existence27 ». À partir de ce moment là, des conflits sont apparus entre l’ordre temporel et l’ordre divin, conflits que Voegelin interprète en termes de déraillements qui ont ramené Israël dans le Shéol des civilisations cosmologiques, ce qui constituait effectivement une « chute à partir de l’être ». Confrontés au désordre – injustice, politique étrangère, maux sociaux –, les prophètes en appelèrent à une renaissance spirituelle du peuple en lui rappelant que l’ordre d’Israël avait son origine dans Moïse et dans l’Alliance au Sinaï. Mais le peuple semblait sourd, et les « prophètes étaient par conséquent déchirés par le conflit entre l’universalisme spirituel et l’esprit de clocher patriotique, inhérent dès le début à la conception d’un peuple élu28 ».
Parmi tous les prophètes juifs, celui qui semble avoir les préférences de Voegelin n’est pas Isaïe, mais Jérémie qui reproche à Israël de n’avoir jamais pu « se séparer vraiment de Canaan29 ». Jérémie en qui « le centre [omphalos] de l’histoire s’était contracté du peuple élu dans son existence personnelle30 ». Voegelin lui sait gré d’avoir aperçu la terrible vérité, à savoir que « l’existence d’une société concrète sous une forme définie ne résoudrait pas le problème de l’ordre dans l’histoire, qu’aucun peuple élu, quelle que soit sa forme, ne constituerait le centre ultime de l’ordre véritable de l’humanité31 ». Dans Race et État, Voegelin démontre comment l’idée juive d’élection – une idée que les nazis ont reprise aux Juifs en se l’arrogeant – a été à la racine de la haine contre les Juifs qui a longtemps imprégné l’histoire allemande32. Transposée des religions
dans la sphère politique, l’idée d’élection risquait en effet de conduire « vers l’idée d’une société humaine dans laquelle les élus se voient assignés une fonction de direction33 », une idée qui domine toujours la scène politique « sur laquelle plus d’un peuple se sent élu pour prendre la direction de la société universelle34 ».
Cette critique de la manière dont Israël a compris son élection implique-t-elle pour autant que Voegelin, comme Bergson, tienne le christianisme pour supérieur au judaïsme ? Il est clair en tout cas que pour lui le « symbole compact du peuple élu n’a jamais pu être complètement supprimé par l’idée d’un Dieu universel et d’une humanité universelle35 ». Dans l’idée chrétienne de communauté, précise Voegelin,
Le lien entre les membres est produit par la participation de chaque personne au pneuma du Christ. La force unifiante est constituée par la personnalité divine et transcendantale du Christ. La communauté peut être nommée “ouverte”car elle n’est pas une entité mondaine fermée, mais un agrégat de personnes qui trouve son centre commun dans une substance située au-delà du champ de toute expérience terrestre. Par “fermeture” d’une substance, j’entends le processus par lequel ce point d’union transcendantal est aboli pour faire place à une substance communautaire se comprenant comme une entité intramondaine centrée sur elle-même36.
Contrairement à Bergson et à Voegelin qui ne peuvent se défendre de prendre en vue le judaïsme en le comparant au christianisme, une comparaison au terme de laquelle la religion d’Israël s’avère incomplète, Emmanuel Levinas insiste pour sa part sur le fait qu’Israël ne se définit pas par comparaison au christianisme, ni par opposition à aucune autre religion, et que, considérée en elle-même, son essence consiste plutôt à
« vouloir l’entente avec tous les hommes qui se rattachent à la morale37 ». Levinas rappelle en outre que, loin de contredire l’idée d’universalité, l’idée de peuple élu « est en réalité le fondement de la tolérance […] elle exprime moins la fierté d’un appelé que l’humilité d’un serviteur. Elle n’est pas plus révoltante que l’élection où se tient toute conscience morale. Mieux que l’unanimité doctrinale, elle garantit la paix. Elle est la superbe du devoir gratuit dédaigneux de sa réciprocité38 ».
Sylvie Courtine-Denamy
Cevipof (Centre de recherches politiques), IEP-ITEM
1 Sylvie Courtine nous a quittés en octobre 2014, à la suite d’une longue et douloureuse maladie. Elle n’a pas eu le temps de revoir ce texte qu’elle nous avait rendu juste après le colloque de Lyon. Quoiqu’il soit inachevé, nous avons décidé de le publier, pour lui rendre hommage et contribuer à mieux faire connaître ses derniers travaux [Note du rédacteur en chef].
2 E. Voegelin, « Immortalité, Expérience et Symbole » (1965), L. Strauss-E. Voegelin, Correspondence 1934-1964, Faith and Political Philosophy, ed. by P. Emberley et B. Cooper, University of Missouri Press, 2004 ; trad. fr. S. Courtine-Denamy, L. Strauss-E. Voegelin, Correspondance 1934-1964, Foi et philosophie politique, Librairie Philosophique J. Vrin, 2004, p. 229.
3 Id., « Equivalences of Experience and Symbolization in History » (1967), Collected Works, vol. 12, Published Essays 1966-1985, ed. with an Introduction by Ellis Sandoz : Louisiana State University Press, 1990, 119-120 ; trad. fr., « Les Équivalences de l’expérience et de la symbolization dans l’histoire », tr. Dominique Weber, Les Études Philosophiques, « Nouvelles Lectures de Rosenzweig », Paris, PUF, 2009-2, p. 260.
4 K. Popper, The Open Society and Its Enemies, 2 vol., Londres, Routledge, 1945 ; tr. fr. J. Bernard et P. Monot, La Société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 1979.
5 E. Voegelin à L. Strauss, 18 avril 1950, L. Strauss – E. Voegelin, Foi et philosophie politique, op. cit., p. 97. Voegelin avait prié Strauss de garder pour lui le contenu de cette lettre, mais Strauss passa outre et la montra à son ami Kurz Riezler, usant de son influence pour que Popper ne soit pas élu « ici », c’est-à-dire à Chicago.
6 H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, sous la dir. de Frédéric Worms, Paris, PUF, 2008.
7 E. Voegelin à L. Strauss, 18 avril 1950, Foi et philosophie politique, Op. cit., p. 98.
8 Alfred Verdross-Drossberg, Grundlinien der Antiken Rechts-und Staatsphilosophie Vienne, Springer Verlag, 1948, in Western Political Quarterly 2 (1949), p. 437-438 / CW 13, Selected books Reviews, p. 179).
9 John Wild, Plato’s Theory of Man, An Introduction to the Realistic Philosophy of Man, Londres, Oxford University Press, 1946.
10 Leo Strauss avait lui aussi recensé cet ouvrage en 1946, « On a New Interpretation of Plato’s Political Philosophy » dans Social Research, xiii, 3, p. 326-367.
11 K. Popper, The Open Society and Its Enemies, Op. cit., Preface, p. ix. Cette note ne se retrouve pas dans la traduction française.
12 Dante Germino (1932-2002) a été successivement professeur de philosophie politique à l’Université de Virginie, puis d’Amsterdam et de Bangkok. Il est notamment l’auteur de Political Philosophy and the Open Society (Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1982) ainsi que de Beyond Ideology : The Revival of Political Theory (New York, Harper & Row, 1967).
13 D. Germino, The Open Society in Theory and Practice, ed. by Dante Germino and Klaus von Beyme, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, p. 14.
14 Dante Germino, The Open Society in Theory and Practice, Op. cit., p. 147.
15 E. Voegelin, CW 15, OH II, The World of the Polis, ed. with an Introduction by Athanasios Moulakis, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2000, p. 67 et p. 69.
16 Voir Th. Gontier Voegelin, Symboles du politique, Paris, éd. Michalon, 2008.
17 E. Voegelin, CW 14, OH 1, Order and History, vol. II, Israel and Revelation, ed. with an Introduction by Maurice P. Hogan, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2001, p. 168 ; trad. fr., préface et annotations de S. Courtine-Denamy, introduction de Maurice P. Hogan, Ordre et Histoire 1, Israël et la Révélation, Paris, éd. du Cerf, 2012, p. 278-279.
18 Amos, 3, 2.
19 E. Voegelin, Israël et la Révélation, Op. cit., p. 331.
20 Contrairement à ce que prétend Raïssa Maritain, http://www.biblisem.net/etudes/mariberg.htm. Ce sera sa fille, Jeanne, qui sautera le pas.
21 Isaïe, 11, 10 : « Ce jour là la racine de Jessé se dressera comme le signal des peuples. Elle sera recherchée par les nations et sa demeure sera glorieuse. »
22 E. Voegelin à Eduard Baumgarten 10 juillet 1951, CW 30, Selected Correspondence 1950-1985, op. cit., p. 98. Voir également sa lettre à John East du 18 juillet 1977, Ibid., p. 825 : « Lorsque quelqu’un veut faire de moi un Catholique ou un Protestant, je lui rétorque que je suis un “Chrétien d’avant la Réforme”. Lorsqu’on veut me cataloguer comme un thomiste ou un augustinien, je réplique que je suis un “Chrétien d’avant Nicée”. Et lorsqu’on veut me cataloguer encore plus tôt, je réponds que même la vierge Marie ne faisait pas partie de l’Église catholique. J’ai en réserve un certain nombre de réponses à l’intention de ceux qui me harcèlent après une conférence … ».
23 Id. à Alfred Schütz, 1er janvier 1953, CW 30, Selected Correspondence…, Op. cit., p. 122-123.
24 Id., « Immortalité : Expérience et Symbole », L. Strauss-E. Voegelin, Foi et philosophie politique, Op. cit., p. 235 : « Les deux symbolismes diffèrent, le premier étant engendré par une experience pneumatique dans le contexte de la révélation judéo-chrétienne, tandis que le second est engendré par une expérience noétique dans le contexte de la philosophie hellénique ; mais ils ne diffèrent pas en ce qui concerne la structure de la réalité symbolisée ».
25 Ce que Voegelin préfère rendre de la manière suivante : « N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu pour les anéantir, mais pour les conduire à leur sens achevé » (OH I, IR, p. 576).
26 E. Levinas, « Le Cas Spinoza », Difficile Liberté. Essai sur le judaïsme, Paris, le Livre de Poche, Albin Michel 1963/1976, p. 157.
27 E. Voegelin, Israël et la Révélation, Op. cit., p. 102.
28 Ibid., p. 598.
29 Ibid., p. 333.
30 Ibid., p. 751.
31 Ibid., p. 783.
32 Rasse und Staat, Tübingen, 1933 ; trad. fr. Race et État, tr. de l’allemand par S. Courtine-Denamy, précédé de Eric Voegelin, 1933 : Un philosophe face à l’idée de race et au racisme par Pierre-André Taguieff, Paris, Librairie philosophique Joseph Vrin, 2007, p. 297. CW 2, Race and State, ed. by Klaus Vondung, transl. by Ruth Hein, Louisiana State University, Baton Rouge, 1997 : « l’expression d’une expérience vécue de l’élection, me paraît être la raison la plus profonde de la haine des Juifs qui traverse l’histoire […]. Dans l’histoire allemande de l’antisémitisme, l’accent mis de manière plus ou moins marquée sur l’élection et la supériorité juive sert de ferment constant à une atmosphère de haine ».
33 CW 33, The Drama of Humanity and Other Miscellaneous Papers, 1939-1985, ed. with an Introduction by William Petropoulos and Gilbert Weiss, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2004, p. 150.
34 « Man in Society and History », CW 11, Published Essays, 1953-1965, Op. cit., p. 204.
35 Israël et la Révélation, Op. cit., p. 449.
36 Id., « The growth of the race idea », CW 10, Published Essays 1940-1952, ed. with an Introduction by Ellis Sandoz, University of Missouri Press, 2000, p. 46 ; trad. fr., « La formation de l’idée de race », trad. fr. Thierry Gontier, Cités, no 36, Paris, PUF, 2008, « Le vertige du mal », p. 39.
37 E. Levinas, “Le Cas Spinoza”, Difficile Liberté. Essai sur le judaïsme, Op. cit., p. 156-157.
38 E. Levinas, « Religion et Tolérance », Ibid., p. 244.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-05782-6
- EAN : 9782406057826
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05782-6.p.0119
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/04/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Eric Voegelin, saut dans l'être, symboles compacts et articulés, Israël, judaïsme, christianisme