![Bulletin de la Société Paul Claudel. 2024 – 1, n° 242. Les Suppléments aux Œuvres complètes, une mine à explorer ? - L’Échange au Poche-Montparnasse](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/BclMS239b.png)
L’Échange au Poche-Montparnasse
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2024 – 1, n° 242. Les Suppléments aux Œuvres complètes, une mine à explorer ? - Auteur : Levillain (Henriette)
- Pages : 133 à 135
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
L ’ Échange au Poche-Montparnasse
Au théâtre de Poche-Montparnasse on n’a pas froid aux yeux. Sous la direction de Stéphanie Tesson, à la tête du théâtre depuis le décès de son père, Philippe Tesson, toute une équipe, jeune d’âge et d’esprit, fait acte de résistance littéraire. Les grands textes classiques, prescrits dans les lycées et les universités mais rarement lus en dehors du cadre scolaire, y sont à l’honneur. On peut y faire son choix au milieu d’une programmation de grande qualité. On a ainsi assisté à un remarquable one man show : Hervé Briaux, donnait à l’automne une lecture d’une sélection habile des Essais deMontaigne. Le même acteur relèvera en janvier un autre défi en proposant une interprétation des Mémoires d’Outre-tombe. À ne pas manquer ! Dans des salles remplies de jeunes, on a applaudi l’interprétation condensée de L’Éducationsentimentale de Flaubert, du Menteur de Corneille et de Gargantua.
Il est plus rare, par contre, d’assister à une œuvre intégrale. Ce fut le cas pendant le dernier trimestre 2023 de L’Échange de Paul Claudel, joué dans sa deuxième version, telle qu’elle avait été montée par Jean-Louis Barrault en 1951 au Théâtre Marigny. Le texte est allusif et rugueux, le présenter était un pari courageux que le metteur en scène, Didier Long, et les acteurs du quatuor dissonant ont gagné. Le public était plus âgé que d’habitude. La salle était, cependant, comble tous les soirs.
Faute de moyens et d’espace, le décor est réduit au minimum. Côté jardin, un paravent derrière lequel Louis Laine se douche ou sort de l’océan (au choix) et d’où il émerge, torse nu, drapé d’une simple serviette éponge. Côté cour, l’angle d’une maison aux murs couleur brique qui annonce l’incendie final. Une balançoire au milieu de la scène assez large pour que Louis Laine et Marthe s’y amusent, s’y chamaillent, s’y balancent dangereusement entre ciel et terre. Enfin, une toile de fond bleuie par la lumière artificielle pour le « Littoral de l’Est (Caroline du Sud) » et le vaste ciel au-dessus de l’Atlantique. Espace de fuite qui fait rêver Louis Laine de voyages, Lechy Elbernon, l’actrice, d’espaces derrière le rideau et sombrer Marthe dans la mélancolie de l’exil. Seul, constamment dos à la mer, Thomas Pollock Nageoire, l’homme d’affaires, calcule plutôt qu’il ne rêve. Peut-on en effet appeler rêve, celui d’« une mer de cochons ! » dans le Far West, qu’il incite Louis à coup de dollars d’élever pour se libérer de Marthe et s’enrichir.
134Dès l’ouverture, les quatre personnages sont si dramatiquement éloignés les uns des autres que « l’échange » se présente comme la seule action possible. Comment ne pas penser au quatuor également disparate de la pièce d’Albee, Qui a peur de Virginia Woolf ? Par leurs physiques, leurs costumes et leur jeu, les jeunes acteurs du Théâtre Poche Montparnasse incarnent parfaitement les dissonances structurelles des deux couples et les quêtes de rapprochements, perverses ou désespérées selon les cas. Long et maigre, les cheveux ébouriffés, François Deblock (Louis Laine), le métisse, incarne la vitalité sauvage que Claudel, tout jeune diplomate dans le Nouveau Monde, a admirée chez les Indiens comme chez les aventuriers de la Frontière. Il réagit aux mises en garde de Marthe avec la brusquerie d’un cheval non domestiqué. Arraché à cette terre par les sirènes de ce monde qu’il prend pour des dieux, il opte finalement pour la sauvagerie et galope vers son destin tragique.
Claudel s’était représenté Thomas Pollock Nageoire comme le type même de l’homme d’affaires américain, « gros, blafard, chauve avec de longs cheveux noirs, l’air d’un prédicateur ou du secrétaire d’État Bryan » (Théâtre I, p. 1297). Il l’affublait d’un habit noir et d’un haut de forme. Didier Long a écarté avec discernement cette caricature. Sobrement habillé d’une chemise blanche et d’un pantalon crème, chaussé de mocassins bien cirés, Thomas (Wallerand Denormandie) est le seul du quatuor à être bien peigné (trop bien), net (trop net). En tant que patron du jeune couple – futurs gardiens de sa demeure –, il se présente comme un homme à qui tout réussit : « Je connais tout, j’ai tout manié, j’ai traité tout ». Louis est le seul à être d’abord impressionné, puis attiré par ce discours bravache, tout d’une pièce. Marthe a compris son pouvoir de tentateur et recule, physiquement et mentalement, pour se dégager de son emprise. Lechy Elbernon en a fait le tour et le méprise.
Le contraste des corps, des vêtements et des discours dans le couple Thomas-Lechy saute aux yeux du public dès leur entrée sur scène. À côté de l’homme au physique banal et au discours fabriqué, Lechy (Mathilde Bisson) tranche par une robe flamboyante, des escarpins dorés, un maquillage outrancier et une belle chevelure répandue sur ses épaules. L’actrice, grande et superbe, joue son rôle de libertine avec une perversité convaincante. Au troisième acte, Claudel avait voulu qu’elle se présente en « Costumede papillon : l’Acherontia Atropos » (ibid., p. 773), un papillon rare à tête de mort, vert et noir. Ici encore, le metteur en scène a proposé un effet plus direct et sobre : alors que Marthe termine posément la lecture de la lettre écrite à Monsieur le Curé, l’actrice entre, 135pieds et jambes nues, en chemise de nuit, décolletée et courte, plaquée sur un corps parfait. La violence de la mise en scène saute aux yeux. Elle vient de quitter Louis.
Reste Marthe, le personnage le plus complexe, sensible et tendre, raisonneuse et résistante. Par sa lucidité et sa force d’âme, son offrande sacrificielle, elle annonce toutes les grandes créations féminines de Claudel. « Pardonnez-moi mon père parce que j’ai péché », écrit-elle à l’acte III à son cher curé breton. « Je n’ai pas péché, mais ça ne fait rien, donnez-moi l’absolution tout de même. Une absolution n’est jamais perdue. Elle met plus ou moins de temps à parvenir. À parvenir au type qui l’a demandée – ou pas demandée. » C’est déjà Violaine, Ysé, Prouhèze.
Rôle difficile, dont se sort très bien la jeune actrice, Pauline Belle. Sa jolie voix, bien modulée, sait varier les tons. Douce mais jamais mièvre, elle sait contredire Louis, contrer Pollock et dérouter Lechy. Claudel redoutait que lors de la première version, le personnage soit « joué pleurard et gnan-gnan » (lettre à Jacques Copeau, 1913). Plus de cinquante années plus tard – la pièce avait été écrite en 1895 –, c’est sur Marthe qu’il porte toute son attention. Moins déclamatoire, plus du tout pieusarde et pudibonde. Il abrège ses discours, les rend plus elliptiques et plus forts. Lorsque Marthe recueille sur ses genoux le cadavre de Louis, la jeune veuve le contemple et prononce à voix basse une élégie pleine de tendresse : « Et vous me regardez avec ces yeux que j’ai appris à ne pas voir. » Alors, donnant brusquement la priorité à sa dignité sur le désarroi, elle exige de Thomas Pollock qu’il reprenne les dollars promis à Louis et qui lui brûlent les doigts. C’est sur cette image de la bouleversante Pieta de Michel-Ange que les lumières s’éteignent. Un grand moment claudélien dans un théâtre de poche.
Henriette Levillain
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-16968-0
- EAN : 9782406169680
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16968-0.p.0133
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/04/2024
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français