Une heure avec Barnabooth
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Valery Larbaud
2019, n° 55. Cosmopolitisme à l'ère de la globalisation - Auteur : Temple (Frédéric-Jacques)
- Pages : 11 à 12
- Revue : Cahiers Valery Larbaud
Une heure avec Barnabooth
En septembre 1941, le train de Montpellier, qui était bien sûr trop lent, me déposa, enfin, à Vichy où se trouvait Valery Larbaud. Je fus introduit par Maria Angela Nebbia, devant cet écrivain que je reliais depuis longtemps à mon enfance et qui m’avait persuadé que tous les trains ressemblaient à l’Harmonika-Zug. Ce n’était pas le voyageur un peu gras mais à l’œil vif, sous un beau panama, que je voyais depuis longtemps sur la grande photographie, bien connue, que m’avait donnée Jean Loize, mais un homme figé, aux traits creusés, qui ne s’exprimait plus que par des éclairs du regard, ou quelques vagues mots, ce qui ne fit qu’accroître mon émotion et ma timidité.
Je me suis alors lancé, la gorge nouée, dans une sorte de monologue où se sont croisés le peintre Louis-Charles Eymar, beau-frère de son ami d’enfance, Marcel Ray, et l’un des rares mentors de mon adolescence ; le square de la Gare où Larbaud allait se reposer à l’ombre d’un liquidambar aujourd’hui disparu ; la plage de galets de Maguelone ; le petit port de pêche de Palavas dont les fenêtres étaient jadis garnies de persiennes vénitiennes ; Joseph Conrad qui « faisait l’Œuf » comme tout le monde ; le tout altéré par l’expression sans doute naïve de mon admiration. Je réussis, dans mon émoi, à lui dire que L’Écho des Étudiants désirait lui rendre hommage, que j’étais chargé par Jean Renon, son directeur, de le lui annoncer. Il suivait des yeux mes balbutiements, et je percevais dans son regard un mélange d’amusement, de nostalgie, et déjà ce qu’il exprimera dans ses derniers instants : « Adieu, les choses d’ici-bas », avant de dire « Merci », son ultime mot, à sa compagne.
Je me souviens du lourd silence qui fut plus éloquent que des paroles, d’un bon regard, de l’esquisse d’un sourire, du bruit discret de la porte refermée. Et j’ai quitté ce qui était alors pour moi le centre du monde. Ma ville, ce Clapas comme il l’appelait lui-même, c’est désormais sous l’invocation de celui qui l’avait faite sienne lorsque j’y commençais ma vie, que je n’ai jamais cessé de la voir. Il ne la reconnaîtrait plus. Je 12vais quelquefois en pèlerinage dans le hall de l’Hôtel de la Métropole, qui n’a plus le même nom, où les initiés peuvent voir encore, pièce de musée, l’ascenseur que prenait Barnabooth, avec ses belles valises de cuir.
Une stèle perpétue désormais sa présence, dans ce petit square de la Gare qui était alors pour lui, comme pour les enfants de ce temps, « beau comme les jardins de l’Asie Mineure ».
Pour le soixantième anniversaire de la mort de Valery Larbaud
2017
Frédéric-Jacques Temple