Transhumaniser à rebours De Teilhard à Dante
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2015 – 1, n° 6. Le Transhumanisme - Auteur : Pinchard (Bruno)
- Pages : 51 à 65
- Revue : Éthique, politique, religions
Transhumaniser à rebours
De Teilhard à Dante
À Pietro Barcellona, in memoriam1.
Le but de mon travail n’est pas d’ajouter un argument de plus ou de moins au formidable mouvement médiatique qui a soutenu les thèses transhumanistes de Ray Kurzweil et de Nick Borston, et des quelques signataires de la « Déclaration transhumaniste » de 2002. Il suffit que Michel Houellebecq, avec sa sagacité coutumière, ait pris en charge ce mouvement des particules élémentaires mondialisées pour que nous nous en forgions une opinion suffisante.
D’une façon générale, la futurologie transhumaniste souffre des limites des capacités de la science à extrapoler. Pour quiconque est sensible aux conditions physiques d’un pronostic, le transhumanisme est une pensée qui n’arrive pas à stabiliser ses conditions spatio-temporelles. On ne peut que lui opposer la part d’entropie qui limite la quantité d’énergie disponible pour les transformations qu’il promet. Le transhumanisme joue en effet perpétuellement du néo-darwinisme pour dissimuler des consommations énergétiques comptées. Mais en admettant même que les hommes arrivent à asservir le soleil à leur fin, ce qui n’annule pas l’entropie, mais la place à une toute autre échelle, nous ne savons toujours pas comment se comportent nos modèles mathématiques au-delà d’un certain point d’intégration des données. Le problème des trois corps, le comportement des équations dans les grands nombres, les limites mal définies du réductionnisme opératoire, tout cela n’est
pas encore exploré, n’est même pas encore modélisable et transforme les prédictions en de purs prolongements de modèles standards au-delà de leur domaine d’application légitime. Comme disait René Thom, tout modèle théorique a tendance à vivre au-dessus de ses moyens, c’est alors qu’il devient une idéologie. Le transhumanisme scientiste répond parfaitement à cette définition.
Pourtant le « trans- » consubstantiel à l’humanité reste une des propositions les plus fécondes pour aborder le mystère de l’humanisation dans l’histoire du cosmos. Là plus qu’ailleurs, la « transphobie » tue ! L’idée est donc d’extraire le « trans- » qui travaille le transhumanisme et de déterminer celui-ci par ses oppositions. Par là le transhumanisme révèle ses héritages et appelle un discours généalogique qui lui permet de se distinguer des post-humanismes de rencontre. Il n’est pas en effet une pensée qui n’ait son trans- : méta-physique chez Aristote, trans-cendantaux chez Thomas d’Aquin, trans-cendantal chez Kant, la trans-cendance en phénoménologie, pour ne rien dire des formules aux sens multiples laissées par Angelus Silesius qui sont autant de commencements pour la philosophie allemande et de réveils pour la philosophie : Ueberwesenheit, Uebergottheit, Ueberformung, Ueberangelkeit : « Tu demandes ce qu’est l’humanité ? Je dis : surangélicité, ce mot seul suffit »2.
Mais que dire de plus que ce que Dante a laissé de façon définitive non seulement dans la langue italienne, mais aux marges de la langue vulgaire et de la langue latine, en une audacieuse confrontation qui brouille les frontières et marque, dans l’économie même de la langue, tous les risques de la transhumanisation ? « Trasumanar significar per verba / non si porìa […]3 », transhumaniser, on ne peut le dire avec des mots. Ou plus précisément : « Per verba », c’est-à-dire selon les règles d’une langue régulière, grammaticale, syllogistique et latine. Mais au-delà de cette limite, commence l’aventure du vulgaire, la générosité de ses images et de ses rimes, et voilà l’aventure transhumaine qui trouve son exemplification la plus divine.
C’est pourquoi je n’ai pas voulu qu’un vocable aussi magnifique que « transhumanisme » passe à ma portée sans tenter d’en faire quelque chose de spécifique, en lui restituant tout son pouvoir de nomination et d’initiative conceptuelle. Les quelques vers de Dante nous obligent à cette confrontation car ils attestent qu’elle porte un horizon. Le transhumanisme est à nouveau à la mode, eh bien soit, donnons-lui sa chance, sans l’alourdir des présupposés qui sont en train de le remettre au premier plan. Transhumaniser redevient une tâche pour l’humanité qui a cru, pendant un temps, pouvoir se contenter d’elle-même ? Prenons au mot cette écume des jours et donnons-lui un destin digne de ses racines et des espérances qui fermentaient en lui.
Un mot, c’est un pouvoir. Le transhumanisme véhicule un tel pouvoir de suggestion, il repose sur une telle histoire, il convient si bien à la crise actuelle de l’humanisme, qu’il semble d’une urgence absolue de travailler sur un vocable qui contient manifestement une part de notre futur. À coup sûr le transhumanisme technologique en fait partie, mais il ne saurait en épuiser le pouvoir de propagation, qui se répand non seulement selon les voies de la répétition machinique, mais selon les aléas du temps et la multiplicité des locuteurs. Si nous parlons tous de transhumanisme, il prendra d’autres formes, il empruntera d’autres chemins de métamorphoses que si nous laissons la machine mondiale planifier sa répétition morte. Il en est du transhumanisme comme de Dieu : il a besoin de la prière de ses fidèles.
Peter Sloterdijk s’est exposé à la critique en se demandant « ce qui apprivoise encore l’être humain lorsque l’humanisme échoue dans son rôle d’école de l’apprivoisement humain4 ». Mais parce que prononcer ici le nom du Transhumanisme, c’est déjà éduquer l’appétence immémoriale des sociétés vers le Trans-, nous continuerons à demander à un humanisme « historique » le soin de régler l’usage du transhumanisme futur.
Teilhard de Chardin
et la sorcellerie de la terre
Mais voyons d’abord les effets des discours qui se précipitent vers des transhumanismes de rupture. Teilhard de Chardin serait peut-être étonné de se retrouver à ce moment de l’argumentation, mais c’est chez lui qu’on trouve un éloge bien singulier d’une série de concepts qui n’ont pas eu la fortune qu’ils méritaient : la Néo-humanité. Néo-humanité, méga-synthèse, changement d’âge : on connaît les formules fortes que Teilhard a multipliées tout au long de sa vie de chercheur incompris. Quelques lignes de l’auteur vont nous remettre en mémoire l’envergure de sa pensée et les risques auxquelles elle s’expose comme par mégarde :
En vérité, autour de la Méditerranée, depuis six mille ans, une néo-Humanité a germé, qui achève, juste en ce moment, d’absorber les derniers vestiges de la mosaïque néolithique : le bourgeonnement d’une autre nappe, la plus serrée de toutes, sur la Noosphère. Et la preuve en est qu’invinciblement, d’un bout à l’autre du monde, tous les peuples, pour rester humains, ou afin de le devenir davantage, sont amenés à se poser, dans les termes mêmes où est parvenu à la formuler l’Occident, les espérances et les problèmes de la Terre moderne5.
Ces quelques lignes font frémir, elles ne font pas seulement trembler la théologie catholique, mais toute entente raisonnée de l’avenir humain. Car nous découvrons, jusqu’au cœur de ce projet de Néo-humanité, un ethnocentrisme militant, une réduction de l’histoire humaine à des nappes biologisantes, une noosphère jamais entropique, le basculement de l’ancestralité de la terre dans une Terre moderne, ou « Terre Finale ». Mais que signifie même devenir davantage humain ? Et que dire encore de la « planétisation en cours de la Noosphère », ou du passage par l’Occident de l’axe principal de l’Anthropogenèse, lecture hégélienne de l’histoire de l’esprit soudain retranscrite dans un vocabulaire darwinien ?
Teilhard demeure cependant précieux parce, que précisément, il ne cache rien. C’est en lui que se formule de la façon la plus naïve l’ontologie, la théologie et la poétique du transhumanisme. Il est le symptôme complet, jusque dans ses transgressions et ses naïvetés. Il
est l’alchimiste de fortune de la nouvelle vision du monde : « Jadis, les précurseurs de nos chimistes s’acharnaient à trouver la pierre philosophale. Aujourd’hui notre ambition a grandi. Non plus faire de l’or, – mais de la Vie ! ». Soudain le Néo- qu’appelle tout Trans- s’embrase : il faut se préparer à « une nouvelle vague d’organismes, – une Néo-vie, artificiellement suscitée6 ». Le théologien scolastique entrerait-il dans l’heure des techno-sciences de la vie ? Et il ose conclure, après avoir remarqué que toute la Recherche dans le monde ne se propose que de telles fins : « À ceux qui ont le courage de s’avouer que leurs espérances vont jusque-là, je dirai qu’ils sont les plus hommes des hommes7 ».
« Humain, trop humain ! », l’exclamation de Nietzsche contre la pitié ultime de Wagner aurait-elle été un mot d’ordre jésuite, et le transhumain qui en découle une preuve ultime de la folie du baroque romain ? Il n’y manque qu’« un domaine nouveau d’expansion psychique8 ». La sorcellerie de la terre se serait en effet emparée du théologien jésuite au milieu de la Chine ! Elle résume en tous les cas toute la puissance de séduction du « par-delà » laissé à ses folles entreprises : « Ses ensorcellement ne sauraient plus me nuire, depuis qu’elle est devenue pour moi, par delà elle-même, le Corps de Celui qui est de celui qui, vient !9 ».
Pour ces « par-delà », en d’autres temps, Teilhard aurait été voué au bûcher qui a rattrapé Giordano Bruno. Pourtant sa défense semble toute prête : « Tout essayer pour le Christ ! Tout espérer pour le Christ ! Nihil intentatum ! ». Voilà, juste au contraire la véritable attitude chrétienne. Diviniser n’est pas détruire, mais surcréer10.
Mais voilà bien le problème du transhumanisme : il embrasse sans réserve le Sur- de tout Trans-, mais il ne cesse de détruire. La sorcellerie a donc son Enfer. Elle a sa porte béante : « Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate. »
Expériences dantesques
On peut considérer en effet que la Divina commedia, malgré son parti pris de transhumanisation, contient autant d’avertissements que d’encouragements. La transhumanisation a son ombre et ce sont précisément toutes les métamorphoses de l’Enfer. S’il pousse des ailes à l’homme dans le Paradis, il connaît des excroissances monstrueuses dans l’Enfer : il devient arbre, serpent, roche ou glace dans l’Enfer, il use de la machinerie du corps gigantal, mais pour descendre toujours plus bas dans l’horreur, il est en proie à une métamorphose dont on pourrait dire à nouveau : « significar per verba non si porìa ». Les yeux de Béatrice ont beau nous arracher à la terre, nulne sait l’effet de l’herbe magique qui transforma Glaucus et de quel dieu il est devenu l’égal après sa métamorphose. Comme dit assez durement Dante : « Però l’essempo basti/a cui esperïenza grazia serba », que l’exemple serve de leçon à qui la grâce a réservé cette expérience.
Teilhard est bien le grand nageur de l’évolution, mais sa vue panoramique ne s’engage pas dans les allers et retours du temps pour que notre confiance soit parfaite. Qui dit que la progression vers la noosphère soit linéaire ? Qui évoquera le sort des être crispés qui n’entreront pas dans les voies de la métamorphose ? Quelle est l’éternité réservée non aux malfaisants, mais aux contrefaits, non aux déviants, mais aux myopes et aux mal voyants des issues heureuses ? Et l’amour lui-mêmedont Teilhard se réclame, ne fait-il pas, Dante le rappelle, régulièrement trembler la terre, la poussant à la catastrophe d’un amour possessif, au point qu’il y en a qui croient qu’il deviendra proie du chaos11. Quelle est la place de ce chaos érotique dans l’éther du Milieu divin ?
La lucidité nourrie aux lueurs de l’Enfer n’est pas à négliger, elle est l’ombre de l’élan créateur, elle est la caricature inévitable que tire à sa suite la délivrance, et elle écrit la contre-histoire, aussi éternelle que le temps à venir : « E IO ETTERNA DURO ». Dante a été ici plus sensible à l’aléa du futur que son successeur en métamorphose.
Il va même plus loin en imaginant des métamorphoses circulaires. Voici qu’il se moque des poètes qui se vantent de leurs métamorphoses
étonnantes. Lucain et Ovide peuvent être dépassés. Ovide « due nature mai a fronte a fronte / Non trasmutò si ch’amendue le forme / A cambiarlor matera fosser pronte12 », non transmua jamais deux natures terme à terme, au point que les deux formes fussent disposées à échanger leur matière. Qui ne dit que ce modèle local qui décrit l’étreinte animale de deux voleurs florentins ne pourrait servir de modèle général de l’évolution universelle, au point que chaque trajet en avant, se redouble d’un trajet de régression, au point que le sens général de l’univers ne paraisse pas celui d’un changement, mais au contraire celui d’un éternel équilibre entraînant avec lui d’éternelles régressions et de définitives solidifications ? Trop hâtif, Teilhard n’a même pris le temps de ces examens laborieux qui mettent en péril les élans les mieux intentionnés.
Les Transhumanistes ne connaissent qu’un temps et ce temps ils se le donnent comme une grâce déjà toute accordée. Ce modèle n’est pas rare en théologie. Il résulte tout droit du mystère de la Trans-subtantiation qui veut qu’un même pain soit successivement actualisé dans l’être par la forme du blé cuit et par le corps du Christ. Cette fluidité des états est un nœud classique de toute pensée de la métamorphose qui veut maintenir l’identité de l’être dans le changement des conditions. Et c’est précisément ce trop facile emboîtement des nouveaux scientismes maîtres du temps dans les promesses d’une théologie providentielle qui rend suspectes leurs promesses. Et si Teilhard théologien et mystique importe ici, c’est évidemment par le dévoilement de ces postulats exorbitants : transhumanistes matérialistes, vous êtes des mystiques gnostiques ! Alors continuez votre route, mais connaissez l’Enfer du théologien et du gnostique. Vous êtes des superstitieux et il vous fait maintenant connaître le sort des superstitieux.
Cicéron contre les superstitieux
Rome a fait beaucoup pour éclairer les risques de la superstition en distinguant, par la bouche du pontife Cicéron et de ses amis, la religion romaine véritable de la superstition orientale ou populaire qui était en train de s’emparer la République :
Ce ne sont pas seulement les philosophes, mais aussi nos ancêtres qui ont distingué la religion de la superstition. En effet, ceux qui, pendant des journées entières, faisaient des prières et des sacrifices pour que leurs enfants leur survivent (superstites), ont été appelés superstitieux (superstitiosi) et le mot à pris ensuite un signification plus large13.
Le transhumaniste techniciste a sa place dans ces polémiques très anciennes. Par les invocations machiniques auxquelles il se livre, il cherche toujours à se survivre, non certes dans ses enfants, mais dans les enfants de son propre corps, les prolongements appareillés qu’il multiplie et dont il veut s’équiper toujours davantage. Il est donc le superstitieux qui ne songe que survivance et descendance de soi à soi en un monstrueux héritage. Il est aussitôt le devin ou le charlatan, du moins si l’on en croit toujours Cicéron :
Je ne reconnais ni les tireurs de sorts, ni ceux qui sont devins pour de l’argent, ni même les évocations de mots […] car ce ne sont pas là des voyants de science ou de technique, « mais des devins superstitieux et des charlatans impudents, ou dépourvus de talent, ou dépourvus de raison, ou quepousse la misère, qui ne connaissent par leur propre chemin et montrent la route à autrui […] ». Mais moi, qui pense que les dieux se soucient du genre humain et même qu’ils nous envoient des avertissements et nous prédisent bien des événements, j’approuve la divination, pour peu qu’on exclue la légèreté, le mensonge et la malice14.
Nous voilà sur une route bien imprévue, où la sagesse romaine nous tend la main pour y voir davantage clair dans les propositions démesurées d’un siècle technologique. Face à la superstition des transhumanistes de son temps, Cicéron avance une assez singulière conception de la religion :
Mais ceux qui examinaient avec soin tout ce qui se rapporte au culte des dieux et, pour ainsi dire, le passaient en revue (relegere) ont été appelés religieux (religiosi), du verbe relegere tout comme élégants vient du verbe choisir (eligere), diligents du verbe diligere (prendre soin), intelligent de intellegere (comprendre). On retrouve dans tous ces mots le même sens de legere (choisir) que dans religieux. C’est ainsi que les termes supersititieux et religieux sont devenus, l’un, péjoratif, l’autre laudatif15.
Nous avons besoin de ces distinctions, elles sont les garantes de la civilisation, elles sont les gardiennes de Rome, fût-elle devenue une ville mondiale, ou le monde comme une seule ville. Elles enseignent à choisir dans nos conduites divines. Cicéron le montre, la religion véritable suppose une grande connaissance du monde divin. Elle appelle à s’y orienter, à choisir. Celui qui ne veut que la prendre dans sa compacité univoque n’y fondera que des superstitions. Celui qui associera à la religion l’élégance, le soin et l’intelligence, celui-là aura fait son chemin parmi les hommes et les dieux. C’est un tel homme dont Cicéron fait l’éloge quand il célèbre l’œuvre de son ami Varron :
Nous marchions errants dans notre propre ville comme des étrangers ; ce sont tes livres qui nous ont, en quelque sorte, ramenés dans notre demeure nous ont permis enfin de reconnaître qui nous étions et où nous étions. Par toi nous avons connu l’âge de la patrie ; par toi, la répartition des temps ; par toi, les droits de la religion, ceux du sacerdoce ; par toi, les règles de la vie privée, celles de la vie publique ; par toi, la situation des contrées et des lieux ; par toi, les noms, les espèces, les rôles, les causes de toutes les choses divines et humaines16.
En évoquant en ces termes les choses divines et humaines, Cicéron accomplit le geste religieux par excellence, celui de « passer en revue » les éléments de la tradition, les « sacrorum jura ». Il exerce ainsi un jugement libre sur une érudition sans faille. Il propose la croyance éduquée et l’oppose à la véhémence d’une croyance projective et charbonnière. Il résume la meilleure chance d’un pensée vraie : elle ne progresse qu’à partir des sacra, des auspicia, des prodigia, des sacrifices, des présages, des signes, cette triade qui fait le tour de l’ontologie romaine17. Elle ne cède ni aux seules raisons de la philosophie, ni aux emportements de la superstition. À force de civilisation, elle devient une règle de nature dans un temps transhumaniste.
Augustin ou l’éradication
Ces textes ont été lus bien avant nous, et d’abord par Augustin, qui s’est emparé de l’argument et lui a donné l’ampleur d’une déclaration de guerre contre le paganisme. Augustin ne croit pas à la concorde des dieux antiques avec les hommes, qu’il réserve au seul christianisme. Il reconnaît la distinction avancée par Cicéron après Varron :
Entre l’homme religieux et l’homme superstitieux, Varron découvre cette différence que le superstitieux a peur des dieux, tandis que le religieux les vénère seulement comme des pères sans les craindre comme des ennemis […]18.
Mais Augustin n’en reste pas là. Selon son point de vue, l’opposition entre la théologie de la cité céleste et les superstitions de la cité terrestre suffit pour conduire les hommes à choisir dans la grande remémoration des promesses religieuses de la terre. Seule la transcendance du Dieu révélé a raison de la superstition :
Mais la vraie religion n’a pas été instituée par une cité terrestre ; c’est elle en vérité qui a institué la Cité céleste. C’est elle que le Dieu véritable, dispensateur de la vie éternelle, inspire et enseigne à ses vrais adorateurs19.
Pour lui, Varron n’est qu’un esclave de sa cité terrestre et pécheresse :
Que devons-nous penser, sinon que cet homme fort pénétrant et fort habile, mais que l’Esprit-Saint n’avait pas encore libéré, fut l’esclave des coutumes et des lois de sa ville ; et toutefois il s’est refusé à passer sous silence ce qui le troublait, sous prétexte de recommander la religion20.
Recommander la religion, lui reconnaître son mandement dans les choses humaines et divines, voilà bien l’œuvre de Rome. Augustin croit urgent de se libérer de ce frein de civilisation. Il abolit d’un coup la culture religieuse de Rome qui avait su jusque-là résister aux tentations croisées de la superstition populaire et de la critique philosophique :
Or tout au long de ce magnifique et si habile enchaînement de divisions et de distinctions, il est vain de chercher et fort imprudent de souhaiter ou d’espérer trouver la vie éternelle ; […]. Car il s’agit d’Institutions émanant soit des hommes, soit des démons, et non pas de bons démons, comme les appellent nos adversaires, mais, pour parler clairement, d’esprits immondes, et sans contredit, malfaisants21.
Augustin craint que les distinctions trop humaines entre religion et superstition n’affaiblissent le désir de l’âme et retardent son union avec la vérité éternelle. Augustin veut la transhumanisation, vite, quoique sans la superstition. Il suppose une affinité de fond entre la religion vraie et la théomorphose des humains. C’est déjà la précipitation de Teilhard. Et toute précipitation annonce une crise de civilisation : l’heure du transhumanisme avait sonné sur terre avec le cortège de ses superstitions immaîtrisables. Nous ne pouvons plus penser sans cet essaim de tentations.
Une conclusion s’impose donc ici : le transhumanisme est une espérance humaine qui suppose par excellence une évaluation par des concepts théologiques. Le christianisme s’est épris de transhumanisme tout en renonçant haut et fort aux critères de choix qui permettait de l’orienter dans un sens maîtrisable ou favorable à la cité. Il s’est persuadé que l’opposition entre la théologie de la cité céleste et les superstitions de la cité terrestre suffirait pour conduire les hommes dans la grande remémoration des promesses religieuses de la terre. Dante lui-même a subi cet attrait. Il a seulement tenté de réintroduire un critère dans cette fièvre : l’amour. C’est une femme et un amour, celui de Béatrice, qui le conduira finalement à franchir les portes de la mort et de la théomorphose. S’il est de notre fatalité de transhumaniser, et que nous ne le pouvons sans revenir à retrouver la superstition d’une vie éternelle forgée à notre guise, quelle sera notre Béatrice ?
Les deux soleils
Transhumaniser, ce serait ainsi chercher l’Ève future, la femme douée pour les métamorphoses. Car la femme est d’abord l’être qui se transforme sans cesse et Béatrice est l’instrument transhumanisant par
excellence22. Béatrice est si heureuse qu’elle rend l’étoile Mercure plus lumineuse. Dante s’embrase à ce spectacle. Un vrai transhumanisme se mesure à cette aune, l’amour. Quel est ton amour ? Telle est la question que Dante nous transmet pour juger si telle ou telle transmutation nous conduit vers le ciel ou vers l’enfer. Cette reformulation du problème aurait sans doute convenu aussi à Teilhard. Cet amour enregistre la capacité de changement qui traverse l’espère humaine, mais il n’est lui-même que la réponse à un amour premier, celui de Béatrice : la regarder aimer la vie dans sa formulation la plus pleine, c’est la regarder « trasmutar sembiante23 », changer d’aspect. Ainsi la chaîne est-elle sans rupture : nous changeons sous l’effet changeant d’un principe en constant changement vers une plus grande plénitude de vie.
Mais Dante ne fait pas que nous tenter par cette irisation de son être, il délivre un enseignement sur l’amour. Or cet enseignement rompt de fond en comble avec celui de l’auteur des Confessions car il reconnaît la nécessité de ROMA au centre d’AMOR : si tu aimes, aime selon Rome ; si tu aimes, fais de ton amour la Ville. Et avec cette injonction unique dans l’Occident chrétien, c’est Cicéron, le pontificat, les enseignements de la République et de l’Empire qui reviennent et poursuivent leur œuvre de civilisation : « Pour les croyances populaires et pour le plus grand bénéfice de la république, on conserve la tradition, le système religieux, l’art et le droit auguraux, l’autorité du collège24 ».
Que dit Dante, en effet, et quelle est sa leçon d’amour ? Elle n’est pas ascétique, elle est romaine, elle n’est pas sublimante, elle est enracinante, elle n’est seulement chevaleresque et courtoise, elle est citoyenne. Même au cœur du plus haut amour en effet, Dante n’enseigne jamais un destin spirituel sans le redoubler d’une assurance dans l’ordre de la monarchie temporelle. Chez lui, même le Christ est romain et s’est soustrait à la sauvagerie des idylles sans empire25.
Ce sérieux dantesque dans l’évaluation de l’empire manque aussi bien à Augustin qu’à Teilhard. Non, il n’y avait pas que des démons à
Rome et ce fut la grandeur de Dante que de le dire et de le répéter au besoin contre Augustin lui-même. C’est dans un même mouvement que l’Amour meut le ciel et les autres étoiles, et que Rome meut la monarchie universelle. Rome qu’est-ce à dire ? La ville aux deux soleils, celle qui enseigne qu’il n’y a pas d’Empire sans dédoublement des pouvoirs : le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel26. Dante enseigne le dédoublement des fins à l’infinité de l’amour et c’est ainsi que Janus vient au secours de Jupiter. Quand la superstition dit Super-, Dante dit Deux.
N’aime pas sans Rome, voilà la leçon double de Janus et de son temple apparié à celui de Jupiter, comme les initia précèdent et concluent les summa. Le soleil de Janus devrait être la dernière mesure du transhumanisme : tout dépassement d’humanité doit suivre la carrière du soleil, s’ouvrir en Est, et se fermer à l’Occident. Aimer sous le soleil de Rome, c’est aimer à la mesure de Janus, pour une journée aussi vaste que la carrière du jour. Aimer un jour entier, du soleil levant au soleil couchant et faire dans cette plénitude paraître Béatrice, depuis la vision matutinale dans le Verbe jusqu’à la vision vespérale dans les choses comme disent les théologiens. Béatrice précède Pierre dans l’héritage de cet office. Elle impose un double soleil à toute métamorphose du désir. Elle est l’ultime pontife quand la religion de Cicéron s’efface.
Vico ou la mémoire de Janus
Au point de convergence de l’amour et du savoir, nous avons rencontré le chiffre deux et un dieu, Janus. Il est la clé d’un transhumanisme qui cherche sa loi. Trans- n’a plus été seulement un mouvement captif de sa fin, il est devenu la profondeur même des choses, la chance d’une double énonciation de toute présence. Giambattista Vico aide à préciser cette morphologie d’un monde dédoublé au cœur de la métamorphose.
Comme pour le dernier Freud, la Rome de Vico s’identifie aux pouvoirs de l’âme, ce qu’il appelle la « Métaphysique de l’esprit humain ». Celle-ci ne se formule avec des catégories, mais avec des mots de la Rome ensevelie. Vico a inventé une forme de catabase dans l’archaïque
qui met bien en lumière la force de ce dédoublement et les leçons de vie qu’il retient. Entendre le Janus romain, c’est, comme il dit, « descendre » dans une forme d’esprit étrangère à l’humanisme moderne27. Descente en enfer en effet que cette tâche de faire revivre la puissance de l’archaïque sous le signe du dédoublement de Janus… Le transhumanisme nous projette peut-être vers l’avenir, il suppose que nous puissions proportionnellement faire affleurer une telle puissance de l’archaïque28. Cette dualité des consciences est la réponse de Rome à nos ambitions d’immortalité. Plus nous progresserons vers la convergence moderne, plus nous devrons nous appuyer sur des états primordiaux qui accompagneront nos esprits en train de renoncer à leur condition ancestrale. Tout élan de dépassement – de ce dépassement qui ouvre le futur comme le rythme même du temps –, se double ainsi de la reconnaissance des lois de Janus qui garde les portes des deux solstices, celui des vivants et celui des morts.
À suivre cette complexification par dédoublement de l’idée humaniste29, il n’y aura de transhumanisme qu’infernal, non pour quelque faute morale commise, mais par la nécessité d’un enfoncement dans l’archaïque qui puisse répondre aux progressions futures. Vico brosse ainsi le portrait d’un Dante qui, dans son Enfer, retrouve les accents des âges archaïques, parcourant ensuite au cours de son œuvre les âges successifs de l’humanité30. Tel est le rythme dédoublé de l’œuvre passéiste et futuriste qui appelle l’humanité au seul transhumanisme licite, celui de pondérations à la mesure de ses progressions.
Le transhumanisme de notre temps, sans Ève ni Béatrice, sans dédoublement sous la garde de Janus, sans conscience de sa propre dépendance à l’égard de la superstition, sans empire latent ni connaissance des routes souterraines de l’Enfer semble s’imposer uniquement pour multiplier nos craintes. Mais si, d’aventure, il reprenait goût aux initiations, s’il réveillait les leçons de son propre paganisme, s’il passait à nouveau en revue les lois divines et humaines au point de connaître sa propre religion, alors il réveillerait peut-être la force qui gît sans emploi à cette heure dans la matière humaine. Mais il devrait alors répéter avec Cicéron, ou les personnages qui le représentent, cette mise en garde à longue portée sur les méfaits de ceux qui veulent se survivre :
À dire vrai la superstition, répandue dans toutes les nations, a opprimé presque tous les esprits et s’est imposée à la faiblesse humaine. […] Il me semble que, si nous détruisons radicalement la superstition, nous aurons rendu un grand service à nous-mêmes et à nos concitoyens. Et en supprimant la superstition, on ne détruit pas la religion : je veux que cela soit bien compris. Car le sage soit protéger les traditions des ancêtres en conservant les rites et le culte. […] C’est pourquoi il faut à la fois propager la religion, qui est combinée avec la connaissance de l’ordre naturel, et arracher toutes les racines de la superstition31.
Je nommerai en conséquence latine – latine des latences qui nous constituent –, la pensée mûrie qui contient les débordements du transhumanisme dans les termes des attachements archaïques. Depuis la traversée dantesque de la terre, les Romains, les Latins, et la part la plus latine de la pensée française ont su incarner le contre-coup archaïque des plus grands efforts de transformation. Ils ne furent même que cet écho souterrain, distinct des buts et des fins qui les font résonner. Procéder depuis une telle Rome de l’esprit, c’est retrouver les racines d’un droit ancestral qui redouble tout désir d’émancipation. Et quel étonnement dès lors si c’est en latin que s’écrit le palindrome de l’Empire, prononcé avec piété jusqu’au cœur de la « Société du spectacle » : In girum imus nocte et consumimur igni.
Bruno Pinchard
Université Lyon III
1 Cet article a été présenté à l’Université de Lyon 3 en novembre 2013 au cours d’un colloque fondateur le Réseau Trasumanar-Villa Finaly entre l’Italie et la France. Il est dédié à l’ami défunt qui m’a conduit aux présents débats.
2 Cité par Michel de Certeau, La Fable mystique, II, éd. Luce Giard, Paris, 2013, p. 279.
3 DC, Par. I, 70-71. Ce néologisme dantesque a été repris par Remo Bodei en dialogue avec Giambattista Vico dans un article important du recueil coordonné par Pietro Barcellona et cooédité avec Fabio Ciaramelli et Roberto Fai : Apocalisse e Post-umano, il crepuscolo della modernità, Bari, 2007, « Strategie per trascendere l’umano : cenni sul sublime e sull’Uebermesch », p. 25.
4 Peter Sloterdjk, Règles pour le parc humain, 1999, trad. Mannoni, Paris, 2000, p. 30.
5 Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Paris, 1955, p. 235.
6 Le Phénomène humain, p. 277.
7 Le Phénomène humain, p. 278.
8 Le Phénomène humain, p. 281.
9 Pierre Teilhard de Chardin, Le Milieu divin, Paris, 1957.
10 Le Milieu divin, p. 201.
11 Inf., XII, 43.
12 Inf., XXV, 100-102.
13 Cicéron, De la nature des dieux, II, XXVIII, 72, trad. Clara Auvray-Assayas, Paris, 2002, p. 89.
14 Cicéron, De la divination, I, LVIII, 132, trad. Gérard Freyburger et John Scheid, Paris, 1992, p. 96. La citation est d’Ennius.
15 De la nature des dieux, II, XXVIII, 72, trad. cit., Paris, 2002, p. 89.
16 Cicéron, Acad. I, III, 9, cité par Augustin, La Cité de Dieu, VI, II, 247, p. 55.
17 « La religion du peuple romain, considérée dans son ensemble, comporte deux aspects, les rites et les auspices, auxquels on a ajouté un troisième, les avertissements, tirés des présages et des prodiges par les interprètes de la Sibylle et les haruspices. », De la nature des dieux, II, II, 5, éd. citée, p. 135. Je renvoie ici aux commentaires de Georges Dumézil, Mythes et épopée, I, Paris, 1986 : « L’art des auspicia consiste à recevoir, interpréter et éventuellement rejeter les signes que le grand dieu veut bien envoyer aux hommes ; l’art des sacra, c’est le culte, avec ses hommages, ses sollicitations et ses marchandages. », p. 277.
18 Augustin, La Cité de Dieu, VI, IX, 2, trad. G. Combès, Paris, 1959, p. 91.
19 Augustin, ibid., VI, IV, 250, p. 61.
20 Augustin, ibid., VI, II, 248, p. 57.
21 Augustin, ibid., VI, IV, 250, p. 59-60.
22 Dante a une formule inoubliable pour cette puissance de métamorphose, quand il entre à la suite de Béatrice dans le ciel de Mercure : « E se la stella si cambiò e rise, qual mi fec’ io che per la mia natura transmutabile son per tutte guise » Par., V, 97-99, et si l’étoile se changea et sourit, quel ne suis-je devenu moi qui par nature suis transmuable à tous sens !
23 Par., V, 88.
24 De la divination, II, XXXIII, 70, trad. cit., p. 138.
25 Purg., XXXIII, 100-103.
26 Purg., XVI, 106-107.
27 « Discendere da queste nostre umane ingentilite nature a quelle affatto fiere ed immani, le quali ci è affatto niegato d’immaginare e solamente a gran pena ci è permesso d’intendere. », Scienza nuova, 44, § 338, descendre de nos natures humaines civilisées jusqu’à celles qui sont sauvages et inhumaines, natures impossibles à imaginer et qu’il nous est seulement permis de concevoir.
28 « Così noi, in meditando con i princìpi di questa Scienza, dobbiamo vestire per alquanto, non senza un violentissima forza, una sì fatta natura e, in conseguenza, ridurci in uno stato di una somma ignoranza di tutta l’umana e divina erudizione, come se per questa ricerca non vi fussero mai stati per noi né filosofi né filologi. », Giambattista Vico, Scienza nuova prima, éd. Batttistini, § 40, en méditant ainsi avec les principes de cette Science, nous devons revêtir d’une certaine manière, et non sans l’effort le plus violent, une telle nature primitive. Il nous faut en conséquence régresser dans un état d’ignorance extrême de toute culture humaine et divine, comme si pour cette recherche il n’y avait jamais eu pour nous ni philosophes, ni philologues.
29 Cf. Bruno Pinchard, La Raison dédoublée, Paris, 1992.
30 Giambattista Vico, Lettre à Gherardo degli Angioli sur Dante et sur la nature de la vraie poésie, Naples, 26 décembre 1725.
31 Cicéron, De la divination, II, LXXII, § 148.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-8124-4840-9
- EAN : 9782812448409
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4840-9.p.0051
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/09/2015
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : métamorphose, transsubstantiation, superstition, tradition, dédoublement