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- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages : 57 à 72
- Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
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Caraïbes (francophones)
Les formes lyriques dans la poésie des Caraïbes (et, par extension, dans la poésie postcoloniale de langue française) aux xxe et xxie siècles, peuvent s’appréhender dans toute leur dimension critique, au-delà de la tradition (Andrew Ford, 1983), à partir des relations que ses auteurs entretiennent avec l’histoire, l’esthétique et la politique.
Jean-Paul Sartre a clairement identifié la relation du lyrisme à l’histoire chez les poètes noirs de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Senghor (PUF, 1988 [1948]) qui regroupe des œuvres d’auteurs africains, antillais, caribéens et malgaches.Dans Orphée noir, qui sert de préface à ladite anthologie, il considère à ce titre que la poésie de la négritude a des accents orphiques (voir Orphée*, Magie*), en s’appuyant sur la poésie d’Aimé Césaire. La plongée « en lui-même » par quoi ce poète noir antillais retrouve l’Afrique perdue ou confisquée ressemble à cette « descente aux Enfers » qui permet à Orphée de « réclamer Eurydice à Pluton ». Chez le « vates de la négritude le thème du retour au pays natal et celui de la redescente aux Enfers éclatants de l’âme noire » sont « indissolublement mêlés. […] Il s’agit d’une quête, d’un dépouillement systématique et d’une ascèse qu’accompagne un effort continu d’approfondissement. » (Sartre, 1988, XVII).
Ainsi, par un bonheur poétique exceptionnel, c’est en s’abandonnant aux transes, en se roulant par terre comme un possédé en proie à soi-même, en chantant ses colères, ses regrets ou ses détestations, en exhibant ses plaies, sa vie déchirée entre la « civilisation » et le vieux fond noir, bref en se montrant le plus lyrique, que le poète noir atteint le plus sûrement à la grande poésie collective : en ne parlant que de soi il parle pour tous les nègres ; c’est quand il semble étouffé par les serpents de notre culture qu’il se montre le plus révolutionnaire, car il entreprend alors de ruiner systématiquement l’acquis européen et cette démolition en esprit symbolise la grande prise d’armes future par quoi les noirs détruiront leurs chaînes (Ibid.).
La poésie de la négritude relève d’un état lyrique classique avec ses manifestations spécifiques (transes, possessions). À la différence de la poésie « blanche européenne » où « il est à peu près impossible […] de renouer avec les traditions populaires : dix siècles de poésie savante les en séparent et d’ailleurs l’inspiration folklorique s’est tarie. » (Ibid., XXIV) à moins de procéder par « l’imitation », la « poésie noire », « objective », a conservé du lyrique tous les caractères authentiques.
Cette authenticité est à la mesure de l’expérience historique concrètement vécue. Alors que là-bas, dans la poésie européenne, selon Sartre, le lyrisme est pur ornement esthétique, dans la poésie de la négritude, il est véritable manifestation d’une voix qui traduit expressément la passion qu’il a eu « l’horrible privilège » de connaître. « On pourrait, de ce point de vue, nommer la négritude une Passion :
58le noir conscient de soi se représente à ses propres yeux comme l’homme qui a pris sur lui toute la douleur humaine et qui souffre pour tous, même pour le blanc. » (Ibid., XXXIV)
Lorsque Sartre feint d’opposer deux formes de lyrisme, un lyrisme « nègre » et un lyrisme « blanc », sa réflexion procède en fait de l’histoire du genre et de sa fortune contemporaine. Une réflexion du même type est entreprise par Milan Kundera dans Les testaments trahis au sujet du roman fabriqué « en dessous du 33e parallèle » (Chamoiseau) qui conserve mieux que tout autre l’héritage de Cervantès. Comme l’a souligné Andrew Ford dans son étude consacrée à Archiloque le Colon, la poésie lyrique résulte de « l’interaction entre forces historiques et forces rhétoriques » (63). Pour les auteurs de l’Anthologie comme Senghor, familier de l’Antiquité et de l’histoire de sa poésie, Platon avait « ravalé la poésie au niveau d’instrument d’une morale de l’honnête homme, en l’idéalisant, ou en la dénaturant, sagement suivant le but éthique, pour conduire vers le Beau mais surtout le Bien. » Malgré les efforts d’Aristote pour corriger les leçons de son maître, « l’orientation éthique et instrumentale de la poésie n’aura pas changé fondamentalement » (« Dialogue sur la poésie francophone », 1990, 381). En se reportant à l’Antiquité, Senghor rapporte la poésie de la négritude à la poésie d’Homère. Pour celui-ci, « et les Grecs de son époque, le poète est visité, habité par un dieu, qui lui donne la force de l’inspiration […] Possédé par une divinité, la muse, le poète-récepteur modulait le chant que lui chantait celle-ci, mais non sans y apporter sa marque, c’est-à-dire sa forme propre […] c’est ici que l’on rejoint l’Afrique noire et c’est d’autant plus révélateur que les Grecs reconnaissaient le caractère métis de leur civilisation, qui, disaient-ils, avait reçu les apports complémentaires […] de l’Égypte, qui, au dire de ses habitants, avait été à son tour, civilisée par les “Éthiopiens”, c’est-à-dire par les Noirs » (art. cité, 379).
Le rapprochement que Senghor opère entre les Grecs et les Noirs d’Afrique jette une autre lumière sur la relation que Sartre établit entre l’unité d’expression poétique et l’histoire unique de l’esclavage :
D’un bout à l’autre de la terre, les noirs, séparés par les langues, la politique et l’histoire de leurs colonisateurs, ont en commun une mémoire collective. […] Ainsi lorsque le noir se retourne sur son expérience fondamentale, celle-ci se révèle tout à coup à deux dimensions : elle est à la fois la saisie intuitive de la condition humaine et à la fois la mémoire encore fraîche d’un passé historique (Sartre, op. cit., XXXVII).
Une telle situation historique rappelle, mutatis mutandis, l’exil qui a présidé à la naissance de la poésie lyrique dans la Grèce archaïque. De même que le poète grec, Archiloque le Colon en l’occurrence, loin de chez lui, est confronté à son ailleurs originel, de même le poète de la négritude. Dans la postface d’Éthiopiques (1956), Senghor décrit la situation des poètes noirs qui, exilés en Europe et forcés de rendre compte de leur réel, doivent se servir du seul instrument à leur disposition, la voix. Celle-ci doit leur permettre de renouer le fil perdu de la création :
Ils chantent, mais ce n’est pas ce qu’ils voient de leurs yeux. Bien sûr, ils ont évolué – morts les cours d’amour et les jeux gymniques ! Ils n’ont donc plus, pour les nourrir, les rythmes des tam-tams et des balafons, la voix des kôras, l’encens de l’Amante. Le voilà donc, le poète d’aujourd’hui, gris par l’hiver dans une grise chambre d’hôtel. Comment ne songerait-il pas au royaume d’enfance, à la terre promise de l’avenir dans le néant du temps présent ? Comment ne chanterait-il pas la « Négritude debout » ? Et puisqu’on lui a confisqué ses instruments, que les 59remplacent tabac, café et papier blanc quadrillé ! Le voilà comme le griot, dans la même tension du ventre et de la gorge, la joie au fond de l’angoisse. Je dis : amour et parturition (Senghor, Éthiopiques, 1990 [1956], 156-157).
Pour Senghor, la pratique de la poésie nègre (contemporaine) confirme les dispositifs originels d’un lyrisme africain (voir Afrique subsaharienne*). Autrement dit, il n’y aurait pas de lyrisme sans une sorte de reconfiguration de la voix poétique : l’écriture remplace l’oral et la fixe ; le poète succède au griot ou à la griotte et le (la) dépasse ; les excitants ou les stupéfiants se substituent à l’envoûtement et à l’enthousiasme* qui précèdent la déclamation. La « nouvelle poésie nègre et malgache de langue française » désigne alors, plus fondamentalement, le moment de l’avènement d’un personnel poétique inconnu dans l’Afrique ancienne (l’écrivain de plume) et celui d’une parole qui doit emprunter des accents ou des formes autres pour mieux conserver (ou conforter) les anciennes. Le lyrisme des poètes de la négritude prolongerait les traditions africaines de ce genre tout en rejoignant les pratiques originelles connues de cette forme dans la Grèce archaïque.
Le poète martiniquais Édouard Glissant s’appesantit, lui, sur le rapport du lyrisme au politique. En replaçant l’apparition des formes esthétiques dans leur contexte historique, il suggère que le lyrique ne peut être détaché de l’épique ou du tragique. Le lyrique apparaît, selon lui, en Occident, avec la conscience du sujet sur son existence dans la Cité et en l’absence d’une interrogation ou d’une incertitude sur son devenir : « Quand en effet l’épique et le tragique se furent épuisés en Occident (quand la Cité se fut rassurée sur son existence), ils firent place à ces deux modes : le lyrique et le politique, tous deux de clarté, où s’engagèrent les individus devenus personnes humaines, c’est-à-dire désassemblés du mystère sacré de la collectivité » (Glissant, Poétique de la relation, 1990, 67).
Replaçant l’esclavage au cœur de son propos historique et critique, Glissant interroge globalement ses conséquences politiques – l’absence de conscience de soi, de peuple, d’individu, de liberté, de pays, de nation, de communauté, etc. – sur la production des esthétiques antillaises au tournant du xxie siècle. De façon plus spécifique, il s’agit, pour lui, de poser les bases d’une poésie plus conforme à la nature des sociétés forgées dans (et par) l’esclavage transatlantique, sociétés qui relèvent de l’archipel, du composite, du divers ou de l’hybride (Voir Glissant, Philosophie de la Relation. Poésie en étendue, 2009). Ici, le lyrique ne saurait être envisagé sans que soient pris en compte ce qui, conjointement et paradoxalement, fonde l’avènement desdites communautés au monde : l’épopée européenne des voyages et des découvertes d’un Nouveau Monde ; la tragédie du nègre résultant des conséquences néfastes de la rencontre des peuples, des mondes, des civilisations (effacement des histoires, soumission des peuples, crime contre l’humanité, etc.) :
Un épique et un tragique modernes exprimeraient la conscience politique (non plus une impossible conscience naïve) mais désengagée de la fureur civique ; fonderaient le lyrisme dans une confluence de la parole et de l’écriture, par où le communautaire, sans s’effacer (mais sans qu’il généralise ses vérités à la manière dont le tragique chrétien – Eliott ou Claudel – a voulu le faire), initierait à la totalité sans abdiquer le particulier ; et relativiseraient de la sorte le spécifique sans avoir à confondre l’Autre (l’étendue du monde) dans une transparence réductrice (Glissant, op. cit., 67-68).
Dans sa réflexion sur cette « nouvelle région du monde » (Une Nouvelle Région du monde, 2006), « post-découverte » en 60quelque sorte, Glissant révèle en définitive ce qui caractérise, selon lui, l’essence du lyrique : un aspect d’un ensemble plus vaste, le poème ; une partie non distincte d’un tout indifférencié, les « Arts » ou les « littératures », dont les valeurs ne se comprennent que dans une « philosophie de la Relation » caractérisée par une absence de « frontières ». La créolité en est l’exemple. Qu’elle soit associée ou non à une écriture, la voix doit veiller à exprimer des contraires, détail et totalité, particularité et globalité, passé et présent, moi et l’Autre, etc. Elle doit se tenir en équilibre entre toutes les exigences de telle sorte que se révèlent à la fois l’intensité et la fragilité des choses. Quelle que soit sa forme esthétique, le lyrisme porterait un double sceau : l’affirmation d’une identité propre, inaliénable, d’une part ; l’ouverture au monde qu’il faut maintenir d’autre part, à travers des accents « non totalisants », voire « non totalitaires ». Chez Glissant, le lyrique ne peut être séparé d’une « politique de la Relation » où les sujets « changent en échangeant sans se changer ou se dénaturer ».
La volonté de renouer le lyrisme avec une expression esthétique ouverte au monde oblige les poètes contemporains de la Caraïbe, à se méfier des idéologies de toutes sortes, des messianismes de tous poils, qui ont marqué les histoires politiques du xxe siècle. Pour le Haïtien, René Depestre, le lyrisme ne peut s’accommoder du thuriféraire. C’est au contraire ce qui sauve la poésie postcoloniale de l’aventure délirante de l’engagement politique :
Le mythe messianique qui a failli truquer à jamais mon intégrité d’artiste et de citoyen m’aura également mis à deux doigts de perdre l’autre voix, celle que tout vrai poète tient des zones d’émerveillement de son enfance. Cette perte m’eût condamné à errer à travers le monde, frappé d’« aphasie lyrique » [selon l’expression d’Octavio Paz], comme ce chanteur « à la coque vide » dont parle un aphorisme de Hugo Von Hofmannsthal (Depestre, Anthologie personnelle, 1993, 11).
Pour Depestre, qui en a fait une longue (et amère) expérience, le vrai poète (noir) doit s’éloigner de ces « trois flèches » qui « propulsent » le triple credo contestataire, à savoir, la « négritude-debout », le « brûlot surréaliste » et « l’idée de révolution », pour retrouver la « voix de l’enfance ». C’est en celle-ci, et en celle-ci seule, que gît le lyrisme.
On comprend ainsi pourquoi, en définitive, dans la poésie des Caraïbes, de Saint-John Perse à Glissant, de Césaire à Damas, de Monchoachi à Roumain, de Davertige à Jean-Claude Charles, d’Ida Faubert à Carl Brouard (pour ne citer que quelques-unes des grandes voix poétiques de ces contrées) – comme dans la poésie d’Afrique noire d’ailleurs (Senghor en est l’exemple) –, le lyrique se confond au « Royaume de l’enfance ». Ce lieu de l’histoire (personnelle et collective), aussi présent qu’éloigné dans le temps, toujours actuel et toujours fugace, l’enfance, présente toutes les caractéristiques qui rendent possible la permanence incontestée d’un chant dont la valeur est de rendre la passion de son moi (individuel et communautaire) au monde.
► Ford A., « L’inventeur de la poésie lyrique : Archiloque le Colon », Mètis. Anthropologie des mondes grecs, 8-1-2, 1983, p. 59-73. Glissant E., Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990. Sartre J.-P., « Orphée noir », préface à L. S. Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, PUF, 1998 [1948]. Senghor L. S., Œuvre poétique, Paris, Seuil, 1990 [1956].
→ Afrique subsaharienne (francophone) ; Communauté ; Francophonie ; Noir, négritude ; Primitivisme
Romuald Fonkoua
61Césure, coupe
Selon les règles de la versification française classique, les vers de plus de huit syllabes comportent une césure. Celle-ci ne découle pas de la distribution des accents, mais occupe une position fixe dans la structure métrique du vers. Pourtant, sa raison d’être originelle tient à la nécessité ressentie de créer une régularité du rythme inférieure au nombre total de syllabes des vers longs, dont il serait difficile de percevoir la récurrence à l’oreille. Selon ce principe, il est donc logiquement attendu que la syllabe précédant la césure soit accentuée, de sorte que l’on perçoive bien le retour de modules de 4 à 6 syllabes.
Lorsqu’un « e » caduc rôde autour de la césure, trois profils particuliers sont observés, qui s’écartent du modèle classique :
1. L’« e » caduc peut être placé sur la première syllabe du second hémistiche et être prononcé, car suivi d’une consonne : dans ce cas, le mot est coupé par la césure, mais l’accentuation reste conforme à la logique de la langue, puisque c’est la dernière syllabe tonique du mot coupé qui est accentuée. On appelle ce type de césure « enjambante ».
2. Dans certains cas, le poète traite l’« e » caduc de fin d’hémistiche comme s’il était en fin de vers et l’élide même si le second hémistiche commence par une consonne : cette césure est appelée « épique », en raison de sa présence fréquente dans les chansons de geste médiévales.
3. Le troisième type est la césure lyrique : c’est celui qui est le moins conforme à la logique de la langue, puisque la position de fin d’hémistiche, supposément accentuée, est occupée par un « e » caduc.
Pourquoi appelle-t-on cette césure « lyrique » ? Le terme a été introduit dans les années 1820 par le philologue allemand Friedrich Diez, dans ses études pionnières sur la poésie des troubadours. S’il a opté pour ce terme, c’est parce que cette césure est couramment pratiquée dans la poésie lyrique médiévale. Le partage des césures entre les genres médiévaux n’est pas systématique : on trouve parfois des césures lyriques dans des chansons de geste, mais la chose est beaucoup plus fréquente en poésie lyrique, pour une raison aisément compréhensible, qui tient à la part centrale que prenait la musique dans la diction des vers lyriques. En musique, il est à peine gênant d’accentuer un « e » caduc : la ligne mélodique contribue à extraire la langue de son usage courant et à atténuer l’impression de discordance liée à une accentuation contraire à cet usage. Pourtant, les théoriciens du vers n’ont pas tardé à réprouver la césure lyrique : régulièrement critiquée dès la fin du xve siècle, elle disparaît rapidement de la prosodie française, pour ne réapparaître qu’à l’orée de la « crise de vers » (1870-1880). On en trouve par exemple cinq dans « Qu’est-ce pour nous, Mon Cœur… » de Rimbaud (1872), dont trois dans les huit premiers vers (« Et de braise, et mille // meurtres, et les longs cris », ou « Périssez ! Puissance, // justice, histoire, à bas ! »). Puis, avec l’affranchissement des règles classiques, la « césure lyrique » prend dans la poésie moderne une tournure moins offensive, comme en témoignent par exemple ces deux vers tirés d’un sonnet de Jaccottet : « Ne crois pas qu’elle aille // s’endormir sous des branches / ou reprendre souffle // pendant que tu écris. » (« Sois tranquille, cela viendra », dans L’Effraie).
Mais, dans le cas de Jaccottet, peut-on encore parler de « césure » ? Pour que ce terme ait un sens, il faudrait admettre que les quatorze vers de ce poème sont des « alexandrins » (irréguliers) plutôt que de simples « dodécasyllabes » (i.e. des vers de 12 syllabes, mais sans césure). 62Car si l’on ne tient pas la césure pour une contrainte imposée par le moule de l’alexandrin, rien ne saurait nous porter à accentuer la sixième syllabe de ces vers. Dans un tel cas, le principe d’accentuation serait lié à la syntaxe, et on accentuerait les syllabes qui porteraient aussi un accent en prose. Ce faisant, on pratiquerait non des « césures », mais des « coupes », consistant à délimiter les contours des groupes accentuels.
Cette définition de la « coupe » ne fait-elle pas de la notion de « coupe lyrique » une contradiction dans les termes ? Si la coupe suit la logique accentuelle de la langue, qu’est-ce qui pourrait justifier que l’on choisisse de pratiquer une coupe lyrique, c’est-à-dire de mettre en valeur un « e » caduc ? Un tel choix se justifie pourtant lorsqu’une ponctuation suit l’« e » caduc, impliquant une pause après lui. Par exemple, chez Racine : « J’aime ! Ne pense pas qu’au moment que je t’aime […] ». Comment prononcer l’« e » caduc de « J’aime » ? Personne, sans doute, ne déportera l’accent de la première à la deuxième syllabe du vers, mais chaque diseur pourra opter pour un marquage plus ou moins appuyé de la deuxième syllabe, favorisant plutôt une coupe enjambante (« J’ai/me ! Ne pense pas… ») ou une coupe lyrique (« J’aime ! / Ne pense pas… »). Dans ce cas, la première syllabe continuerait de porter l’accent, mais la manière de prononcer l’« e » caduc et le temps de latence laissé après lui le placeraient dans le groupe intonatif bisyllabique « j’aime », plutôt que de suggérer un découpage 1/5 de l’hémistiche considéré.
Contrairement à la césure lyrique, qui est un fait structurel observable, la coupe lyrique relève donc d’un choix de diction du vers.
► Gouvard J.-M., La Versification, Paris, PUF (« Premier cycle »), 1999. Lote G., Histoire du vers français, Tome I. Première partie : le Moyen-Âge, Les origines du vers français, les éléments constitutifs du vers : la césure, la rime, le numérisme et le rythme, Genève, Slatkine reprints, 1991 [1949].
→ Vers libre ; Verset
Christophe Imperiali
Cinéma
→ Film*
Circonstance
La présence du poète au présent le pousse à se rendre attentif aux « heures d’affluence », au surgissement du temps comme affluence. En un mot, aux « circonstances », s’il est vrai selon le mot de Hegel que tout poème est de circonstance : « le rapport vivant au monde réel et à ses accidents particuliers, aux circonstances de la vie publique et privée se montre de la manière la plus riche dans ce qu’on appelle les poésies de circonstance. Dans une acception plus large du mot, on pourrait désigner ainsi la plupart des œuvres poétiques » (Hegel, Esthétique, 441). Ou, selon le poète Michel Deguy : « le poème est l’hôte de la circonstance »et encore : « la circonstance est la muse » (« Poème de la circonstance », Made in USA, 1978, 178). La circonstance n’est pas seulement ce qui se tient autour, c’est ce qui ne cesse de s’adresser à moi, de m’interpeler, de me traverser et qui afflue.
La modalité de la présence au présent, c’est l’attente de ses affluences – une disponibilité sans autre objet que le présent qui vient, sa saisie en langue. Le présent (du poète) est attente de ce qu’il n’attend pas, non qu’il ne l’attende plus (comme un présent qui attendrait un retour du passé) ou qu’il ne s’y attende pas (comme un présent qui s’attendrait à un futur), mais qu’il ne saurait quoi attendre (comme un présent ouvert au présent). Disponibilité, attente, patience peuvent être avancées comme des qualités du poète attentif au présent. Poème, éveil à l’inattendu 63survenu en surplus d’affluence ; poème : disponibilité aux différences du temps rendues simultanément actuelles. Le poète est aux aguets. Hugo dans La Fin de Satan : « Toujours être aux aguets ! Toujours être en éveil ! »
Si le poète est aux aguets pour saisir la circonstance, le poème saisit le lecteur au présent de la langue et, par lui, la langue semble comme « rendre présent » le présent lui-même : frisson lyrique, intensité par où le poète touche, émotion quand la poésie rencontre le rythme profond de l’existence. La proposition lyrique, énoncée au présent de l’indicatif, rassemble les présents et les offre au lecteur (cf. Effet de présence*).
Les présents du présent ont reçu plusieurs noms dans la poétique : le « il y a » d’Apollinaire, le « chaos » de D. H. Lawrence, « l’événement » enfin, qu’il s’agisse de celui d’Alain Badiou, de Claude Romano ou de Gilles Deleuze.
Le « Il y a » et le « chaos »
en poésie
On rappellera « Enfance » de Rimbaud (« Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir ») et le poème d’Apollinaire « Il y a », qui se rend si bien attentif à ce qu’il y a, à ce mobilier du monde sous la main : « Il y a des petits ponts épatants / Il y a mon cœur qui bat pour toi / […] Il y a un poète qui rêve au ptit Lou / Il y a un ptit Lou exquis dans ce grand Paris ». Dans « Il y a », un seul être vous manque et tout se peuple de ce qu’il y a. Il y a ce qu’il y a sans distinction et le poème fait flèche de tous ces bois-là. C’est le lyrisme de « tout l’amour du monde » donné au présent impersonnel et sans la moindre tentative de synthèse. Le « Il y a » fascine les phénoménologues : Heidegger, Blanchot, Derrida et Romano après eux. C’est que le syntagme français peut être l’indice en langue de la différence ontologique : l’ontique c’est ce qu’il y a (il y ax, y, z : un oiseau, des petits ponts épatants) ; l’ontologique c’est le fait qu’il y a (le lien fascinant du « il » et du « y »). Le poète fraie dans l’ontique, et il arrive que ce frayage ouvre sur la différence ontologique, comme un chemin qui découvre un gouffre.
D. H. Lawrence a formulé ce rapport avec rigueur. « L’homme, les animaux, les fleurs, tous vivent dans un chaos si étrange et à jamais houleux. Le chaos auquel nous nous sommes accoutumés, nous l’appelons cosmos. L’indicible chaos intérieur qui nous compose, nous l’appelons conscience, esprit et même civilisation ». (Le Chaos et la poésie, Black Herald Press, traduction Béatrice Longre, 2017). Lawrence voudrait que le poème fût une fidélité au chaos ; que le poète déchire la belle ombrelle que la culture ne cesse d’interposer entre le chaos et lui. Il arrive, poursuit Lawrence, qu’un poète vienne, « qui fait une fente dans l’ombrelle et voyez ! le chaos entraperçu est une vision, une fenêtre vers le soleil ». Nombreux sont les efforts pour « peinturlurer la fente » et réduire le chaos, mais le « désir du chaos est le souffle de la poésie ». Le chaos, c’est ce qu’il y a au présent et à quoi le poète doit rester fidèle. Peut-être pourrait-on trouver là une manière de revenir aux poèmes du chaos primordial – on pense à Lucrèce, aux poètes métaphysiques, mais aussi à Du Bartas ou à Hugo. On pense à ces poètes dont la langue permet de dépasser les cadres de l’intuition : il suffira de citer le Rimbaud des Illuminations ou le sonnet de Mallarmé, « À la nue accablante tu », sublime vertige d’absences dont il ne reste rien que l’abîme en sa vanité – le « flanc enfant d’une sirène ».
L’événement de la circonstance
Nombreux sont ceux qui font aujourd’hui de l’événement le présent du poème. Une pensée de l’événement appelle 64une poétique nouvelle du présent. Elle se fonde sur une ontologie et commande des thèses sur la subjectivation. On évoque ici deux pensées majeures de l’événement qui correspondent à deux poétiques : Alain Badiou et Gilles Deleuze. Alain Badiou, tout comme Claude Romano (L’Événement et le monde, 1998, et L’Événement et le temps, 1999), a proposé une pensée influente de l’événement. Badiou et Romano dans des perspectives plus divergentes qu’opposées partent de l’événement pour reconfigurer une pensée du sujet ; Deleuze pense l’événement pour déployer un champ transcendantal sans sujet.
Dans L’Être et l’événement, Badiou définit le sujet comme fidélité à un événement fondateur, ce qui le distingue d’un fait. C’est un multiple singulier dont on doit se demander s’il appartient à une situation, s’écartant de son site « par interposition de lui-même entre le vide et lui » ou s’il ne lui appartient pas, ce qui donnerait raison à Mallarmé, pour qui « rien n’a eu lieu que le lieu » (voir la méditation dix-neuf). La pensée politique, érotologique et théologiquede Badiou fait du sujet un fidèle. Une telle philosophie permet de comprendre qu’il faut inverser les liens entre fidélité et événement : ce n’est pas parce que tel ou tel événement est exceptionnel que j’y suis fidèle, mais bien parce que je suis fidèle à telle ou telle rencontre que son événement en devient exceptionnel. On avancera ici que, dans cette optique, le poème reste fidèle au présent immémorial de la rencontre : il ne cesse d’opérer en fidélité. Cette thèse se retrouve chez Claude Romano pour qui l’événement constitue la temporalité de l’advenant. C’est son présent continué que les poèmes prescrivent. Le pétrarquisme a pu nommer cette fidélité à l’événement.
La pensée du présent de l’événement de Gilles Deleuze et les conséquences qu’il en tire sont éloignées des thèses de Badiou, qu’il permet de rapprocher de Romano. Pour Badiou, le présent de l’événement définit des subjectivations. Deleuze considère qu’une véritable pensée de l’événement permet de nous débarrasser du sujet. Il invite à un lyrisme impersonnel. Logique du sens, ce livre difficile, propose dans une lecture croisée des stoïciens et de l’œuvre de Lewis Caroll, une ontologie de l’événement qui enveloppe une théorie de l’expression. « Entre ces événements-effets et le langage », peut-on lire dans la troisième série intitulée « De la proposition », « ou même la possibilité du langage, il y a un rapport essentiel : il appartient aux événements d’êtres exprimés ou exprimables, énoncés ou énonçables par des propositions au moins possibles »(22). Or le temps de l’événement, ce n’est pas le présent de Chronos, mais celui de l’Aion (voir Henri Maldiney, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, 1975, surtout « Le verbe et le temps », 3-120). L’ontologie deleuzienne de l’événement libère des types d’individuation qui ne sont plus personnels. « On s’interroge sur ce qui fait l’individualité d’un événement : une vie, une saison, un vent, une bataille, cinq heures du soir… ». Et Deleuze de conclure : « nous croyons que la notion de sujet a perdu beaucoup de son intérêt au profit des singularités pré-individuelles et des individuations non personnelles » (« Réponse à une question sur le sujet », dans Deux régimes de fous, textes et entretiens 1975-1993, 2003, 325-327 ; Logique du sens, 1969, 124-125). Le lyrisme deleuzien est un lyrisme de la troisième personne, un lyrisme impersonnel.
La grammaire temporelle
du présent et la circonstance
L’essentiel est que le présent est une réalité composée, moins une pointe (on dit bien « à la pointe de l’actualité ») qu’une nappe ou un bassin où du futur chasse du passé et du possible sombre pour s’y figer dans du nécessaire. Autant ce dernier 65point qui relève de la logique devra être ici négligé, autant la saisie du présent doit nous retenir car ce dernier, comme le faisait déjà remarquer Augustin, peut bien être compris comme exprimant un passé (« il sort à l’instant ») comme un futur (« il arrive tout de suite ») ou comme un présent (« je vous le passe ») ; comme indiquant un instant (« il tombe »), une période (« il pleut tout le temps ici »), une vérité générale (« la terre tourne autour du soleil »).
On peut suivre ici une analyse du poète Michel Deguy : « Le poème, synoptique au présent de l’indicatif, rassemble des choses – ou en disjoint – dans le à-la-fois de son il-y-a, comme si son sujet, son je, qu’il soit lyriquement shifté ou non, était un relateur dans un moment de survol, très ailleurs très près, au pseudo-présent (construit) d’une vision ou conception » (« Le sujet du poème, sujet à poèmes », Aux heures d’affluence. Poèmes et proses, 1993, 14). Le poème opère au présent (à la fois) la synthèse des présents (il y a). Il rameute les présents du passé, convoqués dans la rémanence de « ce qui n’en finit pas » (ces « il y avait » qui persistent à/sous la surface du présent), et les présents du futur, évoqués dans l’imminence de ce qui ne peut manquer de survenir (ces « il y aura » qui s’annoncent à/sous la surface du présent). Pour ce faire, le « je » du poète assume la position de surplomb du « rassembleur » – poète Orphée des temps. Ramassant, il conçoit et donnant à voir il conçoit encore. Présence et présence de présence. Certes. Mais ce présent, que vaut-il ? Le poète le qualifie de « pseudo-présent ». Qu’est-ce à dire ? On a coutume d’affirmer depuis Aristote (Poétique XX, 57 a 15 sq.) que le verbe à l’indicatif présent est le vecteur privilégié de l’opposition des trois époques : l’actuel, le passé et le futur. Le présent de l’indicatif aurait trait à l’actuel comme les temps du passé au passé et le futur de l’indicatif à l’avenir. Quand le poète affirme que le présent de l’indicatif du poème est un pseudo-présent, il exprime un doute puissant sur cette thèse et rencontre certains grammairiens qui formulent le doute suivant : et si le présent n’avait pas trait à l’actuel mais à l’actualisation (voir Guy Serbat, « Le prétendu “présent” de l’indicatif : une forme non déictique du verbe », dans L’information grammaticale, 1988, 32-35) ? De fait, dans les formes grammaticales du présent, aucun élément signifiant ne saurait être isolé qui soit porteur d’un sème indiquant le présent. Pire encore : le présent ne cesse de s’évader de son site propre, pour s’installer dans les sites opposés, en bonne intelligence avec des marques explicites de passé ou de futur. Les exemples sont légion, sans même recourir à l’exemple classique du « présent historique ». Faut-il alors suggérer l’existence d’un « présent poétique » ? Mieux vaut sans doute reconnaître que le présent historique et le présent lyrique exploitent la singularité du présent : il est étranger à l’actuel et, en général, à toute notion d’époque. Ce qui explique à la fois son affinité pour les vérités éternelles (celles des mathématiques) et pour les contextes clairement marqués comme non actuels. Autant dire que le « présent » n’obéit à aucune deixis temporelle. La poétique du présent de l’indicatif exploite cette ampleur temporelle : le poète a bien raison de l’indiquer comme un « pseudo présent ». Tout présent de poème serait alors « comme un présent » (Voir Effet de présence*). Le poète rassemble en synopsis le monde présent, il conjugue les époques et rassemble les êtres : il fait comme s’il conjuguait les époques et rassemblait les êtres. Le présent est une fiction grammaticale dont le poète est le chef d’orchestre (voir Bernard Pottier, « Le présent est une fiction vécue » Théorie et analyse linguistique, 1987, 163).
Ce qu’il y a, c’est l’affluence des circonstances ou, si l’on préfère, la 66« concordance des temps », si la question introduite par la grammaire de la concordance des temps est celle du rapport entre le temps de l’énonciation et le temps vécu. Cette question se pose quand le vécu est comme tiraillé entre un temps chronologique et un présent logique. Elle se situe précisément dans la mise en rapport d’une temporalité empirique et d’une constitution transcendantale. Le poème sait faire varier les effets de sens du présent.
► Guillaume G., Temps et verbe. Théorie des aspects, des modes et des temps suivide L’architectonique du temps dans les langues classiques, Paris, Honoré Champion, 1984 [1929]. Richard J.-P., Poésie et profondeur, Paris, Le Seuil, 1955. Weinrich H., Le Temps, Paris, Le Seuil (« Poétique »), 1973.
→ Aspect (temporel) ; Effet de présence ; Temps ; Rites
Martin Rueff
Chant, chanson
Le chant s’avère un point nodal de la figuration lyrique, au travers du mythe fondateur d’Orphée*. Ce mythe du poète-chanteur, déplorant la perte de son Eurydice, et faisant lever le soleil en exprimant mélodiquement sa douleur, éclaire un lien essentiel entre le chant et les seuils : s’y joue une image du lyrique aux confins de la perte et de la disparition, mu par un désir de résurrection, et un essor de lumière, en compensation. Le mythe* dessine le chant lyrique comme un itinéraire cathartique ou de sublimation, de l’intime au cosmique. C’est à cette aune que peut s’envisager une distinction entre la pratique universelle du chant – émission vocale sur une ligne mélodique, sans nécessité de paroles articulées, ou clairement intelligibles – et la catégorie esthétique du genre chanson, qui suppose une articulation entre la mélodie et des paroles. Ce genre possède en outre l’intelligibilité aisée des paroles, grâce à un phrasé naturel – à la différence par exemple du bel canto et de la tradition des airs d’opéra*, autres formes de chant, ou d’autres formes de poésie orales*, comme le slam* et le rap*, déclamations rythmées, a priori sans besoin de mélodies.
Depuis une trentaine d’années, l’approche cantologique du genre chanson dans la sphère francophone tend justement à souligner ce lien structurellement lyrique entre la forme chanson telle qu’elle s’est fixée avec les troubadours en langue d’oc – en tant qu’équilibre entre des paroles assez brèves et une mélodie d’essence monodique –, et une dimension temporelle d’essence éphémère, précisément nourrie de cette fugacité que la mémorisation d’une chanson, avec ses paroles intelligibles, permet, apotropaïquement, d’éterniser.
Fixée par les troubadours à partir du duc Guillaume d’Aquitaine, peu après l’an mille, la forme chanson surgit d’une confluence culturelle : le chant monodique, dit grégorien, vient d’être mis au point et diffusé depuis les abbayes de l’empire carolingien. Mais, thématiquement, le chant, à l’origine sacré, reprend désormais les inspirations profanes et amoureuses de la poésie lyrique arabo-andalouse : le territoire de la langue d’oc se trouve au carrefour de ces deux traditions, avec les Pyrénées comme espace de passage. La chanson naît comme une œuvre courtoise, dans les cours de seigneurs, ou de lettrés éduqués par des clercs : ils savent lire, écrire et chanter, et ils remplacent dans leurs chansons la célébration de la Vierge sacrée par celle d’une Dame de cœur, tout aussi suzeraine, que la sensualité mélodique peut essayer de charmer. Le troubadour se pose en Orphée chrétien. La forme ainsi établie se diffusera dans toutes les sphères de l’influence culturelle de la langue d’oc. La chanson sera dès lors la forme populaire du chant en particulier 67dans les aires hispanophones, lusophones, catalanes bien sûr, et francophones, grâce au truchement des héritiers en pays d’oïl des troubadours : les trouvères. Le genre acquiert une telle spécificité que le mot « shanson » apparaît même dans la langue japonaise, à côté du mot « uta », qui signifie chant, à l’instar de l’anglais « song », qui regroupe sans les différencier chant et chanson.
Une brève histoire
avec des malentendus
Les développements de la musique savante et polyphonique, puis les progrès de l’imprimerie et d’une poésie donnée à lire, éloignent au fil des siècles poésie et chanson : œuvres savantes d’un côté et, de l’autre, productions populaires, non signées, contestant souvent l’ordre établi (politique ou moral), parfois simples expressions liées à un moment (chansons de travail, chansons à boire) ou, seule expression chantée d’une forme lyrique, mais collective, manifestations de sentiments à partager sous des lieux communs mélodiques et verbaux (amours, chagrins, douleurs…).
La question des relations entre poésie, lyrique et chanson, resurgit au moment où l’on recommence à signer ses œuvres, à l’ère romantique. On publie des recueils de paroles de chansons, à interpréter sur ce qu’on appelle des timbres, c’est-à-dire des airs à la mode, qui sont donc longtemps des supports interchangeables. L’émergence du droit d’auteur pour les compositeurs, à partir de 1851 en France, puis les développements des techniques d’enregistrement sonore, à partir de 1877, grâce aux inventions d’Edison et de Cros, vont pousser à l’adoption de mélodies originales pour chaque chanson, même si les interprètes demeurent longtemps multiples. À part de rares précurseurs, comme Dupont, Nadaud, puis Bruant, la figure de l’auteur-compositeur-interprète (ACI) prend vraiment son essor à partir de Charles Trenet, c’est-à-dire à la fin des années 1930, et surtout après-guerre, avec l’avènement de figures emblématiques comme la fameuse triade Ferré, Brassens, Brel. Cette figure de l’ACI, en concentrant trois fonctions longtemps dissociées, permet d’incarner la création lyrique non plus en tant que performance vocale, ou diffusion orale d’une poésie d’abord conçue pour être lue dans un livre, mais en tant que création artistique spécifique, articulant à l’orfèvrerie d’une prosodie particulière avec des mots destinés au chant, une volonté d’expression et de communication singulière, au travers d’une forme simple et concentrée, puisque diffusable face à un public aussi large et divers que possible.
Dès lors, la production de Brassens ou de Ferré met sur le même plan des chansons composées à partir de leurs propres mots, et des adaptations qu’ils proposent de poèmes allographes que, souvent d’ailleurs, ils coupent et réagencent pour en faire, non des poèmes chantés, mais des chansons intégrées à leur propre répertoire. Ils commencent par des poètes du xixe siècle, Hugo, Verlaine ou Richepin, puis de tous les siècles, de Rutebeuf, Villon à Aragon, quand d’autres chantent Prévert ou Queneau – souvent en purs interprètes, comme Montand, Gréco ou Reggiani… Dans un pays où l’écrit est toujours marqueur de légitimité symbolique, l’étiquette « poète » accolée à certains ACI équivaut alors à un signe de qualité sur fond de tension non résolue entre arts nobles et arts populaires (le fameux débat Béart/Gainsbourg sur la chanson comme un art mineur ou non).
De fait, sur quelle base objective, sinon des a priori personnels, affirmer que Brassens ou Brel seraient poètes (Ferré était publié comme tel dès les années 1950), voire Béart, Nougaro, 68Barbara, Gainsbourg ou Leprest, mais pas Asso, Delanoé ou Lemesle : eux, simples paroliers ? La cantologie déplace l’enjeu : assumer la chanson comme un art à part entière. Sa particularité est une courte durée partagée par tous ses récepteurs, et sa matière non seulement une musique et des paroles facilement intelligibles, mais aussi une interprétation. Dès lors nul besoin de le sacrer poète pour valoriser tel chanteur. Créateur, tout simplement, qu’il ait le statut d’auteur-compositeur-interprète, comme Trenet, Barbara, Anne Sylvestre, Lavilliers ou Stromae ; parolier-interprète comme Nougaro ; compositeur-interprète tel Julien Clerc ; ou encore pur(e) interprète comme Edith Piaf ou Johnny Hallyday.
L’articulation avec des poèmes préalables n’est alors qu’un des cas d’interprétation possible, au même titre que les paroles d’À bout de souffle écrites par Nougaro sur une musique déjà célèbre de Dave Brubeck. ACI mais pas seulement, Brassens en joue de bien des façons. Sa mise en chanson en 1972 du poème méconnu d’un poète oublié, Antoine Pol, « Les Passantes », en assure la seule renommée. Son succès, ses reprises par de multiples interprètes montrent sa force conjuratoire. Finir sur ces vers : « On pleure les lèvres absentes / De toutes ces belles passantes / Que l’on n’a pas su retenir », et s’inscrire ainsi dans les mémoires qui en reprennent à l’envi les mots et les notes, c’est dépasser les oublis, et, comme les madeleines de Proust, devenir ce beau paradoxe d’une passante retenue – l’image même d’une chanson, air fugace et néanmoins mémorisé, fredonné.
Brassens coupe ses poèmes sources. Chez Pol comme chez Hugo, Aragon ou Richepin, dont il tronçonne le poème pour réduire ses « Oiseaux de passage »à un morceau de trois minutes (alors qu’une interprétation de l’intégralité du poème, sur la même mélodie de Brassens, donne un morceau de bravoure de 8 minutes quand Rémo Gary l’interprète). Autre refaçonnage : Brassens va jusqu’à mettre en chanson « La Prière » (d’après le « Rosaire » de Francis Jammes), sur la même ligne mélodique qu’« Il n’y a pas d’amour heureux » (poème d’Aragon dont il supprime aussi la chute, et perturbe donc le sens). Il lui faut ainsi interpréter les six syllabes de « Je vous salue Marie » sur le même air que les huit du vers-refrain d’Aragon. La poésie en chanson est donc bien affaire d’interprétation (dans tous les sens) et non seulement un art d’écrire. C’est là que s’y creuse son caractère lyrique spécifique.
Il s’y joue sous forme d’une harmonie suggestive, concise et mise en voix. Par exemple, la capacité de Renaud à bousculer la syntaxe pour donner à entendre en refrain la « féérie » de son amour paternel : « Je suis Morgane de toi » ; l’art qu’a Souchon de condenser, l’air de rien ; la tradition de Piaf et le désenchantement d’une génération en un vers « Oh la la la vie en rose ». Le « la la la » des vieilles chansons y résonne en « las las las », mais aspire à s’envoler, retourné en refrain, « foule sentiment-ale », rime démultipliée en « -al », vers les « étoiles » et les « voiles » de nos rêves partagés. Les sonorités déploient leur propre poésie dans un chant à reprendre en chœur. À cette aune, poésie et chanson, ce serait, en somme, l’art de faire résonner les échos du prosaïque, comme lorsque Jeanne Cherhal ose « Douze fois par an », avec le flux entêtant de sa petite musique : cinq notes en leitmotiv, la troisième allongée, un seul adverbe répété, « Régulièrement », et la chanson sait alors faire partager même aux hommes le ressenti des menstruations féminines ; pour donner mots et notes au corps chantant.
Face au malentendu d’une simple hiérarchie discutable et fondée sur l’étiquette douteuse de « chanson à texte » (mais qui a entendu des chansons sans texte ?), 69le lyrisme intrinsèque des chansons se déploierait plutôt lorsque leurs créateurs (ACI ou purs interprètes) osent faire fredonner des règles qu’ils bousculent, qu’ils déplacent, qu’ils mettent en perspectives nouvelles. Comme lorsque Brel fait oublier, porté par l’élan crescendo de « Quand on n’a que l’amour », la syntaxe entre ses subordonnées accumulées et sa principale grammaticalement décalée : « Quand on n’a que l’amour […] / Nous aurons dans nos mains ». Abolir la seule logique de lecture, au profit d’une réception concentrée par un temps bref et irréversible, ne serait-ce pas cela, la rime profonde entre poésie et chansons ?
Chanson et transparence du moi :
quelle posture lyrique
À cette aune où l’interprétation chantée est perçue comme le cœur de l’émotion lyrique en chanson, il faut également assumer un brouillage du pacte de sincérité entre le créateur et ses récepteurs. Assumer le « je » pour un chanteur ne signifie pas pour autant livrer des clés autobiographiques scrupuleuses. J’ai proposé la formule d’une « posture de l’imposture » pour qualifier ce qui, en chanson, reprend le paradoxe du comédien. Si nul n’hésite à distinguer Jacques Brel du personnage ridicule qu’il interprète dans « Les Bonbons », beaucoup en revanche croient percevoir une dimension autobiographique à l’intimité que met en scène« Ne me quitte pas ». Or, en toute rigueur, il faut distinguer le chanteur (qui peut enchaîner « Les Bonbons »et « Ne me quitte pas »), et le canteur (le personnage interprété, différent pour chaque chanson, équivalent donc au narrateur par rapport à l’auteur dans un roman, ou au sujet lyrique*). L’authenticité ne relève pas de l’exactitude autobiographique, mais de l’impression de sincérité que l’interprète parvient à transmettre, au moment du chant, au travers de son corps et de sa voix. Le lyrisme est une posture*, et non un pacte autobiographique : chacun peut se reconnaître dans l’intime de cette descente aux enfers que Brel incarne avec « Ne me quitte pas », jusqu’au royaume des ombres. Nul besoin de voyeurisme pour frissoner de cet inéluctable tic-tac joué d’avance, que Brel retourne en ces cinq syllabes répétées, y compris par le piano : nemekitepa – et qu’il reconnaît avoir été surtout inspirées par le rythme de scansion des quatre fameuses notes de Beethoven, comme une voix du destin, dans sa cinquième symphonie. Et si Nougaro ou Hallyday chantent leurs filles en bébés bercés, Cécile ou Laura, le fait qu’ils aient continué à les chanter même quand elles étaient devenues adultes manifeste bien cet écart entre le reflet biographique et ce que toute interprétation scénique implique de décalage. Romain Didier cristallise avec bonheur ce jeu subtil, lorsqu’il chante, dans « Station Émile Zola », au travers d’un canteur dont le « je » est au conditionnel : « Ma mère en souriant me caresserait les joues / Et moi pauvre ignorant je trouverais ça normal ». L’autobiographie en chanson, ce serait peut-être ce conditionnel à la première personne, ces canteurs incarnés par les chanteurs à chaque interprétation : on y croit, parce qu’eux, c’est nous. Le lyrique en chanson serait alors faire partager cette impression d’une intimité commune.
Après-guerre, certaines de ces figures chantantes atteignent même au mythe par leur capacité de cristallisation. Piaf incarne la rue et son tragique, dont elle assume la catharsis. Avec Montand, l’interprète n’est plus seulement un personnage, comme Bruant chantant les Apaches, mais finalement grand bourgeois. Issu du monde prolétarien, Montand transmet sa trajectoire au public. Sa fonction médiumnique est concentrée par une mise en scène, et sa capacité d’émotion instaure, au sens fort, une communauté entre 70les auditeurs. De même, Bécaud (« M. 100 000 volts »), Aznavour (« l’enroué vers l’or »), Barbara (« la grande dame brune »), Johnny Hallyday, idole et phénix chaque fois brûlé par les planches, puis Goldman, symbole d’une génération hésitant Entre gris clair et gris foncé (1987). Peu importent donc les styles orchestraux et rythmiques : que, depuis Gainsbourg, on ait assimilé les rythmes anglo-saxons et, comme Souchon, développé des modes d’expression peu syntaxiques, ou qu’à l’instar de Lavilliers, les chansons cultivent les métissages musicaux jusqu’aux nouvelles tendances du raï, du reggae ou du rap, c’est toujours cet univers personnel de l’artiste qui s’exprime, entre scènes et disques. Juridiquement, la fondation de l’ADAMI (société civile pour l’Administration des Droits des Artistes et Musiciens Interprètes), en 1985, entérine enfin ce rôle créateur de l’interprète des chansons. Libérée de toute subordination à la poésie ou à la musique, la chanson, art du spectacle vivant, assume sa spécificité : proposer à la fois la dynamique d’une énonciation éphémère et une inscription dans la durée, sous la double forme d’airs qui courent dans les mémoires et de leur enregistrement en tant qu’œuvres.
► Hirschi S., Chanson. L’art de fixer l’air du temps, Paris, Les Belles lettres (« Cantologie »), 2008. Hirschi S., La chanson française depuis 1980 – de Goldman à Stromae, entre vinyles et MP3, Paris, Les Belles Lettres / PUV (« Cantologie »), no 8, 2016. Hirschi S. et al. (dir.), La Poésie délivrée. Nouvelle édition [en ligne]. Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pupo.10113. Hirschi S. et al. (dir.), Cartographier la chanson contemporaine, Aix-en-Provence, PUP (« Chants sons »), 2019.
→ Art lyrique, musique ; Éthos, posture ; Lyre, luth, harpe ; Mélos, mélique ; Psaume
Stéphane Hirschi
Communauté
En poésie lyrique, la communauté serait celle de ceux qui n’en ont pas. Facilité de langage qui permet à autrui d’apparaître dans son altérité radicale. C’est seulement en dehors de ses attaches que la communauté peut apparaître comme ouverte. Friedrich Hölderlin avait pressenti la fuite du sacré qui allait entraîner une chute communautaire. La poésie acquiert à ce moment une profondeur autre qui n’est pas patriotique : la possibilité d’une égalité entropique universelle.
Le langage offre dans son suspens un recul face à l’action violente. L’échange à deux sous-entend et implique une action séparée de la violence. Une telle conception de la communauté s’ouvre dans ce vers d’Hölderlin traduit par Philippe Jaccottet : « Je chante au lieu de la communauté ouverte » (Hölderlin, Œuvres, 1967, 839). L’ouverture de la communauté serait séparation du « je » dans sa souveraineté, rupture radicale avec le « Moi » soudainement mis hors de lui (mais aussi de tout lieu), par une expérimentation dans sa vie même, de la mort de l’autre (amant, amis, prochains ; mais aussi disparition, éloignement du monde, des espèces). Le partage à réaliser tout en restant solitaire, restitue, par l’écriture, un sens premier à la notion de communauté : celui de parler, de communiquer, et donc d’échanger à deux, sur fond de désastre et de séparation. Les événements communs de naissance, de vie et de mort permettent de penser un rapport d’accompagnement. Dans la mort d’autrui se concentre cette mise hors de soi qui permet au sujet de s’exposer à la communauté.
Comment savoir ce que le mot pourrait signifier ? Il est difficile de cerner les contours d’un « Nous » qui pourrait convenir, unir ou rassembler. Doit-on et peut-on parler de « communauté humaine » ? Ou alors, la communauté doit-elle être pensée à travers un rapport 71d’appartenance (qu’il soit rapport de classe, de genre, de sang, de frontière, de patrie, voire de race…) ? Le monde occidental semble entraîné dans une résurgence de préoccupations identitaires. Il n’est pas incohérent que, dans une mondialisation partiale et partielle des droits humains, l’appartenance communautaire apparaisse comme une réponse à une fracture de l’universalisme. Place de la poésie lyrique ? Pourtant, c’est plutôt l’application de celui-ci qui pose question, en conférant des droits universels et inaliénables au seul citoyen national. Des mouvements nationalistes et certains mouvements progressistes, qu’ils soient anti-racistes ou féministes, se détachent des valeurs universalistes qui les ont pourtant fondés pour préférer une pensée centralisée par la situation communautaire de – et par les stigmatisations subies par – l’individu. L’ambiance qui est la nôtre est communautaire. Chacun semble savoir à quelle communauté il appartient. Néanmoins, la communauté est-elle ce qui fonde le rapport et la subjectivité ; ou est-ce le contraire ? La communauté échappe à toute réalisation. Elle est, par nature, an-archique et ne peut passer par l’aveu. Elle peut trouver un prisme pour se réfléchir dans l’écriture poétique. C’est précisément la difficulté qu’une telle notion soulève. Elle révèle la tension qui est celle de notre monde, qui nous constitue et qui fait de nous ce que nous sommes.
Le lent arrachement des hommes à Dieu (ou aux dieux) en même temps qu’il acte la dislocation des autorités qui géraient traditionnellement le concept de « communauté » et qu’il précipite cette perte de valeurs dans des régimes extrêmes (fascismes, communisme, nazisme, individualisme, capitalisme), entend également faire surgir, par le questionnement de ce concept troublé, un sens cette fois-ci sans attache et sans projet. Si, comme l’écrit Jean-Luc Nancy, « Dieu est pour la communauté, les dieux sont toujours dieux de la communauté […] » (Nancy, Des Lieux divins, 1997, 40), c’est que dans l’absence de Dieu se révèle également l’absence de la communauté. Il y aurait un double hiatus au sein de l’individu, séparé des liens qui l’unissaient alors à ses semblables, et séparé du monde. L’écriture devient un laboratoire d’expérimentation des liens au sein de cette vie séparée. Dans La communauté désœuvrée, Jean-Luc Nancy insiste sur ce point : « La communauté fera désormais la limite de l’humain aussi bien que du divin. Avec Dieu ou avec les dieux, c’est la communion – substance et acte, acte de la substance immanente communiquée – qui a été définitivement retiré à la communauté » (Nancy, La communauté désœuvrée, 1999, 33). Pourtant, rien n’a été perdu. Ce qui aurait été perdu n’était qu’un voile posé sur le vide de notre condition « d’être ». La communauté ne peut se forger sur l’idée d’une communauté perdue à « retrouver ». Elle postule l’absolu d’un rapport incommensurable et sans valeur qu’une politique fondée seulement sur l’équivalence de tout ne peut entendre. Elle est un effort continuel qui n’a pas pour fondement l’union. Il n’y a plus de détermination principielle à la communauté : il n’y a pas de communion de singularités dans une totalité supérieure à elles et immanente à leur être (en) commun. La communauté n’aurait existé jusque-là que par défaut.
En mai 1968, Maurice Blanchot fonde le « comité d’action étudiant-écrivain », pour soutenir l’événement de mai, sans travailler à fonder une politique du mouvement. Ce serait un lieu pour l’expérimentation de la communauté. Il écrit : « Mai 68 a montré que, sans projet, sans conjuration, pouvait, dans la soudaineté d’une rencontre heureuse, comme une fête qui bouleversait les formes sociales admises ou espérées, s’affirmer 72(s’affirmer par-delà les formes usuelles de l’affirmation) la communication explosive, l’ouverture qui permettait à chacun, sans distinction de classe, d’âge, de sexe ou de culture, de frayer avec le premier venu, comme avec un être déjà aimé, précisément parce qu’il était le familier-inconnu » (Blanchot, La communauté inavouable, 1983, 52). Maurice Blanchot fait entendre que la communauté ne connaît pas d’appartenance sous laquelle l’individu pourrait se reconnaître (l’autre, lui, acquiert une reconnaissance renouvelée sous le terme de familier-inconnu). Cette communication doit être comprise à partir d’un fait éthique. Elle est la conscience que la frontière qui me sépare de l’autre est indépassable. Elle peut cependant être métaphoriquement traversée. Le langage offrirait un espace d’intimité pour le « je » et « l’autre ». Au sein de cet espace, ils ne seraient pas égaux, mais la communication entraînerait à chaque fois la « révélation d’autrui » (Blanchot, L’Entretien infini, 1969, 89).
En allant vers l’autre, on peut rejoindre une terre qui ne doit rien à la naissance, ni à la patrie. Hors de tout savoir et de tout système prédéfini et prévoyant, tentent de se penser un anonymat fondateur, une loi du cœur, d’un cœur pouvant agir comme loi ou autre chose qu’une loi : l’intelligence du cœur. La communauté ne guérit pas de la solitude d’être un homme, ni n’en protège, mais elle est « la manière dont elle l’y expose, non par hasard, mais comme le cœur de la fraternité : le cœur ou la loi » (Blanchot, op. cit., 47).
► Blanchot M., La Communauté inavouable, Paris, Édition de Minuit, 1984. Hölderlin F., Œuvres, éd. Ph. Jaccottet Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1967. Nancy J.-L., La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, 1990.
→ Dialogue, dialogisme ; Éthique ; Lyrisme de masse ; Résistance
Thibault U. Comte
- Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN : 978-2-406-15975-9
- EAN : 9782406159759
- ISSN : 2261-5938
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0057
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/02/2024
- Langue : Français