Souvenirs du Soulier
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2024 – 1, n° 242. Les Suppléments aux Œuvres complètes, une mine à explorer ? - Auteur : Herson-Macarel (Lazare)
- Pages : 127 à 132
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
Souvenirs du Soulier
À l’été 2009, nous avons créé le festival du Nouveau Théâtre Populaire ; nous avions vingt ans. Nous avions un désir ; celui de faire le théâtre le plus ambitieux, le plus généreux, le plus collectif, le plus exaltant possible. Nous voulions redonner vie aux idées de celles et ceux qui nous avaient précédés sur les chemins de la décentralisation : économie de moyens, accessibilité, convivialité, vie collective, rigueur dans le travail, retour aux sources rêvées de l’art théâtral. Ces idées devaient trouver immédiatement leur traduction concrète : les acteurs et les actrices travailleraient à plusieurs spectacles à la fois, toutes et tous seraient décisionnaires au sein de la troupe, les répétitions seraient brèves et intenses, le bar serait ouvert avant et après la représentation – et il serait tenu par les artistes. Quant au prix de la place, il serait notre symbole et notre combat : 5€, tarif unique. Enfin, il nous fallait un lieu ; ce serait le jardin d’une maison de village dans le Maine-et-Loire, à Fontaine-Guérin. Nous y avons construit sans plan ni boussole un plateau en bois de neuf mètres sur sept, dont le décor allait devenir celui de Shakespeare et de Hugo, de Feydeau et de Brecht, de Kleist et de Maeterlinck, de Molière et de Rabelais, de Viripaev et de Mme Leprince de Beaumont, de Tchékhov et de Sophocle, d’Ovide et de Novarina… et bientôt de Claudel. Il faut imaginer un vieux cerisier comme toile de fond ; le clocher du village au lointain ; pour cintres, un coucher de soleil chaque soir différent ; derrière le dernier rang, la forêt ; à cour, la vallée à perte de vue ; à jardin, le cimetière du village.
Quinze ans plus tard, nous ne sommes plus tout à fait les mêmes et nous sommes toujours là. La troupe s’est élargie, son principe de gouvernance collective s’est confirmé et affirmé, son public continue de s’étendre et de se renouveler. Un nouveau plateau, plus solide, est venu remplacer le premier. Certains spectateurs, qui ont découvert très jeunes le festival, viennent maintenant avec leurs enfants – ou ont décidé de faire du théâtre.
En mars 2022, je propose à la troupe de monter LeSoulier de Satin à l’occasion de notre quinzième édition, qui doit avoir lieu en août 2023. Né l’été où la mise en scène de Vitez s’est jouée dans la Cour 128d’honneur, ébloui à seize ans par les acteurs et les actrices d’Olivier Py, nourri de l’œuvre de Claudel depuis le début de mes études de théâtre, profondément touché – et même blessé – par le thème de la promesse d’amour intenable qui est le cœur de la pièce, ayant la chance de faire partie d’une troupe nombreuse et talentueuse, je vivais depuis longtemps avec ce rêve de « faire le Soulier » un jour, avec cette troupe et dans ce lieu.
Nous avons abordé le travail dans une allégresse particulière ; nous étions sûrs que la pièce était « faite pour nous » – ou plutôt que nous étions faits pour elle. La longue didascalie qui ouvre la pièce suffisait pour nous en persuader. Que prouve l’aventure du Nouveau Théâtre Populaire, son efflorescence, son ampleur, sa longévité, si ce n’est que « le pire n’est pas toujours sûr » ? N’avions-nous fait depuis quinze ans que du théâtre « provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l’enthousiasme » ? Compte tenu des conditions qui allaient être les nôtres – trois semaines de répétitions pour cinq heures de spectacle, un budget de création très modeste et les aléas du théâtre en plein air – je pouvais être certain du moins que j’allais respecter cette didascalie.
J’ai d’abord travaillé à établir une nouvelle version pour la scène en croisant librement la version de 1929 et celle de 1943 – que Claudel fit à Brangues avec Jean-Louis Barrault en « sautant sur les tables et en jouant tous les personnages ». Cette version moins connue regorge de trouvailles scéniques précieuses, de propositions de coupes, de modifications qui vont toutes dans le sens de plus de fantaisie, plus de vivacité, plus de légèreté – ce que je recherchais. Elle m’apprenait mille choses sur l’évolution du regard que Claudel portait sur son œuvre. J’y voyais partout le désir de fuir l’esprit de sérieux et le solennel auxquels il est trop souvent et injustement renvoyé. Au cours de ce travail sur l’adaptation, la distribution s’affinait et se complétait. Parallèlement, je travaillais à l’écriture du spectacle à l’aide d’une petite maquette et de quelques figurines.
Le 25 juillet 2023, j’avais sur ma table une adaptation de 158 pages comprenant 42 scènes (un peu moins de la moitié du texte intégral) ; en face de moi 15 acteurs et actrices pour une quarantaine de personnages ; deux rideaux, quelques tables et quelques escaliers de bois constituant l’essentiel de la scénographie ; ainsi qu’une liste d’accessoires : balle de jonglage, petite ficelle de chanvre, maquette de bateau, guinde, mât, canne à pêche avec étoiles suspendues, manuscrit, valises… Les répétitions pouvaient commencer.
129J’aurais voulu tenir le journal de ces journées qui commençaient à huit heures et finissaient à deux heures du matin – je n’en ai pas eu le temps. Chaque soir, avant d’éteindre, je lisais pour inspirer la journée du lendemain quelques pages du Journal de Claudel, dont j’envoyais à la troupe les passages les plus drôles ou les plus en prise avec notre bouillonnant travail : « En compagnie d’un saucisson à l’ail on ne ressent pas la solitude. » Ou encore : « Il faut faire vite ce qui ne presse pas pour faire lentement ce qui presse. » Ou encore : « C’est quand nous nous oublions nous-mêmes que nous vivons le plus intensément, quand nous fournissons le plus de nous-mêmes ; quand nous sommes absorbés dans une étude, un travail, dans une passion, dans un jeu. » Absorbés dans ce jeu qui consiste à monter cinq heures de théâtre en trois semaines, nous avons, en effet, vécu intensément.
Le matin au réveil, je tente de préparer au mieux les scènes qui sont prévues dans la journée. Souvent, je n’en ai pas le temps. Thomas et Marco, nos régisseurs, sont les premiers à apparaître. Ils me parlent de tel ou tel effet qu’ils ont prévu (le plus souvent de leur propre initiative) ou m’avertissent des prévisions météo (souvent peu favorables en Anjou, cet été-là). 9h30 : premiers raccords. Des convocations au quart d’heure près ont été envoyées la veille au soir. Personne n’est jamais en retard. Le plus souvent, nous avons une heure à consacrer à chaque scène, souvent moins, parfois plus. Au besoin, je déborde. En dépit de la brièveté de notre temps de répétition, chaque situation est abordée, définie, précisée, approfondie à chaque nouveau passage. Nous mettons en commun tout ce que nous pouvons trouver qui puisse nourrir les scènes, dans d’autres passages de la pièce, dans d’autres œuvres de Claudel, dans sa biographie, dans nos expériences respectives. Clovis, qui joue Don Camille, retrouve et enrichit certaines « notes » de l’Amalric du Partage de midi, qu’il a joué en 2017. Pendant que nous répétons au plateau, celles et ceux qui sont aussi musiciens – Elsa, Garance, Frédéric, Félix, Camille, Valentin, Julien – travaillent au salon sous la direction de Baptiste, qui joue l’Annoncier et le Vice-Roi de Naples, et qui a également composé la musique du spectacle. 13h : pause – au cours de laquelle s’improvisent des « italiennes », des discussions techniques ou dramaturgiques, des ébauches de planning pour les jours à venir. Lola, Marie et Mathilde qui travaillent à la production profitent de la fin du déjeuner pour faire les annonces logistiques indispensables à la coordination de notre petit groupe. Hélène et Julien, qui jouent Don Rodrigue et Dona Prouhèze, profitent de ce que le plateau est libre pour retraverser seuls la dernière 130scène de la troisième Journée. Eddie, notre Don Balthazar, fait des italiennes avec un des élèves du Conservatoire venus travailler avec nous pour cette édition. 15h30 : reprise des raccords, plus souvent des « filages techniques » que nous passons tous ensemble au plateau, essayant de régler une bonne fois pour toutes les transitions car « il est essentiel que les tableaux se suivent sans la moindre interruption ». Émilien, qui est mon complice depuis le tout début du travail, s’égosille pour faire parvenir les indications nécessaires à l’ensemble du groupe. Juliette et Thibault, qui complètent l’équipe de mise en scène, effacent sur leur conduite les notes de la veille pour en écrire de nouvelles – tout en s’assurant que nous avons sous la main les bons accessoires. Pendant ce temps, Philippe, qui joue Don Pélage, prodigue à chacun et à chacune des conseils pour la création des maquillages. Celles et ceux qui ne sont pas sollicités au plateau font des essayages avec Manon et Zoé, les costumières, qui travaillent sans relâche. 18h : pause – ou tentative de pause – avant de s’atteler collectivement à une « mise » pour le filage du soir, qui a lieu « en conditions » à 20h30. 23h : fin du filage. Je peux commencer à établir le programme du lendemain, et à rédiger les notes. Le plus souvent, ces notes consistent à régler des détails techniques ou rythmiques, à conseiller aux interprètes de « tracer » dans le vers, à leur donner rendez-vous sur telle ou telle réplique, à leur demander toujours plus ; plus de voix, plus de corps, plus de don, plus d’abandon, plus d’oubli de soi-même, plus de tout. Nous sommes bien sûr exténués, mais inlassables, conscients de ce qu’une telle fête n’aura pas lieu souvent dans notre vie de théâtre. Et puis, nous sommes portés par la pièce, par ce que Claudel nous donne et nous demande. Comme le dit Doña Sept-Épées : « Il n’y a qu’une seule chose de nécessaire, c’est quelqu’un qui vous demande tout et à qui on est capable de tout donner. En avant ! »
Enfin, le 20 août, le public arrive. Pour cette première soirée, nous avons mis en place une petite kermesse pour l’accueillir, avec musique, chamboule-tout à l’effigie des personnages de la pièce, pêche à la ligne, acteurs qui servent les bières en costume et à moitié maquillés. Le soleil perce enfin à travers les nuages ; heureusement il n’y a pas trop de vent. Le trompettiste fait chauffer doucement la « salle ». Rien n’est prêt, mais c’est pour de faux. Les régisseurs – Michel et Michel – s’interpellent dans un numéro de clown improvisé. Les spectateurs et les spectatrices nous regardent étonnés ; il est assez évident qu’avec Claudel, ils ne s’attendaient pas à ça. On déplace les instruments de musique à l’avant-scène, au besoin on leur demande un coup de main. Puis, toute 131la troupe vient former une petite fanfare devant le rideau rouge, le public finit de s’installer et la pièce commence. Dès la première scène, quand apparaît la constellation d’Orion au bout d’une ficelle, quand les religieuses « s’écroulent l’une sur l’autre », quand le Père Jésuite plante lui-même son mât dans le bois du plateau, les gens rient et s’étonnent de rire. Ils sont embarqués pour deux heures et demie de théâtre, par les efforts conjugués de tout un équipage qui a uni ses forces pour donner vie à cet immense poème. Le rêve devient réalité.
Tous nos spectacles, depuis que nous menons ensemble cette aventure, ne sont jamais que des brouillons. Comme le précise notre manifeste : « Nos spectacles sont répétés en treize jours. » Avant même le début des répétitions, j’avais eu l’occasion de dire à l’équipe que nous ne serions pas prêts le jour de la première. Je ne compte pas les idées auxquelles j’ai dû renoncer faute de temps et de moyens. Certaines scènes n’ont été vues qu’une fois avant les filages. Certains vers sont restés des mystères jusqu’à la dernière représentation. Mais jamais en quinze ans de festival je n’avais eu le sentiment d’une telle adéquation entre la pièce, la troupe, le lieu – et le public.
Dix jours plus tard, le 1er septembre 2023, cent ans jour pour jour après le tremblement de terre qui a détruit une grande partie du manuscrit du Soulier de Satin à Tokyo, nous avons joué notre unique « intégrale » entre 20 heures et une heure du matin – ce qui restera une des soirées les plus mémorables de notre aventure au long cours. Nous avons pu l’éprouver collectivement, intimement, sensiblement : cette pièce est la somme de ce que nous avons toujours voulu défendre. Un théâtre libre, démesuré par son ambition, pauvre par ses moyens, fait dans l’urgence, traversant tous les styles, permettant au cœur d’un jardin la rencontre d’un public, d’un poète, et de spectateurs de tous les âges. Un théâtre qui pourrait avoir pour devise ce mot de Doña Prouhèze : « Qu’ai-je voulu que te donner la joie ? »
Lazare Herson-Macarel
132Fig. 1 – La troupe du Soulier de satin, copyright : Thierry Cantalupo.
Mise en scène : Lazare Herson-Macarel
Collaboration artistique : Émilien Diard-Detœuf
Costumes : Manon Naudet et Zoé Lenglare
Musique : Baptiste Chabauty
Régie générale : Thomas Chrétien et Marco Benigno
Administration et production : Lola Lucas assistée de Marie Mouillard
Actions sur le territoire : Mathilde Chêne
Distribution : Marco Benigno, Camille Bernon, Valentin Boraud, Julien Campani, Philippe Canales, Baptiste Chabauty, Eddie Chignara, Émilien Diard-Detœuf, Clovis Fouin, Elsa Grzeszczak, Lazare Herson-Macarel, Frédéric Jessua, Hélène Rencurel, Garance Robert de Massy, Julien Romelard
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-16968-0
- EAN : 9782406169680
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16968-0.p.0127
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/04/2024
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français