Milieux humains et transhumains Le transhumanisme comme processus de pseudospéciation culturelle
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2015 – 1, n° 6. Le Transhumanisme - Auteur : Brentari (Carlo)
- Pages : 89 à 103
- Revue : Éthique, politique, religions
Milieux humains et transhumains
Le transhumanisme comme processus
de pseudospéciation culturelle
Les objets de recherche de la présente contribution sont le terme « transhumain » et le concept de « transhumanisme ». On les retrouve dans une galaxie composite d’auteurs qui se réfèrent à des titres divers au mouvement transhumaniste « Humanity+ », ou présentent avec lui des analogies significatives. Ces auteurs ont comme dénominateur commun d’une part l’idée d’une fin prochaine de l’homme tel que nous le connaissons aujourd’hui et de la configuration culturelle centrée sur les valeurs de l’humanisme traditionnel ; d’autre part, le présage d’une nouvelle ère posthumaine caractérisée par le dépassement des limites physiques et/ou mentales de l’humanité actuelle. Selon la définition limpide d’un de ses théoriciens majeurs, Nick Bostrom, le transhumanisme (parfois appelé posthumanisme) peut être défini ainsi :
Le mouvement intellectuel et culturel qui affirme la possibilité et l’opportunité d’améliorer fondamentalement la condition humaine par la raison appliquée, notamment en développant et en rendant largement disponibles des technologies capables d’éliminer le vieillissement et d’étendre considérablement les capacités intellectuelles, physiques et psychologiques de l’être humain1.
Les instruments que les transhumanistes voudraient utiliser pour atteindre de tels objectifs incluent la manipulation génétique, les nanotechnologies, la psychopharmacologie, les sciences cognitives, la robotique, l’informatique et la cybernétique. Le résultat serait ce qu’ils appellent le « techno sapiens » ou « homo technologicus » : un être évolutivement postérieur à l’homo sapiens et supérieur à lui en tant que produit de sa modification technologique consciente, une nouvelle espèce hyper-intelligente et améliorée du point de vue anatomique et sensoriel,
notamment par le biais de l’ingénierie génétique. Dans la variante du posthumanisme plus liée aux recherches sur l’Intelligence Artificielle, la modification irait jusqu’à une renonciation de l’individu au « support biologique » du moi, c’est-à-dire au corps, au choix de vivre comme un paquet d’informations emmagasinées dans un ordinateur et actif par l’intermédiaire de divers « périphériques2 ».
Le but de cette contribution est de proposer une évaluation critique du passage hypothétique de l’homo sapiens au techno sapiens en se servant de catégories provenant de la biologie, de l’éthologie et de l’anthropologie. À cet égard, il doit être spécifié que notre utilisation de la connaissance scientifique n’est pas motivée par la recherche d’un critère supérieur, quantitatif et impersonnel, ni par méfiance envers les outils d’investigation de la philosophie et des sciences humaines. Bien que nées dans le contexte de la recherche empirique, les catégories que nous avons choisi d’utiliser soulignent l’aspect symbolique, qualitatif et subjectif des phénomènes étudiés. De cette façon, le transhumanisme revient dans le domaine de la recherche anthropologique (ou plutôt, d’une recherche qui est à la fois authentiquement philosophique et anthropologique). Et l’attention à la sphère symbolique est aussi à la base d’un autre choix méthodologique de cette contribution, celui d’inclure également la littérature de fiction parmi les matériaux qui peuvent nous aider à comprendre le transhumanisme et la configuration culturelle dans laquelle il est enraciné. En même temps, on évitera les réactions de refus et d’incrédulité, et on prendra au sérieux les scénarios futurs proposés par les posthumanistes. Ceci nous autorise à utiliser tous les instruments critiques et évaluatifs dont nous disposons, sans l’indulgence ou la complaisance qu’on pourrait
avoir à l’égard d’hypothèses seulement « science-fictionnelles ». Nous ne nous servirons donc pas des argumentations (qui pourtant existent et sont valides) de ceux qui pensent que le passage à la transhumanité3 n’est pas techniquement possible, mais nous en accepterons la possibilité théorique et nous chercherons à comprendre ce qui pourrait en être, dans une optique de biologie évolutive, le résultat final.
Les premiers instruments dont nous souhaitons nous servir sont ceux de spéciation et de pseudospéciation. Le premier vient de la biologie évolutionniste, le second de la psychologie sociale et de l’éthologie humaine. Commençons par la spéciation : dans une perspective biologique, il ne suffit pas d’utiliser un nouveau terme latin (comme techno sapiens) pour conférer la qualité d’espèce à un groupe d’individus en voie de différenciation. La spéciation requiert la formation d’une barrière reproductive entre la variété mère et la variété dérivée, une barrière qui peut être totale ou qui peut se limiter à empêcher la procréation d’individus fertiles (tel événement, en effet, mélangerait le matériel génétique et empêcherait le processus de la différenciation). Les barrières reproductives peuvent être de deux types : externes (comme les barrières géographiques qui isolent les populations) ou internes. Ce second groupe comprend à son tour des obstacles anatomiques, physiologiques ou comportementaux. Au niveau éthologique, les barrières reproductives les plus significatives sont comportementales : il s’agit de cas dans lesquels l’isolement reproductif entre deux espèces qui pourraient s’hybrider est dû à la sélectivité des mécanismes de reproduction. Le biologiste évolutionniste Edward O. Wilson rapporte le cas d’une espèce de phalènes géantes en Amérique du Nord qui se différencient sur la base de l’horaire auquel les femelles émettent une odeur d’attraction pour les mâles – « les femelles des papillon prométhée (Callosamia Promethea) émettent leur signal entre 16 heures et 18 environ. Les femelles des papillons polyphèmes (Antheraea Poliphemus) émettent leur signal entre 22 heures et 4 heures du matin environ4 ». La spéciation, dans des cas comme ceux-ci, se fonde sur les mécanismes liés au comportement et à la communication entre les espèces.
Passons maintenant au second concept : la pseudospéciation. Il a été rendu célèbre par Konrad Lorenz mais provient à l’origine de la
psychologie sociale et notamment des travaux d’Erik Erikson (1902-1994)5. Par pseudospéciation culturelle, il faut entendre le fait qu’une population tend à se comporter envers les autres populations (ordinairement les plus proches), comme si elles étaient composées non de membres de la même espèce mais d’espèces différentes. Pseudospéciation signifie donc : processus de formation d’entité collective qui reproduise sur le plan culturel le processus de reproduction biologique de l’espèce (c’est-à-dire la spéciation au sens strict). Comme la vraie spéciation, la pseudospéciation est aussi favorisée par l’isolement géographique et conduit à l’isolement reproductif – un phénomène que les anthropologues appellent endogamie. Dans les cultures prémodernes surtout, les liens endogames sont si solides qu’ils semblent tout à fait naturels. La pseudospéciation émerge aussi au niveau linguistique : dans de nombreuses cultures prémodernes le nom que le peuple se donne à lui-même est simplement « les hommes » (comme c’est le cas de Inuits), ce qui dégrade implicitement les autres populations en « non-hommes6 ». Emerge ici le plus grand danger de la pseudospéciation : la tendance à déshumaniser ce qui n’appartient pas au même groupe ou au sous-groupe culturel.
La dernière chose que l’on voudrait préciser, toujours pour préparer l’analyse du transhumanisme contemporain, c’est que tant la spéciation que la pseudospéciation sont des phénomènes dérivés. Le processus qui conduit à une nouvelle espèce ou à une nouvelle culture n’a pas comme fin la différenciation même, ou la naissance d’une nouvelle espèce ou d’une nouvelle culture, mais la survie de l’ancienne dans un contexte critique. Comme le remarque Wilson, « les différences entre les espèces prennent généralement naissance en tant que traits les adaptant à l’environnement, et non tant en tant que moyennes d’isolement reproductif. Les adaptations peuvent aussi servir de mécanismes intrinsèques d’isolement, mais ce résultat est accidentel. La spéciation est un sous-produit de l’évolution7 ». On peut dire la même chose de la formation d’une culture : les rites et les mythes d’une configuration culturelle
changent en fonction des exigences à affronter, des explications à donner face à des phénomènes inexplicables, des adversités subites ; les langues naturelles se transforment pour accomplir des tâches pratiques, liées à la vie quotidienne, ou encore par le biais de la créativité linguistique naturelle des membres de la collectivité etc. Aucune colonie ne s’est jamais formée avec la fin abstraite de se différencier de la mère patrie, tandis que de nombreux groupes humains ont émigré pour pouvoir développer plus avant leur mode de vie.
La thèse qu’on voudrait illustrer ici c’est que la transformation de l’humain en transhumain ne peut pas échapper à cette loi : si ce passage doit advenir, il sera lui aussi la réponse à des difficultés environnementales, à des défis posés par le milieu humain. Une précision est nécessaire ici : en revenant aux thèses du biologiste Jakob Von Uexküll, on entend par milieu non tant le contexte physique que l’Umwelt, l’environnement de sens qui entoure toute espèce, un milieu qui n’est pas un ensemble mécanique d’objets, d’autres êtres vivants et de conspécifiques que le réseau des significations portés par les objets, par les autres êtres vivants et les conspécifiques8. Fidèles à notre choix initial de prendre au sérieux le transhumanisme, nous chercherons à comprendre ce qui, dans l’environnement de sens de l’homme contemporain, peut le pousser à vouloir évoluer vers une nouvelle entité, qu’il s’agisse d’une espèce ou d’une pseudoespèce.
Un cas de spéciation transhumaine
dans la littérature contemporaine :
Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq
Commençons par un cas dans lequel la mutation de l’humanité est décrite comme une véritable et authentique spéciation. Il s’agira évidemment d’un cas traité par la littérature fictionnelle puisqu’à notre connaissance, il n’est jamais arrivé qu’une barrière reproductive ait divisé l’espèce homo sapiens de l’intérieur. Dans l’épilogue de son roman Les Particules élémentaires, Michel Houellebecq dessine avec une extrême précision les événements qui portent à la naissance d’une nouvelle espèce d’êtres humains. Houellebecq part d’une hypothèse scientifique, la découverte d’une méthode de stabilisation et réduplication de l’ADN qui d’une part rend immortelle toute cellule somatique, et de l’autre rend inutile la reproduction sexuée, et en décrit les implications dans les termes suivants :
À la fin de 2009, il ne pouvait plus subsister aucun doute : les résultats de Djerzinski étaient valides, on pouvait les considérer comme scientifiquement démontrés. Les conséquences pratiques, évidemment, étaient vertigineuses : tout code génétique, quelle que soit sa complexité, pouvait être réécrit sous une forme standard, structurellement stable, inaccessible aux perturbations et aux mutations. Toute cellule pouvait donc être dotée d’une capacité infinie de réplications successives. Toute espèce animale, aussi évoluée soit-elle, pouvait être transformée en une espèce apparentée, reproductible par clonage, et immortelle9.
En termes génétiques, cette découverte rendrait techniquement possible une germline modification de l’humanité à une très grande échelle10 – c’est-à-dire une série de modifications irréversibles, héréditaires et telles qu’elles rendent impossibles le croisement avec l’espèce originaire. Contrairement à un quelconque cas de spéciation jamais vérifié dans la nature, elle passerait cependant d’une espèce à reproduction sexuée à une espèce d’êtres asexués, immortels, pouvant être clonés, mais non
intéressés par la génération d’autres copies d’eux-mêmes (à part en cas de mort accidentelle).
Dans le roman de Houellebecq, la transformation de l’espèce humaine est présentée comme une décision consciente de l’humanité, prise quasi à l’unanimité au sein de l’UNESCO et appliquée de façon rapide et rigoureuse. Cette reddition de « l’ancienne humanité », qui à première vue peut faire sourire, apparaît au contraire étrangement convaincante dans le contexte du roman ; nous devons cependant nous souvenir qu’elle est présentée dans la partie conclusive d’un ouvrage tout entier dédié à décrire, avec l’acuité d’un compte-rendu éthologique, le vide et l’angoisse d’hommes et de femmes profondément seuls, en recherche de sexe et d’amour, douloureusement conscients de leur propre mortalité et privés de toute représentation symbolique ou religieuse en mesure de conférer un sens global à leur vie. En référence à un moment bien connu dans la culture occidentale (on pense au mythe platonicien de l’hermaphrodite), Houellebecq reconduit la solitude, l’angoisse, l’individualisme et l’isolement de ses personnages à leur nature sexuée, préparant donc la plausibilité du retournement « science-fictionnelle » de son roman : l’auto-extinction de l’humanité telle que nous la connaissons en faveur de la création d’une nouvelle espèce non divisée en genres sexuels et composée d’être autosuffisants et satisfaits. Pour rendre une idée du cadre quasi élégiaque dans lequel ceci advient, on peut reporter la description par Houellebecq de l’extinction de l’humanité du vieux genre :
Il subsiste quelques humains de l’ancienne race, en particulier dans les régions restées longtemps soumises à l’influence des doctrines religieuses traditionnelles. Leur taux de reproduction, cependant, diminue d’année en année, et leur extinction semble à présent inéluctable. Contrairement à toutes les prévisions pessimistes, cette extinction se fait dans le calme, malgré quelques actes de violence isolés, dont le nombre va constamment décroissant. On est même surpris de voir avec quelle douceur, quelle résignation, et peut-être quel secret soulagement les humains ont consenti à leur propre disparition11.
Le transhumaine comme pseudospéciation
Dans des contextes non littéraires, la création de la nouvelle humanité ne se configure pas comme une vraie spéciation, ni ne s’accompagne d’habitude de l’idée d’une rapide extinction de la vieille forme. Souvent la nature de la modification est laissée dans l’ambiguïté ; toujours raisonnant dans les termes de la biologie évolutive, on ne comprend pas bien si le développement biotechnologique de l’homme devrait être une authentique germline modification ou seulement l’acquisition de caractères phénotypiques individuels non transmissibles. Dans le second cas, le discours change profondément : le passage à la transhumanité perd tout droit d’en appeler à la naturalité de l’« évolution » et rentre dans le champ d’investigation des relations entre groupes humains. Reprenant la seconde catégorie exposée plus haut, la naissance de groupes humains transformés deviendrait un cas de pseudospéciation due à l’usage de nouvelles technologies : non plus un cas d’évolution biologique (pour ainsi dire « forcée ») mais matière d’étude pour l’anthropologie, l’éthologie humaine et la biopolitique. Une fois reconduite à la dimension anthropologique de la pseudospéciation, ou vue comme choix et stratégie d’un groupe humain parmi d’autres, la transformation technologique en vient à être reconnue aussitôt comme ce qui a toujours été : le résultat de choix politiques particuliers, qui n’échappent pas à l’observation et à la critique de la part des autres groupes humains.
Ce changement de perspective ouvre la voie à un grand nombre d’observations intéressantes qu’on peut seulement esquisser ici. En premier lieu, dans le monde globalisé contemporain, l’hypothèse de communautés d’individus techniquement transformés qui subsistent dans un isolement relatif est un fourvoiement total ; la circulation des informations la rende impossible, comme elle rend déjà impossible de fait l’isolement des populations qui jouissent d’une haute teneur de vie,
ou de plus grands droits humains, ou de meilleures conditions climatiques. Le bioéthicien Christopher Hook, évoquant les conséquences sociales du transhumanisme, nous permet de comprendre ce point avec une clarté particulière :
La poursuite d’objectifs transhumanistes pourrait conduire à des individus et des communautés qui possèdent des différences significatives selon le type et l’ampleur des modifications biotechnologiques. Une des conséquences de ces disparités sera probablement la discrimination – à la fois contre les améliores et les non améliorés, puisque chaque communauté peut se sentir menacée par l’autre. Il y aura probablement des accusations de concurrence déloyale, qui pourront conduire à des tentatives de législation restrictive. Pourtant, il est douteux que de telles restrictions trouveront un consensus suffisant pour être adoptée, encore moins pour empêcher les améliorations d’avoir lieu12.
Le mouvement transhumaniste contient les prémisses de ce scénario, au moment où il déclare que la liberté de poursuivre la transformation est une composante fondamentale du droit à la vie de chaque être humain13 sans cependant spécifier ni les modalités concrètes de son obtention, ni le niveau qu’elle pourra atteindre, ni où se trouveront les ressources pour la réaliser ; en ceci, la pensée transhumaniste reste semblable à de nombreuses autres formes d’utopie. Et d’autres critiques très sensées demeurent aussi inécoutées, comme celle-ci, que l’on doit aussi à Hook :
Une conséquence probable de cela est la formation de plusieurs communautés qui adhèrent à certaines valeurs et respectent différents niveaux de modification technologique. Mais puisque certains groupes peuvent choisir un moindre degré d’amélioration, ils peuvent courir le risque d’être ghettoïsés ou limités dans l’accès à autres biens de la société extérieure qu’ils peuvent encore désirer. Alors que certains transhumanistes sont tout à fait clairs sur le fait qu’ils ne veulent pas imposer aux autres leurs désirs d’amélioration (Bostrom, 1999), en tant que groupe, ou même à titre individuel, ils n’ont pas résolu de façon satisfaisante la question de savoir comment maintenir la tolérance à l’intérieur et en dehors de leurs communautés de choix14.
Le discours sur les implications politiques, sociales et juridiques du transhumanisme ne peut être poursuivi ici. Ce qu’on veut souligner, c’est que, une fois privé du statut de « saut évolutif », le passage hypothétique au transhumain déclencherait entre les groupes humains des formes de concurrences pour l’accès aux ressources technologiques tout à fait analogues à celles qui, dans le passé, se sont développées à l’occasion de l’avènement d’une nouvelle technologie en mesure de modifier les rapports de force préexistantes. Ce qui en ferait un cas parfait de pseudospéciation, s’il est vrai que (comme l’affirme Lorenz dans son texte théorique principal L’Envers du miroir) les différences partielles entre groupes humains semblent générer plus d’hostilités qu’une pleine étrangeté. Lorenz écrit en effet :
Les civilisations qui ont atteint un certain degré de différentiation se comportent à bien des égards, les unes par rapport aux outres, comme des espèces animales différentes mais très voisines. Il est essentiel de souligner ce facteur d’étroite parenté car on ne connais pas d’exemple de groupes cultures ayant atteint, par une évolution éthologique et écologique différente, un degré de différenciation tel qu’ils aient pu cohabiter sur un même territoire sans frottement et dans un rapport de totale indifférence, comme le font, sans le moindre problème, des espèces animales différentes15.
Vue dans cette perspective, la coexistence entre humains et transhumains, ou entre humains avec divers niveaux de transformation technologique, ne serait donc que l’énième cas dans lequel, à l’intérieur de l’espèce homo sapiens, les groupes humains se retrouveraient trop semblables pour pouvoir s’ignorer mais trop différents pour pouvoir vivre en paix.
Le transhumanisme comme réponse adaptative
aux nouveaux problèmes du milieu culturel
Venons-en maintenant à la seconde partie de la présente contribution. Qu’il soit compris comme spéciation authentique ou – plus modestement, mais avec plus de vraisemblance – comme pseudospéciation, le passage au transhumain peut nous révéler de nombreuses choses
sur le milieu dans lequel il mûrit, ou au moins dans lequel en mûrit l’exigence, l’aspiration, l’utopie. Comme nous l’avons vu précédemment, la véritable spéciation (pour la biologie évolutive) ou la pseudospéciation (pour l’anthropologie culturelle et l’éthologie humaine) constituent en premier lieu des réponses adaptatives ; leur fin n’est pas la différenciation en elle-même, ni à plus forte raison la disparition de l’espèce ou de la configuration culturelle précédente, mais l’institution d’un meilleur rapport avec le milieu, d’habitude en réponse à de nouveaux défis. Et, à nouveau, il faut préciser que puisque c’est de l’être humain dont nous parlons, nous entendons par « milieu » le milieu de sens, le champ de significations, l’entrelacement d’exigences matérielles, symboliques et sociales qui caractérisent toute configuration culturelle.
Il est très probable donc que les problèmes affrontés par le mouvement transhumaniste – que ce soit par des moyens centrés, parfois ingénument, sur l’usage des nouvelles technologies – soient de vrais problèmes adaptatifs, des difficultés réelles que les êtres humains concrets rencontrent dans le milieu social et culturel contemporain. Sans prétention d’exhaustivité, nous voudrions maintenant lister synthétiquement trois problèmes, qui de façon variée ont déjà partiellement émergé dans la présente analyse.
La première des difficultés que l’individu doit affronter dans le milieu de sens transformé des cultures contemporaines est le rapport à la mort. Si nous observons la culture occidentale avec les yeux de l’anthropologue, il est évident que la fin des élaborations rituels ou religieuses de la mort, surtout celles basées sur l’idée d’un au-delà, a laissé un énorme problème d’adaptation. Contrairement aux animaux, en effet, les membres de l’espèce humaine sont en mesure de se représenter avec une clarté relative leur propre mort et ce qui probablement la précédera (maladie, affaiblissement progressif des facultés vitales), et le manque de possibilité d’élaboration symbolique et collective de telles représentations peuvent avoir des effets dévastateurs sur l’équilibre et sur la capacité d’action des individus.
Cette sorte d’impasse est peut-être inévitable : la représentation de la mort individuelle fait partie intégrante de la capacité cognitive de l’espèce humaine, et la disparition des voies traditionnelles de compensation symbolique semble être le destin commun des sociétés qui atteignent un certain niveau de développement économique.
Face à cela, les propositions transhumanistes pointent en général vers l’extension indéfinie de l’existence, confiée soit aux biotechnologies, soit à l’enregistrement de soi sur des supports informatiques. Comme pour toutes les stratégies adaptatives seulement hypothétiques, il est difficile de comprendre a priori si une telle extension de l’existence pourrait répondre de manière efficace au problème ; elle n’élimine pas la possibilité de la mort violente, ou causée par l’extérieur, et ne serait donc probablement pas décisive.
Le second problème environnemental qui surgit dans les configurations culturelles contemporaines et auquel le transhumanisme tente de trouver une solution est le rapport au corps. Ici, les transhumanistes exposent des scénarios très divers, de prime abord complètement contradictoires : d’un côté les « biotechnologies » présagent le renforcement sensoriel et corporel, de l’autre, les théoriciens de l’IA ne semblent pas du tout effrayés par la perspective d’une disparition du corps et de la réduction du soi à un paquet d’informations chargeables sur un ordinateur (ce qui, en passant, ferait disparaître d’un coup une grande partie la philosophie du xxe siècle, qui a consacré tant d’efforts à la clarification de la corporéité constitutive du soi). La contradiction entre les deux scénarios est seulement apparente : dans les deux cas, on nie la finitude du corps, sa temporalité, sa fragilité. Et, à nouveau, il est difficile d’évaluer l’efficacité de telles stratégies adaptatives hypothétiques : si le problème demeure dans la finitude du corps (ou du substrat qui supporte le moi), il pourrait ne pas se révéler suffisant de repousser les limites toujours plus loin. Bien que beaucoup améliorés par rapport aux versions précédentes, en fait, les nouveaux hommes devront probablement eux aussi faire face à leurs limites.
Le troisième problème qui surgit dans les configurations culturelles contemporaines est lié à la sexualité. Dans une optique de biologie évolutive, la reproduction sexuelle commence à apparaître comme une modalité incroyablement complexe de perpétuation de l’espèce, par rapport à laquelle la transmission horizontale du code génétique propre aux virus ou la simple réplication des bactéries se distingue par sa fiabilité et sa durée. Même au niveau du sens commun, comme il ressort du livre de Houellebecq, la sexualité humaine commence à être perçue comme la principale responsable de l’incomplétude et de la solitude de l’être humain, que l’on voit condamné à dépendre des autres dans la recherche du bonheur, du plaisir ou encore seulement de la sérénité. En
outre, de façon souvent confuse, le sens commun commence à entrevoir le lien entre reproduction sexuée et mortalité – un lien que la biologie théorique a caractérisé depuis longtemps, en mettant en évidence comment, dans les membres des espèces à reproduction sexuée, il existe des mécanismes physiologiques autoinduits (communément nommés « de vieillissement ») qui poussent vers la fin de l’existence, en sorte que place soit faite aux générations suivantes.
Ici aussi le transhumanisme semble pencher pour des solutions adaptatives radicales, qui vont dans la direction d’une abolition de la reproduction sexuée et/ou de la sexualité basée sur les relations avec les conspécifiques. Houellebecq envisage la création biotechnologique d’êtres autosuffisants et complets qui rappellent beaucoup les hermaphrodites du mythe platonicien (au passage, l’auteur les dote d’une énorme capacité de se procurer de façon autonome du plaisir sexuel) ; de son côté, l’aile informatique du mouvement transhumaniste admet comme unique forme de reproduction l’enregistrement et dédoublement des données en lesquelles consisterait la personnalité.
Conclusion
L’espèce humaine, comme toute autre espèce biologique, est composée de populations. Contrairement aux autres espèces, ces populations sont aussi des cultures, des configurations culturelles diverses les unes des autres. Outre le fait qu’elles assurent la survie matérielle des individus qui en font partie, les configurations culturelles doivent satisfaire un besoin typiquement humain, le besoin de sens – le besoin de sentir que l’existence a un sens. En particulier, les individus de l’espèce humaine ont besoin d’un horizon temporel ouvert, non limité par la mort individuelle comme par une muraille infranchissable. Ce qui peut advenir de plusieurs façons : par l’idée d’immortalité personnelle, par le dévouement aux enfants (considérés comme continuateurs du mode propre d’être, ou de cette micro-culture qu’est une famille), par l’adhésion à une tâche collective qui outrepasse la mort propre (ce que l’on appelait autrefois une « cause » pour laquelle mourir). Dans les cultures occidentales contemporaines, l’horizon
temporel est souvent clos ; ce qui se traduit pour certains par une angoisse individuelle, l’obsession pour la mortalité, l’attention frénétique portée sur la corporéité et ses limites, les perceptions extrêmes de la sexualité (considérée ou comme source de sens existentiel, ou à l’opposé comme condamnation). La clôture de l’horizon temporel est pour l’homme une potentielle impasse évolutive : ses facultés cognitives, qui non seulement impliquent la prévision de la mort individuelle mais permettent aussi une critique diffuse des formes « ingénues » d’ouverture temporelle du passé – peuvent se retourner contre lui et paralyser sa volonté de vivre.
Le transhumanisme réagit à cet ensemble de problèmes, qu’il rencontre dans son milieu culturel de naissance, avec les instruments adaptatifs qu’il a à sa disposition : d’un côté la science et la technologie, de l’autre l’esprit utopique qui caractérise l’homme depuis toujours. Et ce dernier élément ne peut être considéré qu’avec faveur, parce qu’il maintient vivante la conscience qu’il est possible de reconstituer un milieu de sens, que l’horizon temporel peut se rouvrir. Sur les modalités, évidemment, il convient de faire attention : plus que de nouvelles espèces ou pseudoespèces, plus que de nouveaux hardware pour le soi il est besoin d’une nouvelle fidélité à l’humanité, à son identité unique d’espèce en même temps naturel et culturel. L’angoisse concentrée sur les limites individuelles de nombreux contemporains devrait laisser place, pour citer Arnold Gehlen, à une nouvelle « idée directrice » en mesure d’orienter les individus et les institutions, à une tâche collective capable de reconstituer autour de soi des configurations culturelles riches de sens16. Une telle tâche pourrait être, aujourd’hui, la lutte contre les changements climatiques, la défense de la biodiversité et l’engagement pour un développement durable ; et ceci étant dit sans aucun extrémisme écologiste et sans aucune hostilité envers l’humanité : peu nombreux sont les scientifiques qui, dans l’étude de l’homme d’un point de vue évolutif, ne se rendent pas compte de toute la biodiversité qu’il a lui-même amené sur la Terre.
Carlo Brentari
Université de Trento
Bibliographie et sitigraphie
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1 URL : http://humanityplus.org/philosophy/transhumanist-faq/#answer_22.
2 « Certains posthumains peuvent trouver avantageux de se débarrasser complètement de leurs corps et de vivre comme des schèmes d’informations sur de vastes réseaux informatiques ultra-rapides. Leurs esprits peuvent non seulement être plus puissant que le nôtre, ils peuvent aussi utiliser différentes architectures cognitives ou inclure de nouvelles modalités sensorielles qui permettront une plus grande participation dans les paramètres de leur réalité virtuelle. Les esprits posthumains pourraient être en mesure de partager directement souvenirs et expériences, augmentant considérablement l’efficacité, la qualité et les modalités par lesquelles les post-humains pourraient communiquer entre eux. Les frontières entre les esprits posthumains peuvent ne pas être aussi nettement définies que celles qui existent entre les êtres humains » ; URL : http://humanityplus.org/philosophy/transhumanist-faq/#answer_22. Ray Kurzweil est le principal inspirateur d’un transhumanisme fondé sur l’Intelligence artificielle. Voir aussi R. Kurzweil, The Age of Spiritual Machines: When Computers Exceed Human Intelligence, New York, Viking, 1999.
3 Voir par exemple S. A. Newman, “The Transhumanism Bubble”, Capitalism Nature Socialism, no 21/2, 2010, p. 29-42.
4 E.-O. Wilson, La diversité de la vie, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 74.
5 Voir E.-H. Erikson, “Ontogeny of ritualisation in man”, Philosophical Transactions of the Royal Society of London, no 251(B), 1966, p. 337-349.
6 Qu’on ne croit pas que les Occidentaux ont été immunisés à ce phénomène : les Grecs nommaient « barbares » (onomatopée désignant le balbutiement) ceux qui ne parlaient pas la langue grecque. Si l’on considère le rôle clé du langage dans la définition de ce qui est ou n’est pas humain, nous ne sommes pas loin de la pseudospéciation au sens strict.
7 E.-O. Wilson, op. cit., p. 76.
8 Uexküll expose la thèse selon laquelle les mêmes objets sont différents signifiés dans l’environnement (Umwelt) des divers êtres vivants à travers l’exemple du chêne : « Je prends comme exemple un chêne qui est peuplé de nombreux sujets animaux et est appelé à jouer un rôle différent dans chaque milieu. Puisque le chêne apparaît aussi dans divers milieux humains, je commence par ceux-ci. Dans le milieu absolument rationnel du forestier […] le chêne voué à la hache n’est rien d’autre qu’une brasse de bois que le forestier essaye de mesurer avec précision. Il ne fera guère attention à l’écorce boursouflée qui ressemble fortuitement à un visage humain. Le même chêne dans le milieu magique d’une petite fille pour qui la forêt est encore peuplée de gnomes et de lutins : la petite fille s’épouvante pour le chêne qui la regarde avec son visage méchant. Le chêne tout entier s’est transformé en dangereux démon. Pour le renard qui a bâti sa tanière entre les racines du chêne, celui-ci s’est transformé en un toit solide qui le protège avec sa famille des intempéries. […] Avec ses nombreuses ramifications qui offrent des tremplins commodes, le chêne acquiert pour l’écureuil la tonalité d’ascension, et, pour les oiseaux chanteurs qui construisent leurs nids dans les ramifications plus élevées, il reçoit l’indispensable tonalité de support » ; J. von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010, p. 156-158. Voir aussi C. Brentari, Jakob von Uexküll. The Discovery of the Umwelt between Biosemiotics and Theoretical Biology, Dordrecht-Heidelberg-London-New York, Springer, 2015.
9 M. Houellebecq, Les Particules élémentaires, Flammarion, Paris 1998, p. 308.
10 Voir Newman, op. cit., p. 36-38 ; voir aussi P. R. Billings, R. Hubbard, S.-A. Newman, “Human Germline Gene Modification : A Dissent”, Lancet, no 353, 1999, p. 1873-1875.
11 Ibid., p. 315-316. Et encore écrit-il : « l’humanité devait disparaître, l’humanité devait donner naissance à une nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir. […] L’ambition ultime de cet ouvrage est de saluer cette espèce infortunée et courageuse qui nous a créés. Cette espèce douloureuse et vile, à peine différente du singe, qui portait cependant en elle tant d’aspirations nobles. Cette espèce torturée, contradictoire, individualiste et querelleuse, d’un égoïsme illimité, parfois capable d’explosions de violence inouïes, mais qui ne cessa jamais pourtant de croire à la bonté et à l’amour. Cette espèce aussi qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement ; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique » (Ibid., p. 316). Ces pages de Houellebecq ont suscité l’attention de nombreux critiques : voir par exemple J.-M. Mandosio, Après l’effondrement. Notes sur l’utopie néo-technologique, Paris, L’Encyclopédie des Nuisances, 2000, p. 184.
12 C. Hook, “Transhumanism and Posthumanism”, in S.-G. Post (dir.), Encyclopedia of Bioethics, 3e éd., Macmillan Reference, New York, 2003, p. 2519.
13 C’est le cas du transhumaniste suédois Anders Sandberg ; voir Morphological Freedom – Why We Not Just Want It, but Need It (2001), URL : http://www.nada.kth.se/˜asa/Texts.
14 C. Hook, op. cit., p. 2519. La référence est à Nick Bostrom, The Transhumanist FAQ (1999), URL : http://www.transhumanism.org/resources/faq.html.
15 K. Lorenz, L’envers du miroir, Paris, Flammarion, 1975, p. 260.
16 Voir A. Gehlen, Urmensch und Spätkultur: philosophische Ergebnisse und Aussagen, Frankfurt am Main Vittorio Klostermann, 2004, p. 86, 101, 119, 178, 206, 302.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-8124-4840-9
- EAN : 9782812448409
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4840-9.p.0089
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/09/2015
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : transhumanisme, spéciation, pseudospéciation, Umwelt, extinction.