Irréductibilité des conflits normatifs et dilemmes moraux en psychiatrie
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2015 – 2, n° 7. Sociétés fermées et sociétés ouvertes, de Bergson à nos jours - Auteur : Guibet Lafaye (Caroline)
- Pages : 133 à 167
- Revue : Éthique, politique, religions
Irréductibilité des conflits
normatifs et dilemmes moraux
en psychiatrie
La question du dilemme moral, qui a animé la philosophie morale en particulier durant les années 1960-1970, a récemment été reposée dans le contexte de la psychiatrie. C’est à cette problématique que nous voulons nous affronter à partir d’une perspective mettant aux prises la théorie philosophique et une analyse de données empiriques. Dans le champ philosophique, Anne Fagot-Largeault (2012) a décrit trois types de dilemmes moraux surgissant en psychiatrie, à partir d’une détermination simplifiée du dilemme moral, se résumant au fait d’être obligé de choisir entre deux solutions incompatibles, au sens strict, lorsque l’on se trouve face à un problème. Ces dilemmes sont alors soit théoriques, soit relationnels, soit thérapeutiques.
Cette catégorisation des dilemmes moraux1 ne permet toutefois pas de rendre compte de l’ensemble des conflits normatifs, voire des dilemmes moraux qui surgissent en psychiatrie, et encore moins des issues qui y sont pratiquement trouvées. Pourtant le champ de la psychiatrie se prête par excellence à l’analyse de conflits de normes, du fait du statut attribué à la volition des personnes, faisant l’objet de soins psychiatriques, et parce que le respect du principe de bienfaisance y est plus problématique que dans d’autres disciplines médicales (voir Guibet Lafaye, 2015). De plus, la loi française2 autorise, dans ce champ médical, des formes d’hospitalisation sous contrainte, synonymes de privation de liberté, imposée sans le consentement de l’intéressé. Or ces décisions d’hospitalisation donnent parfois lieu à des conflits normatifs3 et à des
situations, vécues par les médecins, comme des dilemmes. Ces conflits mettent en présence une variété de normes consistant soit en obligations juridiques émanant de la législation française en matière de santé, soit en obligations morales de type déontologique mais propres à l’exercice de la médecine, soit en visées éthiques que les acteurs se proposent comme horizon de leur agir, soit en impératifs moraux de type kantien, c’est-à-dire relevant d’un registre de normes universelles.
Dès lors, se pose la question de savoir si les conflits normatifs en psychiatrie sont résolus par une hiérarchisation de ces normes, selon des ordres de priorité caractérisés, comme ce peut être le cas dans d’autres champs de la médecine, tels la réanimation (Grobuis et al., 2000 ; Guibet Lafaye, 2010), ou bien par la mise en œuvre d’une « démarche transparente et progressive », incluant une dimension délibérative (Verhagen et Sauer, 2005). Il s’agira donc de dire, à partir d’une analyse de données empiriques, si l’irréductibilité des conflits normatifs tient à la nature même des devoirs en présence et à leur antagonisme, ou bien s’ils tiennent à ce que l’exercice de la psychiatrie se déploie dans un contexte où l’information est nécessairement imparfaite, partielle et où la décision pratique se nourrit de connaissances, émanant à la fois du champ théorique et de l’expérience clinique, mais qui peuvent s’avérer soit incomplètes soit contradictoires.
Pour élucider cette question, nous reviendrons, dans un premier temps, aux fondements de l’analyse normative des dilemmes moraux. Puis nous envisagerons la façon dont se présentent ces conflits normatifs voire ces dilemmes, dans l’exercice actuel de la psychiatrie publique en France, pour ensuite interroger leur irréductibilité et préciser s’ils s’épuisent dans de simples problèmes épistémiques ou bien constituent, pour certains, des conflits de normes irréductibles voire des dilemmes moraux insolubles.
Méthodologie d’enquête
Afin d’interroger les conflits de normes apparemment les plus irréductibles et les solutions qui y sont pratiquement apportées, nous avons mené une campagne d’entretiens semi-directifs auprès de 90 psychiatres et de 17 soignants. L’enquête menée entre octobre 2012 et juillet 2013 s’est volontairement placée dans le cadre de l’évolution de la loi française, concernant l’hospitalisation sous contrainte (loi du 5 juillet 2011), afin de saisir les situations dans lesquelles des conflits de normes émergeaient de la façon la plus saillante4. Le recueil de données de type qualitatif plutôt que quantitatif constitue un outil méthodologique approprié, pour faire émerger le cadre axiologique et les principes normatifs structurant les pratiques (voir Blanchet et Gotman, 2009). Elle permet de saisir, à partir des discours recueillis, la façon dont émergent les conflits normatifs dans la pratique et d’éclairer ainsi sous un angle appliqué la théorie philosophique. Elle offre la possibilité de saisir empiriquement, dans le contexte particulier de la psychiatrie, la cristallisation des conflits de normes analysés par la théorie morale.
Nous avons procédé par entretiens semi-directifs soit en face-à-face soit par téléphone, en utilisant une grille d’entretien standard (disponible sur demande), ayant d’abord été testée à partir d’entretiens pilotes. Chaque entretien a duré entre 30 mn et 3h30. Lorsque les conditions matérielles le permettaient, ils ont été enregistrés. Parmi les psychiatres interrogés, les deux tiers étaient des hommes. 4 étaient internes, 4 médecins avaient une activité exclusive en psychiatrie-précarité, 9 exerçaient en prison (quoique deux d’entre eux avaient quitté ces structures au moment de l’entretien). 8 exerçaient principalement en libéral. Le plus jeune des médecins avait 26 ans. Deux étaient à la retraite. Ces médecins travaillaient dans différents types de structures : à l’hôpital public5, en cabinet, dans des métropoles urbaines, en milieu rural.
La grille d’entretien (voir annexe) interrogeait notamment les situations éthiquement délicates, les principes gouvernant les pratiques individuelles,
la place des préférences des patients en particulier lorsqu’elles divergeaient d’avec celles du médecin, la prise en compte de leur autonomie, de leurs libertés individuelles, pour autant qu’elles pouvaient entrer en conflit avec l’ordre public6, ainsi que de leur conception du bien ou de leur « projet rationnel de vie ».
Tous les entretiens ont fait l’objet d’une analyse de contenu classique, selon les méthodes de la sociologie qualitative. Les usages du mot « éthique », les mentions et illustrations de ce qui pouvait constituer, pour les enquêtés, un dilemme moral7 ont été extraits, de façon systématique, et analysés dans leur contexte sémantique. De la même façon, une liste exhaustive et raisonnée de l’ensemble des conflits normatifs évoqués a été réalisée8. À partir de l’analyse systématique des entretiens et des questions éthiques, morales ou déontologiques surgissant, explicitement ou non, du discours des médecins interrogés9, nous avons identifié les conflits de normes récurrents et les médiations par lesquelles une issue pratique leur était trouvée. Cette analyse a permis de déterminer si l’issue trouvée aux conflits normatifs passait par une hiérarchisation de normes ou si les médecins étaient confrontés à des difficultés d’ordre épistémique irréductibles, tenant à ce que les décisions doivent être prises, alors que les paramètres du champ demeurent partiellement incertains et soustraits, par nature, à toute possibilité de connaissance. L’ambition de ce travail est donc de saisir la façon dont la théorie morale s’incarne dans cette pratique médicale spécifique qu’est la psychiatrie. Elle vise toutefois moins à raffiner la théorie philosophique qu’à apporter une contribution à l’éthique appliquée et à l’éthique clinique.
Y a-t-il des dilemmes moraux ?
Les formes du dilemme moral
Nous n’entrerons pas ici dans le débat relatif à la réalité ou à l’existence des dilemmes moraux, abordé par la philosophie morale (voir Mothersill, 1996 ; Bagnoli, 2000) voire par la métaéthique, ni dans les difficultés que leur existence peut poser à la théorie morale (Mason, 1996). Les uns et les autres s’accordent au moins sur ce point qu’un agent, en situation de dilemme, doit choisir entre deux obligations contradictoires, chacune étant motivée par des raisons fortes et d’ordinaire décisives. On considère qu’il y a dilemme moral, lorsqu’entre deux actions qu’il est impossible d’entreprendre à la fois, nous n’arrivons pas à savoir quelle est l’option qui constitue notre devoir (Tappolet, 1996, p. 529).
La littérature met en évidence plusieurs catégories de conflits normatifs et de dilemmes moraux. Elle oppose les conflits normatifs selon qu’ils sont ontologiques ou épistémiques. Dans le second cas, l’agent ignore la priorité à conférer aux exigences morales d’égale valeur auxquelles il doit faire face. En revanche, le conflit est ontologique, non pas seulement quand l’agent ignore l’option à privilégier, mais quand aucune des obligations morales n’a plus de poids qu’une autre. Une deuxième opposition existe, lorsque l’on considère l’agent de la décision. Celui-ci peut être confronté soit à des dilemmes moraux dus à son agir10 (Donagan, 1977, 1984 ; McConnell, 1978) soit surgissant de l’état du monde dans lequel s’inscrit son agir (voir Sartre, 1957 ; Styron, 1980 ; Sinnott-Armstrong, 1988). On oppose ensuite les dilemmes d’obligation et les dilemmes d’interdiction : dans les premières configurations, davantage qu’une seule action réalisable est obligatoire. Dans les secondes, toutes les actions susceptibles d’être entreprises sont interdites, i.e. aucune action faisable n’est possible (Vallentyne, 1987, 1989). Le dilemme moral peut enfin s’expliquer en termes de devoirs ou bien en termes de raisons (voir De Haan, 2001).
Dans la pratique psychiatrique, les conflits normatifs mettent en présence des normes issues de registres hétérogènes. Ces normes consistent aussi bien en énoncés déontiques, i.e. portant sur ce qui est moralement obligatoire, qu’en normes professionnelles imposant des obligations qui, dans le cas de la médecine, peuvent être moralement obligatoires, telles l’assistance à personne en danger, le fait de ne pas nuire (voir Beauchamp et Childress, 1994 ; Bloch et Green, 1999, ch. 3), de prévenir une souffrance, de ne pas en imposer lorsqu’elle est évitable, de ne pas priver arbitrairement quelqu’un de liberté. Les médecins sont également soumis à des obligations juridiques dont l’acuité, dans le contexte de réforme de la loi d’hospitalisation de 2011, était forte lors des entretiens menés11. Les médecins assument enfin des visées déontologiques12 (ou éthiques) dans l’exercice médical. La réflexion que nous proposons, consistant à aborder un champ de la pratique à la lumière des interrogations qui traversent la philosophie morale, est pertinente dans la mesure où les partisans de l’existence des dilemmes moraux font valoir, à l’appui de leur argumentation, l’expérience morale (voir De Haan, 2001).
Afin d’analyser les conflits normatifs et les dilemmes moraux s’exprimant dans les discours, nous avons exploité une typologie permettant moins de discuter leur réalité ontologique que d’envisager leur expression subjective et leur perception subjective par les acteurs13. Les théories morales qui admettent l’existence de dilemmes moraux y discernent trois types, permettant de saisir adéquatement ce que les individus perçoivent ou vivent comme des conflits irréductibles de normes, ainsi que les sentiments moraux qu’ils éprouvent devant ces conflits normatifs voire ces dilemmes qui les mettent en échec (voir infra a et b).
a) En premier lieu, l’existence d’un sentiment moral ayant la forme du regret permet d’identifier un dilemme moral : l’agent, apparemment pris
entre deux obligations qu’il ne peut satisfaire conjointement, éprouvera souvent du regret après avoir agi, et ce quelle que soit l’action obligatoire pour laquelle il aura optée (Williams, 1965, p. 102 sq.).
Le regret est éprouvé en raison d’une faute morale mais il peut également coïncider avec la perception du caractère regrettable de l’action accomplie et de ses conséquences. Le véritable dilemme – qui peut s’exprimer subjectivement sous la forme d’une souffrance morale et psychique – consiste dans le fait de nourrir à la fois la conviction d’avoir satisfait à toutes ses obligations mais néanmoins d’éprouver du regret face aux conséquences induites, en les ayant satisfaites14.
b) Un dilemme moral survient également dans des cas de symétrie, i.e. dans des cas où deux options sont moralement identiques (voir Marcus, 1980, p. 192).
c) Enfin – et plus fondamentalement –, il y a dilemme moral lorsque deux obligations sont incommensurables (voir Lemmon, 1962, p. 106-107 ; Nagel, 1979). Tel est le cas, si et, seulement si, aucune d’elles n’est plus forte, plus faible ou égale en force à l’autre. D’obligations incommensurables, résultent nécessairement des conflits insolubles. Une question persiste toutefois : cette incommensurabilité est-elle celle des valeurs en tant que telles ou bien tient-elle à notre façon de traiter de « poches d’incommensurabilité impliquant des revendications morales de différentes sortes », telles que la fidélité et la non-malfaisance (Brink, 1994, p. 225) ? C’est ce que nous examinerons dans la dernière partie de ce texte.
L’irréductibilité du dilemme moral
L’incommensurabilité des obligations morales se laisse analyser selon plusieurs aspects. En premier lieu, on peut considérer, de façon stricte, qu’il n’y a dilemme que s’il y a un conflit de devoirs « toutes choses égales par ailleurs et pas simplement un conflit d’obligations prima facie » (Brink, 1994, p. 216 ; voir aussi Ross, 1930 et Pietroski, 1993). Se dessine alors la classe des dilemmes moraux au sens propre du terme, comprenant un ensemble de situations où il y a, d’une part, une preuve non concluante qu’une personne doit faire quelque chose et, en même
temps, une preuve non concluante que cette personne ne doit pas faire cette chose (Lemmon, 1962, p. 152-153).
Nous laissons pour l’instant de côté la question de savoir si les conflits normatifs sont ou non d’authentiques dilemmes moraux (voir Brink, 1994, p. 223). Certains estiment que le dilemme moral doit être intrinsèquement insoluble pour être un authentique dilemme moral, c’est-à-dire doit placer en présence des revendications qui sont métaphysiquement équivalentes ou dont la valeur est égale. Un dilemme, à strictement parler, devrait comporter un paradoxe pour ne pas constituer seulement un simple conflit d’obligations prima facie (voir Brink, 1994, p. 220), i.e. de prime abord.
Sans trancher la question de la réalité du dilemme moral dans des situations singulières, nous montrerons que les situations, vécues comme des dilemmes moraux, mettent en présence des revendications concurrentes, concernant lesquelles la principale difficulté est de déterminer le poids à accorder à chacune et l’ordre de priorité à instaurer entre elles. Se trouve alors posée la question de l’(in)commensurabilité des devoirs, des obligations et des normes morales.
Comment se résolvent les dilemmes moraux ?
Plusieurs formes de résolution de dilemmes moraux ont été mises en évidence par la théorie morale. Elles permettront d’éclairer les issues que les médecins trouvent aux conflits normatifs qu’ils affrontent.
a) La première consiste à convoquer un principe de premier ordre général, du type : « Il faut/on doit toujours préférer un devoir à une obligation » ou « Il faut/on doit toujours suivre des principes moraux plutôt qu’un devoir ou une obligation ». Ce type de précepte permet de résoudre des conflits entre un principe et une obligation, du type : devoir rendre une arme prêtée et ne pas la rendre parce que l’on sait que son propriétaire va l’utiliser pour commettre un crime. Dans cette situation, la personne doit à la fois faire une chose et ne pas la faire quoiqu’en l’occurrence, la résolution du dilemme soit immédiate : l’arme ne doit pas être rendue (voir Lemmon, 1962, p. 148).
b) Un deuxième mode de résolution des dilemmes moraux consiste à disposer, à l’avance, d’un ordre des devoirs et des obligations et de placer, par exemple, les devoirs de citoyens avant les devoirs en tant
qu’ami et ceux-ci avant toutes les autres formes d’obligations (voir Lemmon, 1962, p. 151).
c) Un troisième mode de résolution des dilemmes moraux consiste dans la reconnaissance de ce que l’obligation ou le devoir auquel on fait face est seulement une obligation prima facie (Ross, 1930 ; voir aussi Searle, 1978 et Foot, 1983).
d) Un quatrième mode de résolution des dilemmes moraux consiste à procéder en cherchant un « équilibre réfléchi » (Rawls, 1993, p. 33). Les jugements moraux, émanant de situations particulières, sont placés en équilibre avec des principes moraux plus généraux, faisant partie d’une théorie éthique globale.
e) Un cinquième mode de résolution des dilemmes moraux consiste à s’appuyer sur l’intuition au sujet du cas particulier, quand aucun principe de priorité ne permet à l’agent d’identifier l’obligation qui prévaut. L’agent évalue alors la force des différents facteurs moraux et estime intuitivement quel est son devoir (voir Nagel, 1979, p. 135 ; Gowans, 1987, p. 27).
Si l’on écarte l’interprétation stricte du dilemme moral comme un paradoxe, notamment pour analyser l’émergence et la nature des conflits moraux dans le champ de la pratique, on distingue des « conflits solubles » et des « conflits insolubles » (Tappolet, 1996, p. 529) : dans le premier cas, une des obligations en jeu est plus forte que l’autre (cas de la personne qui, en se rendant à un rendez-vous, est témoin d’un accident), tandis que dans le deuxième cas, aucune des obligations ne prime.
La psychiatrie face aux dilemmes moraux
L’exploration d’un champ de la pratique peut apporter une contribution significative à la discussion théorique des dilemmes moraux, lorsque l’on considère leur expression subjective. Dans un premier temps de l’analyse, nous tiendrons pour acquis qu’existent, dans le champ de la pratique psychiatrique, des conflits de normes irréductibles pour autant qu’ils apparaissent tels aux acteurs. Dans un second temps de l’analyse, nous tenterons d’éprouver la validité ontologique du sentiment d’irréductibilité
des conflits normatifs en interrogeant cette irréductibilité, en tant que telle, des principes convoqués par les acteurs. C’est sous cet angle que nous reviendrons à la question de l’existence des dilemmes moraux concernant laquelle aucun consensus n’existe en philosophie.
Quoi qu’il en soit de leur réalité ontologique, les conflits normatifs peuvent être vécus comme des dilemmes moraux, des « cas de conscience » et permettent, de ce point de vue, de discuter la position de Lemmon (1962), doutant que ce type de dilemme moral existe véritablement en pratique. S’y voit en particulier exprimé, à certaines occasions, « l’inconciliable », c’est-à-dire quelque chose qui relève d’un conflit irréductible.
Le paradoxe et l’absurde, ils se retrouvent là ; ce qui fait le propre de la folie, c’est-à-dire que c’est intraitable, voilà on en arrive à des situations qui sont impossibles, en tous cas, qui sont très difficiles […] car il y a de l’inconciliable […] Les libertés individuelles, […] vouloir le bien de l’autre, etc., il y a quelque chose d’inconciliable avec le fait qu’il y a des choses très difficilement traitables […]. La folie, ça nous confronte à ça, à des paradoxes qui sont incontournables […] au fond la question, c’est : « comment on peut supporter que ça ne fonctionne pas ? » (O.B.)15
Cette interrogation traduit subjectivement une forme de dilemme et décrit une situation pour laquelle, du point de vue de l’individu, « il y a, d’une part, une preuve non concluante qu’une personne doit faire quelque chose et, en même temps, une preuve non concluante que cette personne ne doit pas faire cette chose » (Lemmon, 1962, p. 152-153). L’expression subjective de l’inconciliable, lorsqu’il est question d’imposer la contrainte et une certaine forme de violence pour « soigner », dresse le cadre au sein duquel la notion de dilemme moral s’exprime, dans les situations spécifiques de la psychiatrie que nous avons choisies d’analyser, i.e. celle où advient l’imposition d’une contrainte.
Des dilemmes moraux en psychiatrie ?
Selon quelles modalités s’exprime subjectivement le dilemme moral, dans le champ de la psychiatrie ?
a) La symétrie entre deux options moralement identiques ne reflète pas la configuration type des dilemmes moraux en psychiatrie. Cette situation, difficilement identifiable théoriquement, est assez peu fréquente dans le champ psychiatrique, si ce n’est lorsqu’il est question de trouver des places dans les structures d’accueil pour des patients dont les besoins sont décrits comme équivalents.
b) Le dilemme moral prend plus fréquemment la forme du sentiment moral traduisant du regret. Le regret d’avoir choisi une option plutôt qu’une autre, alors que les deux options étaient moralement obligatoires, s’illustre dans les discours de certains médecins face aux évolutions législatives qui ont affecté l’exercice de la psychiatrie en prison16, ou s’agissant de leur relation avec des patients, en particulier lorsqu’elles sont dictées par des évolutions législatives récentes. C’est le cas du Dr. B.T., obligée d’appliquer la contrainte pour un patient qui ne comprend pas cette temporalité.
Chacun prend en charge à sa manière : j’aime bien comprendre la façon d’intégrer, de s’approprier les choses et moi, et j’aime bien respecter ce temps-là et, en fait, c’est compliqué de le respecter car on est pris entre deux feux, le feu de « s’il arrive quelque chose » mais qui peut toujours arriver […], il y a une prise de risque nécessaire et donc elle ne me paraît parfois pas si grave que ça, i.e. si je n’étais pas si contrainte par la loi, je ferais d’une autre façon. […] On peut quand même négocier avec la préfecture […], mais si ça traîne trop, on est dans l’obligation d’apporter une réponse très rigide et qui ne correspond pas forcément au temps d’assimilation …
Voilà, il m’est arrivé de réhospitaliser quelqu’un sur un mode qui était pour moi trop rapide par rapport à ses difficultés et surtout qui mettait en péril le lien thérapeutique que j’avais établi avec lui depuis des années […]. Il ne comprend pas pourquoi les règles changent. Il ne les assimile pas à une vitesse qui… donc du coup, je fais une VAD, avec la police et il est réhospitalisé manu militari et il est quand même dans le sentiment que je n’ai pas respecté notre modalité relationnelle habituelle et c’est vrai. […] J’ai expliqué pourquoi les règles du jeu avaient changé mais compte tenu de sa capacité à intégrer les choses et les digérer, je vais trop vite mais ça n’est pas moi qui vais trop vite, je n’ai plus le choix. (nous soulignons)
La visée déontologique, l’obligation qui se décrit en termes de bonnes pratiques entre en conflit avec ce qui est perçu comme une obligation légale. Le sentiment de regret émerge avec une certaine fréquence dans les discours recueillis. L’obligation d’engager les moyens jugés appropriés pour répondre aux effets d’une pathologie entre ici en conflit avec celle de faire respecter un programme de soins, réaffirmée avec insistance par l’autorité préfectorale. Le conflit des obligations présente donc, dans la pratique, une réalité avérée (voir a contrario Tappolet, 1996, p. 530).
Néanmoins le regret tend plutôt à s’exprimer explicitement, dans ces configurations pratiques, suite à une analyse conséquentialiste, c’est-à-dire non pas du fait de la nature des devoirs initialement en conflit mais du fait des conséquences de la décision prise, c’est-à-dire du devoir retenu comme motivant l’action, lorsque la conséquence en est par exemple un suicide ou une diminution de l’utilité positive du patient17. Dans ce cas, on regrette d’avoir choisi une option plutôt qu’une autre du fait de ses conséquences.
Le véritable dilemme – qui peut s’exprimer sous la forme d’une souffrance morale et psychologique – consiste dans le fait de nourrir à la fois la conviction d’avoir satisfait à toutes ses obligations mais néanmoins d’éprouver du regret face aux conséquences induites par ce choix. Cette situation morale est une source attestée de regret, dans la pratique psychiatrique, en particulier lorsque les équipes interviennent pour des personnes vivant dans des situations d’insalubrité avancée à leur domicile.
c) Au-delà du regret, l’incommensurabilité des normes en présence constitue la principale occurrence du dilemme moral en psychiatrie, c’est pourquoi nous procèderons à son analyse approfondie. Cette forme du dilemme est explicitement évoquée, à l’occasion d’injonctions, émanant du Législateur et vécues comme contradictoires, car imposant à la psychiatrie, pour une part, d’enfermer les fous, de protéger la société et, pour une autre part, de ne pas enfermer abusivement18. L’incommensurabilité tient également à ce que les devoirs qui s’imposent au médecin ne sont pas simplement ceux associés au fait d’être un psychiatre de l’hôpital public mais aussi d’être un médecin œuvrant au moyen d’une alliance thérapeutique avec le patient.
Comment s’opère la résolution des « dilemmes moraux »
en psychiatrie ?
Les psychiatres sont confrontés à une multiplicité d’obligations selon qu’ils exercent dans des services publics de psychiatrie adulte, en cabinet ou en prison. Ces obligations consistent en injonctions externes (venant de la société, de la mairie, du préfet ou de l’administration pénitentiaire). Il s’agit également d’obligations d’ordre déontologique et enfin d’impératifs moraux qui traduisent l’éthique personnelle des soignants comme individus aussi bien que comme soignants, c’est-à-dire d’injonctions « internes » (voir Guibet Lafaye, 201519). Partant de l’ensemble des situations de conflits de normes, vécues par les acteurs comme indépassables voire, explicitement, comme des dilemmes, nous envisagerons les types de résolution qu’ils y apportent, dans leur pratique et dont ils font état dans leurs discours. Nous montrerons que la résolution des dilemmes moraux ne convoque pas exclusivement le principlisme (Beauchamp et Childress, 1994), l’éthique de la vertu (Bloch et Green, 1999) ou encore le recours à certaines formes de narration et de mises en récit (Carson et Lepping, 2009) mais s’opère au sein même de l’univers normatif.
a) Convoquer un principe de premier ordre très général. La mobilisation d’un principe de premier ordre, tel que « Il faut toujours suivre des principes moraux plutôt qu’un devoir ou une obligation », susceptible de servir à un niveau de généralité très élevé et dans des conditions idéales d’action, n’est pas, en psychiatrie, la forme la plus courante de résolution des conflits normatifs. En revanche, dans l’action ponctuelle et isolée, on sort de la difficulté morale en opérant une hiérarchisation des principes, en ayant recours à une valeur ou à une combinaison de valeurs supérieure, permettant de les évaluer selon leur proximité avec elle, qu’il s’agisse du bénéfice thérapeutique ou de l’accroissement de l’utilité positive, du respect de la vie au sens purement somatique ou du principe de bienfaisance.
Ce principe de premier rang, eu égard auquel tous les autres doivent se subordonner, s’incarne dans l’exigence déontologique de sauver ou de préserver la vie humaine
Moi, je n’ai qu’un principe : la santé des gens. […] Je n’ai pas de problème avec leur liberté individuelle, je m’en fiche de leur liberté individuelle. […] Tout le monde sait que les médecins sont là pour empêcher les gens de mourir. Je suis trop vieux pour avoir des dilemmes de ce genre. (V.K.)
De même, le principe de bienfaisance ou celui d’agir « dans l’intérêt du patient » (voir APA, 1973 ; Beauchamp et Childress, 1994) peut être converti en un principe de premier rang, auquel on confère une priorité face à tout autre principe susceptible de normer l’action20. Après avoir évoqué plusieurs situations s’étant présentées à lui comme étant, à première vue, éthiquement inextricables, ce médecin aborde les points d’ancrage normatifs sur lesquels il s’est appuyé pour s’en extraire :
La psychiatrie est comme toute la médecine […], quand un médecin est face à un patient, ce qu’il fait, ça n’est pas au nom de la santé publique, c’est au nom du patient. C’est du B-A-BA de l’éthique médicale […] du coup, il faut revenir à cette éthique-là… la personne que l’on a en face de soi […], c’est dans notre rapport singulier avec elle que vont se structurer à la fois la prise en charge, la relation, l’aide qu’on peut lui apporter, les soins qu’on peut lui apporter. C’est ça notre principale considération… vous allez me dire que c’est un peu utopique […] mais quand vous commencez à adopter le regard d’un tiers – quand vous commencez à adopter le regard de la famille, […] de la société, du juge, du préfet, etc. vous commencez à déraper […]. (P.F.)
Plus rares sont les médecins qui procèdent à cette hiérarchisation à partir du principe formel d’égale liberté ou à partir du principe de précaution, interprété alors non pas simplement comme une norme juridique mais comme un devoir moral21.
b) Ordonner les devoirs et les obligations. Néanmoins, dans les discours recueillis, la sortie du conflit normatif passe moins par le recours à l’institution d’un principe de premier ordre très général, auquel on se rapporterait dans toutes les situations éthiquement problématiques, qu’à une hiérarchisation ad hoc des normes selon la situation considérée.
Les principes, les devoirs et les obligations22 peuvent s’ordonner selon différentes modalités :
–soit les médecins disposent, à l’avance, d’un ordre de leurs devoirs et de leurs obligations qu’ils tenteront de respecter dans les situations auxquelles ils doivent répondre ;
–soit le devoir moral23 est subordonné à l’obligation commandée par la fonction – et tel semble être le cas la plupart du temps, sauf quand la considération de l’être humain ou de la dignité de la personne passe au premier plan ;
–soit la hiérarchisation des normes procède à partir de l’idée que l’action entreprise est la chose correcte à faire.
L’analyse des devoirs et des obligations doit tenir compte de ce que les configurations dans lesquelles il est question de devoir dépendent du statut (status-situations), alors que les situations où il est question d’obligations sont des situations contractuelles (Lemmon, 1962, p. 142) comme celles qui caractérisent le rapport médecin/malade, l’alliance thérapeutique ou le secret médical.
α. Or le psychiatre peut se trouver à la croisée de ce qui constitue son devoir en tant que psychiatre de la fonction publique et de ce qu’il peut percevoir comme moralement obligatoire, en tant que la loi morale s’impose à lui comme être humain (devant respecter les libertés individuelles, l’intégrité de la personne et sa dignité) ou comme citoyen (devant porter secours à un autre citoyen) (voir infra extrait d’entretien avec O.B.). La multiplicité et la diversité de ces positions entraînent des conflits potentiels entre ces normes.
La question peut être de savoir quelle attitude morale adopter face à un détenu qui veut « finir le travail », quand il sortira de prison, ou par rapport à un individu très démuni, pour lequel une hospitalisation sous contrainte a été décidée. Certains médecins considèrent explicitement
que « l’intervention » au domicile des patients pose un problème moral. Ce cas est spécifique et récurrent du fait des attributions conférées à la psychiatrie en France. Un mode de résolution des dilemmes moraux consiste alors à disposer, à l’avance, d’un ordre des devoirs et des obligations. L’instauration d’un rapport de priorité entre obligations et devoirs moraux permet de contourner l’inhibition de l’action (voir Lemmon, 1962) et offre une issue pour des conflits qui pouvaient paraître insolubles, comme cet extrait l’illustre :
Après… qu’est-ce qui fait qu’on va être obligé quand même… d’en passer par des soins qui ne seront plus consentis, en quelque sorte, et d’aller du côté de la contrainte… ça renvoie à une question de responsabilité […] ça renvoie à la question de toutes les représentations de la psychiatrie, et de la place de la psychiatrie dans le champ social, et notamment de la psychiatrie publique. Et donc il y a quelque chose du « on se doit de » : « on se doit de »… ne pas rester démuni par cette impossibilité, et donc de mettre en œuvre ce qui est prévu. […]
Je pense à des patients qui sont un peu comme ça dans l’errance, […] qui se mettent… à être un peu errants, à se débrouiller comme ils peuvent, à survivre un peu dans des conditions un petit peu sommaires. On pourrait dire objectivement que ça va pas mais… pas forcément. […] Comment est-ce qu’on va, là, savoir s’il faut arrêter leur errance ou pas, par exemple ? Parce qu’il y a beaucoup de patients qu’on a essayé de maintenir dans une forme… de lien social et on s’aperçoit que c’est insupportable pour eux et qu’il faut qu’ils déterminent une espèce de frontière, qu’ils se positionnent dans une espèce de frontière entre le dedans et le dehors … Vivre en marge, vivre une forme de marginalité – sans qu’ils soient SDF pour autant – trouver une modalité un petit peu d’être en marge – et on pourrait dire objectivement qu’ils sont en danger mais c’est plus compliqué que ça … (O.B.)
Ce médecin parvient avec difficulté à instaurer un ordre de priorité entre ce qui est de son devoir comme soignante et ce qu’elle éprouve comme ses devoirs et obligations en tant qu’être humain ainsi que comme citoyenne, lesquels imposent le respect de la personne humaine, de son corps et l’abstention de la violence24. Elle ne parvient à sortir du
dilemme qu’en acceptant d’assumer une fonction et les devoirs qui sont inhérents à cette fonction.
β. En revanche, certains médecins vont, dans l’exercice professionnel, conférer a priori à leurs devoirs en tant que psychiatre de la fonction publique une priorité sur leurs devoirs émanant de toute autre fonction eu égard à laquelle ils sont engagés. La fonction (assumée) devient alors le motif et la clef de résolution des dilemmes moraux. Dans l’étude réalisée, cet ordre de priorité est le principal outil moral permettant aux soignants de résoudre les difficultés qu’ils rencontrent.
La priorité a priori attribuée aux obligations liées à la fonction professionnelle appert lorsque les soignants interrogés rappellent qu’ils sont des médecins avant tout : « Déjà, on fonctionne avec un principe de base qui est qu’on est médecin, qu’on est là pour les soigner et les empêcher de mourir hormis les questions du suicide légitime dont on a déjà parlé » (C.T.).
Cette disposition morale est accentuée, lorsque les médecins soulignent qu’ils sont des psychiatres de la fonction publique et que certains devoirs sont attachés à l’exercice de la psychiatrie en milieu public. Assumer explicitement cette fonction permet à certains acteurs de sortir de ce qui, pour d’autres (voir O.B. supra), constituerait des dilemmes moraux, en particulier autour de l’imposition de la contrainte et des soins à des personnes qui les refusent. La référence au « rôle » permet de sortir du dilemme :
Je comprends l’inquiétude sécuritaire, je la partage, je suis la première à vouloir mettre à l’abri mes compatriotes de mes patients qui pourraient être dangereux ; ça je pense, ça fait partie de notre rôle aussi d’être capable de déterminer la dangerosité et d’avoir une attitude adaptée quand on repère une dangerosité, donc ça me paraît, pour moi, quelque chose de vraiment important. (I.G. ; nous soulignons)
Toutefois dans le cours de l’action, la modalité qui commande la décision n’est pas simplement d’incarner une fonction ou un rôle. Elle consiste plutôt dans le motif du « il faut faire quelque chose » et dans la conviction que l’action x est la meilleure chose à faire25.
Ce mode de résolution peut néanmoins s’avérer plus complexe à mobiliser parfois car la fonction même de psychiatre de l’hôpital public revêt des obligations de diverses natures, potentiellement conflictuelles. La psychiatrie s’est construite historiquement en France à partir de la double mission de prise en charge thérapeutique des malades mentaux et de préservation de l’ordre et de la sécurité publique, cette seconde mission convoquant le principe de précaution26.
L’hétérogénéité des obligations assumée par les médecins – et explicitement rappelée dans les entretiens27 – peut également tenir à ce qu’ils ont plusieurs rôles ou « casquettes ». Certains sont médecins intrahospitaliers et en libéral, d’autres psychanalyste en libéral et psychologue dans un hôpital de jour, ou encore médecin et responsable d’une équipe soignante qui doit être protégée, chacune de ces positions produisant des obligations spécifiques et parfois des devoirs antagonistes, s’exprimant par exemple autour de la norme déontologique du secret médical :
Les patients en psychiatrie, voilà une sorte de problème moral, c’est que comme psychologue, on a une sorte de liberté de penser, d’être avec les patients… d’être utile, de pouvoir approcher leur vie psychique, leur vie psychologique d’assez près […] En revanche, il peut se passer presque la même chose à l’hôpital mais là mon travail, il est aussi, d’écrire un peu dans un dossier, de partager un peu quelque chose avec les collègues, soit de publier, soit d’essayer de faire progresser un peu la science, pourquoi pas […]. Ça, pour moi, c’est une vraie question morale… (T.S.)
Dans certaines situations ponctuelles, le psychiatre se trouve également à la croisée de ce qui constitue son devoir en tant que psychiatre de la fonction publique mais aussi de ce qu’il éprouve comme des obligations en tant que soignant, ayant de l’empathie avec un patient, ou comme médecin tenu par des devoirs inhérents à l’alliance thérapeutique, à l’exigence d’égal accès aux soins ou relatifs à l’existence d’une relation entre êtres humains28.
L’adhésion au rôle ou à la fonction ne suffit pas au médecin pour sortir de tous les conflits normatifs qui se présentent à lui dans la mesure où, aux obligations déontologiques et morales, s’associent celles véhiculées par la loi et auxquelles les médecins sont soumis dans l’exercice de leur fonction (voir APA, 1973). Notre étude a mis en évidence les conflits normatifs suscités par la réforme législative du 5 juillet 201129. Celle-ci impose des devoirs aux psychiatres de l’hôpital public, notamment en termes d’hospitalisation sous contrainte qui, à certaines occasions, entrent en conflit avec des normes constitutionnelles (telles le respect de la vie privée, de la liberté individuelle) dont il semble difficile de considérer qu’elles ne sont que des obligations prima facie.
c) L’équilibre réfléchi convoquant une théorie éthique globale. Les acteurs procèdent également à des hiérarchisations de devoirs et d’obligations, en s’inscrivant dans le cadre d’une théorie morale générale et en mobilisant une procédure d’« équilibre réfléchi ». Grâce à cette dernière, ils placent en équilibre les jugements moraux formulés dans le cadre de situations singulières et des principes moraux plus généraux, fondés sur une théorie éthique globale. Le pragmatisme, l’éthique de la discussion et surtout le conséquentialisme, pour lequel les conséquences de l’action constituent la base de tout jugement moral et le point de référence normatif de l’agir, sont les théories morales privilégiées dans la pratique et évoquées dans les entretiens. Le conséquentialisme s’exprime de façon récurrente dans l’impératif éthique de « ne pas nuire30 ».
La référence au calcul bénéfices/risques trouve une pertinence morale dans la mesure où le conséquentialisme et l’utilitarisme s’enracinent dans la référence au principe de bienfaisance. Cet extrait en offre une illustration paradigmatique :
C’est comme si vous me demandiez : est-ce que vous avez un problème éthique quand vous savez que quelqu’un vous demande une sortie que ça pourrait être
indiqué mais qu’il y a un danger suicidaire. Qu’est-ce que vous faites dans ce cas-là ? Je vais vous dire ça dépend, ça dépend de ce que, à un moment donné, j’aurais statué dans mon for intérieur, la comparaison des bienfaits entre le fait de faire confiance à quelqu’un, d’établir avec lui une alliance thérapeutique et puis… de lui montrer que quelque chose peut compter de sa parole que cette personne va me donner ou va énoncer, en comparaison du fait que malgré tout, si elle a une thématique suicidaire, que si elle est déprimée et désespérée, que si, en plus, au moment où elle revient dans son milieu familial, il y a une parole blessante qui lui est adressée, qu’en même temps, elle apprend qu’elle est licenciée, ou je ne sais pas, et que peut se produire à tout moment n’importe quoi qui peut la précipiter vers un passage à l’acte. Donc je sais que de toute façon il y a des situations pour lesquelles je devrais prendre des décisions sans avoir de certitude […], mais pour moi, ça n’est pas un problème éthique, c’est un problème d’appréciation clinique et de responsabilité, sachant que j’entre dans une zone d’incertitude où ce qui va compter c’est la conviction que je vais me faire de ce qui est bien, voilà. (D.L.)
Du fait de ses fonctions, le médecin est soumis à plusieurs obligations et devoirs, relevant aussi bien de sa visée thérapeutique que de l’obligation morale et professionnelle de prévenir le risque suicidaire. Il choisit de les ordonner, à partir d’une anticipation des conséquences de la décision, en privilégiant une théorie morale globale, le conséquentialisme, et en faisant fond sur son intime conviction concernant la situation, i.e. sur son intuition.
d) L’intuition. Ainsi lorsque l’agent est aux prises avec des énoncés déontiques et qu’il n’y a pas de principe de priorité qui lui permettrait de toujours identifier l’obligation qui prime, le recours à l’intuition au sujet du cas particulier intervient. De même, dans les configurations pratiques étudiées, l’issue des dilemmes moraux émane parfois de l’intuition – souvent requalifiée dans la notion de « clinique » – que l’agent peut avoir au sujet du cas particulier (voir supra D.L.). En psychiatrie, cette intuition s’étaie sur l’expérience clinique ou bien sur la connaissance du patient, alors en crise et pour lequel il devient plus difficile de prendre une décision. Médecins et soignants soulignent à quel point sont distinctes les situations dans lesquelles le patient est connu et celles où il ne l’est pas.
La priorité conférée à l’intuition peut se traduire, dans le domaine psychiatrique, par le fait de privilégier l’alliance thérapeutique comme fil directeur de ses décisions voire de son rapport au malade. Tel médecin accepte de suspendre les injections neuroleptiques retard de son patient,
non pas seulement pour préserver la continuité du lien thérapeutique, mais du fait d’une norme contractuelle passée entre eux, i.e. d’« une espèce de contrat moral entre lui et moi… ou plutôt entre lui et l’équipe de l’hôpital de jour puisqu’on essaie que ça ne soit pas seulement un contrat mutuel mais un contrat avec une institution pour ces soins », et plus encore au nom de l’expérience qu’elle a avec lui :
Si on trouve un accord qui lui va, et qui nous va, il continue quand même à suivre les soins proposés si on impose un peu trop les choses, on est dans la rupture, il se persécute de plus en plus et on va vers un clash avec une hospitalisation, une réhospitalisation à S. sous contrainte, etc. (C.J.)
Les conflits normatifs surgissant de la pratique
sont-ils réellement irréductibles ?
Bien que la hiérarchisation des obligations constitue une issue récurrente pour s’extraire des conflits normatifs, la difficulté rémanente voire l’incapacité à instaurer un tel ordre de priorité entre devoirs et/ou obligations médicales est à l’origine de dilemmes moraux persistants voire de conflits moraux inextricables. Lorsque l’on analyse les situations décrites comme insolubles, non plus conformément au point de vue exprimé par les agents qui y sont plongés, mais à partir d’une perspective analytique externe, il apparaît que certains des conflits mentionnés peuvent se résoudre en considérant que l’une des obligations en jeu est seulement prima facie. Il ne s’agira donc plus, dans ce qui suit, de dégager les mécanismes par lesquels les agents résolvent, par eux-mêmes, les conflits normatifs qu’ils affrontent mais de considérer, parmi ces derniers, ceux désignés par les acteurs comme étant apparemment insolubles. Concernant cette classe de conflits moraux, nous tenterons de dire s’ils constituent objectivement ou non des dilemmes irréductibles. L’analyse philosophique confirme-t-elle la perception intuitive et subjective du conflit de normes comme un dilemme irréductible ?
a) La dissolution du dilemme moral dans l’obligation prima facie. Notre tendance à croire à la fréquence de conflits moraux insolubles dépend de ce que nous faisons avec ces « poches d’incommensurabilité » impliquant des revendications morales de différentes sortes (Brink, 1994, p. 225), telles que l’assistance à personne en danger et le respect de l’intégrité corporelle. Ainsi ce qui apparaît subjectivement comme un dilemme moral peut se dissiper, dès lors que l’une des obligations en
présence s’avère être seulement une obligation prima facie, au regard d’autres normes.
L’obligation prima facie se distingue de l’obligation « toutes choses égales par ailleurs », cette dernière exprimant ce qu’on doit faire au regard de tous les autres facteurs moralement pertinents (Brink, 1994, p. 240). Une obligation n’est telle qu’à condition que l’obligation prima facie ne soit pas seulement « invalidée » (undefeated) mais qu’elle soit aussi supérieure à tous ses concurrents et soit, en tant que telle, prépondérante. En pratique, les agents appelés à prendre une décision s’engagent-ils sur la voie d’une distinction entre devoirs ou obligations prima facie, d’une part, et devoirs ou obligations non qualifiées, d’autre part, pour dépasser ce qui se présente, au plan moral et normatif, comme un dilemme ? Ce mode de résolution philosophique du conflit normatif trouve-t-il des illustrations empiriques dans les pratiques et des décisions des psychiatres ?
La qualification de l’obligation morale comme obligation prima facie permet à certains acteurs de sortir du dilemme moral et de récuser le caractère indéfectible d’un devoir. Elle est par exemple explicitement mobilisée, face aux injonctions de l’administration hospitalière ou pénitentiaire31. Certaines de ces injonctions relèvent de l’obligation morale (telles assister les personnes incuriques ou en voie de clochardisation à leur domicile, éviter la violence dans l’espace public). Ainsi P.F. souligne :
C’est tous les jours, c’est chaque fois qu’on lève une mesure d’hospitalisation, c’est la question qu’on se pose [celle du risque32] … c’est une question extrêmement importante, essentielle mais c’est une question dans laquelle il ne faut pas se laisser enfermer […] ; c’est là où le regard du médecin est important : le médecin, il est là dans un rapport à un individu, le médecin, il ne traite pas la société donc la question qu’il doit se poser c’est sûr de ne pas faire sortir des gens qui risquent de faire du mal à quelqu’un quand c’est une évidence, mais d’abord c’est l’intérêt de l’individu dont il a la charge dans un contrat thérapeutique. Donc c’est ça qui prime. On n’est pas là pour protéger la société ni pour punir des gens qui n’auraient pas été punis par
exemple. […] C’est la question qu’on pose maintenant33 : est-ce qu’il y a un “risque de réitération des faits semblables pour lesquels la personne a été précédemment condamnée” – c’est la question qu’on pose quand on fait une expertise – mais c’est une question impossible. […] c’est une question qui ne doit pas amener à enfermer tout le monde sinon […] on devient dans un monde qui est très particulier.
b. L’interprétation des normes et des obligations. Néanmoins l’enquête permet, au regard des théories morales existantes, de souligner les hésitations face à la qualification d’obligation prima facie. La possibilité de recourir à cette qualification, pour sortir du dilemme moral, est donnée par la pluralité des interprétations qu’offrent, dans une situation particulière, certaines normes (telles le respect de l’intégrité corporelle) et, par conséquent, certaines obligations. Cette variabilité est manifeste, lorsqu’il est question de l’intervention thérapeutique imposée et de ce qui peut relever de la non assistance à personne en danger :
Pour les crises, il faut intervenir vite pour pas laisser les gens en crise chez eux. C’est les abandonner. Par exemple, […] quelqu’un qui a un accident de la route […]. Il est dans le coma ; on l’amène à l’hôpital : on lui demande son consentement ou on lui fait des soins ? On lui fait des soins. […] ça ne se discute même pas. C’est l’urgence, c’est la décision médicale qui l’emportent. (G.U.)
D’autres médecins en jugeront autrement :
Avec l’HDT on devient juge et partie, c’est ça notre problème… et je suis pas du tout sûr qu’on fasse bien les choses même si la plupart de mes collègues vous diront qu’on sauve des gens. Et l’argument de V. dans l’article “pour” [les soins sous contrainte en ambulatoire] c’est qu’on n’a pas le droit de laisser les gens au bord de la route saigner, d’un accident. Mais en fait c’est un sophisme car ils ne saignent pas, les gens ! ! ! Quand vous y réfléchissez, les gens, ils sont mal, mais on peut encore discuter avec eux, on peut prendre son temps, on peut aller les voir tous les jours, on peut essayer d’apaiser les choses, et puis d’essayer de respecter un tout petit peu leur position. Ils ont quelque chose à dire quand ils bloquent… mais c’est plus de travail, beaucoup plus de travail. C’est plus facile de prononcer une HDT puis d’aller se coucher et d’aller voir le film à 20h quand on est de garde. […] En tous cas, vous avez là un parfait conflit éthique, LE conflit éthique de la profession. […] Si on va au bout du raisonnement de V. – on ne peut pas laisser les gens sur le bord de la route dans l’auto –, tous les colodos il faudrait [les] embarquer… parce que les colodos, ils souffrent, ça c’est clair, ils sont mal, ils sont en péril imminent,
ils risquent de mourir la nuit de froid, si c’est l’hiver, ils risquent d’attraper des abcès, ils risquent leur peau […]. Il faudrait donc tous les prendre, tous les amener à Ste Anne … (A.B. ; nous soulignons)
La question à la fois éthique et clinique tient dans la possibilité de faire de l’hospitalisation sans consentement une obligation prima facie ou un impératif indéfectible. L’analyse des discours met donc en évidence le rôle de l’interprétation des normes, insuffisamment souligné par la théorie morale.
L’analyse des pratiques souligne également, dans le champ médical, les limites d’une distinction qui sert, en théorie morale, à disqualifier l’irréductibilité des conflits de normes. En particulier, la solution, consistant à soutenir que les obligations prima facie sont simplement des obligations apparentes, des illusions d’obligation, tandis que les obligations non qualifiées sont des obligations réelles (Tappolet, 1996, p. 532), n’est pas opérante lorsque l’on appréhende un terrain empirique. L’obligation prima facie d’accomplir une action constitue, comme telle, une raison pour l’accomplir, cette raison pouvant être contrebalancée par une ou plusieurs raisons négatives – i.e. par d’autres obligations prima facie – plus importantes. La persistance de la « force morale » de l’obligation, dans une configuration pratique comme la psychiatrie, peut expliquer la subsistance de conflits subjectifs, psychiques, de formes de souffrance ou de dilemmes vécus par les individus comme durables ou marquants et s’exprimant dans les entretiens. Cette hypothèse est également présente dans la théorie philosophique, puisqu’en particulier dans l’action engageant l’avenir d’individus, il n’est pas crédible voire il « semble impossible de s’en tenir à une présentation logique qui fasse que le conflit ait comme conséquence nécessaire qu’un des devoirs doive être totalement rejeté en ce sens qu’on deviendrait convaincu qu’il n’avait pas véritablement de réalité » (Williams, 1965, p. 121).
L’importance de certaines normes morales aux yeux des soignants, qu’elles soient constitutives de leur éthique personnelle ou de l’éthique professionnelle qu’ils souhaitent mettre en œuvre (Guibet Lafaye, 2015), confère une valeur spécifique à certaines règles éthiques qui, dans des situations particulières et pour d’autres qu’eux notamment, pourraient ne constituer que de simples obligations prima facie. Cependant elles demeurent vécues et perçues par les soignants comme des injonctions « internes ». En ce sens, les obligations prima facie ne disparaissent pas quand elles passent au second rang.
Irréductibilité du dilemme moral
en psychiatrie
Des « poches d’incommensurabilité »,
l’incommensurabilité des valeurs en médecine
L’expression récurrente et irréductible du dilemme moral, en psychiatrie, traduit une forme d’incommensurabilité qui revêt deux formes. Elle concerne en premier lieu et le plus fréquemment l’impossibilité d’entreprendre à la fois deux actions (voir Fagot-Largeault, 2012) et, en second lieu, l’incommensurabilité des valeurs.
a) L’impossibilité d’entreprendre à la fois deux actions s’illustre dans l’antinomie entre accéder à la demande de protection d’une équipe face à un patient violent et potentiellement dangereux vs. continuer à accueillir ce patient conformément au lien thérapeutique bâti avec lui.
b) Existe également une incommensurabilité entre certains principes moraux et valeurs mobilisés en psychiatrie. D’un point de vue normatif, il ne peut y avoir des obligations incommensurables que s’il y a des valeurs incommensurables (voir Nagel, 1979). Quelles sont, en psychiatrie, les valeurs ou les principes incommensurables ou contradictoires ou, encore, les injonctions antinomiques instituant des devoirs contradictoires ? S’agit-il d’une incommensurabilité entre des principes ou le dilemme est-il imputable à la structure de l’action, i.e. au fait qu’elle se déroule dans le temps et dans un monde imparfait34 ? L’analyse systématique des entretiens suggère que l’incommensurabilité s’introduit entre des principes comme (1) soigner et protéger, lorsque le soin prend la forme de la contrainte et se dispense de la prise en compte du consentement individuel35 mais aussi entre (2) respecter la dignité individuelle et
soigner en usant de l’enfermement, quand bien même celui-ci s’inscrit dans une dynamique qualifiée de thérapeutique (l’exemple majeur étant la chambre d’isolement), ou encore entre (3) soigner un patient psychiatrique et respecter sa liberté et son autonomie individuelles (voir Bloch et Green, 1999). (4) L’incommensurabilité intervient aussi entre l’exigence de protection contre lui-même du patient et celle du respect de sa vie privée, lorsque cette protection implique une intervention au domicile du patient. De façon générale et parce que la thérapeutique psychiatrique peut s’exercer sans tenir compte du consentement individuel, existe une incommensurabilité entre le devoir qui incombe au psychiatre de protection contre lui-même du patient et le principe de respect de l’intégrité physique voire de la dignité du patient, dans la mesure où même les médecins les moins réticents face à l’imposition de la contrainte reconnaissent qu’il y a des moments très violents en psychiatrie. Il y a au moins une incommensurabilité entre ce devoir de protection et le principe kantien selon lequel « la fin ne justifie pas les moyens ». (5) Le principe de l’assistance à personne en danger peut entrer dans un conflit insoluble avec le principe de bienfaisance, si ce dernier implique analytiquement de tenir compte de la volonté du patient et de ses préférences (Guibet Lafaye, 2015). (6) Certaines pratiques enfin, envisagées par la littérature, se tiennent à la croisée de deux principes antinomiques : soigner et punir, en particulier lorsqu’elles s’adressent aux auteurs de violences sexuelles (voir Doron, 2006).
Le contexte singulier dans lequel les acteurs agissent – par exemple celui de la psychiatrie en précarité – peut expliquer qu’ils aient le sentiment d’être confrontés à des conflits indépassables. Les deux principes déontologiques du secret professionnel et du principe de bienfaisance – notamment dans le cadre de la collaboration pluridisciplinaire – ne sont pas en tant que tels antinomiques mais peuvent entrer en contradiction, dans la mesure où l’action ne s’inscrit pas dans un monde idéal. Ainsi le Dr. B.-L. souligne concernant ce qu’elle nomme le « secret partagé » : « quand il est question de psychopathologie subtile, on partage avec les psychologues et les psychiatres ; quand c’est de l’ordre de l’intime, on le garde, on essaie de respecter l’intimité ». Le dilemme éthique incarne cette situation dans laquelle, pour respecter un des devoirs, on ne peut
choisir d’autre action que celle qui enfreindra le devoir. Dès lors, les actions considérées isolément, dans leur apparition ponctuelle dans le monde, ne peuvent satisfaire entièrement l’agent. Pour autant, la théorie dispositionnelle de la valeur (Lewis, 2000) permet de comprendre que ce qui apparaît comme un paradoxe dans la pratique perd en gravité. Les circonstances de la situation particulière étant ce qu’elles sont, l’obligation se distingue et s’écarte de la nécessité déontique qui n’a de validité que dans des conditions idéales. La distinction entre ces deux dimensions (action isolée et ponctuelle vs. conditions idéales de l’agir) explique le dépassement, dans la pratique, d’un conflit apparemment insoluble.
Au plan des normes, l’incommensurabilité peut exister au sein de l’universel lui-même (voir Pariente-Butterlin, 2012, p. 314), et se présente en particulier en psychiatrie dans le devoir de protection avec l’alternative : « protéger qui ? L’individu ou la société ? » La question fondamentale est de savoir à la demande de qui répond l’action médicale. Point ici un conflit normatif entre des injonctions contradictoires, dont certaines sont parfois défectibles et requalifiables en obligations prima facie, quand les demandes émanent de la société, de la famille ou sont le fruit de la pression des institutions (voir supra l’extrait d’entretien avec P.F.). Le dilemme tient à ce que la psychiatrie dispose de l’usage de la « contrainte légitime », en particulier dans des situations où ceux qui sont désignés comme les patients ne demandent rien. La seule obligation indéfectible devrait alors être celle de ne pas perdre de vue l’intérêt du patient mais l’identification de ce qui relève de l’intérêt du patient est, dans certaines situations, problématique36 (voir Guibet Lafaye, 2015). Les dilemmes moraux attestent ainsi, en pratique, de la capacité délibérative d’un agent dont l’action se déploie dans des conditions non idéales de rationalité et de coopération (Bagnoli, 2000).
L’incommensurabilité peut en outre affecter les valeurs. Les conflits normatifs, se présentant dans le champ de la psychiatrie, opposent incontestablement des normes d’action incommensurables, ne permettant pas d’entreprendre à la fois l’action a et l’action b, c’est-à-dire hospitaliser un patient sans son consentement, pour le soigner, par exemple, et respecter sa liberté individuelle. Ces normes d’action sont-elles sous-tendues par des valeurs en elles-mêmes incommensurables ? Deux valeurs ou plus sont incommensurables, en particulier s’il n’y a pas de valeur ou de combinaison de valeurs supérieure, grâce à laquelle on peut évaluer les autres valeurs selon leur proximité avec elle, comme le plaisir ou le souverain bien (Reber, 2005), ou encore le principe de bienfaisance, le bénéfice thérapeutique, l’accroissement de l’utilité positive. L’incommensurabilité se dissout, lorsque les valeurs en présence ne sont pas toutes des valeurs morales mais que le conflit survient entre valeurs morales et valeurs non morales, c’est-à-dire notamment avec des normes d’actions susceptibles d’être érigées, ex post, en valeurs, telles la préservation de l’ordre public37, ou avec certaines normes émanant de la sphère de la santé publique.
Cependant la psychiatrie est l’un des lieux de l’exercice médical où se posent, par excellence, des dilemmes moraux du fait de l’incommensurabilité des principes qui guident l’action et dans la mesure où la prise en compte du consentement du patient est problématique, au même titre que celle de son intérêt ou de son bien car la pratique psychiatrique, historiquement, met entre parenthèses, à certaines occasions, les préférences, les valeurs et l’expression de la volonté de la personne.
L’incommensurabilité entre principes survient en particulier dans les situations susceptibles de donner lieu à des formes de contrainte. Ainsi lorsqu’un patient se soustrait à un programme de soins – lui imposant de se soigner en ambulatoire –, le médecin qui doit prendre une décision, quant à sa réintégration en hospitalisation complète, est placé devant des principes moraux antagonistes : le devoir de le soigner, l’impératif de respect de l’autonomie individuelle, le principe de précaution avec, à l’horizon, l’imputation possible d’une responsabilité pénale, si son patient commet un acte médico-légal38. L’incommensurabilité qui
sous-tend certains dilemmes moraux en psychiatrie ne tient donc pas seulement à l’application et à l’insertion de principes d’action, dans le champ imparfait de la pratique, mais concerne aussi les principes sous-tendant ces normes d’action.
Choix difficiles et dilemmes moraux,
un simple problème épistémique ?
L’incommensurabilité n’épuise pas les formes du dilemme moral en psychiatrie39. L’ignorance épistémique constitue la dernière source objective du dilemme moral. La décision et l’agir, en psychiatrie, s’appuient sur une connaissance théorique40 mais l’incertitude est constitutive de son contexte d’exercice. Une large part des médecins en est explicitement consciente. C.T., psychiatrie de liaison, déclare : « Il n’y a pas de certitude en psychiatrie. » B.B. lui fait écho :
Dans mon boulot de médecin, je me mets moi en conformité avec ce que j’ai en tête. C’est la difficulté parce […] qu’on n’a pas de certitude mais il faut bien qu’on prenne des décisions, c’est pas parce qu’on n’a pas de certitude qu’on ne prend pas de décision. On ne peut soigner les gens que si on arrive à s’organiser nous-mêmes de façon relativement stable sinon on n’est pas très soignant. […] On est donc obligé de prendre des décisions médicales… sur le programme de soins, sur les prescriptions, sur l’organisation des soins… mais sans aucune certitude bien sûr, mais on est obligé d’avoir des décisions médicales argumentées en sachant qu’on n’a pas la science exacte. (nous soulignons41)
Une large part des situations vécues comme problématiques par les médecins psychiatres sont des situations d’hospitalisation sous contrainte où les familles sont ambivalentes ou absentes mais surtout des situations dont ils ne maîtrisent pas les conséquences sur le moyen terme (avec par exemple des personnes qui vont perdre leur logement suite à l’hospitalisation)42. L’ignorance épistémique, inhérente à l’anticipation
des conséquences de la décision et au calcul coûts-préjudices / bénéfices pour la personne, est à la source du dilemme moral ou du conflit normatif vécu comme un cas de conscience. Cette incertitude est affirmée, de façon récurrente, concernant les conséquences de l’hospitalisation sous contrainte et les effets d’un traitement neuroleptique, notamment pour des patients qui ne sont pas connus.
Ces situations sont, pour les acteurs, subjectivement problématiques car l’anticipation des conséquences de leur décision demeure incertaine et partiellement imprévisible (voir supra entretien avec D.L.). Dans l’exemple du Dr. B.B. et de son patient violent (J.-B.), le conflit normatif – illustrant ici un dilemme d’obligations – survient de l’existence d’une incertitude fondamentale puisque B.B. a la conviction que J.-B. peut tuer. Le dilemme est d’autant plus prégnant que l’on anticipe que les conséquences de l’action ou de la décision peuvent être pires que l’état initial. Cette configuration revêt une acuité particulière, lorsque l’action vise à s’enraciner dans le principe de bienfaisance et que l’on anticipe qu’il risque d’être enfreint, si l’on aboutit à une situation porteuse d’utilité négative pour la personne. La configuration peut alors prendre la forme d’un dilemme moral, survenant comme l’effet d’un problème épistémique. Ce médecin l’exprime précisément :
En plus, on doit juger et parfois, on peut se tromper… Là aussi il y a un dilemme important qui est partout – dans toutes les pathologies du handicap en médecine – si vous jugez trop sévèrement d’un handicap, vous freinez une évolution, une récupération, si vous jugez trop sévèrement des gens, vous cassez une dynamique vitale. Là il y un vrai dilemme qui est souvent pas bien vu en psychiatrie. Pour le dire autrement, un diagnostic peut avoir un impact psychologique dévastateur. Le mot schizophrénie par exemple […], il est tellement chargé d’héritage d’angoisses […]. Chaque fois qu’on est un peu trop excessif dans nos jugements… c’est un dilemme quoi.
Mais en même temps, on ne peut pas rien leur dire et leur dire “courrez chez Disney, tout ira bien”. On est obligé de respecter ce que nous pensons être – mais on peut se tromper dans notre évaluation – leur degré de fragilité. Si
on le sous-estime, on les amène à la cata, parce qu’ils repartent optimistes et ils retombent très vite. Si on le sur-estime, on prend leur vie, on les éteint – c’est ce qu’ont fait les neuroleptiques […] On a énormément de dilemmes comme ça en psychiatrie. Mais si on les sous-traite, on encourt le risque de les voir aller moins bien, rechuter c’est très difficile. (A.B.)
Cette situation qui pose la question de la juste action à entreprendre ne signifie pas que le dilemme moral en psychiatrie est soluble dans un calcul bénéfices/risques et dans une prise en compte appropriée du conséquentialisme, contrairement à ce que tendraient à affirmer spontanément certains médecins. L’acuité du conflit normatif et du dilemme ne tient pas simplement à l’existence d’une obscurité épistémique mais au fait que le souci de la bienfaisance soit au principe de l’agir et commande l’intentionnalité de l’acte. Cette préoccupation se traduit certes dans la recherche et l’effort d’optimisation de l’utilité positive finale, en tenant compte de l’ensemble des utilités, c’est-à-dire non pas seulement de la rechute mais du fait aussi de ne pas blesser le patient. Elle appert également dans une forme d’humanisme qui ne s’épuise pas dans un calcul coûts/bénéfices.
L’incertitude – qui renforce la difficulté de l’appréciation du calcul bénéfices/risques – est un paramètre récurrent dans le vécu de conflits normatifs et de leur perception comme des dilemmes moraux. L’analyse menée de la confrontation pratique avec des dilemmes moraux suggère qu’en psychiatrie la difficulté épistémique subjectivement rencontrée tient à l’incertitude associée au comportement du patient, à son imprévisibilité mais aussi aux conséquences des moyens qui sont à la disposition de la psychiatrie. La perception subjective du dilemme repose donc sur un substrat objectif.
Conclusion
La confrontation de l’éthique avec cette dimension de la pratique que sont le travail et la prise de décision en psychiatrie permet de reconsidérer l’approche théorique et normative du dilemme moral, sous l’angle de son expression subjective. L’analyse proposée a montré comment, en pratique, les psychiatres résolvent les situations qu’ils appréhendent subjectivement comme des dilemmes moraux. Le principal outil moral
convoqué pour s’en extraire consiste à instituer un ordre de priorité à partir duquel hiérarchiser les normes en présence. Le conséquentialisme intervient également de façon récurrente, comme point de référence normatif, orientant la délibération face aux conflits normatifs. Lorsque la hiérarchisation des obligations est inopérante, d’autres outils sont mobilisés. Les acteurs se saisissent, sans la revendiquer explicitement, de la distinction faite en philosophie morale entre obligation prima facie et obligation « toutes choses égales par ailleurs ». Néanmoins, dans le champ de la psychiatrie contrairement à ce que la philosophie morale peut suggérer dans un registre théorique, la qualification de certains devoirs comme des obligations simplement prima facie est inégalement mobilisée par les acteurs. À cet égard, l’analyse de données empiriques met en évidence le rôle conféré à l’interprétation des obligations dans leur (dis)qualification comme obligations simplement prima facie.
L’analyse de données empiriques a également suggéré que l’irréductibilité des conflits normatifs tient aussi bien à la nature des devoirs en présence qu’au fait que l’exercice de la psychiatrie intervient dans un contexte où l’information est nécessairement imparfaite. Cette étude ne permet pas de trancher, de façon exclusive, en faveur de l’une ou l’autre de ces sources du dilemme moral, i.e. incertitude vs. conflit de principes ou de normes, conflits épistémiques ou conflits ontologiques. La variété des sources normatives, des origines de l’injonction et l’hétérogénéité des normes suscitent des conflits potentiellement insolubles. L’usage légitime de la contrainte, les moyens d’exercice de la psychiatrie et le statut singulier attribué au consentement des patients en psychiatrie font de ce champ un lieu de conflits de devoirs insolubles, opposant des principes d’actions incommensurables. L’incommensurabilité des dilemmes moraux s’y dévoilant s’explique, pour une part, par l’application et l’insertion, dans le champ de l’agir, de principes d’action autorisant certaines pratiques. Cependant les conflits normatifs les plus aigus, en psychiatrie, ne sont pas tous solubles dans des problèmes épistémiques, bien que, de façon récurrente, le dilemme moral survienne, se traduise et s’éprouve subjectivement comme l’effet d’un problème épistémique.
Caroline Guibet Lafaye
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1 Dont le détail est donné par l’article d’A. Fagot-Largeault (2012).
2 Voir Code de la santé publique, art. L. 3211-2-1 et loi no 2013-869 du 27 septembre 2013. Voir aussi Code civil du Québec, art. 26-30.
3 Opposant par exemple le respect de la liberté individuelle et l’obligation de délivrer des soins, le respect des préférences du patient, voire de certains modes de vie marginaux, et l’obligation de fournir des soins à toutes les catégories de la population, conformément aux missions confiées par la société aux médecins.
4 Les détails relatifs à l’enquête (guide d’entretien, liste anonymisée des personnes interrogées, tris à plat, etc.) sont disponibles sur demande.
5 C’est-à-dire aussi bien en service de psychiatrie (qu’ils soient fermés ou ouverts), en hôpital général, aux urgences, ou comme psychiatre de liaison.
6 Il était notamment demandé aux personnes interrogées de se situer face à cette déclaration de l’un de leurs confrères qui, évoquant le soin sans consentement en « ambulatoire », estimait que « les libertés individuelles doivent savoir s’effacer devant la santé publique ».
7 Lors de la prise de contact avec les personnes interrogées, il était précisé que l’enquête portait principalement sur « les dilemmes moraux dans l’exercice de la psychiatrie et suscités par les récentes évolutions législatives en France ».
8 Document disponible sur demande.
9 Nous interrogerons dans ce qui suit à la fois ce que les médecins perçoivent comme des dilemmes moraux – sans qu’il ne s’agisse peut-être de tels dilemmes – et les conflits normatifs qu’ils désignent ou qui se laissent appréhender, dans leur discours comme dans leurs pratiques. L’observation ethnographique associée à cette enquête par entretiens n’a porté que sur un service de psychiatrie de la région parisienne. N’ayant, à ce stade pas encore été menée à son terme, elle ne permet pas une analyse exhaustive de la façon dont, dans ce service, les conflits surgissent effectivement dans les pratiques et s’y voient résolus. L’analyse prend ici pour objet les discours et non les pratiques.
10 Lorsqu’il formule, par exemple, des promesses conflictuelles ou s’engage dans des situations dans lesquelles il ne lui est pas possible pour de s’acquitter à la fois de ces exigences contradictoires.
11 Certaines normes juridiques sont converties en normes morales. La loi, en l’occurrence, est intériorisée par certains médecins, réinterprétée et vécue comme une obligation morale, alors qu’elle ne formule aucune obligation à l’endroit du médecin de procéder, par exemple, à une réhospitalisation du patient qui ne respecte pas le programme de soins (voir l’article L. 3211-11-1 créé par la loi du 5 juillet 2011).
12 Sur la distinction entre morale déontologique, exprimant ce qu’il est bon et ce qu’il convient de faire, et morale téléologique (voir Ricœur, 1991, p. 176 et sqq.).
13 Nous ne prétendons pas qu’elle est la plus appropriée pour aborder, d’un point de vue théorique, la question des dilemmes moraux en philosophie mais elle est la plus pertinente pour l’analyse des conflits de normes, issus de la pratique et recueillis à partir de leur expression subjective dans des discours.
14 Tel est le cas dans les actions dont l’intentionnalité coïncide avec le principe de bienfaisance mais qui finalement aboutissent à une situation qui nuit à l’intéressé, i.e. au patient.
15 Ou encore C.C., psychiatre en prison : « Jusqu’où on accepte la douleur de l’autre. La folie de l’autre ne me dérange pas, la douleur de l’autre me dérange davantage mais quand la douleur de l’autre doit passer par la contrainte, c’est difficile. »
16 E.K. : « …l’évolution la plus terrible, c’est la loi de 2008 sur la rétention de sureté. […] La loi de 2008 sur la rétention de sureté n’a peut-être été possible que parce que les psychiatres avaient accepté, dix ans avant, la création du suivi socio-judiciaire et de l’injonction de soins. »
17 S.C. dit par exemple : « j’ai tellement désiré pour une patiente qu’elle s’est suicidée ».
18 Nous en verrons des occurrences récurrentes dans ce qui suit. L’analyse porte ici sur les réponses proposées à l’une des questions de la grille d’entretien : « Que percevez-vous aujourd’hui des attentes du Législateur et de la société à l’égard de la psychiatrie ? »
19 La référence citée explore aussi les conflits moraux auxquels les médecins sont confrontés en raison de l’éthique interne à la clinique, i.e. au fait des devoirs liés à la clinique, laquelle se déploie également comme un agir, au sein du champ médical.
20 « Dans certaines situations où les principes éthiques sont en tension, la hiérarchisation privilégie le principe de bienfaisance en excluant parfois les deux autres principes » (Cano, 2009), i.e. les principes d’autonomie et de non-malfaisance.
21 Comme cet extrait le suggère : « Je suis aussi un citoyen respectueux de la loi. […] Je suis à l’interface. On ne peut pas faire comme si la sécurité n’existait pas. […] Il faut être responsable dans ma pratique et par rapport au patient. […] On a une contrainte d’ordre public. » (P.A.)
22 Sur la distinction entre devoirs et obligations, voir Lemmon (1962, p. 140) et Ricœur (1990). Une morale du devoir de type kantien est à la source d’impératifs catégoriques et dessine la région des principes du permis et du défendu. En revanche, les usages légitimes du prédicat d’obligation opèrent dans un champ moins restreint et institue simplement l’agent en « sujet d’obligation », en « sujet obligé ».
23 Qu’il s’agisse de ne pas interférer dans la sphère d’action d’autrui, de respecter la personne humaine et l’intégrité corporelle.
24 O.B. : « Ce qu’il y a de très difficile dans ces décisions, c’est la violence obligatoire qui est conjointe à l’hospitalisation sous contrainte […]. C’est une forme de violence morale dans le sens où vous vous imposez à l’autre pour qui psychiquement vous n’existez pas à ce moment-là. […]. Et puis après, il y a l’injection, il faut souvent maintenir donc des moyens de contention, des contentions sur le brancard, l’enfermement en chambre d’isolement, voilà. Des choses qui même si elles sont récurrentes, on ne s’y fait pas, enfin, moi je ne m’y fais pas. […] Donc ça veut dire […] qu’il faut vraiment se référer à quelque chose qu’on a considéré comme juste ou correct pour faire ça … » (nous soulignons).
25 Cf. O.B. supra la fin du 2e extrait en note ou cet autre médecin pour une patiente qu’il a hospitalisée contre son gré et qui lui a reproché de ne pas l’avoir laissée se suicider : « On a été au bout de ce qu’on considère juste. On est là pour sauver les gens ». (F.C.)
26 Voir supra les extraits d’entretiens avec P.A. et I.G.
27 Notamment lorsqu’ils répondaient à la question des attentes du Législateur et de la société à l’endroit de la psychiatrie.
28 Y.H. évoque le nécessaire recours à la coercition permettant une réintégration en hospitalisation à temps plein et ajoute : « C’est à nous de trouver la forme la moins coercitive pour permettre cette réintégration et pour que le patient puisse comprendre le sens d’un retour à l’hôpital et que les ressources thérapeutiques ne soient pas évaporées en une seule intervention ».
29 Nous avons abordé les difficultés normatives qu’elle posait aux soignants dans un texte spécifiquement consacré à cette réforme (voir Guibet Lafaye, 2014).
30 Tel est le cas du Dr. B.-L., travaillant en équipe mobile, qui a décidé une HDT pour une dame vivant à la rue dont l’équipe craignait qu’elle ne meure mais ces conditions d’accès aux soins ont pour effet que la dame prend ses repas en chambre d’isolement et ne peut sortir fumer. L’hospitalisation permet des soins mais dans un cadre de privation des libertés élémentaires.
31 C.C. : « On n’a pas envie d’être instrumentalisé par la justice. […] Il y a deux administrations qui nous font du pied sans arrêt : la justice et la pénitentiaire. La pénitentiaire pour régler tous les problèmes en détention, la justice pour qu’on dise quand les gens vont récidiver, s’ils vont récidiver, s’ils sont dangereux ou s’ils pas dangereux, si on peut les laisser sortir, etc. Je sais pas comment vous développer ça. C’est simple. J’ai pratiquement tout dit. On a envie de rester soignant ; on voudrait donc pouvoir garder la confidentialité stricte des soins. »
32 En d’autres termes, du devoir de protection à l’égard de la société.
33 Aux experts psychiatres appelés à se prononcer pour certaines libérations anticipées.
34 « En général, […] l’opérateur déontique O est lu comme “il est obligatoire que” mais cela ne peut être le cas, selon Lewis (2000, p. 99), que si on a l’esprit un monde déontiquement parfait dont l’idéalité consiste en un respect parfait de nos obligations. » (Pariente-Butterlin, 2012, p. 319).
35 Comme le souligne ce médecin : « […] au niveau conceptuel, c’est rentré dans les mœurs que maintenant un soin peut être sans consentement. Ca a été la plus grande force de ce projet de loi [de 2011]. Avant l’hospitalisation, elle était dans un lieu. On privait un mec, d’accord, d’aller et venir. Mais un soin sans consentement, c’est pas possible, dans la réalité, ça n’existe pas. […] Dans la réalité de ce que c’est le soin, de ce qu’est le soin en psychiatrie au fond, il faut pouvoir créer une relation avec une personne, là où elle était impossible, c’est ça le soin en psychiatrie. » (M.C.)
36 Pour Mme F. qui squattait deux emplacements de parking, « elle ne demande rien, elle n’est dangereuse pour personne, la décision éthique, c’est qu’on n’a pas à intervenir. Six mois après, on apprend qu’elle a deux enfants placés quelque part. Elle fait des visites avec ses caddies de plus en plus dingues ou cradingues. Le médecin dit : “ses enfants ne veulent plus la voir : ils ont peur”. […] Le médecin dit : “Il faut faire quelque chose.” Ca fait pencher la balance. Et il y va de son intérêt, de ce qu’on imagine être de son intérêt. Qu’est-ce qu’on considère être de son intérêt ? Le débat est là. Son intérêt est de ne pas perdre le contact avec ses enfants. Cette dimension est un motif suffisamment solide pour engager quelque chose. Mais essayer quelque chose, c’est les grands moyens : on demande l’aide de la police […]. » (L.M.)
37 Il y a une obligation morale à éviter des violences sur autrui mais il y a seulement une obligation prima facie à faire respecter l’ordre public.
38 L’enquête s’est déroulée dans le contexte du procès du Dr. Canarelli, condamnée fin 2012, à un an d’emprisonnement avec sursis pour homicide involontaire suite à un meurtre commis par un de ses patients.
39 En ce sens, ces dilemmes ne tiennent pas qu’au conflit des sources normatives : morales vs. légales, légales vs. déontologiques par exemple.
40 Sur le rapport entre problème épistémique et action pratique, voir Platon, Théétète et Davidson, 1980.
41 Voir aussi supra la fin de l’extrait de D.L.
42 Cette femme médecin de province évoque la difficulté de la prise de décision et du choix opportun à l’occasion d’une hospitalisation qu’elle n’a pas mise en place et concernant laquelle elle s’explique : « J’ai le sentiment d’avoir pris un gros risque ; que j’ai assumé seule […]. J’ai pensé à cette psychiatre qui s’est fait condamnée [Canarelli] même si je ne suis pas dans le déni des troubles de ce patient mais il y a un tel décalage entre ce qui peut se passer, dans une relation avec quelqu’un, et puis sortir de ça, s’extraire de ça pour mettre en branle quelque chose dont on ne mesure pas les conséquences, voilà. J’ai eu du mal, je me suis rendue compte que j’avais eu du mal à me positionner et peut-être que j’ai fait courir des risques inutiles. Pour le moment, il s’est rien passé. Il y a pas eu de mort d’homme … mais je ne sais pas si j’ai fait le bon choix, je ne sais pas encore. » (S.C.)
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-05782-6
- EAN : 9782406057826
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05782-6.p.0133
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/04/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Psychiatrie, dilemmes moraux, éthique, contrainte, conflits normatifs