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- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages : 253 à 270
- Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
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Ode (forme)
De l’antiquité grecque et latine au xxe siècle de la littérature européenne, l’ode demeure la forme poétique la plus représentative de ce qu’il est convenu d’appeler le lyrique jusqu’au xviiie siècle, puis le lyrisme* à partir du romantisme. Cette évolution a pour corollaire au xixe siècle une mutation de l’ode, formelle, sociologique, éthique et artistique, provoquée par le besoin de renouveler l’écriture pour répondre aux circonstances, aux urgences et aux interrogations imposées par l’Histoire. Car l’ode, « le monument plus durable que l’airain » qu’édifie Horace (Odes, III, 30), a pour origine la circonstance, historique, biographique, sentimentale.
On peut définir à grands traits l’ode, ce que n’ont pas manqué de faire, par exemple au xviiie siècle, les théoriciens, Houdar de la Motte et Charles Batteux. On lui prête des origines musicales, la lyre*, qui en font une forme chantante, et chorégraphiques (voir Danse*). Étymologiquement, l’ode signifie « chant », et bon nombre de poètes, à partir du xixe siècle substitueront à la solennité de l’ode l’odelette plus personnelle (Nerval), l’odula, plus élégiaque, où le poète quitte la posture du prophète pour être homme du commun (Lamartine), la souplesse du chant qui échappe aux codes (Hugo, Les Chants du crépuscule), voire la légèreté de la chanson a priori plus populaire (Hugo, Chansons des rues et des bois). À la grandeur, la gravité et la solennité de l’ode succède une mélancolie plus intime et plus humaine. Car la codification de l’écriture est à la fois la marque et la faiblesse de l’ode.
Pour bien en saisir les contradictions, il faut rappeler qu’elle est indissociable d’un éthos* lyrique qui fait de la liberté une nécessité de principe. Les poètes lyriques la revendiquent, dès la Renaissance*, dont l’année 1550, date de publication des Quatre premiers livres des Odesde Pierre de Ronsard vandomois, donne un terminusaquo à l’histoire d’une forme qui perdure jusqu’à l’Ode pour saluer la venue du printemps où Jean Ristat chante, en 1978, contre la morale d’une société bourgeoise et endormie, la transgression, la marge, l’intensité de l’amour, la libération qui passe aussi par la liberté d’écriture conquise contre la langue, la prosodie, la lyrique convenue. C’est ainsi que Ronsard qui refuse de suivre les « poëtastres » et les « rimeurs » de l’école marotique, affirme dans son adresse « Au lecteur » vouloir « galoper librement » et « tracer un sentier inconnu pour aller à l’immortalité ». Jacques Peletier du Mans écrit dans son Art poétique au xvie siècle : : « L’ode est le genre d’écrire le plus spacieux pour s’ébattre, qui soit au-dessous de l’œuvre héroïque, en cas de toute liberté poétique. » La liberté est donc tributaire, dans une hiérarchie, de valeurs, poéticiennes ici, morales ailleurs, ou encore politiques et idéologiques. Ainsi Victor Hugo, dans sa Préface aux Odes et ballades de 1828 « résume » son idée du
254xix e siècle « politique et littéraire » par cette formule « la liberté dans l’ordre, la liberté dans l’art », conciliant ainsi son romantisme naissant, sa pensée monarchiste et son catholicisme qui tend, il est vrai, au déisme. Il donne à la poésie lyrique qu’exemplifie l’ode pour étendard une liberté, toute relative, d’écriture vis-à-vis des règles et des normes, dans une « guerre » dont les objectifs sont le refus de l’imitation et le respect de l’originalité. Indissociable d’un imaginaire de la révolution, ce lyrisme prend paradoxalement une signification éthique et sociale, puisque le poète « march[e] devant les peuples » afin de les « ramene[r] à tous les grands principes d’ordre, de morale et d’honneur » (1824). Paul Claudel donnera un dernier exemple de liberté pensée dans un cadre, cette fois sacré, religieux et catholique. Il peut écrire dans la deuxième des Cinq grandes Odes, L’Esprit et l’eau : « Je suis libre, délivrez-moi de la liberté. » Son chant n’en est pas moins mis au service d’une communauté, l’Église catholique, dans la cinquième ode, La Maison fermée : « Faites que je sois entre les hommes […] comme un semeur de la mesure de Dieu ».
Ce désir de liberté prend tout son sens s’il est mis en rapport avec la tradition qui donne sa grandeur au genre. Dans la critique volontiers mythique qui théorise l’ode, par exemple chez Hugo, l’antiquité grecque, latine ou biblique, est synonyme d’origine, d’un chant naïf, authentique et vrai et d’une langue naturelle, expressive et transparente à la pensée. Les quatre éthos de l’ode sont définis à partir d’un semblable modèle, le retour à l’origine marquant, généralement, une réaction contre la sclérose de l’écriture contemporaine du poète : la légèreté (Anacréon est la référence), la philosophie et la morale (Horace), le sacré (les psaumes et cantiques bibliques), l’héroïsme (Pindare). L’harmonie du vers et de la strophe répond à celle du chant primitif, sans qu’ils soient codifiés : il revient à la première strophe de donner le patron des suivantes. Diverses formes s’imposent, l’alternance de strophes hexasyllabiques et heptasyllabiques avec Ronsard, la triade pindarique chez LeBrun-Pindare, le dizain d’octosyllabes à partir de Malherbe, l’alternance de trois, voire quatre types de strophes chez Hugo. Ces variations formelles sont le signe d’un besoin de renouveler une forme que grèvent l’éloge, l’encomiastique, l’épidictique. Car l’ode, quel que soit le siècle, célèbre et prétend rendre célèbre et immortaliser. Le sublime et le pathétique demeurent son idéal esthétique, et supposent un certain nombre de procédés que l’on qualifiera, pour être rapide, de rhétoriques : l’inspiration cosmique, la comparaison mythologique, les rythmes amples, les allitérations et assonances imitatives, les rimes multiples, les répétitions et gradations, les amplifications, la variation – qui risquent toujours d’être jugées emphatiques. C’est ainsi que l’on considérera les odes horatiennes et anacréontiques de Ronsard, aux accents plus personnels et musicaux, mieux accomplies que les odes pindariques, d’un monumentalisme architectural revendiqué, encombrées par l’éloge. Jean-Baptiste Rousseau, qui puise son inspiration dans les Psaumes de David, avoue ses propres défaillances et une « mauvaise imitation » du De profundis. On connaît le jugement de La Harpe sur Lebrun Pindare, qui condense en lui bien des reproches adressés à l’ode – et à la lyrique – officielle : « Un poète sans idées, mais non sans quelque verve, très inégal dans son style, souvent dur et presque toujours enflé. »
Aussi est-il une autre manière de définir l’ode : trois verbes y suffiraient : célébrer, savoir, agir. L’ode, contractuelle, puisqu’elle répond, réellement ou fictivement, à un échange de services entre 255le poète et son/ses mécènes (par exemple chez Ronsard), ou à une mission et donc un devoir du poète (Hugo), remplit une fonction politique, idéologique, civique, patriotique, collective et communautaire. Ainsi chacun des cinq livres d’odes de Ronsard s’ouvre par une ode à Henri II : « Henry sera le Dieu / Qui commencera mon mètre, / Et que j’ay juré de mettre / À la fin et au milieu. » Rappelons quelques titres de ces poèmes qui ne sont pas nécessairement destinés à entrer dans un livre et pour qui le volume d’une simple plaquette a longtemps suffi : « Sur les heureux succès de la Régence », « Au Roi », « Ode à la reine mère » (Malherbe), « Ode nationale contre l’Angleterre », « Sur la ruine de Lisbonne » (Lebrun-Pindare), « Le jeu de Paume » (André Chénier), « À la Naissance du Duc de Bordeaux », « À la colonne de la place Vendôme » (Hugo), « La bataille de la Marne », « Ode historique » (Charles Maurras), « Paroles au Maréchal », « La croix de Lorraine » (Claudel). Ces poèmes sont écrits pour agir et ont donc une forte fonction performative. Le recours à une pragmatique lyrique inclut le lecteur, voire l’identifie à la personne du poète, et l’invite à partager valeurs et sentiments. Le « partage formel », si important chez René Char, prendrait ici sa pleine signification (voir Effet de présence*). Cette référence montre aussi que toute ode de célébration – ou de déploration – n’est pas nécessairement réactionnaire, du point de vue de sa forme ou de son message politique, idéologique ou religieux. Ainsi, au xxe siècle, alors qu’elle semblerait abandonnée des poètes, Apollinaire (« À l’Italie », Calligrammes), Philippe Soupault (Odes, 1946), voire Francis Ponge (Ode inachevée à la boue) ou Henri Pichette (Odes à chacun) sacrifient, tous à leur manière, à cette forme et à son efficacité humaine, civique, nationale, patriotique.Ces chants de célébration, qui sont tous des actes d’engagement dans l’histoire, et dont chacun d’entre eux, en raison même des circonstances qui l’entourent, mériterait une lecture toute en nuances, font de l’ode une forme qui revendique un savoir, une conviction, ou une foi.
Qui parle dans l’ode ?
L’ode est adressée, et ainsi fait dialoguer* une première et une seconde personne. Mais qui parle en réalité ? Qui adresse l’éloge, et dans quel but ? Poser la question, c’est nécessairement revenir sur la furor lyrique, constamment interrogée depuis la Renaissance. Un texte fondateur sur les questions lyriques, Ion de Platon, fait explicitement du sujet d’énonciation un sujet exclu de lui-même et habité ou possédé par un Dieu. Cette thèse est rarement reprise littéralement : elle suscite un questionnement sur les conditions de l’énonciation de l’ode. Si le « forcènement », la divine fureur élève le poète au-dessus du commun des hommes, elle ne peut suffire, chez Ronsard, à l’accomplissement de son art : l’innutrition, acquise auprès de Dorat, et le savoir poétique acquis par l’étude, le studium, sont nécessaires. Bien des auteurs d’ode reviennent sur ce couple fureur ou enthousiasme* vs savoir (ou art, ou travail), Malherbe (l’art, et non l’inspiration, « fai[t] les couronnes » des « belles feuilles toujours vertes ») ; Lebrun-Pindare qui naturalise la fureur en passions qui vient réguler la raison (« L’enthousiasme ») ; Lamartine pour qui le poète, dépersonnifié, est voix de la vérité, possédé, prophète ou imprécateur (« L’Esprit de Dieu », « L’enthousiasme ») ; Hugo, selon qui le poète, truchement de la divinité, a une « mission sacrée » (« À. M. Alphonse de L. ») ; Théodore de Banville, qui définit le lyrisme comme « l’expression de ce qu’il y a en nous de surnaturel et de ce qui dépasse nos appétits matériels et terrestres », ce surnaturel 256étant les « sentiments » (Petit traité de poésie française) ; Paul Claudel, qui dans une lettre adressée à André Suarès le 30 juin 1907, souscrit à une définition de l’ode réunissant, à l’encontre du « beau désordre » voulu par Boileau dans son Art poétique et aussi de toute codification et rhétorique, l’inspiration et l’ordre.
Avec les romantiques, l’ode a fini par résumer à elle seule la poésie et le lyrisme. S’il faut retenir deux événements et deux noms, ce sont 1550, la publication des Odes de Ronsard, et 1828 [1822-1828], la publication des Odes et ballades de Hugo. Ces deux poètes et Malherbe, qui sera mythifié par Boileau, incarneront trois moments, renaissance, classicisme, romantisme, et personnifieront une certaine idée du lyrique et de la poésie à laquelle feront retour les poètes. Les romantiques, à la suite de Sainte-Beuve et Nerval, se ressourceront à la Renaissance tout en érigeant Hugo en modèle. Larbaud, Valéry et Ponge reviendront à Malherbe, contre les romantiques. Et Pichette, qui milite auprès d’Aragon et des Lettres françaises pour une « poésie nationale », puise dans le patrimoine de la Renaissance le cadre formel de ses Odes à chacun.
► Didier A., Cammagre G., Huet-Brichard M-C. (dir.), L’Ode, en cas de toute liberté poétique, Bern, Peter Lang, 2007. Soler P., Genres, formes, tons, Paris, PUF, 2001. Rouget F.,L’Apothéose d’Orphée. L’esthétique de l’ode en France au xvie siècle de Sébillet à Scaliger (1548-1561), Paris, Droz, 1994.
→ Circonstance ; Élégie ; Enthousiasme ; Ode, odelette (histoire) ; Psaume ; xviiie siècle
Didier Alexandre
Ode, odelette (histoire)
Après la période classique et sa rigueur, le xviiie siècle témoigne d’un premier renouvellement de la forme de l’ode. En effet, quoique partisan d’une conciliation de l’héritage antique et de l’inspiration moderne, comme le montre son admiration pour Louis Racine et Jean-Baptiste Rousseau qui « réunit l’harmonie de Malherbe à la sublimité de Pindare », Lebrun-Pindare prend ses distances avec l’ode sacrée et théologique pour confronter le genre aux sujets contemporains et aux visions nouvelles de la Nature proposées par la science. L’ode se confronte ainsi à une nouvelle langue et à une nouvelle forme de rationalité : l’Ode sur le tremblement de terre arrivé à Lisbonne le 1 er novembre 1755, puis une autre ode qui a pour sujet le raz de marée de Cadix, font dialoguer les codes de l’ode et les théories géophysiques de Buffon, tandis que d’autres poétes propagent les thèses médicales de l’inoculation en invitant les princes à encourager ces pratiques médicales nouvelles. Le médecin devient le héros de ces odes. Ce lyrisme scientifique perdurera au moins jusqu’à la fin du xixe siècle, dans les grands poèmes, par exemple, d’un Sully Prudhomme, La Justice ou Le Bonheur, sommes encyclopédiques de savoirs où le chant lyrique côtoie le récit épique.
Le romantisme, en particulier après l’échec de la Révolution de 1830, voit une forte mutation de l’ode. Auparavant, Ronsard et Malherbe ont ceci de commun qu’ils assument pleinement, avec orgueil, leur fonction encomiastique et politique à la fois dans la communauté poétique à laquelle ils appartiennent et dans la société. Êtres d’élection, par leur art immortels – une immortalité dont s’est moqué Boileau –, ils donnent aux princes leurs protecteurs l’immortalité. L’ode lyrique parachève l’événement historique, comme le montre l’ode que Ronsard consacre à la « Victoire de François de Bourbon ». Quant à Malherbe, il rappelle au roi que son écriture fait la gloire de ceux qu’il chante : « Les ouvrages 257communs vivent quelques années : / Ce que Malherbe écrit dure éternellement. » Si l’inspiration anacréontique et mignarde, ou horatienne et de morale personnelle, est présente chez ces poètes, elle est en retrait. Significativement, dans des recueils dont le titre est le premier indice d’une mutation, Lamartine et Vigny, puis Hugo, recentrent tout un pan de leur lyrisme autour de l’expression de leur moi énigmatique. Musset fonde son œuvre en prenant très tôt ses distances vis-à-vis de tout cercle, de toute opposition romantisme vs classicisme, de tout marquage politique de sa poésie et de la conception orphique, sacrée du poète-mage. Son scepticisme religieux nourrit aussi son rejet d’une forme ainsi définie par Mme de Staël : « amour, patrie, croyance, tout doit être divinisé dans l’ode, c’est l’apothéose du sentiment. » (De l’Allemagne) Aussi l’ode est-elle traitée sur le mode parodique ou ironique, dès « Les secrètes pensées de Rafaël, gentilhomme français », dandy désabusé, dont les rêves héroïques et patriotiques sont brisés par cette chute brutale : « Hé ! hé ! dit une voix, parbleu ! mais le voilà. / Messieurs, dit Rafaël, entrez, j’ai fait un somme. » Et l’ode sacrée subit la même dérision dans « L’Espoir en Dieu ». Les Odelettes (1856), recueil dédié à Sainte-Beuve – l’auteur du Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français du xvie siècle qui a redécouvert Ronsard et La Pléiade (1828) – puis les Odes funambulesques (1857) de Théodore de Banville, un recueil sans unité formelle qui, par sa « corde bouffonne » se veut un « essai de pamphlet en rythmes », disent la nostalgie d’une communauté de poètes réunis autour du lyrisme – par exemple, les Jeunes France – et se jouent brillamment et ironiquement des formes et des poncifs de l’ode. Banville, conscient de venir trop tard après les deux grands moments de l’ode s’interroge ainsi sur la place et la fonction du lyrisme au cœur de la société du Second Empire naissant. S’il demeure un rituel unissant une communauté de poètes, à l’écart de la foule, il est aussi par sa virtuosité qui célèbre un art idéal une violence faite à cette même foule et l’expression, toute gratuite, d’une liberté. Théophile Gautier a aussi pratiqué, occasionnellement, l’ode et l’odelette, avec une semblable inspiration faite de vénération et de méfiance. S’il se détourne de la Renaissance, de Boileau et de Malherbe pour honorer Saint-Amant et son Ode à la solitude, c’est bien pour retourner à une solitude orphique sauvage, libre de tout modèle. Aussi lit-il l’histoire du lyrisme dont Hugo demeure la clé de voûte non comme une marche en avant, mais comme une décadence et une perte, encore accentuées par sa rencontre de la modernité. Devenu une sorte de poète officiel du Second Empire, Gautier ne peut que prendre conscience du divorce de l’écriture officielle et de la sincérité. Dans son article le Progrès de la poésie française depuis 1830, où il fait l’éloge des Odes funambulesques de Banville, il fait de la variation grotesque l’espace de renouvellement de l’ode. Face à une société industrielle où prend place le lyrisme officiel, ne subsiste, dans une communauté restreinte, que l’écriture miniature d’un poète orfèvre créateur de bijoux à la valeur marchande problématique. Aussi est-ce la fonction communautaire, civique, patriotique qui se trouve ébranlée par ce programme lyrique pour le moins ambigu.
Nous achèverons cette histoire de l’ode par Rimbaud et Mallarmé et les perspectives qu’ils ouvrent sur le xxe siècle. On sait quel sort Rimbaud réserve à Lamartine, Hugo, Musset, Gautier et Banville dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, à laquelle il joint un « psaume d’actualité », le « Chant de guerre parisien ». Cette lettre peut être 258lue comme l’appel à refonder le lyrisme. Par sa quête d’une « quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle », le sujet lyrique, tourné vers le dehors du monde, remplit, comme dans la poésie « grecque », la fonction d’un citoyen. Rimbaud forme le projet d’une poésie nouvelle par sa forme (question du vers), son genre de référence (les psaumes), son sujet, l’« actuel, sa fonction collective et civique » : il refonde le chant – l’Ode. Quant à Mallarmé, dans Crayonné au théâtre, il fait de l’ode le genre suprême, « une ode à plusieurs voix », synthèse de la poésie, du théâtre et de la musique, qui s’accomplit en des « scènes héroïques », « en vue de fêtes inscrites au programme humain ». Il rêve d’un art performatif, à sa fonction de célébration collective et civique, qui conserve sa vertu héroïque, puisant son modèle dans La Cité antique de Fustel de Coulanges. Dans la lettre à Paul Verlaine de novembre 1885, il confond même Ode et Livre*, qu’il réunit dans l’ambition suprême d’une « explication orphique de la Terre », faisant du « rythme même du livre, alors impersonnel et vivant, jusque dans sa pagination » le principe même de « l’Ode ». Bien sûr, au xxe siècle, l’ode s’épuise, malgré quelques recueils, les Cinq Grandes Odes de Paul Claudel, les Odes et prières de Jules Romains ou les Odes à chacun de Pichette. Mais l’ode persiste aussi, à la faveur de l’histoire, tel un geste de résistance et de renouvellement formel et humain. Les odes de Soupault, de Ponge, voire de Pichette, malgré ou grâce à leur militantisme, s’inscrivent dans le droit sillage du projet rimbaldien. Quant à Mallarmé, outre qu’il montre une pleine conscience de redonner au lyrisme une place dans la création de valeurs au sein de la société industrielle et de la cité dans des offices sacrés, il ouvre une voie esthétique qui se matérialise dans la synthèse de la voix et de l’écrit qu’est le Livre* poétique unique. Apollinaire (Calligrammes),Jean Cocteau (La forêt qui marche. Les Anglais chantent sur la route et Ode à Picasso), Paul Valéry (Odes. Aurore, La Pythie, Palmes, avec figures et ornements dessinés et gravés sur bois de Paul Vera, 1920), Paul Claudel (Cent phrases pour éventails) le suivront sur ce chemin de création où, toujours pensé selon certaines valeurs – l’art et sa fonction, la disposition formelle et le vers, l’acte de langage*, l’interrogation sur le sujet, le sacré –, le chant demeure porté par l’ambition d’unir, dans un même moment unique de partage et d’émotion, le poète et son lecteur-auditeur.
► Didier A., Cammagre G., Huet-Brichard M.-C. (dir.), L’Ode, en cas de toute liberté poétique, Bern, Peter Lang, 2007. Rouget F.,L’Apothéose d’Orphée. L’esthétique de l’ode en France au xvie siècle de Sébillet à Scaliger (1548-1561), Paris, Droz, 1994. Soler P., Genres, formes, tons, Paris, PUF, 2001.
→ Circonstance ; Élégie ; Genre, mode ; Psaume ; Vers lyrique / vers narratif
Didier Alexandre
Opéra
→ Art lyrique*
Oralité, mise en voix
Comment échapper à la métaphore de la voix, omniprésente dans les discours sur la poésie lyrique, pour parler de la voix telle qu’en elle-même ? Ce découplage de la « voix* » lyrique et de sa propre métaphoricité est-il même possible, voire souhaitable ? Telles sont les questions majeures que nous a légué le moment romantique, lequel a largement contribué à redéfinir aux xviiie et xixe siècles le rapport entre ces notions d’autant moins séparables que l’histoire littéraire européenne moderne a, précisément, tendu à les séparer. Parallèlement au découplage moderne de la voix chantée et du 259poème, qui allaient encore de pair au temps de Ronsard, parallèlement aussi à l’estompement progressif de nombreuses pratiques culturelles d’Europe relevant d’une oralité populaire, se sont développées des démarches de ressaisie intellectuelles de la voix et de sa valeur, qu’il s’agisse de pensée spéculative chez Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et Johann Gottfried von Herder (1744-1803) ou d’actes de collecte réels ou supposés du « folklore » européen comme ceux que menèrent James Macpherson (1736-1796), faussaire génial qui fit déferler dès 1761 sur tout le vieux continent une vague d’engouement pour le barde Ossian, ou encore les frères Jacob (1785-1863) et Wilhelm Grimm (1786-1859). La poésie romantique et postromantique est riche de cette ambiguïté constitutive. Si le poème se pense désormais avant tout sur la page, que sa lecture à voix haute est considérée comme un phénomène secondaire par une majeure partie du monde littéraire (l’expression même de « mise en voix » dit bien cette postériorité), la voix vive y acquiert une place nouvelle comme origine perdue teintée de nostalgie et comme idéal d’organicité inatteignable (voir Primitivisme*). La lyre étymologique de la poésie lyrique ne résonne peut-être plus de façon audible, mais son silence inscrit dans le poème la négativité qui deviendra synonyme de l’historicité poétique moderne.
Ce double mouvement de découplage et de réinvestissement symbolique de la voix, survenu en Europe entre la période renaissante et la révolution industrielle, il nous faut l’avoir à l’esprit pour comprendre les formes de « retour de la voix » apparues au xxe siècle. Que ce soit au sein de discours savants ou dans la pratique poétique elle-même, de nombreux artistes et intellectuels du siècle dernier se sont donné pour mission de rendre à l’oralité sa juste place dans le domaine poétique, à rebours du supposé « sens de l’histoire » évolutionniste qui avait cru bon de reléguer l’oral dans le domaine quasi-mythique de la « tradition ». Ce geste intellectuel et artistique, il faut le signaler, a souvent été perçu comme polémique. Le compte rendu que donna Michel Zink de l’ouvrage La Lettre et la voix de Paul Zumthor (Annales 43/4, 1988, 909-912) en est un exemple frappant, tout comme le fut trois ans plus tard la réaction ulcérée de Jeanne Favret-Saada et Alain Finkielkraut au Homère et Dallas de Florence Dupont (« Un clip vaut Shakespeare », Terrain 17, octobre 1991, 71-78). Pour l’ethnologue et le philosophe, plus virulents que leur prédécesseur médiéviste, la défense et illustration de l’oralité ne serait ni plus ni moins qu’une attaque en règle contre « la littérature », et la civilisation de l’écrit. Transgresser la frontière entre oralité et écriture est volontiers perçu au sein du champ intellectuel comme une forme de dégradation symbolique, susceptible d’emporter avec elle tout ce que la littérature porte en elle de noble et d’admirable. Cette bipartition extrême, si elle peut paraître ridicule ainsi résumée sur le papier, n’en continue pas moins de se manifester dans le champ contemporain, y compris parmi les poètes eux-mêmes. À la suite de Patrick Beurard-Valdoye qui leur apporta sur le site web Sitaudis des réponses éloquentes, nous rappellerons ici que Jean-Michel Maulpoix, dont le nom est largement associé à la défense du lyrisme poétique, qualifiait en 2006 les créations de la poésie sonore de « tentatives extrêmes ou extrémistes » n’ayant abouti à la création d’aucune œuvre digne d’intérêt (Histoire de la France littéraire, t. 3, PUF., 2006, 323), quand Michel Deguy qualifiait de « secondaire » la lecture à voix haute de poésie, avant de conclure sur la nécessité de défendre « l’acte d’attention solitaire à l’écriture 260d’une page, d’un livre, sans lequel aucune séquence de langage, aucune œuvre de la langue, aucune “culture” ne demeure ». Si le propos de Deguy n’est pas dénué de nuances sur certains points, on est frappé ici par le saut logique qui nous fait passer, subrepticement, de la valorisation de l’oralité à une sortie fantasmée de l’état de « culture ». Cette dimension extrêmement chargée, riche en enjeux idéologiques sensibles, de la frontière entre oral et écrit, il nous faut l’avoir en tête, la comprendre, l’analyser, mais en aucun cas la prendre au sérieux, si l’on souhaite avoir la moindre chance de produire sur le rôle de la voix en poésie un discours un tant soit peu raisonnable.
L’apport de la Critique du rythme d’Henri Meschonnic est ici inestimable : il nous aide à articuler entre elles une théorie du sujet, essentielle à l’idée même du lyrique, et la question de la voix. S’opposant à une poétique d’inspiration sémiotique qui fait du poème un « langage sans voix » (275), simple « structure » de signes à laquelle peut, éventuellement, se rajouter une voix dans un second temps, Meschonnic appelle de ses vœux une anthropologie historique de la voix. C’est que cette dernière, souvent considérée comme ce qu’un individu a de plus unique, n’est pas un phénomène purement individuel – elle est la projection d’une subjectivité vers d’autres, selon des modalités historiquement situées : « la voix, qui semble l’élément le plus personnel, le plus intime, est, comme le sujet, immédiatement traversée par tout ce qui fait une époque, un milieu, une manière de placer la littérature, et particulièrement la poésie, autant qu’une manière de se placer. Ce n’est pas seulement sa voix qu’on place. C’est une pièce du social, qu’est tout individu. » (284-285). Et s’il est vrai que l’oralité « apparaît le mieux dans ces textes portés d’abord par une tradition orale avant d’être écrits : la Bible en hébreu, ou Homère, les textes africains, toute littérature “populaire” » (280), il y a aussi une oralité de Rabelais, de Hugo, de Gogol, de Milton, de Joyce, de Kafka et encore de Beckett ; l’oralité, conclut Meschonnic en citant l’anthropologue Ruth Finnegan, « est une part normale de notre vie moderne autant que celle des peuples plus lointains » (706). L’idée meschonnicienne d’une anthropologie historique du rythme et de la voix ouvre des pistes importantes pour aborder l’oralité, qu’elle concerne de supposées « traditions » ou des œuvres poétiques contemporaines. Elle ne fait pas mine de libérer l’idée de voix poétique de sa métaphoricité, mais pose les bases d’une approche intégrée, où l’inscription d’une subjectivité dans la langue, dans des conditions historiquement et culturellement données, non seulement implique toujours l’oralité et l’écriture, mais aussi implique nécessairement des conceptions spécifiques de leurs places et de leurs valeurs respectives.
La façon dont le poète fait résonner sa voix lorsque le poème s’échappe du livre doit être appréhendée en dehors de toute métaphysique de l’authenticité, mais aussi d’une idéologie de la technicité qui ferait de la voix un phénomène mécaniquement mesurable et reproductible en vertu d’un liste d’effets ou de « tours » comme ceux que décrivent les manuels de « communication non verbale » peuplant les librairies, contreparties orales des fameuses figures de style dont on pensait jadis qu’elles permettaient d’analyser toute œuvre littéraire. La voix lyrique, sur la page comme parmi les ondes sonores, est toute mêlée de grandes questions collectives dont la relation oral / écrit se fait souvent le catalyseur : c’est cette historicité dont Édouard Glissant disait qu’elle s’impose à l’homme moderne « comme un faîtage du je » (L’Intention poétique, 59). La création du poème par le poète ne se fait 261pas « avec » des mots, « avec » du langage, comme l’enfant dispose des blocs dans un jeu de construction. Elle est aussi et surtout affaire d’investissement symbolique, au sens que donnait Pierre Lantz à cette notion. Oral et écrit, pour rester dans le champ lexical du ludique, sont en jeu dans le poème ; pour saisir l’unicité d’une poétique, car une ethnopoétique digne de ce nom se doit d’être une poétique au sens fort du terme, il est utile d’être sensible à la valeur culturellement et historiquement située des gestes lyriques oraux et écrits. Cette approche, que nous appelions « intégrée », est plus nécessaire que jamais à l’heure où l’exclusion des pratiques poétiques de l’oralité (chanson, rap, slam) des études littéraires fait de moins en moins évidence (Nachtergael 2020), et où beaucoup parmi les poètes de langue française les plus remarquables travaillent à la lisière de l’écrit et de l’oral : on citera entre autres noms possibles Patrick Beurard-Valdoye, Zéno Bianu, Sylvain Courtoux, Frankétienne, Michèle Métail, Charles Pennequin, Serge Pey, Jean-Luc Raharimanana… La réalisation et la publication d’enregistrements poétiques, comme S’il ne restait qu’un chien de Joseph Andras et D’ de Kabal (Actes Sud, 2017) et L’Enregistré (P/O/L/, 2014) du regretté Christophe Tarkos, sans parler des nombreux enregistrements de poètes cités ci-dessus (Pennequin, Pey…) nous incitent aussi à prendre au sérieux cette voie pour la recherche en poésie. Le phénomène, du reste, n’est pas nouveau, et les enregistrements sonores de poètes déjà classiques (Apollinaire, Claudel, Char…) sont aisément accessibles, notamment grâce à la collection « Voix de poètes » éditée par Olivier Germain-Thomas. Une approche poétique fine dépassant l’antinomie entre oral et écrit devra saisir ensemble les aspects sonores de la voix (Finnegan 1992, 104) et la manière dont cette voix poétique spécifique positionne symboliquement le ratio oralité / écriture, l’espace sonore intersubjectif et la matérialité de la page en tant qu’elles ne sont jamais des milieux neutres où s’agenceraient des « signes » mais toujours des parties intégrantes de l’invention d’une subjectivité poétique, toute entière parcourue d’historicité. Un tel regard peut réaliser les promesses de l’ethnopoétique d’un Jerome Rothenberg tout en corrigeant certains de ses travers par trop essentialistes au regard du champ intellectuel actuel : il fait de la voix un objet de réflexion diffracté, entre matérialité sonore et investissement symbolique, entre pragmatique et poétique, dans la lignée de Claude Calame (2005) autant que de Meschonnic. C’est le prix à payer pour décloisonner l’étude de la culture poétique moderne « occidentale » de celle de ses « autres », encore trop souvent séparés dans le champ des études sur la poésie en langue française, mais aussi pour défolkloriser l’oralité et rendre à la voix, au rythme et à la musique la place qu’ils n’ont, en réalité, jamais cessé d’occuper au sein des arts poétiques d’ici et d’ailleurs.
► Calame C., Masques d’autorité. Fiction et pragmatique dans la poétique grecque antique, Paris, Les Belles Lettres, 2005. Meschonnic H., Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982.Zumthor P., La Lettre et la voix. De la « littérature » médiévale,Paris, Seuil, 1987.
→ Art lyrique ; Chant, chanson ; Rap ; Slam ; voix, sujet lyrique
Cyril Vettorato
Ordinaire/artistique
Comment penser l’interaction entre l’artistique et l’ordinaire ? Cette question repose sur une distinction bien établie dans le champ des arts, à savoir que les pratiques artistiques se distinguent des pratiques ordinaires. Par extension, 262et appliquée plus spécifiquement au domaine de la poésie, cette distinction suggère que les énoncés poétiques sont distincts des énoncés de la vie quotidienne. Néanmoins, depuis l’apparition et la multiplication des readymades, que ce soit en arts visuels, en poésie, en littérature ou ailleurs, cette distinction semble être mise à mal. En effet, si un simple urinoir peut, selon M. Duchamp, mériter le statut d’œuvre d’art, est-ce qu’une telle distinction fait encore sens ?
Une distinction ontologique
pour une distinction axiologique
Au cœur de la distinction entre artistique et ordinaire réside l’idée d’une justification de l’art. En effet, postuler que l’artistique est distinct de l’ordinaire, c’est surtout postuler qu’il lui est supérieur. Ainsi, la différence ontologique vient soutenir une distinction axiologique. C’est de la valeur de l’art dont il est question. De même pour la poésie. Il s’agit de montrer que certaines caractéristiques formelles, qui seraient essentielles à la poésie, permettent de la distinguer du vulgaire langage ordinaire ou, en d’autres termes, de la prose. La distinction prose/poésie repose sur cette même idée initiale que l’artistique est distinct de l’ordinaire, que la poésie est séparée de « l’universel reportage » et des « mots de la tribu » (Mallarmé).
C’est sur cette distinction que repose un certain cliché formaliste de la poésie, qui permettrait de la distinguer d’emblée de la prose, notamment par sa dimension versifiée. La catégorie de « poème en prose » est à cet égard problématique, puisqu’elle suggère que la distinction entre poésie et prose se situe à un niveau différent d’un niveau formel et de nombreuses pratiques contemporaines s’émancipent du vers (dans sa forme traditionnelle). Dans le cadre de pensée qui distingue fortement la poésie de la prose, même si la catégorie de « poéticité » est difficile à localiser, il faut toutefois présumer que le poème se distingue de l’ordinaire par certaines caractéristiques que l’on nommera « poétiques ». Ces caractéristiques peuvent porter tant sur des aspects formels que des aspects thématiques et, en leur absence, un texte ne pourra pas être considéré comme un poème.
Mais simplement suivre ces caractéristiques ne sera pas nécessairement suffisant pour transformer un texte en poème ou, du moins, en poème avec valeur de poème, puisque certaines pratiques courantes emploient ces catégories pour justement jouer à la poésie. On peut penser ici à la rédaction ordinaire de poèmes, qui ne vise pas à en faire des œuvres d’art, par exemple une carte de Noël faite par un enfant à l’école pour ses parents ou un poème de Saint-Valentin rédigé pour la personne aimée. Dans ces cas, le poème produit ne vise pas à devenir œuvre d’art, et son écriture reste une pratique ordinaire. Ici, les catégories de poéticité, de littérarité ou d’artisticité ne sont pas remises en question, mais seulement suivies de manière non critique. Dans le cas de la poésie, on retrouvera par exemple des caractéristiques formelles (vers, rimes, figures de style) et des caractéristiques thématiques (amour, mort, nature, etc.). Ce genre de pratiques se rapproche d’un kitsch non critique qui emploie les clichés et les lieux communs sans les questionner.
Une question d’intentionnalité ?
Pour G. Théval, on retrouve certains aspects des readymades dans les pratiques poétiques contemporaines (Théval, 2015). Ces readymades et « poèmes trouvés » (found poems) posent un problème à la définition essentialiste de la poésie. Aucune caractéristique formelle ou thématique n’est en effet suffisante pour distinguer un poème trouvé du texte ordinaire dont 263il est issu. S’il est impossible de relever des caractéristiques essentielles à la définition d’un poème ou d’une œuvre d’art, faut-il dire que la distinction entre ordinaire et poétique est à trouver dans une certaine intentionnalité ? Le fait que certains objets ordinaires puissent devenir des œuvres d’art sans transformation, ce qu’A. Danto nomme « transfiguration du banal », montre que les caractéristiques de poéticité, de littérarité ou d’artisticité ressortissent moins d’éléments formels que d’éléments intentionnels (Danto, 1989). C’est alors une certaine intentionnalité de l’auteur qui place un objet dans le monde de l’art. Ce qui fait d’un readymade une œuvre d’art, ou ce qui fait d’un texte trouvé un poème, ce ne sont plus des caractéristiques formelles, mais l’intention de l’auteur ou de l’autrice de placer tel ou tel objet dans tel ou tel contexte. En faisant entrer un objet dans le monde de l’art, un artiste le transforme en œuvre d’art. L’acte de transformation n’est plus à trouver dans une transformation du matériau (passage d’un bloc de marbre à une statue par exemple), mais dans la transformation d’une intentionnalité (visée utilitaire contre visée artistique). En plaçant un urinoir dans un musée, Duchamp fait quelque chose, il propose que, par son intentionnalité, l’urinoir devienne une œuvre d’art.
Dès lors, tout objet peut devenir œuvre d’art, et tout texte peut devenir poème. Il y a différents niveaux d’intégration de l’ordinaire dans l’artistique, la simple copie étant le niveau maximal. Dans le champ poétique, les objectivistes américains tels que Ch. Reznikoff proposent de prendre des textes ordinaires et d’en faire des poèmes. Dans des développements contemporains, F. Leibovici a nommé ce genre d’œuvres « documents poétiques » qui reprennent, réagencent ou même copient simplement des textes préexistants (Leibovici, 2007).
Mais l’intentionnalité n’est pas uniquement à localiser dans l’acte artistique ou poétique. L’auteur va placer une certaine intentionnalité vis-à-vis de la réception de son texte en le présentant comme un poème. En effet, lecteurs et lectrices vont se confronter à l’objet en ayant en tête certaines idées préconçues sur la poésie et sur ce que la poésie doit faire. C’est une certaine intentionnalité dans la perception qui fait de l’objet une œuvre d’art ou non. Lecteurs et lectrices peuvent-ils lire le texte comme un poème ? On peut penser ici à l’idée de S. Fish qui considère que ce sont les lecteurs qui font le poème ; ils ne le décodent pas (Fish, 2007). Pour lui, en effet, il n’y a aucun critère linguistique qui permette de distinguer un poème d’un texte ordinaire, et il faut alors chercher la poéticité dans la manière d’aborder le texte, dans notre pratique de lecture.
Une esthétique de l’ordinaire
Si certains objets ordinaires deviennent des œuvres d’art, il y a également un mouvement qui vise à percevoir le monde ordinaire comme ressortissant d’une expérience esthétique. En effet, depuis quelques décennies et à la suite de la théorie pragmatiste de J. Dewey, le champ de l’esthétique de l’ordinaire se consacre à étudier les caractéristiques esthétiques de la vie quotidienne (Shusterman, 1991 ; Saito, 2010 ; Formis, 2010). Il ne s’agit pas de transformer des objets du quotidien en œuvres d’art, mais de considérer que le quotidien dans sa quotidienneté peut être le sujet d’une expérience esthétique. Ainsi, l’ordinaire devient un objet d’appréciation esthétique, au même titre qu’une œuvre d’art. Dans ce registre, l’expérience esthétique est généralisée et n’est plus liée à certains objets spécifiques. Au contraire, tout objet peut devenir digne d’une attention esthétique, ce qui mène à une forme de démocratisation de l’attention esthétique.
264De manière similaire, si l’ordinaire peut être perçu esthétiquement, l’art peut également être perçu de manière ordinaire. Dans ce cas, les œuvres d’art agissent dans le quotidien au même titre que des objets ordinaires. Il s’agit d’une vision pragmatiste de l’art : l’art vient agir dans l’ordinaire plutôt que d’en être séparé. Une des conséquences possibles de cette descente de l’artistique dans l’ordinaire est que l’œuvre d’art n’est plus perçue comme telle, on peut penser au fameux cas d’un agent de nettoyage qui débarrasse une œuvre d’art en pensant qu’il s’agit de simples déchets. Dans une vision plus positive, cette descente dans l’ordinaire permet de reconnecter l’art à l’ordinaire, connexion qui n’est pas toujours évidente. Dans Poésie action directe, Ch. Hanna considère que la poésie doit agir directement sur le monde et ne pas se retirer dans une tour d’ivoire (Hanna, 2003). Cette poétique de l’ordinaire, où la poésie descend dans le quotidien, permet à la poésie d’avoir un impact plus grand, mais ce au détriment de certaines caractéristiques de poéticité qui deviennent alors caduques.
Il y a dans ce cas-là une démocratisation de l’art, dans le sens que l’art vient à la rencontre de l’ordinaire, mais il devient alors difficile de distinguer l’artistique de l’ordinaire. Dans le champ poétique, on peut imaginer cette démocratisation par un changement de support. En sortant du livre, la poésie vient toucher un public différent (affiches, graffiti, réseaux sociaux, etc.). Mais ce changement de support pourra entraîner, par la suite, un changement de format : la poésie s’adaptant par exemple aux nouveaux supports pour être plus facilement distribuée.
Les pratiques poétiques contemporaines mettent ainsi à mal la distinction traditionnelle entre pratiques artistiques et pratiques ordinaires. Dès lors que l’ordinaire peut devenir objet d’attention esthétique ou œuvre d’art, une distinction ontologique forte ne fait plus sens. Repenser le rapport entre l’artistique et l’ordinaire déplace l’attention d’une poétique essentialiste vers une poétique pragmatiste qui s’intéresse aux effets de l’art et de la poésie plus qu’aux critères d’artisticité et de poéticité.
► Formis B., Esthétique de la vie ordinaire, Paris, PUF, 2010. Leibovici F., des documents poétiques, Marseille, Al Dante, 2007. Theval G., Poésies ready-made. xxe-xxie siècles, Paris, L’Harmattan, 2015.
→ Actes de langage ; Communauté ; Document ; Enseignement ; Lyrisme de masse
Philip Mills
Orientalisme
« Le commerce avec les muses orientales aura de quoi varier et rajeunir ce fonds d’images et de combinaisons classiques que nous ont légué les Grecs et les Romains », lit-on dans le manifeste du Journal Asiatique, inséré dans le premier numéro en 1822. Or l’orientaliste Garcin de Tassy savait que les images des poètes arabes antéislamiques et celles de la période classique tout autant seraient jugées d’une « hardiesse étonnante » pour le goût poétique français parce que les poètes arabes sont « habiles à saisir les points d’analogie entre les objets les plus éloignés » (Coup-d’œil sur la littérature orientale, 1822). Il estimait que pour « juger sainement des tropes de ces peuples », il ne convenait pas de se « régler sur nos idées particulières. » Le jeune Égyptien Joseph Agoub déclarait, à propos de l’Anthologie arabe (1819) de Jean Humbert, que « revêtir de formes françaises ce luxe d’images, et cette magnificence d’expressions, qui sont si conformes au génie exalté des Arabes » était une opération improbable (Mélanges de littérature orientale et française, 1835).
265Or, « la poésie en est réduite à sa forme naturelle et primitive, la poésie lyrique » pouvait-on lire en janvier 1828 (Revue Française, IX). Le jeune Victor Hugo s’y illustra avec Les Orientales (1829), intériorisant un Orient aux multiples références (de l’Espagne maure à la Perse en passant par l’Égypte), composant des poèmes mélancoliques, gracieux, érotiques (l’Orient des voluptés, des harems) ou violents (pro-hellènes) non sans ouvrir sur la scène des Mille et Une Nuits ; d’où la menace non toujours déjouée du pittoresque qui réifie ce qu’il touche. Pour autant, il cite en annexe un long extrait anthologique de la Moallakat du poète antéislamique Tarafa dans la version française du poète et arabisant Ernest Fouinet. Et le créateur crée des personnages orientaux parlant en leur nom, ainsi le derviche contre le tyran, le poète contre le calife, se rapprochant même de ces personnages en possibles alter ego, ce qui lui fut beaucoup reproché par les conservateurs : « Voici venir de l’Orient, c’est-à-dire de la Barbarie, des inspirations nouvelles faites pour altérer la pureté de notre belle littérature » écrit M. E. V. Chételat commentant le livre de Hugo (Les Occidentales, 1829). Des poètes ironisèrent même, ainsi Alfred de Musset : « Il est vrai que, pour moi, je n’y suis point allé. / Mais c’est si grand, si loin ! – Avec de la mémoire / On se tire de tout : – allez voir pour y croire » (Namouna, « conte oriental » en vers, 1er chant). Cela n’empêcha pas Hugo de thématiser des Orients plus anciens comme celui de l’Isis de l’Égypte pharaonique mais dans lesquels le sujet lyrique ne put guère s’impliquer.
Avec le Voyage en Orient (1835), Alphonse de Lamartine, poète lyrique reconnu, mit à l’épreuve, quant à lui in situ, sa subjectivité au contact de nouveaux savoirs. Il inséra de longs passages du Poème d’Antar, des « Fragments de poésie arabe » et des « maouals ou romances vulgaires des arabes modernes » (poèmes populaires chantés mono strophiques et mono rimes, en prose rythmée en arabe dialectal, élégiaques ou érotiques), donnant ainsi la parole à une altérité poétique arabe, acte important de décentrement. Son lyrisme* devint parfois celui d’un utopique sujet collectif, comme dans « Le Désert ou l’immatérialité de Dieu » publié en 1856 mais bien écrit au cours du voyage en 1832.
Quant à l’orientalisme des dramaturges français écrivant en vers, il s’est essentiellement construit sur des thématiques patrimoniales comme celle des Hébreux en Égypte (ainsi l’ode « Moïse sur le Nil » du jeune Hugo), nourries de sources classiques européennes, de même pour les thématiques purement hébraïques, l’essentiel de l’Orient d’Alfred de Vigny par exemple. Parmi les créations de premier plan, l’Ahasvérus (1833) d’Edgar Quinet, vaste poème épique, en prose mais avec des chœurs, une « Harmonie des archanges », poème cosmique et palingénésique dans lequel le sujet lyrique est le Juif errant, sauvé après de multiples péripéties. L’œuvre fut incomprise à son époque quoiqu’illustrant bien l’inspiration d’un Orient hébraïque merveilleux, le héros réinventé représentant également l’homme moderne en quête de bonheur.
L’époque fut également aux mises en scène lyrico-épiques de personnages orientaux dans les poèmes en vers, de figures du merveilleux arabo-persan comme les fées (péris) et au passage du lyrisme vers d’autres genres comme le ballet-pantomime ; ainsi avec Léïla ou La Péri (1843) de Théophile Gautier. Le choix du ballet (voir Danse*) au lieu du poème semble ici avoir été lié à la croyance chez Gautier d’un accès par la musique à un au-delà du sensible, Nerval conseillant même une mise en scène. Parallèlement, Le Désert266(1844), intrigue amoureuse d’un héros arabe avec un génie féminin, « ode-symphonie, avec strophes déclamées, airs orientaux, chants, chœurs et grand orchestre » du saint-simonien Félicien David sur livret en vers d’Auguste Colin, enthousiasma Gautier. La thématique était présente dans « La Fée et la Péri » (Ballades, 1824) même si, dans ses Orientales, Hugo finit par donner congé à ces « Péris » qui « auraient froid » en Europe.
Ce merveilleux continua à fasciner les poètes, à preuve Stéphane Mallarmé qui présenta Vathek (1815) de Beckford comme un « songe serein » : « or le rythme le transporte au-delà des jardins, des royaumes, des salles : là où l’aile de péris et de djinns fondue en un climat ne laisse de tout évanouissement voir que pureté éparse et diamant, comme les étoiles à midi » (« Préface », éd. 1876).
D’autres Orients plus lointains enthousiasmèrent certains poètes comme Leconte de Lisle. Son très long poème « Bhagavat » (Poëmes antiques, 1852) se voulait, selon son auteur, l’expression du « caractère métaphysique et mystique des Ascètes viçnuïtes » indiens (« Préface ») en une sorte de cantate du poète-ascète exclu, sujet lyrique qui ne se sentait plus inséré dans sa société. Michelet apparut certes encore en prophète romantique : « Laissez-moi un peu regarder du côté de la haute Asie, vers le profond Orient. J’ai là mon immense poème » (Bible de l’humanité, 1864). Mais, deux générations plus tard, l’Égyptien Hafez Ibrahim déclara, quant à lui, dans un manifeste poétique : « Laissez-nous respirer les vents du Nord » (1902) tandis que son compatriote Khalil Mûtran dédiait des poèmes à Alfred de Musset et à Alphonse de Lamartine lus sans traduction. Les formes lyriques modernes en langue arabe puisaient en retour en Europe, avec un lyrisme entendu comme ambition élevée, célébration parfois au service de grandes causes patriotiques (l’ode, genre solennel très pratiqué encore dans la poésie de Cour). Il fut emphatique, incantatoire et hyperbolique, lié à l’enthousiasme* vocal toujours apprécié dans les récitals, parfois teinté de mélancolie, expression des sentiments et de la pensée d’orientaux à la recherche de leur personnalité individuelle autant que collective. Renaissance d’un Orient qui parlait vraiment en son nom.
De l’Orient extrême, naquit encore Connaissance de l’Est (1900), œuvre dans laquelle Paul Claudel multiplia l’expression d’états affectifs (enthousiasme, déploration…) mais d’un sujet comme décentré vers le dit d’un savoir généralisant, souvent théologique même si les expériences japonaises et chinoises y étaient thématisées. Victor Segalen avec Stèles (1912-1914), Odes (1914) et Thibet (1918), puisa certes, quant à lui, chez les orientalistes sinisants et tibétologues, à la façon du siècle précédent. Sentiments et sensations, bien présents, étaient fortement métaphorisés dans cette expérience concrète de l’Orient chinois, allégorisés à la manière symboliste, les contraintes formelles à la chinoise créant un lieu poétique en ailleurs absolu (« un jour de connaissance au fond de soi », comme il est dit dans la préface de Stèles).
Si Edward Saïd eut raison de déclarer que les poètes avaient « restructuré l’Orient par leur art et fait voir ses couleurs, ses lumières, ses peuples grâce à leurs images, leurs rythmes et leurs motifs » (L’Orientalisme, 1980, 36), la poésie orientalisante ayant reflété bien des désirs d’Orient imaginaires déclarés originaires, dont s’inspirèrent quelques poètes reconnus et de nombreux minores, il n’en est pas moins vrai que les Orients traditionnels, arabes, persans, indiens, chinois, de 1820 à l’entre-deux-guerres, eurent un rôle et une place, certes limités, en une sorte de dialogue inter-poétique 267dans les marges, en appui sur la révélation érudite de poésies orientales à partir du météore des Orientales.
► Alexandre D., « Le scientifique et le lyrique dans Connaissance de l’Est de Paul Claudel », Littérature, no 109, 1998, p. 74-97. Charles-Wurtz L., Poétique du sujet lyrique dans l’œuvre de Victor Hugo, Paris, Honoré Champion, (« Romantisme et Modernités »), 1998. Murat M., Moussa S. (dir.), « Introduction », dans Poésie et orientalisme, Paris, Classiques Garnier, 2015. – voir aussi Loiseleur A., « La Poésie hors d’elle. Lamartine, un poète en Orient », p. 121-137.
→ Maghreb ; Noir, négritude ; Primitivisme ; Proche-Orient
Daniel Lançon
Orphée
« D’Apollon vint le joueur de lyre, le père des chants, Orphée à la belle renommée ». C’est ainsi que, dans le long récit qu’il déroule dans la quatrième Pythique (vers 176-177) le poète Pindare insère Orphée le chanteur dans le catalogue des héros participant à l’expédition des Argonautes. Suivant la lecture que l’on fait de ces vers appartenant au grand genre du mélos (cf. « mélos »*), le dieu citharède et chorège des muses* est présenté soit comme le père d’Orphée, soit plus simplement comme l’inspirateur du héros musicien. À vrai dire toute la tradition mythographique attribue à Orphée une double paternité. Comme Héraclès ou Thésée, Orphée est à la fois fils d’un dieu et fils d’un mortel : Apollon le musicien d’une part, et d’autre part Oiagros, le roi légendaire de la macédonienne Piérie, résidence des muses dès l’Iliade (cf. « muses »*). Qu’elle soit divine ou mortelle, l’ascendance d’Orphée nous reconduit à des héros fondateurs et à un paysage évoquant les arts des muses. Sa mère est Calliope, la muse à la belle voix, et différents témoignages poétiques associent Orphée aux autres figures de jeunes poètes légendaires que sont Linos, Hyménaios et Ialémos, fondateurs de formes poétiques en général funéraires, sinon matrimoniales.
Compagnon d’Héraclès, des Dioscures et de Jason, Orphée est donné comme le père et par conséquent comme l’initiateur des chants (aoidaí), ce terme désignant dès les poèmes homériques le chant en diction épique. En tant que tel, Orphée assume le rôle du joueur de phorminx qu’endosse souvent le dieu Apollon. Les arts plastiques confirment pleinement la longue tradition poétique d’un Orphée chanteur s’accompagnant sur la phorminx, puis sur la lyre*.
Pour introduire le long poème épique narrant l’expédition des Argonautes, le poète de l’époque hellénistique Apollonius de Rhodes ne manque pas d’évoquer Orphée qui « dans les montagnes avait charmé les âpres rochers et le cours des rivières par la mélodie de ses chants » (Argonautiques I, 23-34) avant d’enchanter des chênes pour les ramener de Piérie. Cette évocation d’un passé divin et d’une figure musicale tutélaire n’est pas un hasard au moment où le poète, en guise de prélude, vient de placer son propre poème sous l’autorité d’Apollon avant d’appeler sur son récit chanté l’inspiration des muses. Mis en scène par Eschyle dans l’Agamemnon (1628-1632), Égisthe évoquait déjà la voix d’Orphée « qui mettait toutes choses sous le charme de sa voix sonore ».
Mais l’Orphée de l’époque classique n’est pas uniquement un chanteur à la voix particulièrement mélodieuse, qui serait doublé d’un habile instrumentiste.
Dans un passage célèbre des Grenouilles (vers 1030-1036), l’Eschyle mis en scène par Aristophane allègue les quatre poètes au noble esprit qui, dès l’origine, se sont révélés utiles à la cité : Musée pour la guérison des maladies et les oracles, Hésiode pour les travaux de la 268terre, le divin Homère pour les valeurs du guerrier, mais tout d’abord Orphée « qui nous a enseigné les rites initiatiques (teletaí) ainsi que l’abstention des meurtres ». Orphée donc comme poète fondateur dans le domaine des rites d’initiation et des cultes à mystère, prône les valeurs de l’ascèse végétarienne ; car « s’abstenir des meurtres », c’est rester à l’écart du sacrifice sanglant et de la commensalité carnée qui en est la conséquence rituelle pour les mortels. Allusion au bíos orphikós.
De plus, selon le poète Timothée de Milet (fr. 791, 221-240 Page), ce fils de Calliope, la muse à la belle voix, aurait créé la première lyre, sur la base d’une carapace de tortue. Orphée est donc érigé à la fois en héros fondateur et en inventeur, qui met l’art de la musique au bénéfice d’une expertise technique portant essentiellement sur la mélodie.
Dans la biographie légendaire d’Orphée la tradition a privilégié, en ce qui concerne les qualités vocales envoûtantes du héros, l’épisode de la descente aux Enfers pour en ramener son épouse, la dryade Eurydice. Ce sont les poètes latins qui ont développé l’épisode (voir par exemple Ovide, Métamorphoses, 10*), avec la fortune dramatique, musicale et iconographique que l’on sait. Or, dans le résumé mythographique que nous donne Ératosthène (Catastérismes 24) des Bassarides d’Eschyle, la catabase et son issue malheureuse ont un simple rôle explicatif : l’épisode est à l’origine des honneurs qu’Orphée réserve au dieu Hélios, avatar d’Apollon, au détriment de Dionysos. Cette vénération exclusive provoque la haine du dieu de la possession qui envoie contre le jeune héros des bacchantes déchaînées. Les ménades déchirent le corps d’Orphée dont les muses recueillent les membres (méle !) pour les enterrer à Léibéthra, dans leur Piérie d’origine. La légende ajoute dans une version divergente que, créée par Hermès et héritée d’Apollon, la lyre d’Orphée, à neuf cordes en écho aux neuf muses, fut transformée en une constellation. Et une célèbre hydrie à figures rouges (Antikenmuseum Basel B 481) représente Apollon lui-même qui, tenant à la main lyre et rameaux de laurier et entouré de deux muses, échange un regard avec la tête du jeune Orphée, posée sur le sol. Dès Aristophane, puis Euripide (Rhésus 943), le pouvoir envoûtant et incantatoire conféré à la voix d’Orphée fait du héros l’introducteur auprès des Grecs des rites initiatiques et des cultes à mystère (teletaì kaì mustéria). Rappelons à ce propos que déjà au ve siècle, Hérodote, dans une formulation d’ailleurs controversée (2, 81), mentionne des interdits funéraires propres aux adeptes des rites à mystère orphiques (órgia/orphiká).
Or la figure d’Orphée héroïsé ne renvoie pas uniquement à des pratiques poétiques de tradition musicale et orale. La frise d’une coupe à figures rouges de Cambridge (ARV2 1401, 1) offre la confrontation entre une jeune homme assis et un homme debout qu’il convient d’identifier avec le dieu Apollon ou avec son prêtre. Au centre de la scène, posée sur le sol, la tête d’Orphée chantant alors que l’éphèbe assis semble inscrire sur une double tablette enduite de cire les paroles émanant de la bouche du poète héroïsé. Dans un passage largement glosé de la République (364b-365a), Platon, par la bouche de Glaucon, dénonce les charlatans et les devins (agúrtai kaì mánteis) itinérants qui, pour de l’argent, promettent pratiques sacrificielles et formules incantatoires. Ce faisant, ces charlatans n’hésitent pas à alléguer un amas de rouleaux de papyrus dont ils attribuent l’autorité à Musée et à Orphée, « les descendants de la Lune et des Muses ». En bons praticiens de rites initiatiques, les prêtres itinérants se réclamant de l’autorité 269d’Orphée n’hésiteraient donc pas à confier à l’écriture et à consigner dans des livres la mémoire de l’efficacité vocale et rituelle des formules incantatoires.
De ces mises par écrit des discours attribués aux adeptes d’Orphée au ive siècle, jusqu’à récemment rien ne nous avait été transmis. Ce que nous appréhendons par quelques citations en général tardives, c’est la « théologie orphique » mentionnée par Damascius, le commentateur de Platon, au vie siècle après notre ère (De principiis 123-124). Elle se décline en trois versions différentes : la version décrite par le philosophe péripatéticien Eudème, la version correspondant aux « discours sacrés » (hieroì lógoi) en 24 rhapsodies et la version dite de Hiéronymos et de Hellanicos. Si la première remonte peut-être à une théogonie de l’époque classique, les deux autres sont tardives. Leur développement narratif suit le processus généalogique de la création du cosmos, des dieux, puis des hommes qui structure le récit de la Théogonie d’Hésiode. La version la plus ancienne, attribuée à l’élève d’Aristote, fait de Nuit le commencement de toutes choses en lieu et place du Chaos hésiodique. Cette indication a conduit les interprètes modernes à voir dans la célèbre théogonie ornithologique déroulée dans Les Oiseaux d’Aristophane (676-702) la parodie d’une cosmo-théogonie orphique : au début Chaos et Nuit, accompagnés d’Erèbe et de Tartare ; puis Nuit enfante un œuf dont surgit un Éros ailé destiné à animer les unions de ces éléments primordiaux ; en naissent Ciel, Océan, Terre, puis la race des dieux bienheureux, enfin la gent ailée des oiseaux, dédiés à l’éros !
La deuxième version dite « courante » par Damascius est celle des Discours sacrés en 24 Rhapsodies, largement utilisés par les philosophes néo-platoniciens. Les premières entités, Éther et Chasma, naissent de Chronos (Temps), qui dans Éther crée un œuf argenté. En naît l’être orphique par excellence : Phanès le lumineux, le premier né (Prôtogonos) assimilé avec ses ailes et ses deux sexes à Éros, mais aussi à Métis. Pour consacrer ce deuxième règne, Phanès transmet le sceptre à Nuit, à la fois sa mère, son épouse et sa fille, qui engendre Ouranos (troisième règne). Comme dans la Théogonie d’Hésiode, celui-ci est châtré par son fils Cronos, qui fixe le quatrième règne. Mais en avalant Phanès, Zeus établit le cinquième règne qui se développe en une nouvelle cosmo-théogonie. Avec ce nouvel ordonnateur intelligent de l’univers, Déméter, à la fois la mère et l’épouse de Zeus, conçoit Perséphone qui, de son union avec son père, engendre à son tour Dionysos. Ayant hérité du pouvoir royal (sixième règne), celui-ci est tué et découpé par les Titans qui inversent les pratiques du sacrifice classique en mangeant les morceaux du jeune dieu ; par la foudre vengeresse de Zeus, les meurtriers sont réduits en des cendres dont naissent les hommes (avec leur double nature, à la fois titanesque et dionysiaque), tandis qu’Apollon recueille les membres de Dionysos que Zeus ressuscite avec l’aide d’Athéna. Dans son commentaire au Timée de Platon (29ab), Proclus montre que finalement, par assimilations successives, Dionysos formait avec Mètis, Éros, Phanès et Zeus un seul être divin ; cela dans la logique assimilationniste de réduction à l’unité qui caractérisent les processus théogoniques orphiques et les appels aux divinités dans les Hymnes orphiques.
Quant à la troisième version, le résumé qu’en donne Damascius est marqué par la volonté néo-platonicienne d’organiser le processus théogonique en triades composées d’un principe paternel, d’une potentialité et d’un principe spirituel. Le récit place au centre de la création un serpent ailé à tête de taureau et de lion qui a pour nom Chronos « qui 270ne vieillit pas » ; puis assimilé à Héraclès, Temps s’unit à Nécessité pour embrasser à partir d’un conglomérat premier de terre et d’eau l’ensemble du cosmos.
Cela jusqu’à la publication récente du Papyrus de Derveni qui, datant de la fin du ive siècle avant notre ère, offre le commentaire en termes matérialistes d’une version de la cosmo-théogonie qui en partie correspond avec la version rhapsodique mentionnée. Le poème en diction épique racontait les différentes phases de la création du cosmos et de sa recréation par Zeus dans un ordre qui ne suivait pas la ligne du temps raconté. En dépit des mutilations du papyrus à moitié consumé, les moments cosmo-théogoniques que nous pouvons saisir dans l’ordre temporel de la narration sont les suivants : Zeus succède à Cronos ; Zeus reçoit de Nuit et de son père Cronos des oracles quant à son futur règne sur l’Olympe ; Zeus absorbe le « vénéré » (aidoîon), probablement le membre viril d’Ouranos métamorphosé en Soleil qui jaillit dans d’Éther ; de ce souverain « premier-né » avalé par Zeus (re)naissent alors les dieux et les déesses, les fleuves et les sources, mais aussi la terre, le ciel, le fleuve Océan et la lune, c’est-à-dire tout ce qui advient. Réitérant l’acte de création cosmogonique d’origine en sens apparemment inverse, ce second acte démiurgique suscite l’éloge de Zeus présenté, en souverain de toutes choses, comme le premier et le dernier. C’est alors que le maître de la création, lui-même assimilé à Moira, sinon à Aphrodite la céleste, peut s’unir à sa propre mère Rhéa, probablement assimilée par le poème lui-même aussi bien à Terre qu’à Méter et à Héra ! La combustion du papyrus nous a malheureusement privés des dernières étapes – s’il y en avait – de la création du monde par l’intermédiaire de la généalogie des dieux. Donc pas de mention des Titans, ni d’allusion à Dionysos dans l’état actuel du texte.
Notons enfin que la notice que le dictionnaire byzantin de la Souda place sous le nom d’Orphée ne mentionne pas moins de 22 (ou 23) titres. Parmi les écrits attribués à Orphée il y a naturellement les Discours sacrés en 24 Rhapsodies, le remarquable recueil des Hymne orphiques, des poèmes comme Les Cratères ou le Filet, des Physica et des Astrologica dont quelques fragments nous sont parvenus. Et parmi les poèmes qui ne sont pas mentionnés par le Souda, il faut ajouter les Argonautiques orphiques ou le Testament d’Orphée d’inspiration chrétienne !
► Borgeaud Ph. (dir.), Orphisme et Orphée. En l’honneur de Jean Rudhardt, Genève, Droz (« Recherches et rencontre », 3), 1991. Brisson L., Orphée et l’Orphisme dans l’Antiquité gréco-romaine, Aldershot, Variorum, 1995. Morand A.-F., Études sur les Hymnes orphiques, Leiden/Boston/Köln, Brill, 2001.
→ Animal ; Écho ; Lyre ; Magie ; Mélos, mélique ; Muses ; Mythe ; Religion ; Rites
Claude Calame
- Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN : 978-2-406-15975-9
- EAN : 9782406159759
- ISSN : 2261-5938
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0253
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/02/2024
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