Chevaliers de la Table Ronde et Chevaliers de la Reine Rivalités chevaleresques dans Les Premiers faits du roi Arthur
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Encomia
2019 – 2021, n° 43. varia - Auteur : Berthelot (Anne)
- Pages : 23 à 39
- Revue : Encomia
Chevaliers de la Table Ronde
et Chevaliers de la Reine
Rivalités chevaleresques dans
Les Premiers faits du roi Arthur
Chez Geoffrey de Monmouth la Table Ronde n’existe pas.1 Chez Chrétien et ses successeurs, la Table Ronde existe de façon absolument non problématique, endémique, comme un cadre narratif et une donnée incontestable de l’univers arthurien.2 Quelque part entre les deux, Wace a décidé de réparer l’omission de Geoffrey en ajoutant la Table Ronde à la chronique arthurienne,3 bien qu’il se prétende aussi historien que son prédécesseur ; mais, fort logiquement, il a inventé une Table Ronde post-historique, c’est-à-dire créée après l’essentiel des conquêtes territoriales d’Arthur, pour servir de structure à la chevalerie en temps de paix, et surtout il a inventé une Table Ronde inventée par Arthur. Layamon a reconduit cette innovation, tout en la rendant un peu plus intrigante, et en glissant Merlin dans l’affaire.4 Mais ce n’est que dans le Merlin de Robert de Boron5 que la Table Ronde reçoit toute l’attention 24qu’elle mérite, en même temps qu’elle s’intègre à un nouveau scénario totalement incompatible avec sa nature jusqu’alors. Sa création par Merlin dans ce texte en fait l’une des merveilles du Graal, et en tant que telle correspond à la bifurcation romanesque de l’histoire arthurienne vers une histoire eschatologique prédiquée sur le saint Vessel. On pourrait aussi parler de parenthèse romanesque, parce que d’une certaine façon, le nouvel évangile du Graal ne survit pas très longtemps, et qu’il est déjà clair vingt après ou environ, quand il s’agit de compléter les trous de la trame romanesque qui va constituer le Lancelot-Graal, que l’arc narratif concernant cette si sainte relique ne recouvre pas entièrement l’imaginaire arthurien et ne satisfait pas à toutes les exigences du cahier des charges inhérent à l’histoire ‘d’Arthur et des chevaliers de la Table Ronde’.6
On peut même dire que dès le début, la cooptation de la Table Ronde dans la sphère narrative du Graal est boiteuse ; cela se voit d’emblée avec le nombre de chevaliers appelés à s’asseoir à cette Table Ronde épigonale qui n’est jamais que la troisième d’une série à vocation allégorique :7 pour constituer un corps d’élite combattant, 50 chevaliers c’est assez peu, mais par rapport au nombre des apôtres, c’est beaucoup trop.8 Le Merlin au demeurant n’a pas trop l’emploi de la Table Ronde, il ne précise jamais l’identité de ses membres,9 ne la mentionne après sa création que dans quelques références obscures et prophétiques, et 25la laisse disparaître par pur amuïssement pendant les dernières années d’Uterpendragon (où sont ces 50 chevaliers quand le roi combat les Saxons en litière ?), pour ne pas la ranimer lors de l’accession d’Arthur au trône : la fin du Merlin proprement dit10 semble certainement s’ouvrir sur un règne d’Arthur sans Table Ronde.
Mais il va de soi qu’Arthur ne peut pas régner sans la Table Ronde. C’est un élément essentiel du légendaire, et une bonne partie du personnel arthurien traditionnel, celui de la grande époque, pas celui de la génération des pères, en fait partie. Il faut donc, absolument, faire coïncider l’arc narratif d’Arthur et celui de la Table Ronde, alors même qu’ils sont apparemment totalement dépourvus d’intersection. Les (hypothétiques) récits oraux qui relatent des histoires arthuriennes, aussi bien que le filet de romans arthuriens en vers qui réussissent à survivre en marge de la prise de contrôle hégémonique menée par la prose à vocation totalisatrice, font tous état de la concomitance entre le roi et cette structure chevaleresque bien pratique pour imposer un ordre sur le foisonnement de personnages, exogènes ou endogènes, liés au monde arthurien. Gauvain est par définition un chevalier de la Table Ronde ; et tout aussi clairement, il n’est pas un chevalier de la Table Ronde créée par Merlin. La Suite historique du Merlin11, ou plus précisément les Premiers faits du roi Arthur, c’est-à-dire la version qu’en donne le manuscrit de Bonn telle qu’on la connaît bien désormais grâce à l’édition Pléiade,12 s’attelle donc à la lourde tâche de concilier une première, et obsolète, Table Ronde, héritée, doublement, du Roman de 26Merlin et du roi Uterpendragon, et celle que tout un chacun connaît, dont les membres s’appellent Gauvain, Lancelot, Yvain, et ainsi de suite.
Comme on pouvait s’y attendre, ça ne va se passer tout seul. L’hypothèse selon laquelle la Table Ronde serait la dot de Guenièvre, qui semble coexister avec, ou peut-être remplacer, celle de son appartenance à l’univers du Graal dans une version de l’histoire qui noircit trop le personnage du fils du diable pour lui confier l’invention de l’élément le plus essentiel du légendaire arthurien,13 peut paraître offrir de prime abord une issue élégante à la question sensible de l’origine de la table,14 mais elle ne résout pas la solution de continuité entre la vieille table et celle que tout le monde connaît : seule la Suite historique15 accomplit vraiment cette tâche, ou réussit ce tout de force, en prenant en compte la fondation de la Table en mémoire de la Trinité effectuée par Merlin, puis en passant rapidement sur son départ en exil dans la période sombre de la décadence du règne d’Uterpendragon, que prolonge son séjour à la cour de Leodegan de Carmelide dans la position d’un corps de mercenaires (ou à peu près), et culminant enfin avec son retour glorieux16 en Logres avec le jeune Arthur aux côtés de qui les chevaliers ont déjà combattu.
27Reste que cette Table Ronde récupérée est encore composée d’‘anciens’ comme Adragain, Nascien, et autres Hervi de Rivel, et qu’il faut assurer la transition avec celle que tout le monde connaît, dont font partie la plupart des grands noms à proprement parler arthuriens. On peut en fait considérer que la stratégie de Merlin, si efficace d’habitude, se révèle boiteuse, et même nuisible, à long terme : quand Arthur a en tout et pour tout quarante compagnons, aller en Carmélide pour y acquérir non seulement une épouse, un allié et un second royaume, mais aussi le corps d’élite de son père représente un excellent coup dans la partie engagée contre les barons rebelles, puisque cela donne au jeune roi, symboliquement, une légitimité dont il a grand besoin, et, concrètement, 250 compagnons17 de plus, bons guerriers de surcroît. Mais cette manœuvre demeure nécessairement tournée vers le passé : selon cette version des faits, qui s’inscrit dans la logique du Merlin, la Table Ronde appartient à la génération d’Uterpendragon.18 Or Merlin, exploitant le matériau brut que constitue le réservoir de (très jeunes) neveux ou d’apparentés à Arthur, a parallèlement constitué un second réseau, tourné celui-ci vers l’avenir, et dont la seule allégeance est à Arthur même, pour des raisons familiales, et, comme on va le voir, à la reine, par un brillant coup de dés de Gauvain, dont il est à noter que Merlin ne semble pas être à l’origine. Dans ce nouveau contexte, les compagnons de la Table Ronde sont (dé)passés, et deviennent un handicap pour le jeune roi.
En outre, par-delà l’obsolescence pour ainsi dire militaire de la Table Ronde, composée de chevaliers de valeur, certes, mais aussi d’âge, cette communauté chevaleresque s’avère également défaillante dans le domaine de l’idéologie courtoise qui est essentielle au règne d’Arthur. En effet, la création de la Table Ronde n’a rien à voir avec la courtoisie : selon Wace 28ou Layamon, c’est un moyen contraignant d’établir la paix parmi les chevaliers, c’est-à-dire de contrôler une caste de guerriers compétitifs ; selon Merlin, c’est une façon de créer, en mémoire de la Trinité, c’est-à-dire pour des motifs essentiellement théologiques, un groupe de guerriers régis par un sentiment de fraternité quasi monastique.19 Dans les deux cas, qu’il s’agisse d’empêcher les conflits de préséance entre chevaliers ou de fonder un ordre basé sur la caritas, les femmes sont exclues, au mieux liminales dans le cas du Merlin, où les chevaliers épris d’un amour mutuel envoient chercher leurs familles pour ne pas avoir à se séparer les uns des autres. Et les choses n’ont apparemment pas changé en Carmélide, puisque le corps, présenté comme unique et communautaire, de la Table Ronde n’est pas décrit comme intégré à la vie de la cour, et qu’il n’est jamais fait mention à son sujet d’éventuelles alliances matrimoniales, ou d’éventuels liens familiaux. La Table Ronde accompagne Arthur et sa nouvelle épouse, mais ses membres n’ont pas eux-mêmes d’épouses ou de fils (peut-on envisager la transmission héréditaire d’un siège à la Table Ronde ? un Nascien ou un Hervi ‘le Jeune’ ?).
Inversement, si les juvenes20 de l’entourage de Gauvain ne sont pas encore associés à des figures féminines, la réputation qu’ils ont acquise dans les récits antérieurs d’aventures censées se situer dans leur futur garantit leur présence en première ligne sur le front de la courtoisie–ce que va très vite confirmer le gambit de Gauvain auprès de la nouvelle reine. Car là où l’allégeance des ‘compaingnons’ de la Table Ronde est au roi, ou peut-être à Dieu, celle des chevaliers nouvels (dont la figure de proue est Gauvain) est à la Reine.21 Le statut spécial conféré par Arthur 29à l’aîné de ses neveux, aussi bien que l’hommage, au sens le plus féodal du terme, rendu par celui-ci à la femme de son oncle, ébauchent un triangle courtois à défaut d’être inévitablement adultère, entre le roi, son épouse incarnant la souveraineté, et son ‘bras armé’, champion et héritier (en attendant mieux ?), et aussi substitut acceptable auprès de la reine – les trois figures étant, dans le cadre des Premiers faits du roi Arthur, à peu près du même âge, ce qui facilite la confusion.22
Néanmoins, le texte n’est pas prêt à ‘sacrifier’ la Table Ronde, et de fait une telle suppression ne constituerait pas une solution au problème auquel la Suite historique est confrontée. Le ‘Conte’ va donc faire le choix d’une chevalerie à deux vitesses, qui permette aux juvenes d’aspirer à la reconnaissance que constitue un siège à la Table Ronde, tout en recevant la récompense de leur comportement hic et nunc. La proposition faite à Gauvain par Nascien et Hervi, de se joindre immédiatement à eux et de devenir en quelque sorte instantanément un ‘compaingnon de la Table Ronde’23 est naturellement insuffisante, et trop tardive ; mais elle est indicative du processus qui pourra se mettre en place après la réconciliation officielle des deux groupes. Ajoutons à cela que les Premiers faits du roi Arthur doivent non seulement effectuer la mutation interne, pour ainsi dire, de la Table Ronde, mais également reconduire, voire mettre en place en la dotant d’une légitimité originale, la forte tendance à la hiérarchisation des chevaliers en fonction de leur individualisation démultipliée24 et de la complexification globale des cadres du récit.
30Le cahier des charges des Premiers faits du roi Arthur est donc double. Il s’agit d’une part, sur le plan structurel de l’œuvre en cours, d’opérer la confluence de deux domaines narratifs jusqu’alors mutuellement exclusifs et développés en parallèle grâce au procédé de l’entrelacement : l’équipée carmelidaise d’Arthur, qui culmine par un retentissant succès à la fois politique et matrimonial, et la montée en puissance de la jeune génération, menée par les neveux d’Arthur, qui prend le pouvoir dans le cadre de la guerre des barons révoltés contre les Saxons. D’autre part, symboliquement, effacer les contradictions et combler les lacunes d’un double passé intertextuel, celui des romans en vers et celui du Merlin propre. On va suivre de plus près les étapes de ce processus complexe de fusion, qui passe par la représentation d’un conflit potentiellement désastreux entre les ‘compaingnons de la Table Ronde’ et les neveux ou affins d’Arthur, parallèlement à la montée en puissance du jeune roi qui rend nécessaire le renouvellement des structures de l’‘ancien régime’.
Les choses ne commencent pourtant pas trop mal. Pendant le séjour d’Arthur en Carmelide, les ‘compaingnon de la Table Ronde’ agissent comme un corps d’élite au service du jeune roi, qui s’adjoint à la troupe des 39 chevaliers qui l’ont accompagné depuis le début.25 Ensuite, après les fiançailles d’Arthur et Guenièvre, lorsque les trois rois (Arthur, Ban et Bohort) repartent vers Logres afin de mener la guerre en Gaule, la Table Ronde au grand complet les accompagne, et s’arrête avec eux sous l’arbroie où ils attendent les (multiples) neveux d’Arthur. C’est là qu’a lieu le premier échange entre Nascien et Gauvain, et il est relativement courtois, et même admiratif de la part de ceux de la Table Ronde, même si on peut aussi y lire une forme de condescendance, dans la mesure où les neveux sont de facto en position d’infériorité, puisqu’ils n’ont pas encore été adoubés chevaliers (comme le rappelle la répétition du mot enfans pour les désigner) :
Quant li compaingnon de la Table Reonde virent les enfans aprochier qui tous se furent pris main a main, et venoient si gentement vestu et atorné, et si furent tout de si grant biauté, si lor sambla que de bon lieu fuissent tout 31issi. […] A cel mot respondi Nasciens comme debonairés et li dist : ‘Mes enfés, veés le la ou il est avoec ces prodomes qui sont la, et c’est li plus jouenes d’aus tous.’ Si li mostre au doit.
Quant Gavains l’entent si s’en passe outre26 et se li dist : ‘Sire, grans mercis.’ (§§ 352–353, p. 1156)
C’est peut-être forcer un peu le texte, mais il est clair que ce Gauvain qui ‘passe outre’ n’est pas intéressé par le groupe des compagnons de la Table Ronde, et est entièrement focalisé sur Arthur, même s’il se comporte avec la courtoisie (minimale) qui lui est consubstantielle. D’autre part, l’insistance de Nascien sur l’âge d’Arthur souligne combien l’alliance du jeune roi et des nouveaux-venus est naturelle et inévitable ; de fait, Arthur accueille ses neveux et parents avec enthousiasme, et fait de Gauvain le ‘connestable de [s]on ostel’ (§ 353), son second en puissance sur tout le royaume, ainsi que son ‘ami et compaingnon privé’ (ibid.), ce qui en un sens fait reculer en dignité les ‘compaingnons’ de la Table Ronde, toujours représentés comme à part, à distance de l’entourage immédiat du roi.
L’étape suivante dans la carrière d’Arthur creuse l’écart ; en effet, lors de la campagne en Gaule, importante dans la mesure où elle constitue une sorte de confluence entre les chroniques à la mode de Wace (ou même de Geoffrey de Monmouth) et les récits en roman concernant un Arthur fictionnalisé, Gauvain et les siens, ainsi que les 41 compagnons de la première heure du jeune roi, accomplissent naturellement des prouesses – mais les chevaliers de la Table Ronde ne sont pas même mentionnés. Le retour en Carmélide afin de célébrer les noces d’Arthur et de Guenièvre donne alors logiquement lieu au premier choc entre ces deux groupes que tout oppose, l’âge, les alliances, et peut-être la philosophie de la chevalerie. Les neveux, directs ou par alliance, d’Arthur ont une place de choix dans le cortège nuptial, puisque deux par deux ils précèdent Ban et Bohort qui escortent Guenièvre, mais aucune mention n’est faite, là non plus, des chevaliers de la Table Ronde, qui sont donc libres d’aller donner une leçon aux jeunes m’as-tu-vu qui ont dressé la quintaine et commencé le bohourt.
Cette rencontre, présentée avec (trop d’ ?) insistance comme une sorte de bizutage bon-enfant, n’en est pas moins chorégraphiée avec 32un soin tout particulier, à partir du moment où Gauvain27 se précipite pour s’armer et, de sa propre autorité, transforme une séance de quintaine relativement inoffensive en un tournoi officiel entre ‘ceux de ci’ et ‘ceux de là’, avec une clause particulière qui rappelle les jeux d’enfants style ‘ballon prisonnier’, ou aussi bien certains récits mythologiques :28 chaque fois qu’un combattant d’un parti sera conquis, il passera dans le camp adverse. Cette clause souligne qu’il s’agit d’un match à l’amiable, puisque bien évidemment ce genre d’arrangements ne saurait avoir lieu dans une véritable guerre ; mais elle met aussi en lumière le fait qu’il y a bel et bien deux camps dans les forces d’Arthur, et elle ouvre la porte à la séquence suivante. En outre, alors qu’il est ici question d’un simple tournoi, le texte rappelle à deux reprises qu’il y aura un autre affrontement plus grave, après que Gauvain sera devenu l’un des chevaliers de la Reine.29
La rencontre entre Gauvain et Nascien est exemplaire dans son genre, et donne, clairement, la préférence au neveu d’Arthur, d’abord sur le plan chevaleresque, puis sur le plan courtois. Le combat singulier entre deux ‘champions’ n’a rien d’exceptionnel, mais ici le scénario est détourné en direction du combat sérieux, lorsque Nascien, en position d’échec, refuse néanmoins de s’avouer vaincu – ce qui reviendrait à passer dans le camp des juvenes pour la suite du tournoi. Son arrogance est telle qu’elle le porte à refuser la merci du jeune chevalier, c’est-à-dire en fait à placer celui-ci dans l’intenable position de tuer son adversaire, lors d’un duel qui devrait être amical. Gauvain, si arrogant puisse-t-il être d’habitude lui-même, fait le seul choix courtois possible, en se déclarant vaincu contre toute évidence et en rendant son épée à son adversaire. Bien sûr, à ce stade, Nascien bouleversé par la générosité 33du jeune chevalier revendique à son tour sa défaite en se déclarant prêt à faire ce qu’il refusait absolument plus tôt : les deux chevaliers rivalisent donc de noblesse et de magnanimité, comme on le voit dans certains textes classiques,30 avec la différence, toutefois, que ce n’est pas la première réaction de Nascien. D’un point de vue fonctionnel, son attitude le range dans une autre catégorie, celle des adversaires nobles, certes, mais véritables, comme Anguinguerron ou Clamadieu dans Le Conte du Graal : de telles figures, une fois qu’elles ont concédé leur défaite, sont pardonnées et rachetées, voire, éventuellement, intégrées à la communauté de la Table Ronde, mais elles restent de second plan, jamais appelées à devenir les héros de plein droit d’une autre aventure : ici, puisque c’est le ‘compaignon de la Table Ronde’ qui est placé dans cette position secondaire, c’est la Table Ronde tout entière qui à travers lui est frappée d’obsolescence.
Le texte est dans une impasse : il démontre certes la supériorité des modernes sur les anciens (chacun des compagnons ou cousins de Gauvain ‘retourne’ son propre chevalier de la Table Ronde, et tous ceux-ci sont dûment impressionnés par la prouesse et la magnanimité de leurs adversaires), mais il ne peut se permettre de remplacer la Table Ronde, élément essentiel du légendaire arthurien, par une autre structure chevaleresque. Pour sortir de ce piège, Merlin, Arthur et les deux rois de Petite-Bretagne mettent cette fois fin à l’affrontement ‘à l’amiable’ quand il devient clair que les choses risquent de mal tourner, mais le texte souligne que la concession de défaite de Nascien et de ses compagnons n’est pas faite de bon cœur, et qu’ils aspirent encore à la revanche. Si Merlin est en effet contraint d’abord de calmer un Gauvain déterminé à ‘mal faire’ à l’encontre des ‘compaingnons de la Table Ronde’, ce sont bel et bien ceux-ci qui sont dans leur tort lorsqu’ils complotent pour infliger une leçon aux juvenes prétentieux et profèrent des menaces derrière le dos de leurs adversaires, sans avoir la décence de les défier en bonne et due forme :
Mais molt sont dolant li compaingnon de la Table Reonde de ce qu’il avoient eü le piour del tornoiement, mais il le quident encore si bien vengier que li nouvel adoubé ne s’en gaberont de rien. Ceste parole fu bien oïe d’un 34damoisel qui chevauchoit aprés aus. Si l’ala dire a mon signour Gavain […] Et quant mesire Gavains oï lor manace, si le tint a molt grant despit. Mais il n’en fist onques samblant que de riens l’en chausist fors tant qu’il dist que ja de tournoier ne lor fauront toutes les eures que il vauront. ‘Et pour un poi que je ne lor laisse courre, dist il,.x. chevaliers d’aide.’ (§ 487, p. 1286–87)
Cet épisode est d’autant plus significatif qu’il préfigure, comme le souligne le texte,31 le véritable conflit entre les anciens et les nouveaux, qui a lieu lors du grand ‘tournoi de la victoire’, entérinant la réconciliation nationale dans laquelle Gauvain a joué un grand rôle en forçant en quelque sorte la main de son père le roi Loth. Entre les deux se situe toutefois une brève séquence qui fonctionne comme une ébauche laissée sans suite, une fausse piste narrative : désarmés et changés, les ‘compaingnon’ viennent trouver Gauvain pour se ‘plaindre’ de sa prouesse qui leur a causé du tort, et lui proposer de se joindre à leur compagnie. Il s’agit d’un mouvement habile de leur part : coopter la plus grande menace à l’encontre de leur suprématie, c’est à la fois se procurer du sang neuf, séparer Gauvain de ses compagnons afin de diminuer leur pouvoir, et, en théorie, s’adjoindre un serviteur reconnaissant de l’honneur qui lui est fait :
Et quant li compaingnon de la Table Reonde se furent desarmé, il se vestirent et atournerent de lor meillours robes, et s’en viennent a court la ou il voient mon signour Gavain. Si se traient cele part et se plaingnent de lui a lui meïsmes et dient que molt les a malmené a cel premier tournoiement et que bien devoit estre des ore mais sires et maistres d’aus tous et compains de la Table Reonde. Et messire Gavains les ot bien, mais il ne lor respont un seul mot. Et dés illuec en avant fu il sires et maistres et compains de la Table Reonde, se il le vaut estre. Et il fu drois, car molt ot en lui prodome et bon chevalier et loial tant com il vesqui et plains de toutes bones teches. Et fu courtois que nul plus. (§ 488, p. 1287–88)
Gauvain ne répond rien, et donc n’entérine pas un si improbable renversement des lignes d’alliance ; mais le texte utilise cette offre ambiguë pour accentuer son panégyrique du neveu d’Arthur : dès le début, dans son extrême jeunesse de chevalier tout récemment adoubé, Gauvain est 35digne de la Table Ronde, reconnu comme tel par les membres de celle-ci, invité à en faire partie : il est décidément, le meilleur et le plus courtois de tous les chevaliers.32 Cependant, ça ne résout pas le problème global des ‘nouveaux chevaliers’, futurs cadres de la Table Ronde, et que les actuels membres ne sont pas prêts à accepter parmi eux – quand bien même ils le pourraient, en augmentant le nombre de sièges par exemple.
Le texte se résout donc à mettre en scène l’épreuve de force entre les deux groupes, lors de l’événement solennel qui est présenté pour ainsi dire comme la refondation du nouveau règne, après la période initiale de conflits. La valeur symbolique de cette séquence est soulignée par la manière dont Arthur lui-même, dès le début de la journée, définit ce que l’on pourrait appeler sa ‘politique romanesque’, en établissant le principe qui fait basculer, en effet, le récit des guerres globales vers la narration des aventures individuelles :
‘Et saciés que je voel establir a ma court pour moi esleecier toutes les fois que je porterai courone. Je voue a Dieu que ja ne serrai au mengier devant que aucune aventure i sera avenue de quele part que ce soit, ou aventure par tel couvent que, se ele est bele, qu’ele fait adrecier par les cheva/liers de ma court qui pour pris et pour hounour conquerre i vaurront repairier et estre mi ami et mi compaingnon et mi per.’ (§ 521, p. 1316)
Or, en dépit des quelques figures marquantes mentionnées de temps à autre, il est évident que les membres de la Table Ronde fonctionnent avant tout comme un groupe : de fait, la magie de Merlin ou du Graal sert à les rapprocher par un lien si étroit qu’ils ne veulent plus être séparés.33 L’âge qui vient en revanche sera celui de l’individu triomphant, dont l’appartenance à une communauté sera la conséquence de ses prouesses, et non leur cause. De manière significative, le ‘vœu’ que formule alors Nascien au nom de la Table Ronde s’efforce de combler ce fossé, et témoigne d’une tentative de mise à jour de l’ancienne chevalerie :
36Et quant li chevalier de la Table Ronde oïrent le veu que li rois Artus avoit fait, si parlerent ensamble et disent, puis que li rois Artus avoit fait veu en la court, il couvenoit qu’il feïssent aussi lor veu. […] ‘Sire, fait Nasciens, li compaingnon de la Table Reonde qui ci sont vouent a Dieu, en oïance de vous et de tous les barons qui ci sont que pour ce que vous avés fait le vostre veu, en font il un autre veu a tous les jours del monde, tant com li siecles duera, que ja pucele qui besoing aït ne venra a vostre court pour secours querre ne pour aïde qui puisse estre menee a chief par le cors d’un sol chevalier encontre un autre qu’il n’i aillent molt volentiers pour delivrer quelque part que cil ou cele l’en vaudra mener, et tant fera qu’il li fera adrecier les tors que on li aura fais.’ (§§ 521–22, p. 1317)
Alors même que les compétences de la Table Ronde jusqu’alors relèvent du domaine strictement guerrier, et n’ont certainement rien à voir avec les femmes en général et les demoiselles ‘déconseillées’ en particulier, ce qu’ils se proposent ici est de prendre en main l’activité courtoise par excellence, c’est-à-dire la défense et protection des pucelles – activité certes traditionnellement associée à une Table Ronde, mais pas celle-ci ! Cette intention de reconversion n’est pas seulement motivée par un effort pour aplanir les divergences entre deux modèles chevaleresques et deux types de texte, elle a aussi pour effet, potentiellement, de marginaliser les juvenes dont cela devrait être la fonction, à moins qu’ils n’intègrent la Table Ronde, ce qui n’a été jusqu’ici proposé qu’à Gauvain.
Ainsi s’explique la réplique de celui-ci, qui marque sa claire conscience des enjeux : lui-même et ses affins ne peuvent acquérir un réel poids politique dans le monde arthurien que s’ils constituent un groupe symétrique de la Table Ronde ; sinon, leur individualité se diluera au fur et à mesure de leur absorption, échelonnée dans le temps, par le corps d’élite d’Uterpendragon. Au lieu de quoi, la création d’un nouveau groupe, même s’il défère plus ou moins à la Table Ronde en envisageant leur éventuelle fusion, donne aux juvenes une surface politique et une identité spécifiquement ‘modernes’, et courtoises (puisqu’elles reposent sur un lien spécial avec la Reine) :
Et quant mesire Gavains ot et voit le deduit et la feste qu’il demainnent par laiens des veus qu’il avoient establis, si dist a ses compaingnons, comme cil qui tous les biens savoit, que se chascuns d’aus voloit otroier ce qu’il diroit il feroit tel osfre dont grant honour lor venroit a tous les jours de lor vies. Et il dient que il otroient tout quanque il dira de bouche. […] Et cil li fiancent tout et furent.iiii.xx. par conte.
37Quant mesire Gavains ot prise la fiance de ses compaingnons, si s’en vient devant la roïne et li dist : ‘Dame, je et mi compaingnon viennent a vous, si vous proient et requierent par moi que vous les retenés a vostres chevaliers et de vostre maisnie pour ce que, quant il seront en estrange païs pour conquerre pris et los et aucunes gens lor demanderont a qui il sont et de quele terre si diront il ‘de la terre de Logres et des chevaliers la roïne Genievre, la feme le roi Artu’’ […] ‘Dix me doinst force et pooir et me laist tant vivre, s’il li plaist, que je vous puisse guerredouner l’onour que vous me prometés a faire et la courtoisie autresi.’ (§§ 522–23, p. 1318)
Ce n’est qu’en tant que groupe que les ‘Quatre-vingts’ peuvent répondre au défi larvé de la Table Ronde en prenant en charge un autre aspect du légendaire arthurien, celui de la quête individuelle épaulée par la solidarité des compagnons. Ainsi, c’est seulement après avoir en quelque sorte ‘déposé’ leur nouvelle ‘marque’, à leur avantage et à celui de la Reine (à laquelle ils donnent une base de pouvoir qui lui faisait défaut jusqu’à présent) qu’ils peuvent, par la bouche de leur porte-parole Gauvain, formuler à leur tour un vœu :
‘Or vous faisons nous un veu entre nous que ja nus ne venra entre nous requerre ne secourre ne aïde encontre le cors d’un chevalier qu’il ne l’aït contre autre, cors a cors, si en menra lequel que lui plaira ja si loing ne sera. Et s’il avenist chose qu’il ne venist dedens le mois, chascun de nous l’iroit querre par soi et duerroit la queste un an et un jour sans repairier a court tant que vraies nouveles aporteroit de son compaingnon ou de sa vie ou de sa mort. Et quant il seront repairié a court, si dira chascuns l’uns aprés l’autre toutes les aventures qui avenues li seront, queles qu’eles soient, ou bones ou mauvaises. Et juerront sor sains que de riens n’en mentiront ou a l’aler ou au venir, et tout ensi le volons nous.’ (§ 524, p. 1319)
À ce stade, on a donc trois des piliers de la société arthurienne qui sont en place : le fait de ne pas commencer le repas lors d’une cour plénière avant qu’une ‘aventure’ ne se soit présentée, le fait que les chevaliers sont voués à la protection et à la défense des demoiselles, et le fait que tout chevalier aventureux a le droit d’être recherché et secouru en cas de besoin par ses pairs. Ce qui souligne aussi une différence cruciale entre les deux groupes : la Table ronde, est aussi statique que le roi, dont elle ne s’éloigne pas ; les chevaliers de la Reine constituent une structure centrifuge, dont les éléments individuels sont constamment absents, quitte à fournir à ceux de leurs homologues provisoirement stationnés à la cour une raison nouvelle de s’en absenter.
38En outre, et c’est peut-être le plus important, le vœu de Gauvain est à double détente, puisqu’il prend aussi en compte la question, potentiellement épineuse, de la transmission du matériau narratif. À ce point en effet, Merlin a rencontré Niniane, et les allusions à sa disparition prochaine du récit se multiplient : comme la Suite du Merlin, les Premiers faits du roi Arthur doivent garantir le transfert de l’information, et de préférence selon les modalités qui apparaissent dans la suite du Lancelot-Graal.34 On peut donc considérer que les structures essentielles du ‘monde d’Arthur’ sont posées – mais le déroulement du tournoi, au cours duquel toute prétention à l’entente et à l’harmonie entre les membres de la Table Ronde et les tout récemment intronisés Chevaliers de la Reine vole en éclats, rend indispensable une sorte de moratoire pour la réconciliation finale, ainsi que la formulation d’un codicille qui rejoint le dernier des grands principes régissant la chevalerie arthurienne :
Ensi s’en apaisierent li compaingnon de la Table Reonde et li chevalier la roïne Genievre par tel couvent que onques puis ne tournoierent li uns encontre les autres se chevalier seul a seul non qui esprouver se vaurent et ensemble quand il se desguisoient et il ne voloient mis estre conneüs tant qu’il eüssent esté renonmé de grant prouece, et quant li compaingnon de la Table Reonde les metroient en lor compaingnie. Et li contes dist que li chevalier la roïne n’estoient a cel jour que.iiii.xx. et.x., mais puis crurent tant, si com li contes vous le devisera, que il furent.cccc. devant que la queste du Saint Graal fust achievee… (§ 554, p. 1350)
Comme l’indique la référence à la ‘queste du Saint Graal’, le roman de transition a finalement complété son cahier des charges : les modalités visant à éviter des combats dangereux qui régissent les rencontres chevaleresques sont justifiées a posteriori, ou a priori, par l’animosité entre les ‘compaingnon de la Table Ronde’ et les ‘chevalier la roïne Genievre’… même si l’existence de ceux-ci est prolongée de façon fortement exagérée dans le temps, et connaît la même inflation numérique que la Table Ronde, passant de 90 à 400 quand cette dernière monte à 600, voire 1500.35 Au demeurant, on peut se demander qui en fait partie, lorsque 39Gauvain et tous les autres sont devenus membres de plein droit de la Table Ronde : faut-il supposer que tous les jeunes chevaliers nouveaux sont automatiquement intégrés à ce corps intermédiaire pendant toute la durée du règne ? En tout cas, l’invention des Chevaliers de la Reine est une idée de génie du parangon de la courtoisie qu’est Gauvain, dans la mesure où elle permet d’esquiver les contradictions entre la pré-histoire arthurienne et la grande époque du règne d’Arthur, et de mettre en valeur la nouvelle génération des juvenes qui vont devenir les héros de la légende.
Anne Berthelot
University of Connecticut
anne.berthelot@uconn.edu
1 Voir Geoffrey of Monmouth, The History of the Kings of Britain. An Edition and Translation of De gestis Britonum [Historia Regum Britanniae], ed. & trans. Michael D. Reeve & Neil Wright (Woodbridge: Boydell, 2007). Pour une traduction française, voir L’Histoire des rois de Bretagne, de Geoffrey de Monmouth, trans. by Laurence Mathey-Maille (Paris: Les Belles-Lettres, 1993; repr. 2000).
2 Voir Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, ed. by Daniel Poirion et al. (Paris: Gallimard, 1994). Le titre du recueil-testament de Jean Frappier, Amour courtois et Table Ronde (Genève: Droz, 1973) indique combien la Table est étroitement liée à ce qui fait la spécificité de la légende arthurienne.
3 Voir Wace’s Roman de Brut: A History of the British (Text and Translation), Exeter Medieval Texts and Studies, ed. by Judith Weiss (Liverpool: Liverpool University Press, 2003).
4 Voir Layamon’s Arthur: The Arthurian Section of Layamon’s ‘Brut’, Exeter Medieval Texts and Studies, ed. by W.R.J Barron and S. C. Weinberg (Liverpool: Liverpool University Press, 2003).
5 Voir Robert de Boron, Roman de Merlin, ed. by Alexandre Micha (Genève: Droz, 1980); voir aussi la version du manuscrit de Bonn, dans Le Livre du Graal, vol. 1, ed. by Ph. Walter et al. (Paris: Gallimard, 2001) qui contient Joseph d’Arimathie, Merlin, et Les Premiers faits du roi Arthur. Comme l’explique Philippe Walter dans sa ‘Note à la présente édition’ (pp. lxv–lxxiv, et plus précisément lxvii–lxix), ce manuscrit est un des plus anciens témoins du cycle complet, dont il offre une version de luxe richement illustrée. On peut aussi se référer à l’édition bilingue de Corinne Füg-Pierreville (Paris: Champion, 2014), mais le choix de son manuscrit de base la rend moins pertinente dans la perspective adoptée ici.
6 Pour une synthèse sur la Table Ronde en tant qu’institution, voir Hildegard Eberlein-Westhues, ‘König Arthurs “Table Ronde”. Studien zur Geschichte eines literarischen Herrschaftszeichens’, in Der altfranzösiche Prosaroman. Funktion, Funktionswandel und Ideologie am Beispiel des ‘Roman de Tristan en prose’, ed. by Ernstpeter Ruhe and Richard Schwaderer (München: Fink, 1979), pp.184–263. Eberlein-Westhues passe en revue un certain nombre de questions soulevées par le concept même de Table Ronde, mais ne s’attarde guère sur une éventuelle spécificité de celle-ci dans la Suite Vulgate (pp. 226–28), ce qui est logique vu la date de son travail.
7 La première étant la Table de la Cène, et la deuxième la Table du Graal, établie par Joseph d’Arimathie.
8 Voir H. Eberlein-Westhues, ‘König Arthurs “Table Ronde”’, p.199.
9 Même le chevalier englouti en abîme pour avoir essayé le Siège périlleux reste anonyme. Voir Le Roman de Merlin, § 50.
10 Tel qu’il apparaît dans les éditions de Micha et de Füg-Pierreville.
11 Pour une vision d’ensemble de ce texte longtemps négligé, voir Richard Trachsler, ‘Pour une nouvelle édition de la Suite-Vulgate du Merlin’, Vox Romanica, 60 (2001), 128–48. Pour une perspective plus générique, on peut aussi consulter Irène Fabry, ‘La “Suite Vulgate”, “Suite historique” du Merlin? Entre histoire et roman, le statut ambigu d’un récit arthurien en prose’, Tracés. Revue de Sciences humaines (En ligne) 10/2006, URL: http://traces.revues.org/151 [consulté le 3 février 2022], 75–94, p. 7, § 27. Voir également le volume collectif consacré aux Suites, en dépit du fait qu’il est orienté davantage vers la Suite Post-Vulgate: Jeunesse et genèse du royaume arthurien: Les ‘Suites’ romanesques du ‘Merlin en prose’, ed. by Nathalie Koble, Medievalia, 65 (2007).
12 Voir Le Livre du Graal, note 5. Le titre attribué à cette partie du grand cycle Lancelot-Graal, dont les limites sont d’ailleurs légèrement déplacées par rapports à d’autres versions, est une innovation du scribe du manuscrit de Bonn, saluée d’ailleurs par Richard Trachsler (‘Quand Gauvainet rencontre Sagremoret ou le charme de la première fois dans la Suite-Vulgate du Merlin’, in Enfances arthuriennes, ed. by Christine Ferlampin-Acher and Denis Hüe (Medievalia, 57 (2006)), pp. 203–15 (p. 203)), et qui peut-être témoigne d’un intérêt spécifique pour un matériau narratif d’habitude remisé au second plan.
13 C’est-à-dire la Suite ‘Post-Vulgate’ du Merlin; voir La Suite du Roman de Merlin, 2 volumes, ed. by Gilles Roussineau (Genève: Droz, 1996). Il est intéressant de voir comment c’est sur cette ‘partie’ du Lancelot-Graal, la moins intéressante a priori, que se focalise l’imaginaire de la variance, avec trois versions concurrentes ou parallèles fournissant un splendide exemple de ce que Richard Saint-Gelais appelle transfictionnalité dans ses Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux (Paris: Seuil, 2011): de telles ‘fan fictions’ rejoignent par bien des côtés la théorie des mondes possibles telle qu’elle a été appliquée à la littérature par Robert Martin. Voir à ce propos Patrick Moran, ‘Le meilleur des mondes arthuriens possibles’, in Jeunesse et genèse, pp. 69–86. C’est dans une certaine mesure également le présupposé théorique à la base de l’ouvrage remarquable de Nathalie Koble, Les Suites du ‘Merlin en prose’: des romans de lecteurs (Donner suite), in Essais sur le Moyen Âge, 76 (2020). Voir en particulier le ‘Chapitre Premier: La Suite Vulgate dans le Lancelot-Graal: cahier des charges et modalités d’écriture d’une continuation à deux têtes’, ‘Difficiles soudures’, p. 33 sq.
14 S’il est difficile de revenir à la version de Wace, il est aussi délicat de supprimer entièrement le passé narratif de la version du Merlin. Le Lancelot, tout comme la Queste et la Mort Artu, ne se posent plus la question, comme si la fusion des tables avait cessé d’être problématique. Dans The New Arthurian Encyclopedia, ed. by Norris J. Lacy (New York: Garland, 1991), Donald L. Hoffman note cependant que la Tavola Ritonda italienne conserve la distinction entre ‘Old Table’ et ‘New Table’ dans son article sur ce texte, p. 444.
15 Telle qu’elle apparaît dans les huit manuscrits cycliques ‘complets’, voir Walter, lxvii.
16 Leur situation n’en est pas moins ambiguë puisque le motif de la ‘dot’ est plus ou moins tacitement repris, mais qu’en même temps il n’y a rien de plus naturel que ce retour du corps d’élite d’un roi à son héritier légitime.
17 Il y a loin de 50 à 250 (ou même à 150, chiffre qui apparaît dans certaines variantes; voir H. Eberlein-Westhues, ‘König Arthurs “Table Ronde”’): le premier chiffre est, à ma connaissance, celui qui est régulièrement donné dans les manuscrits du Merlin propre, et il est plutôt peu plausible pour un corps d’élite royal. Le second, beaucoup plus réaliste, se situe, par rapport à l’inflation numérique qui caractérise certains textes, à commencer par les 1600 sièges de Layamon, dans les limites du raisonnable, si l’on fait abstraction de la difficulté technique de construire une table assez vaste pour recevoir tant de commensaux (et aisément transportable de surcroît, comme le précise également Layamon). Reste que le hiatus entre la Table de Merlin et la Table de Carmelide reste conséquent, mais comme on ne le mentionne jamais explicitement, on peut faire semblant de ne pas l’avoir remarqué.
18 Il en va de même d’ailleurs pour Ban et Bohort, excellents combattants mais qui ne sont plus au sommet de leur carrière, et de leurs forces, comme le texte le concède.
19 Sur le modèle, peut-être, des Templiers. La création de la Table Ronde par Merlin inscrit le récit pré-arthurien dans le cadre de l’‘Évangile du Graal’, et confirme Merlin dans son rôle de prophète de cet évangile.
20 Je reprends le terme utilisé par Georges Duby dans Les Trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme (1978) mais pressenti dans un article de 1964, ‘Les “jeunes” dans la société aristocratique’. Les deux textes sont republiés dans le volume d’Œuvres de Georges Duby (Paris: Gallimard, 2019), respectivement pp. 675–1091, et pp. 1602–15. Je suis consciente de la différence entre les juvenes décrits par Duby et ceux dont je parle ici, puisque ces derniers sont effectivement jeunes pour de bon, et qu’on a affaire à un problème de génération entre les ‘pères’ conservateurs et réticents vis-à-vis d’Arthur, et la nouvelle génération qui choisit de façon unanime de lier son sort à celui du jeune roi Arthur. On peut cependant faire observer qu’un Gauvain ou un Sagremor ne sont jamais mariés et chasés, et que dans leur vieillesse ils continuent à être des chevaliers de type juvénile.
21 En conformité avec la polarisation analysée par Charles Méla dans la Reine et le Graal, selon laquelle la Reine est l’un des deux ‘horizons d’attente’ de la chevalerie courtoise. Voir Charles Méla, La Reine et le Graal, la conjointure dans les romans du Graal (Paris: Seuil, 1982). Notons au passage qu’entre les deux groupes, l’un uni par des liens ‘mystiques’ ou du moins chevaleresques, l’autre par des liens familiaux (voir Richard Trachsler, ‘Quand Gauvainet rencontre Sagremoret’, p. 210, p. 213), il en reste un troisième, celui des compagnons de la première table d’Arthur qui l’ont accompagné en Carmelide.
22 Alors que l’histoire de Tristan introduit un déséquilibre fondateur dans son triangle en faisant de Tristan et Yseut des contemporains d’une génération postérieure à celle du roi Marc, et qu’inversement le Lancelot confirme la symétrie du couple royal en faisant du jeune Lancelot (conçu après le mariage d’Arthur et Guenièvre) l’intrus tard-venu.
23 Voir plus loin.
24 Telle qu’elle s’est développée non seulement dans le Lancelot mais encore plus nettement dans le Tristan en prose. On est en effet passé d’une esthétique de la simple liste, comme celle qui apparaît dans Érec et Énide (voir Chrétien de Troyes, Œuvres complètes. Texte, traduction, notes et variantes, ed. Daniel Poirion et al. (Paris: Gallimard, 1994), vv. 1675–94, pp. 42–43) à une esthétique du micro-récit personnel, dont les aventures successives, très largement répétitives, des différents neveux d’Arthur fournissent un excellent exemple. À propos des vacillations de la liste d’Érec et Énide, voir Carleton W. Carroll, ‘The Knight of the Round Table in the manuscripts of Érec et Énide’, in ‘Por Le Soie Amisté’: Essays in Honor of Norris J. Lacy, ed. by Keith Busby and Catherine M. Jones (Amsterdam: Rodopi, 2000), pp. 117–127.
25 Et qui constituent, en fait, la totalité du soutien chevaleresque dont dispose le fils d’Uterpendragon au moment de son élection.
26 C’est moi qui souligne.
27 Qui est, lui, au nombre de ceux qui sont assis à la table du banquet, avec les personnages importants comme Ban et Bohort.
28 Voir le passage du Peredur gallois où le héros assiste à un spectacle étrange sur les bords d’une rivière séparant deux troupeaux de moutons, un blanc, un noir: chaque fois qu’un mouton noir bêle, un mouton blanc traverse la rivière et devient noir lui aussi, et vice-versa. Voir Les quatre livres du Mabinogion et autres contes gallois du Moyen Âge, ed. by P.-Y. Lambert (Paris: Gallimard, 1993), p. 266). Dans Galaad - Le pommier et le Graal (Paris: Imago, 2004), Philippe Walter mentionne la présence d’un motif assez semblable dans la Navigation de Maelduin.
29 Pour l’importance de cette double séquence dans la structure de la Suite-Vulgate, voir Alexandre Micha, ‘La Suite-Vulgate du Merlin. Étude littéraire’, Zeitschrift für romanische Philologie, 71:1–2 (1955), 33-59, en particulier p. 36.
30 §§ 480–81, pp. 1280–81. Voir par exemple ce qui se passe dans Le Chevalier au Lion, lors du combat de Gauvain et d’Yvain (Yvain ou le Chevalier au lion, dans Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, vv 5693–6372, pp. 483–92).
31 ‘Ices paroles que mesires Gavains disoit tint il, car il fu bien aparissant li quel furent li meillour chevalier le jour qu’il prisent le tournoiement ensamble en prés dehors Logres quant li nouvel chevalier tournoierent encontre ciaus de la Table Reonde dont il i ot assés de bleciés et de navrés, ensi com li contes le nous devisera cha en avant.’ (§ 487, p. 1287) C’est moi qui souligne.
32 Après sa lune de miel, Arthur qui a rendu Gauvain ‘maître de sa maison’ ne va pas tarder à déclarer qu’il s’agit de l’homme qu’il aime le plus au monde – pas question de Lancelot, ici; cette prolepse montre que les Premiers faits du roi Arthur, qui savent parfaitement exploiter le mode prophétique, font le choix de glorifier Gauvain jusqu’à la mort. Ce n’est pas qu’ils n’ont pas connaissance de La Queste del saint Graal ou dans une moindre mesure de La Mort Artu, c’est qu’ils choisissent délibérément une version alternative plus conforme à l’idéologie des romans en vers. Voir Alexandre Micha, ‘La Suite-Vulgate du Merlin’, p. 44.
33 Voir Le Roman de Merlin, § 49, ll. 53–65.
34 Quelles qu’en soient les failles, constatées par exemple dans le Lancelot quand il s’agit pour le héros éponyme de ne pas rapporter au collège de scribes préposés à la collation des récits les circonstances de la conception de Galaad.
35 Je n’ai pas souvenir de mentions de ce groupe dans les deux derniers volets du Lancelot-Graal. Dans le Lancelot même, la situation est relativement floue, comme le suggère l’épisode de l’arrivée du jeune Banyn à la cour d’Arthur au début du roman (voir Lancelot, ed. by Alexandre Micha (Genève: Droz, 1980), vol. 7, ch. xxa, §§ 4–12): il semble bien qu’il y ait un deuxième corps de chevaliers à côté de la Table Ronde, ceux ‘de l’escargate’; et Banyn ‘par sa proeche’ ‘Dedens chel an fu un des .c. et .l. chevaliers de l’escargaite, et fu mis au lieu Gravadain des Vaus de Galorre’ (ch. xxa, § 12). Mais cette catégorie ne paraît pas recouvrir un hypothétique groupe des ‘chevaliers de la Reine’, puisque le fait que ‘la roine le retint chele nuit meisme de sa maisnie’ (ibid.) se produit immédiatement, dès le premier tournoi auquel participe le jeune homme, et non dans l’année qui suit cette entrée en scène. Le terme ‘maisnie’ suggérait peut-être une structure plus informelle.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13094-9
- EAN : 9782406130949
- ISSN : 2430-8226
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13094-9.p.0023
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/08/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : culture courtoise, romans arthuriens en prose, Table ronde, Suite Vulgate du Merlin, reine Guenièvre