Le corps transhumain Prothèses, hybridité, liberté morphologique
- Publication type: Journal article
- Journal: Éthique, politique, religions
2015 – 1, n° 6. Le Transhumanisme - Author: Kleinpeter (Edouard)
- Pages: 105 to 120
- Journal: Ethics, Politics, Religions
Le corps transhumain
Prothèses, hybridité, liberté morphologique
En 2004, l’artiste Neil Harbisson a été autorisé par le gouvernement britannique à afficher un dispositif prothétique qu’il porte de façon permanente sur sa photo de passeport et, dès lors, est devenu, aux yeux de certains le premier cyborg autoproclamé et officiellement reconnu. Harbisson souffre d’une maladie génétique rare, l’achromatopsie, qui ne lui permet de voir qu’en noir et blanc. Il a conçu un dispositif, l’eyeborg, constitué d’une caméra qui capte les images et les transforme en ondes sonores, lui permettant, en un sens, « d’entendre les couleurs », y compris celles dont les longueurs d’onde sont invisibles à un œil humain biologique comme l’ultraviolet ou l’infrarouge. Ce dispositif est intégré à l’os occipital de son crâne et ne peut, par conséquent, pas être retiré sans intervention chirurgicale. Il le considère comme faisant partie de sa personne, de son identité, et revendique son statut de cyborg.
Le cas de Harbisson est intéressant car il condense plusieurs problématiques qui émergent lorsque l’on s’intéresse à la question de l’augmentation du corps biologique par les prothèses. La maladie dont il souffre confère, au premier abord, un statut palliatif à son eyeborg, qui constitue alors un dispositif de réparation. Cependant, sa capacité à distinguer des longueurs d’onde inaccessibles à l’œil humain en fait un outil d’augmentation qui l’ouvre à une phénoménologie radicalement différente de celle du commun des mortels. Il pose également la question du degré d’intégration du dispositif technique et de la reconfiguration corporelle et identitaire qu’elle entraîne. Dans son cas, cette intégration est si élevée qu’il en va jusqu’à revendiquer son statut de cyborg, d’individu hybride, auprès des autorités légales de son pays.
Dans cet article, nous chercherons à éclaircir quelques enjeux posés par le rapport de la pensée transhumaniste au corps et, en particulier, à son hybridation avec des éléments techniques. De fait, les prothèses
et implants font partie de l’arsenal traditionnel du transhumain pour augmenter ses capacités, voire pour en créer de nouvelles comme la faculté de ressentir les champs magnétiques en implantant un aimant sous la peau1 ou de communiquer par la pensée via des électrodes connectées au système nerveux2. Le corps, dans cet objectif, est vu de façon essentiellement ambivalente, à la fois comme matériau de base à valoriser, améliorer, sublimer et comme le vestige encombrant d’une humanité soumise à la souffrance, la vieillesse, la maladie et la mort, dont il conviendrait dès lors de se débarrasser. Nous verrons que cette ambivalence prend source dans deux des piliers théoriques du transhumanisme que sont le libéralisme, entendu ici comme principe de la liberté individuelle absolue (en l’espèce, de décider de modifier son corps), et l’approche matérialiste généralisée du monde. Nous tenterons de l’analyser à travers le discours de philosophes et nous intéresserons en particulier à la notion de « liberté morphologique » défendue par Anders Sandberg3. Nous discuterons ensuite des conditions et modalités de l’intégration corporelle de la technique en nous appuyant notamment sur l’exemple de l’appareillage des personnes touchées par l’absence congénitale d’un ou plusieurs membres (agénésie).
Précisons d’emblée qu’il ne s’agit nullement ici de céder à un quelconque déterminisme technologique : technologie, technique et culture, tout comme l’image du corps dans une société et à une époque données, sont, bien sûr, des notions dialectiquement liées, et historiquement et sociologiquement situées. Parler de « la technologie » ou de « la technique » en général constitue un abus de langage effectué à des fins de clarté, mais qui n’obère bien entendu pas l’intrication essentielle entre ces concepts.
« L’adieu au corps »
L’ambition affichée du transhumanisme de dépasser, grâce à la technique, les limites biologiques de l’humain, d’allonger indéfiniment la durée de vie en bonne santé et de lutter contre la souffrance « insupportable, inutile, déshumanisante »4 conduit certains commentateurs à l’assimiler à une volonté d’abandon de la chair, considérée comme « haïssable » et un rejet du corps vu comme une carcasse encombrante dont il s’agit de se débarrasser.
C’est ainsi que les courants du transhumanisme et du posthumanisme en viennent à prophétiser la mutation prochaine de l’humanité en une posthumanité constituée de cyborgs, hommes-machines épargnés par la maladie, la vieillesse et la mort : on forme alors l’utopie d’une surhumanité futuriste née de l’abandon de tout ce qui rivait l’homme à la chair et le condamnait à une vie trop brève.
Voilà […] les idéaux et fantasmes qui fécondent la représentation contemporaine d’un corps qui semble ne plus devoir être donné mais proposé telle une ébauche à performer : un corps d’autant plus satisfaisant qu’il est artificiel et résistant5.
Ce rejet du corps serait alors nourri par un double mouvement : d’une part la volonté de maîtrise de monde physique inhérente à la technoscience et, d’autre part, la « honte prométhéenne », pour reprendre l’expression célèbre de Günther Anders, qui habiterait l’humain imparfait face à la perfection des machines qu’il crée.
Une attitude de fascination devant les technologies contemporaines pose l’informatique sous l’égide du virtuel ou de la robotique en substituts profanes de Dieu, mais d’un Dieu conciliant à qui il suffit de proposer pour que bientôt il satisfasse toutes les demandes de puissance. Nombre de démarches de la technoscience envisagent le corps à la manière d’une esquisse à corriger ou même à éliminer de fond en comble du fait de son imperfection.
[…] Si le corps est le lieu de la mort ou de la maladie, non plus la condition d’existence de l’homme, mais celle de ses limites, alors une fois le corps
supprimé la mort, la maladie ou les limites n’auraient plus lieu d’être. L’homme se sent indigne face à la perfection prêtée complaisamment à la technique dont il est l’auteur6.
Le corps biologique serait alors, dans la pensée transhumaniste, le lieu même d’expression de la finitude et de la douleur, rendues insupportables par l’existence d’une technologie qui permettrait de les dépasser. L’évidence s’impose dès lors comme puissance principale de l’argument, y compris sur le plan moral : si les moyens existent de faire cesser la douleur, d’allonger la durée de vie et, d’une manière générale, d’accroître le bien-être, alors pourquoi ne pas les employer ? Pourquoi se satisfaire d’une condition humaine dont, d’une part, on aurait bien du mal à définir les contours et, d’autre part, dont chaque instant nous rappelle à quel point elle est difficile, injuste et insatisfaisante ? En quoi serions-nous fondés à refuser le droit fondamental de tout un chacun à aspirer au bonheur et à mettre en œuvre les moyens nécessaires pour le réaliser ? Dans cette logique, « l’adieu au corps », pour reprendre l’expression de David Le Breton, s’envisage de façon positive et s’apparente davantage à une libération ou, tout au moins, au refus d’une aliénation.
Pour le transhumanisme, l’augmentation du corps humain par les NBIC7 est censée permettre la « libération » progressive du corps humain de ses contraintes biologiques, jusqu’à dépasser les limites de la nature dans les rêves/utopies de « santé parfaite », d’immortalité, voire de transformation de l’humain devenu hybride mi-homme, mi-technique. Le corps est libéré grâce à la technique qui ne se distingue plus du vivant (mélange cellule-nano-électronique). Il n’y a plus de limites, de barrières ou de frontières, entre humains et techniques8.
L’abolition des frontières entre biologique et technologique montre en premier lieu, et comme le dit Jean-Michel Besnier, que la pensée moderne rompt avec les idéaux de la modernité, fondés sur des « grands
partages, entre nature et culture, entre pensée et matière, etc. »9. Elle s’inscrit également dans la continuité d’un des fondements de la pensée transhumaniste qui repose sur une épistémologie matérialiste généralisée. Celle-ci implique, en particulier, une continuité, voire une identité ontologique, entre les signaux biologiques et numériques. La conscience réflexive, autrefois considérée comme le propre de l’humain, devient dès lors un phénomène émergent de l’interaction informationnelle entre un grand nombre d’entités dont il est accessoire de déterminer s’il s’agit de neurones biologiques ou de microprocesseurs informatiques.
Mon hypothèse est que nous nous intéressons à la dimension matérielle de nos corps uniquement car tout ce qui est matériel peut être traduit en information. […] En d’autres termes, il n’y a plus de distinction cartésienne classique entre le corps et l’esprit : la distinction la plus importante est entre la dimension matérielle du corps et de l’esprit d’une part et leur traduction en information d’autre part10.
À ceci s’ajoute une conception d’un corps et d’une psyché (donc identifiée ici aux manifestations de haut niveau des interactions entre les neurones) essentiellement plastiques, donc à même de subir et de se modifier sous l’effet de variations, tout en maintenant leur identité. Ce concept contraste avec celui de résilience, qui fut dominant dans les années 90 et qui désigne la capacité d’un système à encaisser des variations, puis à revenir à son état initial. Ces deux aspects combinés, approche informationnelle du biologique et plasticité, ouvrent donc, naturellement, la voie à une hybridation qui serait non problématique entre le corps vivant et la machine inerte11 tous deux étant, ontologiquement, réductibles à une même information.
Il s’agit, en d’autres termes, de la maîtrise du vivant par celle de son code informationnel. La nature matérielle de l’élément greffé importe peu puisque, en dernier ressort, il suffit qu’il y ait compatibilité en termes d’informations. C’est l’information qui, si elle reste inchangée, rend légitime le métissage avec des éléments d’autre nature12.
Ceci s’instancie notamment dans le concept transhumaniste d’indépendance au substrat (« Substrate Independence ») qui, appliqué à la pensée, implique que celle-ci puisse indifféremment se manifester dans un corps vivant ou artificiel et, potentiellement, être transférée de l’un à l’autre13.
Ce mouvement d’identification du biologique au numérique est analysé par plusieurs penseurs comme une simplification de l’humain, sommé de se conformer à des modes d’interaction, de communication et d’existence imposés par la technologie14 :
Les recherches orientées sur le perfectionnement de la communication à établir entre les hommes et les robots traduisent le principe de simplification à l’œuvre dans toute démarche scientifique : on schématise la description des comportements humains pour les réduire à l’essentiel de ce qu’une machine sera capable d’enregistrer et d’imiter, on modélise l’expression des émotions les plus communes afin de les soumettre à des logiciels de reconnaissance ou de productions gestuelles ; dans chaque cas, on épure l’humain de ses traits idiosyncrasiques afin qu’il se trouve au mieux pris en charge par la machine – mais au risque, naturellement, que cette prise en charge fasse oublier ces traits inassimilables par elle et qui définissaient sa singularité15.
Il est clair que le courant transhumaniste ne s’intéresse qu’à un ensemble restreint de fonctions corporelles que les dispositifs d’augmentation permettraient de maximiser. Cette approche fonctionnelle a, au moins, deux conséquences. La première est qu’elle s’oppose de facto à une conception holiste du corps et du vécu corporel en le réduisant à une somme de parties dont la prise en compte des interactions et l’intégration au sein d’un ensemble unifié serait accessoire. La seconde est que les fonctions considérées sont, comme le souligne Besnier, essentiellement celles qui sont mesurables, quantifiables en termes d’information et, partant, potentiellement susceptibles d’une hybridation avec la machine : force, capacité de concentration ou d’attention, longévité, faculté de mémorisation, etc. Pour le dire autrement, et comme le relève Dominique Lestel avec une certaine ironie, « aucun posthumain n’a jamais considéré qu’accroître la gentillesse ou le sens de l’humour devrait être prioritaire »16. Ici s’opère donc une double réduction, l’une essentielle et l’autre contingente,
mais toutes deux significatives d’une conception partielle, mécaniste et informationnelle du corps humain.
Liberté morphologique
et corporéité en mouvement
Cet attachement au corps biologique, tel qu’il nous est donné par nature et qui serait, donc, la cible du rejet des transhumanistes, néglige cependant l’aspect essentiellement construit et négocié de l’identité corporelle. Cette dernière est, en effet, le résultat d’une intégration entre nature et culture d’une part et entre liberté individuelle et normativité sociale d’autre part. Jérôme Goffette critique en cela « l’adieu au corps » de David Le Breton :
En fait, l’analyse [de David Le Breton] repose toute entière sur un présupposé : le corps ne se définirait que comme « nature ». Toute modification serait donc une dégradation, une déperdition, voire une souillure. Or, ce présupposé ne va pas de soi.
[…] Le corps n’est pas seulement un objet-sujet naturel, mais aussi l’incarnation psychologique de la personne et sa symbolique culturelle.
[…] Il n’en reste pas moins que les remaniements du corps étudiés par D. Le Breton posent une multitude de problèmes mais, plus que d’une « fin du corps », il s’agit d’une visite, d’un dialogue concret sur une corporéité en mouvement – un corps en bousculade mais bien présent et bien vivant. Ce n’est pas « adieu » que nous disons au corps, mais autre chose17.
Dans ce cadre, les modifications dont le corps peut faire l’objet s’inscrivent dans la continuité même de la définition de l’identité corporelle. C’est là l’un des arguments forts des transhumanistes, qui ne voient pas en quoi le corps naturel devrait constituer la norme indépassable dans la mesure où, précisément, cette norme est sans cesse remise en question par le contexte socio-culturel, en l’occurrence, dominé aujourd’hui par l’approche technoscientifique. En 2002, Natasha Vita-More met en scène le « prototype
du corps du futur » dans son projet Primo Posthuman, meilleur en tous points au corps biologique de l’humain non-transhumain : aux gènes remplaçables, ne vieillissant pas, doté de mille fois plus de synapses (donc, censément, mille fois plus intelligent), au genre interchangeable, etc. Si le sérieux teinté de naïveté dans la présentation peut prêter à sourire, il n’en reste pas moins que Vita-More exemplifie ici la revendication pour une amélioration d’un corps considéré avant tout comme « un symbole dont la signification varie historiquement en fonction des paradigmes religieux, philosophiques ou scientifiques »18 que l’on est libre de redéfinir. La technique deviendrait alors l’un des moyens essentiels par lequel pourrait se réaliser une individuation librement choisie.
Le technique participe donc pleinement à l’individuation de chacun ; elle répond à des normes vitales qui structurent son débat avec son milieu ; elle véhicule des normes sociales qui sont liées à son investissement immédiat par l’économie. Lorsque chacun se rapporte à lui-même, dans ce qu’il éprouve comme sa singularité, il ne le fait évidemment qu’à une étape donnée du processus. En tant qu’humain, il ne se maintient dans l’être qu’en s’entretenant avec lui-même de son devenir sur le mode de la fable19.
Plus encore, cette recherche de l’amélioration, de la beauté des corps, serait l’un des traits fondamentaux du fait humain. Déjà présente dans l’Antiquité chez Homère, Hésiode ou Pindare à travers la notion de charis (la grâce) qui qualifie « un mouvement invisible, à l’origine insaisissable, qui enveloppe mot, chose, geste, corps, les embellit et les rend plus séduisants »20. La recherche de charis pousse alors les êtres à rechercher la faveur des dieux, s’inscrivant ainsi dans une pratique quotidienne qui, loin de l’hubris du dépassement de la condition humaine manifesté par les transhumanistes, se situe au contraire en son cœur. Dès lors, l’hybridation entre l’humain et la technique prolongerait en réalité la philosophie mélioriste des Lumières et signifierait une volonté de constitution d’une nouvelle identité débarrassée de la contingence de l’évolution naturelle. Bernard Andrieu propose de substituer la notion de performance du corps, en général attachée aux pensées transhumanistes, par celle de performativité.
Faire performer le vivant de ce qu’il contient comme potentialité utilise la même méthodologie que le genre et le queer pour le dépassement des normes sociales : sortir de la représentation d’un corps-machine pour faire produire au vivant des formes et des fonctions inédites et inconnues21.
Cette performativité, écrit-il, refuse l’essentialisme d’un vivant fixe et définitif et pose, au contraire, la modification de sa nature plastique comme conatus. C’est donc dans cette recherche d’amélioration que se situerait l’essence même de la vie et le moyen premier de conservation de cette essence.
Anders Sandberg, l’un des principaux théoriciens de la pensée transhumaniste, s’attache quant à lui à la notion de « liberté morphologique » (« morphological freedom ») qu’il définit comme « une extension du droit que chacun possède sur son propre corps, non pas uniquement de le posséder, mais de le modifier selon ses propres désirs » (Sandberg, op. cit., p. 56, ma traduction). Il l’inclut, lui aussi, dans la continuité de la nature humaine, fondamentalement transitoire et soumise aux modifications technologiques.
En tant qu’animaux technologiques, nous avons une longue tradition à la fois d’intégrer des éléments artificiels en nous-mêmes et dans nos environnements personnels, ainsi que de nous modifier délibérément pour correspondre à nos buts culturels et personnels. Les vêtements, ornements, maquillages, tatouages, piercings et la chirurgie plastique ont une tradition longue. Ils ont eu pour objectif principal de modifier notre apparence et notre figure sociale plutôt que nos fonctions corporelles.
Aujourd’hui, nous possédons les moyens technologiques pour modifier ces fonctions en plus des apparences, ce qui rend les modifications morphologiques bien plus profondes22.
Les arguments de Sandberg en faveur de la liberté morphologique sont nombreux. Il insiste, en premier lieu, sur le droit de chacun de vouloir devenir meilleur, non pas parce que nous sommes insatisfaits de ce que nous sommes, mais parce que cette recherche de l’amélioration est ce qui constitue le fondement de notre humanité. Reconnaître et exercer cette liberté serait, en outre, un moyen d’échapper aux effets normatifs,
coercitifs et potentiellement faillibles d’une technoscience gouvernementale qui serait « dirigée par le haut ». Dès lors, en tant que « droit négatif » (« negative right »), la liberté morphologique comprend aussi la possibilité, pour tout un chacun, de refuser la modification et de se satisfaire du corps avec lequel il est né. Il cité l’exemple intéressant des personnes sourdes de naissance qui refusent de se voir poser un implant cochléaire qui leur permettrait de « réparer » leur audition défaillante et d’avoir ainsi une vie « normale ».
Un contre-argument qui pourrait s’opposer à cette liberté morphologique est que, dans le cadre de son application pratique, on observerait, non pas une expression de la singularité individuelle mais, au contraire, une conformation encore plus forte à une norme imposée de l’extérieur.
Les signes de l’évacuation du corporel sont évidemment paradoxaux : à côté de l’excès de l’hygiénisme ou de l’asepsie […], on objectera que le body-building, par exemple, ou la pratique des arts martiaux suggèrent une hyper-attention au corps, de même que l’intérêt porté aux modes vestimentaires ou aux régimes alimentaires. Mais on voit combien ces signes révèlent aussi bien une concession au conformisme, voire une standardisation « décorporalisante », telle qu’elle équivaut à neutraliser la singularité attachée au fait d’être ce corps-ci plutôt que celui-là23.
Sandberg est conscient de cet argument, mais se contente de l’évoquer sans réellement chercher à le contrer : son opinion est que, s’il est vrai que les normes sociales peuvent constituer une limitation forte sur la façon dont s’exercerait la liberté morphologique, cette-dernière favoriserait néanmoins les mouvements, également puissants, en faveur « du droit d’être soi-même, de l’attrait pour la diversité et l’intérêt pour l’inhabituel, l’unique et l’exotique »24. Voire. Si, en suivant Walter Benjamin, nous considérons que « mettre en œuvre une technique, c’est mettre en œuvre un dispositif qui va permettre la réplication »25, alors on peut légitimement s’interroger au moins sur la pertinence de confier à la technologie le pouvoir de réaliser cette liberté morphologique.
Des conditions de l’intégration corporelle
de la technique
Nous allons à présent aborder la question de la prothèse et de la modification technologique du corps sous un angle plus « micro » et nous intéresser aux possibilités et modalités de l’intégration corporelle de l’objet technique vu par les neurosciences et la psychanalyse.
Un outil fondamental de cette approche est la notion de schéma corporel qui recouvre trois définitions qui, si elles s’enchâssent les unes dans les autres, sont néanmoins conceptuellement claires. La première, qui ne nous intéressera pas ici, est celle du « schéma corporel postural », tel que définit en 1911 par les neurophysiologistes britanniques Head et Holmes. Ils désignent par là une représentation cérébrale subconsciente de la position du corps dans l’espace. Les changements de posture sont alors évalués par le cortex en référence à ce schéma et permettent la reconnaissance consciente de la nouvelle posture qui devient, dès lors, le nouveau schéma corporel subconscient. La seconde est celle du schéma corporel compris comme l’ensemble des corrélats neuronaux et des voies proprioceptives associées à la sensorialité et à la représentation du corps dans le cerveau. On la désigne parfois sous l’appellation « d’image du corps » et on la voit souvent représentée sous la forme de « l’homunculus sensoriel ». Un certain nombre de travaux s’intéressent aux modifications entraînées par l’utilisation d’outils sur cette image neuronale du corps. Maravita et Iriki ont, par exemple, mis en évidence chez le singe macaque les marqueurs neuronaux d’une extension du schéma corporel suite à l’usage d’un outil26, en l’occurrence d’un petit râteau qui lui permet d’attraper des objets distants. Si de telles études n’ont pas été réalisées chez l’humain, un cas intéressant est celui des personnes atteintes d’une malformation congénitale qui naissent avec un membre manquant (agénésie). L’une des questions qui se pose est de déterminer si ces personnes, les agénésiques, ressentent ou non le phénomène, bien connu chez les amputés traumatiques ou pathologiques, dit du « membre fantôme ». On sait
en effet depuis longtemps qu’environ 80% des personnes amputées déclarent ressentir leur membre manquant « comme s’il était encore là » et cela s’accompagne en général de démangeaisons ou de douleurs. Intuitivement, on penserait que ce phénomène ne devrait pas toucher les personnes agénésiques, celles-ci étant nées sans ce membre et n’ayant donc pas le vécu corporel antérieur, y compris au niveau proprioceptif. Cette intuition est corroborée par des études anciennes comme celle de Simmel, mais des travaux plus récents indiquent que la littérature n’est pas tout à fait claire sur ce sujet. Melzac & al., par exemple, ont montré dans leur étude qu’environ 20% des amputés de naissance et 50% des personnes ayant été amputées avant l’âge de 6 ans déclarent ressentir ce membre fantôme27. Plusieurs interprétations ont été proposées pour tenter d’expliquer ce phénomène. L’une des plus intéressantes pour notre propos est celle qui a été avancée par Price28. Il a réalisé une revue critique de l’ensemble des études qui ont fait état de la présence de membres fantômes chez des personnes agénésiques et recense, au total, 39 cas dont il propose une interprétation unifiée. Il fait intervenir plusieurs paramètres, dont la formation de l’image du corps lors de la constitution du cerveau du fœtus, le rôle des neurones miroirs ou la représentation du corps de l’agénésique immergé dans une société constituée d’individus aux corps « complets ». L’un des points les plus intéressants de son étude pour notre propos concerne l’influence du port de prothèse qui, dans un certain nombre de cas, semble pouvoir constituer une explication de l’apparition du membre fantôme. L’intégration corporelle du dispositif prothétique serait alors si prégnante sur le vécu corporel de l’individu qu’elle en viendrait à modifier, au niveau neuronal, son schéma corporel propre.
La troisième définition du schéma corporel correspond à la représentation psychologique que l’individu à de son corps, qu’on pourrait désigner comme « l’image de soi ». Contrairement à ce que tendrait à impliquer la conception plastique du corps et de la psyché défendue par les transhumanistes, l’hybridation entre un corps humain et un objet technique n’est jamais neutre du point de vue de la personne.
L’artificiel introduit des effets en retour sur le porteur de prothèse qui, augmenté ou réparé, n’est plus le même et ne se reconnaît plus29.
L’hybridation est une recomposition indéfinie et instable entre les matériaux biologiques et technologiques. Cette instabilité produit un état provisoire et fragile qui semble nous rendre dépendants des procédures technologiques : ainsi le dysfonctionnement d’une pile cardiaque provoque la mort immédiate30.
Toute modification corporelle va donc, mécaniquement, entraîner une reconfiguration identitaire avec laquelle la personne va devoir composer. De fait, si Neil Harbisson se « sent cyborg », il ne manifeste qu’une des modalités possibles de l’intégration corporelle de sa prothèse, à un niveau extrêmement élevé.
L’adieu au corps désirant
Le rapport des transhumanistes au corps est donc, essentiellement ambivalent. Si, d’une part, ils le rejettent (selon les discours des analystes de ce mouvement) sous sa forme biologique, d’autre part, ils le valorisent comme matériau de base à un ensemble de modifications permises par la technologies et susceptibles de contribuer à la quête du bonheur individuel. Il semble, par ailleurs, relativement évident que le corps ne saurait être réduit à son état de nature et qu’il est, depuis toujours, le lieu de négociations et d’arrangements avec la culture humaine. L’argumentation transhumaniste, en particulier via la notion de liberté morphologique de Sandberg, souhaite s’inscrire dans cette continuité. Le problème, comme le soulignent plusieurs analystes, est de confier à la technologie le soin de réaliser cette adéquation entre nature et culture, entre corps donné et corps désiré. L’arraisonnement et la réduction nécessaires, indissociables de la geste technique, entraînent une conception d’un corps inerte, réduit à un ensemble de fonctions et de paramètres maximisables, donc mesurables et quantifiables en
termes d’information. La volonté affichée est de contrôler l’évolution, ou d’avancer vers une « évolution choisie » qui serait donc débarrassée de la contingence, du hasard, bref, de la passion et du désir.
Edouard Kleinpeter
Institut des sciences
de la communication
(CNRS, Université Paris-Sorbonne, Université Pierre-et-Marie-Curie)
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1 P. Moore, Enhancing Me, the hope and hype of human enhancement, Wiley & Sons eds, 2008, p. 117-135.
2 Voir K. Warwick, Kevin, M. Gasson, B. Hutt, I. Goodhew, P. Kyberd, H. Schulzrinne, X. Wu, “Thought Communication and Control : A First Step using Radiotelegraphy”, IEEE Proceedings on Communications, 151(3), 2004, p. 185-189.
3 A. Sandberg, “Morphological Freedom – Why we not just want it, but need it”, M. More, N. Vita-More, (dir.), The Transhumanist Reader: Classical and Contemporary Essays on the Science, Technology, and Philosophy of the Human Future, Wiley & Sons eds, 2013, p. 56-64.
4 M. Roux, « Un autre transhumanisme est possible », E. Kleinpeter (dir.), L’humain augmenté, Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 157-169.
5 B. Munier, « Le Golem ou les vertiges d’un homme fabriqué », B. Munier (dir.), Technocorps. La sociologie du corps à l’épreuve des nouvelles technologies, Paris, Éd. François Bourin, 2013, p. 105 (italiques de l’auteur).
6 D. Le Breton, « L’adieu au corps : Vers homo silicum », B. Munier (dir.), op. cit., p. 43-65, p. 43-44.
7 Cet acronyme est utilisé pour désigner les « Nanotechnologies, Biotechnologies, Sciences de l’information et Sciences cognitives ». On parle également de « convergence NBIC » pour désigner les liens de plus en plus étroits, à la fois sur les plans théoriques, expérimentaux et industriels, de ces quatre disciplines.
8 P. Musso, « Le technocorps, symbole de la société technicienne », B. Munier (dir.), op. cit., p. 121-144.
9 J. M. Besnier, « Transhumanisme : une religiosité pour humanité défaite », Interview in E. Kleinpeter (dir.), L’humain augmenté, op. cit.
10 D. Cerqui, “The future of humankind in the era of human and computer hybridization: An anthropological analysis”, Ethics and information technology (4), 2002, p. 103 (je traduis).
11 E. Kleinpeter, F. Renucci, « Homme augmenté, homme-interfacé : l’humain face à l’être informationnel », Les Cahiers de la Société française des sciences de l’information et de la communication, no 9, Janvier 2014, p. 84-90.
12 D. Cerqui, « Quelques éléments pour une ontologie du cyborg », C. Fintz (dir.), Le corps comme lieu de métissages, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 134.
13 Voir par exemple P. Moore, op. cit., p. 120.
14 Voir J.-M. Besnier, L’Homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, Paris, Fayard, 2012.
15 J.-M. Besnier, « Métaphysique du robot », B. Munier (dir.), op. cit., p. 73.
16 D. Lestel, « Les enjeux de la tentation posthumaine », B. Munier (dir.), op. cit., p. 155.
17 J. Goffette, Naissance de l’anthropotechnie. De la médecine au modelage de l’humain. Paris, Vrin, 2006, p. 19-20.
18 B. Musso, Le technocorps…, op. cit., p. 124.
19 D. Lecourt, Humain, posthumain, Paris, PUF, 2011, p. 91.
20 F. Dingremont, « Invariants et variations de l’augmentation humaine, l’expérience grecque », E. Kleinpeter (dir.), L’humain augmenté, op. cit., p. 57.
21 B. Andrieu, « L’hybridation performative, ou la fin du mythe de la perfection », Paris, Alliage no 67, 2010, p. 98 (italiques de l’auteur).
22 A. Sandberg, Morphological Freedom, op. cit., p. 57-58 (je traduis).
23 J.-M. Besnier, Demain les Posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Paris, Hachette Littératures, 2009, p. 68.
24 A. Sandberg, Morphological Freedom, op. cit., p. 59 (je traduis).
25 J.-M. Besnier, « Transhumanisme… », op. cit., p. 182.
26 A. Maravita, A. Iriki, “Tools for the body (schema)”, Trends in Cognitive Science, no 8(2), Février 2004.
27 R. Melzac, R. Israel, R. Lacroix, G. Schultz, “Phantom Limbs in People with Congenital Limb Deficiency or Amputation in Early Childhood”, Brain, 120 (1603-1620), 1997.
28 E.-U. Price, “A critical review of congenital phantom limb cases and a developmental theory for the basis of body imageï”. Consciousness and Cognition (15), 2006, p. 310-322.
29 G. Férone, J.-D. Vincent, Bienvenue en Transhumanie. Sur l’homme de demain. Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 2011, p. 280.
30 B. Andrieu, « L’homme hybridé : mixités corporelles et troubles identitaires », É. Kleinpeter (dir.), L’humain augmenté, op. cit., p. 114.
- CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN: 978-2-8124-4840-9
- EAN: 9782812448409
- ISSN: 2271-7234
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-4840-9.p.0105
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-18-2015
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Prostheses, hybridization, morphological freedom, body schema, agenesis.