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- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages : 53 à 56
- Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
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Belgique
Poser la question du lyrisme ou des formes lyriques belges, c’est-à-dire du lyrisme belge tel qu’il fonctionne sur le territoire belge, soulève d’emblée une double difficulté. La première est celle de son unité, la Belgique étant un pays plurilingue dont les deux langues principales, le français au sud (la Wallonie, mais aussi la capitale Bruxelles, majoritairement francophone) et le néerlandais au nord (la Flandre), se réclament de traditions culturelles et littéraires de plus en plus divergentes. Depuis 1970, la nouvelle structure fédérale du pays a officiellement mis un terme au rêve, peut-être utopique, de doter le royaume d’une culture « nationale unique et unifiée ». L’époque n’est plus où les grands poètes belges étaient des Flamands issus de la bourgeoisie francophone, soucieux de particularités locales mais souvent nourris de modèles français (pensons à Verhaeren, Maeterlinck ou Elskamp). Aujourd’hui, la rupture entre les deux communautés semble achevée, mais il n’est pas impensable que le recours de plus en plus en net à l’anglais comme nouvelle koinè aboutisse un jour à de nouveaux rapprochements.
La seconde difficulté, déjà signalée par la question des modèles, est celle de l’indépendance à la fois relative et surtout variable des deux grandes littératures belges, tantôt à la recherche d’une plus grande indépendance par rapport à des pratiques et des écritures venues d’ailleurs (Paris pour la Belgique francophone, Amsterdam pour la culture flamande), tantôt attirées – et partant dominées – par elles, au point de devenir presque invisibles (on se rappelle que, pendant de longues années, l’enseignement francophone ignorait tout auteur belge n’ayant pas fait ses preuves à Paris). Difficile à imposer dans le domaine des genres hégémoniques comme le roman ou l’essai, qui ont besoin d’un grand marché domestique et d’une grande force de frappe économique, cette autonomie est plus facile à atteindre dans les genres un peu délaissés par les vrais centres d’édition comme la bande dessinée ou la poésie, l’une et l’autre très vivantes en Belgique.
L’hypothèse d’une approche lyrique proprement belge mérite d’être posée, dans les limites des deux obstacles mentionnés ci-dessus, voire grâce à elles, justement. Ce qui vaut pour le Sud ne s’applique pas nécessairement au Nord, et ce qui s’observe en Belgique en général ne peut se généraliser à tous les écrivains belges en particulier, dont beaucoup ne songent qu’à une chose : partir et couper les ponts avec leur pays d’origine. À condition de ne pas reculer devant le pluriel, s’interroger sur les formes du lyrisme en Belgique n’est donc pas absurde.
Sans doute le plus frappant du lyrisme belge est la coexistence – le terme désigne une manière d’intrication et de dialogue, non un rapport de pure juxtaposition et de mise à distance – de deux relations antagonistes aux faits de langue et au
54fait littéraire : l’hypercorrection d’une part, l’irrégularité d’autre part.
La première de ces options est un des éléments fondamentaux du système éducatif belge, où s’enseigne traditionnellement et le respect de la norme et, davantage encore, la chasse impitoyable à tout ce qui est considéré comme fautif ou imparfait, à commencer par les dialectes et les sociolectes, puis, de manière plus générale encore, par ce qu’on appelle les « belgicismes », réels ou supposés. Position linguistique qui certes témoigne d’un complexe d’infériorité par rapport au grand frère du sud (Paris) ou du nord (Amsterdam), mais qui hante aussi la notion de « belgitude », cette impression de vivre dans un pays qui, au fond, n’existe pas, tout en expliquant la persistance, et à certains moments même la domination absolue, d’une poésie de type traditionaliste. En Belgique, le mètre et la rime ont bénéficié d’un intérêt et d’une appréciation sans doute plus durables qu’ailleurs, où les formes conventionnelles se maintiennent avant tout dans des contextes moins réputés comme la poésie du dimanche ou les exercices scolaires. Les décasyllabes rimés d’un poète par ailleurs très contemporain comme William Cliff, dont la thématique et la vision du monde n’ont rien de suranné, en offrent un exemple significatif, que complète le succès aussi large que durable d’un Jean-Claude Pirotte, lui très marqué par la prosodie verlainienne (inutile de souligner que tant Cliff que Pirotte sont des poètes voyageurs, pour ne pas dire globe-trotters, dont les rapports avec la Belgique sont complexes). Il n’en va pas autrement du côté néerlandophone, où les deux grands poètes « classiques », le très traditionaliste Guide Gezelle (1830-1899) et l’expressionniste Paul Van Ostaijen (1896-1928), continuent jusqu’à aujourd’hui à servir de repère à toute forme d’innovation lyrique, dans des proportions certes différentes mais jamais vraiment antagonistes. De même, la plus récente des grandes anthologies-manifestes de la poésie flamande, Hotel New Flandres (2008), dirigée par le poète postmoderne Dirk Van Bastelaere et les critiques Erwin Jans et Patrick Peeters, souligne l’importance culturelle et historique des poètes traditionnels, dont la présence et l’impact ne perdent rien de leur force dans le contexte flamand au moment des grands bouleversements de l’histoire lyrique.
On a sans doute noté le joyeux mélange linguistique dans le titre de cette anthologie, publication en langue néerlandaise et qui emprunte son titre au nom d’un hôtel d’une petite ville de province flamande. L’établissement s’appelait d’abord, en français, « Hôtel des Flandres », avant de s’adapter aux temps modernes et de se muer en « Hotel New Flandres » (l’allusion littéraire à Hotel New Hampshire est sans doute largement involontaire). C’est là un des nombreux indices de l’autre grand versant de la poésie belge, qui se pense volontiers du côté des « irréguliers du langage » (1990), pour citer une célèbre anthologie-exposition sur la littérature belge de langue française, « textes et images choisis par Marc Quaghebeur, Jean-Pierre Verheggen et Véronique Jago ». La rhétorique sauvage, la grande farce, le goût du néologisme mais aussi du régionalisme et des archaïsmes, les fautes de syntaxe, l’insolite, le mélange des genres et des systèmes sémiotiques (le poète crée aussi des images, il monte sur scène, il danse, il se met à faire de la musique, même quand il ne sait pas jouer d’un instrument, il s’agite bruyamment, et pour finir il boit beaucoup), l’enflure, le non-écrit, le non-langage, la bave et la salive, enfin les engueulades comme genre à part entière (une des pièces maîtresses de cet aperçu du lyrisme belge est un fragment des jurons dessinés du 55capitaine Haddock, mimique et postillons compris), tout cela est donné comme caractéristique du « belge », mais sans jamais qu’on oublie que l’autre versant de cette littérature se lit dans Le Bon Usage de Maurice Grevisse, au prestige également inentamé. Une lecture attentive de cette grammaire infiniment rééditée révèle d’ailleurs bien des surprises, le souci de la manière « correcte » de dire n’allant jamais au détriment des manières moins académiques, l’auteur, simple instituteur de village, ne manquant jamais d’illustrer la règle par les « fautes » commises par ce qu’il appelle rituellement « les bons écrivains » ; de Paris s’entend.
Si l’inféodation de la poésie belge aux modèles étrangers est indéniable, elle n’a jamais empêché le pays de produire des voix tout à fait originales. Maeterlinck, monté à Paris puis descendu sur la côte, est éminemment belge. Michaux, qui s’est empressé de renoncer à sa nationalité belge, ne l’est pas moins et, pour une oreille hollandaise, il n’existe pas d’écrivain plus flamand qu’Hugo Claus, même installé à Amsterdam. La dépendance des styles et mouvements venus d’ailleurs reste cependant un phénomène très difficile à analyser. Dans bien des cas, les poètes belges s’approprient les techniques et les leçons étrangères d’une manière originale, que ne permet pas toujours d’apprécier à sa juste valeur la reprise des étiquettes.
Un bon exemple en est le concept de surréalisme, très tôt admis et pratiqué en Belgique francophone, où il finit par devenir un quasi-synonyme de la culture nationale belge (ce qui est une manière de dégoupiller l’explosif : plus on est tous surréalistes, plus il est facile de rire du rejet surréaliste de la société telle qu’elle est), et apparemment moins populaire au Nord, où semble jouer un tropisme germanique favorable à l’expressionisme, lui peu répandu au sud de la frontière linguistique. Ces labels ne vont toutefois pas sans danger. À regarder le surréalisme belge à travers le prisme parisien – chose presque inévitable vu le prestige international d’André Breton ou Louis Aragon –, on risque fortement de passer à côté de la spécificité du surréalisme en Belgique, notamment du groupe de Bruxelles autour de Paul Nougé et René Magritte. Contrairement à leurs confrères parisiens, avec qui s’entretenaient des rapports de fascination autant que de réserve, les surréalistes bruxellois avaient adopté une posture bien plus radicale de l’action poétique, conçue et mise en pratique dans un contexte mettant entre parenthèses la notion de création artistique, de valeur économique ou encore celle d’auteur individuel. Le but du groupe n’étant pas de se faire une place à l’intérieur d’un système qu’on disait abhorrer, mais de se servir de la poésie comme une forme d’action directe dont seules valaient les conséquences politiques et idéologiques, comme on le voit dans Correspondance, éphémère revue sous forme de tracts envoyés de manière collectivement anonyme aux « influenceurs » littéraires de l’époque (les destinataires recevaient tous les dix jours – calendrier révolutionnaire oblige – un tel tract les mettant directement en cause sans savoir qui en étaient les autres récepteurs). Correspondance ne visait ni la publicité ni la publication, moins encore le système littéraire tel qu’en lui-même et la place que des jeunes pourraient s’y tailler, mais le pur choc d’une inquiétante étrangeté aux effets « calculés ». En effet, les surréalistes du groupe de Bruxelles refusaient une des bases du mouvement parisien : les facilités sentimentales et les hasards de l’inconscient, et ils remplaçaient la notion d’« objet trouvé » par elle de l’« objet bouleversant », consciemment fabriqué avec l’intention de nuire et de faire mal.
56Du côté flamand, la quasi-absence d’une poésie portant l’étiquette surréaliste nous expose au danger de sous-estimer la dimension proprement surréaliste – au sens belge, en l’occurrence bruxellois du terme – de certaines formes d’écriture poétique explorées en langue néerlandaise. Le grand renouveau des années 1950, dont les auteurs sont souvent rattachés au mouvement pictural Cobra, tend en effet à mettre l’accent sur le renouveau formel de la poésie (triomphe du vers libre, dialogue interartistique avec la peinture, règne sans partage de la métaphore, idéologie de la spontanéité et de l’improvisation), au détriment d’une lecture politique non moins nécessaire (un des co-fondateurs de Cobra fut le belge Christian Dotremont, autre flamand francophone, transfuge du surréalisme révolutionnaire de l’après-guerre). Comme souvent, la poésie belge se cache derrière des modèles étrangers pour en donner une interprétation à la fois légèrement et fondamentalement autre.
► Goemans C., Lecomte M., Nougé P., Correspondance,éd. fac-similé, préf. P. Aron), Bruxelles, Didier Devillez, 1993 [1924-1925]. Quaghebeur M., Verheggen J-P., Jago V. (dir), Un Pays d’irréguliers (postface de Marc Quaghebeur), Bruxelles, Labor, 1990. Van Bastelaere D., Jans E., Peeters P. (dir.), Hotel New Flandres. 60 jaar Vlaamse poëzie, 1945-2005, Gent, Poëziecentrum, 2008.
→ Amérique du Nord (francophone), Québec ; Francophonie ; Suisse romande (francophone)
Jan Baetens
- Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN : 978-2-406-15975-9
- EAN : 9782406159759
- ISSN : 2261-5938
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0053
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/02/2024
- Langue : Français