Admète et Alceste
- Publication type: Book chapter
- Book: Théâtre. Tome I
- Pages: 309 to 358
- Collection: French Theatre Library, n° 67
ADMÈTE ET ALCESTE
Tragédie
310ACTEURS[n. p.]
admète, roi de Thessalie.
alceste, femme d’Admète.
polidecte, grand prêtre, frère d’Admète.
hercule.
cléone, confidente d’Alceste.
licas, confident d’Hercule.
adraste, confident de Polidecte.
timocrate.
ircas, esclave.
iphicrate, autre esclave.
chœur du peuple.
suite.
La scène est dans la ville d ’ Iolcos, en Thessalie 1 ,
dans le palais d ’ Admète.
ADMÈTE[n. p.]
ET ALCESTE,
TRAGÉDIE
ACTE I
Scène première
polidecte, adraste.
polidecte
1 Mon frère va périr. Voici le jour terrible
Qu’il doit être frappé d’une main invisible.
Les feux contagieux n’embrasent plus ce bord,
Le salut de son peuple est l’arrêt de sa mort :[4]
5 Il doit seul expirer pour toute la patrie.
Au Ciel impunément on n’offre point sa vie.
adraste
Seigneur, dès que la Parque2 aura fermé ses yeux,
Reprenez tous vos droits, commandez en ces lieux.
Ne perdez point de temps, que rien ne vous étonne ;
10 Et du pied des autels, osez monter au trône.
Pour en chasser Alceste et vous y faire asseoir,
Je suis prêt à combattre, et m’en fais un devoir.
polidecte
As-tu vu nos guerriers ? Et leur troupe fidèle
Est-elle disposée à seconder ton zèle ?
15 Car c’est peu de Larisse3, et que mes dons secrets
De tous ses citoyens, me fassent des sujets :
C’est peu que Timocrate y conduise mes brigues,
312Si le soldat ici, ne soutient mes intrigues.
Puis-je attendre…
adraste
Oui, Seigneur, nos soldats sont tous prêts,
20 Honteux de s’avilir dans une indigne paix,
Chargés du vil emploi de cultiver la terre ;
Ils n’attendent qu’un chef et respirent la guerre :[5]
Du soin de les armer, Prince, honorez mon bras,
Et souffrez que pour vous, ils marchent sur mes pas.
polidecte
25 Oui, sois leur chef, ami, sur toi je me repose.
adraste
Après un tel suffrage, il n’est rien que je n’ose.
Avant la fin du jour vous serez élu roi,
Et verrez tous nos Grecs fléchir sous votre loi ;
À moins qu’à nos desseins le Ciel ne mette obstacle ;
30 Que pour sauver Admète il ne rende l’oracle,
Et que, trompant nos vœux, cet oracle aujourd’hui,
Ne détourne le trait qui doit tomber sur lui.
polidecte
Ah ! chasse de ton âme un effroi ridicule.
Se peut-il qu’à ce point, un guerrier soit crédule ?
35 Grâce à mon pouvoir, je ne crains rien des Cieux,
Réponds-moi des soldats, je te réponds des dieux.
Si la reine et le peuple attendent leur réponse4
Rassure tes esprits, c’est moi qui la prononce.
adraste[6]
Mais ces dieux ont d’Admète entendu les regrets :
40 Ils ont chassé la mort du sein de ses sujets ;
Une seconde fois ils peuvent faire grâce,
Prince, et ne point frapper le coup qui le menace.
313polidecte
Le lien dont je veux m’attacher à ton sang,
Ta prudence éprouvée, et ton zèle constant
45 Veulent qu’à tes regards je dévoile un mystère,
Que j’ai su renfermer au fond du sanctuaire.
Je puis t’ouvrir mon cœur. Ces lieux remplis d’effroi,
Ne sont tout occupés que du péril du roi.
Tu te souviens qu’Alceste en cette même ville,
50 Où mon père régnait, vint chercher un asile.
Trop sensible à son sort, faussement ébloui,
Tu sais qu’il déclara par un ordre inouï,
Que celui de nous deux qu’elle voudrait élire,
Et nommer son époux, posséderait l’empire.
55 La perfide trahit mon espoir orgueilleux,
Elle fit choix d’Admète et couronna ses feux.
Ce qui redouble encor ma fureur vengeresse,
Le sceptre m’échappa malgré le droit d’aînesse.[7]
Ce droit sacré, par moi fut en vain attesté ;
60 Mon père par ce frein ne fut point arrêté.
Ce titre ne servit qu’à combler ma misère
Le jour que sur le trône il fit asseoir mon frère ;
Ce jour, sans consulter mon cœur ambitieux,
Il consacra ma vie au culte de nos dieux.
65 Il craignait le dépit que je faisais paraître,
Et proscrit de la cour, je fus élu grand prêtre.
Ce n’était point assez ; à tout ce que j’aimais,
Son barbare pouvoir m’arracha pour jamais.
Il bannit de ces lieux ta fille que j’adore,
70 Et pour qui j’entreprends un projet qu’on ignore.
Pères dénaturés ! Parents pleins de rigueurs !
Qui disposez de nous sans l’aveu de nos cœurs,
Votre main nous conduit au bord des précipices ;
Et de tous nos forfaits vous êtes les complices5.
75 Je suis né pour l’éclat, non pour l’obscurité,
314Et j’exerce à regret ma triste dignité.
Je n’ai point oublié l’injure qu’on m’a faite.
Méditant chaque jour ma vengeance secrète,
À l’ombre des autels, au centre de la paix,
80 J’ai mis mes plus grands soins à bien choisir mes traits.
Pour Alceste toujours ma haine s’est accrue,[8]
Sur mon malheureux frère elle s’est étendue ;
Et déguisant le piège où j’ai su l’engager,
J’ai des dieux que je sers appris à me venger.
85 Eux-mêmes ont fourni des armes à ma rage,
Et pour cacher mon bras, m’ont prêté leur nuage.
J’ai longtemps attendu, deux ans se sont passés,
Sans pouvoir satisfaire à mes vœux offensés.
La Thessalie heureuse et trop bien gouvernée,
90 Ne laissait aucun jour à ma haine obstinée.
Admète pacifique, et borné dans ses vœux,
Tendre envers ses sujets, et zélé pour les dieux
Portant même souvent jusques à la faiblesse,
Son zèle trop timide et sa folle tendresse,
95 Se voyait adoré d’un peuple qu’il aimait.
Contraint de dévorer l’ardeur qui m’enflammait,
Craignant à découvert de commettre le crime,
De hasarder le prix6 de l’orgueil qui m’anime,
Par des détours cachés, par des sentiers secrets,
100 J’ai voulu parvenir à d’utiles forfaits.
J’ai paru détaché d’une cour que j’adore,
Et me suis renfermé dans des lieux que j’abhorre.
De mon cœur en public cachant l’ambition,
J’ai saisi pour frapper, l’heure et l’occasion.[9]
105 La Fortune se livre à qui la sait attendre7.
Un feu contagieux et prompt à se répandre,
315Dans ces tristes climats vient d’apporter la mort ;
Je lui devraia le sceptre, et j’en rends grâce au sort.
Le roi pour arrêter ses ravages funestes,
110 Est venu conjurer les puissances célestes
D’entendre ses soupirs, d’épargner ses sujets,
Et de lancer sur lui leurs redoutables traits.
Des Cieux heureusement la colère épuisée
S’est peu de jours après d’elle-même apaisée.
115 Et selon mes désirs, chacun a comme toi
Cru devoir son salut à l’amour de son roi.
adraste
Mais, Seigneur, je l’ai crû sur la foi du Ciel même.
Adraste a pour garant sa parole suprême,
Et dans le temple hier, aux peuples d’Iolcosb
120 Sa redoutable voix fit entendre ces mots.
Peuple rends à ton roi grâces de la lumière.
Et toi, Prince, demain, quand l ’ astre qui t ’ éclaire,
Aura fait la moitié de son rapide cours,
Ma fureur te prendra pour victime dernière,
Un invisible trait doit terminer tes jours. [ 10 ]
polidecte
Ton esprit trop crédule, a dans son trouble extrême,
Pris la voix d’un mortel pour la voix des dieux même.
Apprends qu’elle a parlé par un trait de mon art,
Et que j’ai profité des bienfaits du hasard.
125 Le sort a le premier commencé le prodige,
Et je dois l’achever.
adraste
Vous, Seigneur ?
polidecte
Moi, te dis-je.
Avant que le soleil qui luit sur ces Étatsc,
Ait amené l’instant marqué pour son trépas,
Dans le temple des dieux, Admète doit se rendre,
316130 Pour bénir leur bonté du coup qu’il vient attendre,
Et leur renouveler son serment solennel.
Conduit par mes conseils, comme il doit à l’autel
Venir seul, dépouillé de la grandeur suprême,
J’ai d’un venin subtil, plus prompt que le fer même,[11]
135 Empoisonné l’encens que sa main va brûler.
C’est l’invisible trait qui le doit immoler.
Avec l’odeur fatale, il va dans son offrande,
Respirer à longs traits la mort qu’il leur demande.
Sous mes coups par ce piège il tombera frappé,
140 Et mon crime sera dans l’ombre enveloppé.
Je veux qu’il soit couvert d’un voile qu’on adore,
Que du nom de prodige un peuple entier l’honore,
Et qu’une heureuse erreur fasse croire en tous lieux,
Que l’œuvre de ma main est l’ouvrage des dieux.
adraste
145 Mon cœur est partagé par cette confidence,
Entre l’étonnement et la reconnaissance.
Des mêmes intérêts à votre sort lié,
Puis-je trop signaler pour vous mon amitié ?
Tout mon sang répandu ne saurait reconnaître
150 Les bontés qu’aujourd’hui vous me faites paraître.
polidecte
Amour, dépit, orgueil que je sers à la fois.
Heureux si mon cœur peut vous contenter tous trois ;[12]
Si je puis me venger, rappeler ce que j’aime,
Régner et comme moi l’orner du diadème.
adraste
155 Ah, Seigneur…
polidecte
Qu’à toi seul ce secret confié,
Demeure entre nous deux, et soit comme oublié.
317Scène 2
polidecte, adraste, timocrate.
polidecte
Timocrate, est-ce toi ? Ciel ! Que viens-tu m’apprendre ?
Ton retour en ces lieux a droit de me surprendre.
timocrate
Du prix de tous vos soins le sort vous a privé,
160 Et dans nos murs, seigneur, Hercule est arrivé.
Comme il a vu pour vous Larisse déclarée,
La mort de votre frère étant presque assurée,[13]
Il a blâmé ce choix, et ses discours vainqueurs
Du côté de la reine ont tourné tous les cœurs.
165 Bientôt dans Iolcos il doit venir lui-même,
Affermir sur son front le sacré diadème.
Le crime à son aspect s’épouvante et s’enfuit.
La terreur l’environned, et la gloire le suit.
polidecte
Hercule est dans Larisse ? Ah, que viens-je d’entendre !
170 Timocrate, il suffit on pourrait nous surprendre.
Sortez.
Scène 3
polidecte, adraste.
polidecte
Devant toi seul que je m’épanche, ami
Il n’est de mes secrets informé qu’à demi.
Hercule arrive enfin, et ma fureur s’arrête.
Il enchaîne ma main à frapper toute prête.
adraste[14]
175 Oui ce revers, Seigneur, est d’autant plus affreux,
Que deux ans n’auront point sans doute éteint ses feux.
Si vous privez le roi de la clarté céleste,
318Hercule, dans l’espoir de posséder Alceste,
Contre tous vos desseins armera son amour,
180 Et lui-même viendra régner dans ce séjour.
Ce guerrier sans États, sans Cour, sans diadème,
Est souverain partout, et commande aux rois même.
Au seul bruit de son nom nos peuples éperdus,
Recevront à genoux ses ordres absolus.
polidecte
185 C’est ce nom que je crains, non sa force indomptable
Et de mes ennemis c’est le plus redoutable.
Je sens que je ne puis le combattre aujourd’hui,
Si le Ciel ne me sert de rempart contre lui.
L’oracle qu’on attend, et qu’Alceste demande,
190 M’offre un nouveau moyen… il faut que je le rende,
Il faut que dans le temple elle perde le jour.[15]
adraste
Et qui vous répondra de sa mort ?
polidecte
Son amour.
Suis-moi. Pour achever de résoudre mon âme
Viens prêter tes conseils au dépit qui m’enflamme.
195 Je la vois qui paraît, je la veux éviter.
Ses plaintes, ses soupirs ne font que m’irriter.
Scène 4
alceste, polidecte, adraste.
alceste, arrêtant Polidecte.
Ah ! Sauvez mon époux, secourez votre frère.
À mes larmes, Seigneur, joignez votre prière :
Courez vous prosterner au pied de nos autels,
200 Faites dans ce péril parler les immortels.
Que pour eux sans délai votre bouche prononce,
J’enverrai dans le temple apprendre leur réponse.
319polidecte[16]
Madame, de ce soin reposez-vous sur nous,
J’y suis intéressé sans doute autant que vous.
Il sort avec Adraste.
Scène 5
alceste, seule.
205 Ton monarque bientôt va sortir de la vie,
Remplis l’air de tes cris, peuple de Thessalie ;
Joins tes soupirs aux miens, tu le dois aujourd’hui.
Si je perds un époux tu perds un père en lui.
Mais un père si tendre, un roi si magnanime,
210 Que pour toi de la parque il devient la victime.
Tu descendais en foule au ténébreux séjour,
Il s’est offert aux dieux pour te sauver le jour.
Ces dieux l’ont exaucé dans toute sa prière.
Mon époux va périr, et tu vois la lumière.
215 Toi, qui dois amener l’heure de son trépas,
Soleil, arrête-toi, retourne sur tes pas ;
Crains d’éclairer la mort du plus grand roi du monde,
Et plonge ces États dans une nuit profonde.[17]
Scène 6
alceste, ircas.
ircas
Madame, votre époux couronnant ce grand jour,
220 Veut parler à son peuple, et combler son amour.
Il doit se rendre ici, paré du diadème ;
Mais avant de paraître, il vous mande vous-même.
Ce roi veut partager, mourant avec éclat,
Tous ses derniers instants entre vous et l’État.
alceste
225 Je ne puis soutenir cette image terrible.
320À force de douleur, je demeure insensible.
ircas
Rappelez vos esprits.
alceste
Non, je veux aujourd’hui,
Accompagner ses pas et mourir après lui.
ircas[18]
Calmez le désespoir dont votre âme est saisie :
230 Vivez pour votre fils, vivez pour la patrie.
Vous êtes à tous deux comptable de vos jours.
alceste
Polidecte à mon fils prêtera son secours.
Il régira pour lui cet empire paisible :
Le trône avec l’autel n’est pas incompatible.
ircas
235 Si ce prince exerçant le pouvoir souverain,
De l’État une fois prend les rênes en main,
Il pourra des autels sentir la servitude,
Se faire de régner une douce habitude,
Et retenir un bien qui lui semblerait dû,
240 Et dont par votre choix il fut jadis exclu.
alceste
Le peuple d’un tel joug vengerait l’esclavage.
ircas
Ne vous reposez point sur un peuple volage
Qui court avec fureur après la nouveauté,
Et des grands changements est toujours enchanté :
245 Insensible aux bienfaits qu’aussitôt il oublie,
Et du Thessalien c’est surtout le génie8.
321alceste[19]
Dieux ! J’ai recours à vous ; décidez de mon sorte,
J’attends de votre oracle ou la vie ou la mort.
Cours parler au grand prêtre, et quoi qu’il nous annonce,
250 À ta reine expirante apporte sa réponse.
Le danger est pressant, hâte-toi d’obéir.
Sois ardent à prier, et prompt à revenir.
Fin du premier acte.
ACTE II [ 20 ]
Scène première
admète, alceste, cléone, chœur du peuple.
admète
Ô ! Qu’il m’est doux de voir mon peuple qui respire !
Qu’il m’est doux de le voir tel que je le désire,
255 Trembler uniquement pour les jours de son roi,
Jouir de la lumière, et la tenir de moi !
J’aime à voir de vos cœurs l’empressement fidèle.
Mon sang est trop payé par ces marques de zèle.
Je goûte avant ma mort, témoin de vos regrets,
260 Le prix le plus flatteur de mes heureux bienfaits,
Mériter vos soupirs, vivre en votre mémoire,[21]
Quel plus beau monument peut assurer ma gloire ?
Avant qu’aux immortels j’aille offrir mon trépas,
Et me soumettre au coup d’un invisible bras ;
265 Écoutez, chers sujets, un prince qui vous aime
Comme ses propres fils, et bien plus que lui-même :
Il est juste qu’un roi, mourant le sceptre en main,
Rende compte à son peuple et règle son destin.
Depuis près de deux ans que je suis sur le trône,
322270 J’ai toujours dépouillé l’orgueil qui l’environne ;
Sensible à tous vos maux, prévenant vos besoins,
À régner sur vos cœurs j’ai consacré mes soins ;
J’ai préféré la paix aux horreurs de la guerre,
Et jamais votre sang n’a rougi cette terre,
275 Ce sang, pour l’exposer, m’était trop précieux ;
J’ai beaucoup mieux aimé vous rendre tous heureux
Renfermant mes désirs dans les bornes prescrites,
Que de cette contrée étendre les limites :[22]
Ce qui doit encor plus me flatter aujourd’hui,
280 J’ai vécu pour mon peuple, et j’expire pour lui.
Vous voyez devant vous votre reine éperdue,
Qui vous cache ses pleurs et détourne la vue,
Qui va perdre un époux aimé si tendrement,
Et qui n’a pour support qu’un fils encore enfant ;
285 Vous êtes trop instruits combien elle m’est chère ;
Qu’elle eut toujours pour vous des entrailles de mère,
Et qu’enfin sa tendresse égale mon amour ;
Je vous la recommande et j’exige, en ce jour,
Que pour prix de ma mort, et par reconnaissance,
290 Vous lui juriez ici la même obéissance
Que jusqu’à ce moment vous me rendez à moi,
Et que, mes jours remplis9, tout respecte sa loi :
Vous ne rougirez point d’être sous sa puissance,
Aux charmes de son sexe elle joint la prudence,
295 Elle vous est connue ; et pour dire encor plus ;
Alceste d’un grand roi possède les vertus.
alceste
Révoque, juste Ciel, ta sentence inhumaine !
un chefdu peuple[23]
Nous jurons tous, Seigneur, d’obéir à la reine ;
Puisse éprouver soudain un châtiment cruel,
300 Le premier qui rompra ce serment solennel !
323admète
Et toi, qui de mon fils doit conduire l’enfance,
Veille pour conserver cette unique espérance ;
Élève son esprit aux grandes actions,
Et sur l’humanité donne lui des leçons ;
305 Dès qu’il pourra marcher au chemin de la gloire,
Du fils de Jupiter10 raconte-lui l’histoire ;
À bien combattre, à vaincre, elle doit l’enseigner11,
Et que de mon épouse il apprenne à régner.
Parle-lui de ma mort, qu’elle soit son modèle ;
310 Que, père de son peuple, il imite mon zèle
Qu’il s’applique, sur tout, redoutant les plaisirs,
À vaincre la jeunesse, à dompter ses désirs ;
Car ce n’est point assez pour lui, pour ses semblables
D’affronter, d’enchaîner des monstres formidables ;
315 Il faut d’autres vertus à qui doit être roi,
Et pour bien gouverner être maître de soi.
Se tournant vers Alceste.[24]
Madame, en attendant que ce fils vous succède,
Ou puisse vous prêter et son bras et son aide.
Occupez tout mon trône, augmentez-en l’éclat,
320 Et faites le bonheur de ce paisible État.
alceste
Je ne puis renfermer la douleur qui me tue.
Je la voulais en vain cacher à votre vue.
Au nom de votre épouse, au nom de votre fils,
Au nom de tout ce peuple à vos ordres soumis,
325 Par les feux mutuels de l’amour le plus tendre,
Et par les pleurs qu’ici vous me voyez répandre ;
Osez tout espérer de l’équité des dieux.
324Votre frère au plus tôt va prononcer pour eux.
J’entends au fond du cœur une voix qui me crie,
330 Que la parque prolonge une si belle vie.
Et que le Ciel enfin favorable à nos vœux,
Vous accorde des jours plus longs et plus heureux.
Dignes de vos vertus.
admète
Non, il faut que je meure.
Le soleil à grands pas presse ma dernière heure,[25]
335 Recevant mes adieux en des instants si doux,
Pour la dernière fois embrassez votre époux,
Et soumettant votre âme…
alceste
Ah ! si le Ciel sévère
Exécute sur vous son arrêt sanguinaire,
Je ne survivrai point d’un moment à mon roi.
340 La lumière sans vous est affreuse pour moi.
Dans le même tombeau je veux être enfermée,
Et pour nous séparer vous m’avez trop aimée.
admète
Non, je vous le défends, et par tout le pouvoir…
alceste
Cher Admète, le puis-je ? Et dans mon désespoir…
admète,
en regardant son peuple et la reine.
345 Je ne puis résister à leurs pleurs, à ses plaintes.
Ils portent à mon cœur de nouvelles atteintes.
Ôtons-nous de leurs yeux.
Le roi sort suivi de son peuplef.
325Scène 2 [ 26 ]
alceste, cléone
alceste
Cher prince, cher époux,
Je veux partout vous suivre, et mourir avec vous.
Mais, hélas ! Malgré-moi, mes genoux me trahissent,
350 Cléone, soutiens-moi, mes esprits s’affaiblissent,
Du poids de mes douleurs je me sens accabler.
cléone
Madame, en ce moment si j’osais vous parler…
alceste
Ne me console point. Alceste en ses alarmes,
Ne veut plus se nourrir que de plaintes, de larmes.
355 Mais Ircas à mes yeux ne se présente pas,
Le temps presse, cours, vole au devant de ses pas.
Scène 3 [ 27 ]
alceste, seule.
L’attente accroît l’horreur où mon âme est plongée.
Par la crainte et l’espoir je me sens partagée ;
Et si près de savoir l’oracle prononcé,
360 Mon cœur… Je vois Ircas. Son front embarrassé,
Et ses yeux incertains sont d’un funeste augure.
Ah ! Le Ciel, de nos maux, a comblé la mesure.
Scène 4
alceste, ircas
alceste
Qu’ont répondu les dieux ?
ircas
Suspendez votre effroi.
Leur réponse, Madame, est favorable au roi.
326alceste
365 Quoi ! Le Ciel est sensible ? Il me rendrait Admète ?
Satisfais au plus tôt ma tendresse inquiète.[28]
Parle, achève un récit qui flatte mes souhaits.
ircas
Par votre ordre, Madame, en quittant ce palais,
Je vole vers le temple, où je vois tous nos prêtres,
370 Implorant, pour le roi, les dieux nos premiers maîtres,
Présenter de concert leurs encens et leurs vœux,
Et des vieillards plus loin qui priaient avec eux.
D’un pas respectueux perçant le sanctuaire,
J’approche de l’autel, j’interromps leur prièreg.
375 Le grand prêtre me voit, et lisant dans mes yeux,
Se prosterne, se tait, et consulte les cieux :
Tandis qu’avec ardeur, à genoux, je les prie
De sauver votre époux aux dépens de ma vie.
Cependant d’un feu saint le pontife est pressé12
380 Il se lève, et voici ce qu’il a prononcé.
S’il se trouve un ami fidèle13,
Qui né dans ces climats, et poussé d’un beau zèle,
À mourir sur l’autel ose engager sa foi ;
Des dieux la puissance immortelle
Va consoler Alceste, et délivrer le roi.
alceste[29]
Je respire, grands dieux ! Et sur votre parole,
Déjà, pleine d’espoir, Alceste se console.
ircas
Je voudrais être né dans la Grèce aujourd’hui,
Et sujet de mon roi pour expirer pour lui.
385 Le privilège heureux de lui sauver la vie,
327Madame, à votre peuple est tout ce que j’envie.
alceste
Mille se sont déjà sans doute présentés ?
ircas
Ils l’auraient dû, Madame, après tans de bontés,
Mais ils ont gardé tous un coupable silence,
390 Et de ceux que j’ai vus le plus ferme balance ;
Il craint de se résoudre, et ne mérite pas
Le bonheur de subir un si noble trépas.
alceste
Ai-je bien entendu ? Quelle reconnaissance ?
Ô Ciel ! De tant d’amour est-ce la récompense ?
395 Un peuple si cruel, si plein de lâcheté,
Qu’un esclave surmonte en générosité,
Au jour qu’il craint de perdre indigne de paraître
Avec la liberté méritait-il de naître ?
ircas[30]
Reine, tel est souvent le destin des États.
400 Pour sujets un roi juste a des peuples ingrats,
Et des peuples zélés ont un tyran pour maître.
Quant au Thessalien, vous devez le connaître.
Il n’est pas sans valeur, mais il manque de foi14.
Son intérêt le touche, et non celui du roi.
405 Mais Cléone revient. Dieux, quel trouble l’inspire !
Scène 5
alceste, ircas, cléone
cléone
Une terreur soudaine…
328alceste
Ah ! Mon époux expire.
cléone
Non, mais tout fuit sa vue en ce moment fatal,
Et je ne sais d’où naît cet effroi général.
Surpris et consterné le courtisan s’écoule,
410 Et chaque instant, Madame, en éclaircit la foule.
Les cœurs et les esprits sont changés en ce jour,[31]
Et vos esclaves seuls vont remplir votre cour.
On lit dans tous les yeux, l’effroi, l’incertitude,
Et bientôt ce palais n’est qu’une solitude15.
alceste
415 Les lâches, les ingrats qui craignent de s’offrir,
Abandonnent leur maître, et le laissent périr.
L’oracle les effraie, et la mort les étonne.
Voilà, voilà quel est le faux éclat du trône.
Tant que du sort riant nous avons la faveur,
420 Nous sommes assiégés du courtisan flatteur.
Mais, quand le destin change, et qu’il nous est funeste,
Notre cour disparaît, le sceptre seul nous reste.
Laissez-moi ; ma douleur ne veut plus de témoins ;
Alceste désormais vous quitte de vos soins.
Fin du second acte.
329ACTE III [ 32 ]
Scène première
admète, iphicrate.
admète
425 Ah ! j’ai beau parcourir ce Palais solitaire,
Je ne vois devant moi qu’une troupe étrangère
D’esclaves effrayés, errant de toutes parts.
Tout, jusqu’à mon épouse, évite mes regards.
Mon frère, en même temps, retarde mon offrande.
430 Au lieu d’aller au temple, il veut qu’ici j’attende.
Le soleil de son cours a rempli la moitié,
Et vers moi de sa part aucun n’est envoyé.
L’heure de mon trépas par les dieux annoncée,
Cette heure que j’attends, est maintenant passée.
435 Toutefois je respire, et le trait suspendu…[33]
Ah ! C’est le prompt effet de l’oracle rendu,
Il n’en faut point douter, un sujet se signale,
Et désarme la main de la parque fatale.
Ircas va m’éclaircir bientôt par son retour.
iphicrate
440 Tout semble conspirer à signaler ce jour,
Seigneur, en ce moment le grand Hercule arrive.
Moi-même je l’ai vu descendre sur la rive.
admète
Le fils de Jupiter !
iphicrate
Lui-même et ce héros,
Qu’un heureux sort conduit dans les murs d’Iolcos,
445 M’a bien plus étonné que le bruit de sa gloire.
Ce n’est point un vainqueur enflé par la victoire,
Qui d’un œil dédaigneux regarde les mortels,
Mais un guerrier modeste, et digne des autels,
330Par sa seule vertu, formidable à la terre :
450 Tout montre en lui le fils du maître du tonnerre ;
Et son aspect auguste annonce à tous les yeux
Le protecteur des rois et le rival des dieux.
admète[34]
Son retour met le comble à mon bonheur suprême,
Et je vais de ce pas le recevoir moi-même.
Scène 2
admète, ircas, iphicrate.
admète
455 Je te revois Ircas. Que j’apprenne de toi,
Quel fidèle sujet vient de s’offrir pour moi ?
Je brûle… Tu pâlis et tu baisses la vue.
Moi-même en te voyant je sens mon âme émue.
Parle, éclaircis mon doute, et sans plus différer
460 Nomme-moi…
ircas
Seigneur, c’est… Puis-je le proférerh ?
admète
Ta lenteur met le comble à mon trouble funeste.
Achève, je le veux…
ircas
C’est votre épouse.
admète[35]
Alceste !
ircas
Prompt à vous obéir, j’abandonnais ces lieux,
Quand Cléone m’arrête, et les larmes aux yeux,
465 M’informe que la reine… Elle vient elle-même.
331Scène 3
admète, alceste.
ADMÈTE
Ah, Madame !
alceste
Ah ! Seigneur, que ma joie est extrême !
Et quel ravissement succède à mon effroi
De voir hors de péril mon époux et mon roi.
De mes justes transports je ne suis point maîtresse.
admète
470 Votre funeste joie augmente ma tristesse,
Et me rend plus affreux, le jour dont je jouis :
Je sais que votre sang en doit être le prix.
alceste
Ce discours me surprend.
admète[36]
Il n’est plus temps de feindre.
Ce que de votre amour j’avais trop lieu de craindre.
475 Vous vous êtes offerte, et Cléone a tout dit.
Par la bouche d’Ircas je viens d’en être instruit.
alceste
Cléone a révélé ce qu’elle aurait dû taire.
Seigneur, vous lui devez l’aveu que je vais faire.
Voyant que vos sujets aussi lâches qu’ingrats
480 Restaient dans le silence, et craignaient le trépas ;
Pour vos jours en péril votre épouse tremblante,
Court au premier autel que ce lieu lui présente,
Et pour vous à la mort vient de se dévouer.
Heureuse que le Ciel ait daigné m’avouer,
485 Et qu’il ait révoqué l’arrêt de sa colère
Sur la foi du serment qu’Alceste vient de faire.
Je ne pouvais le croire, et dans mes tendres soins
332J’ai voulu que mes yeux en fussent les témoins.
Vous vivez, il suffit, me voilà consolée :
490 Il ne me reste plus qu’à me voir immolée ;
D’Alceste, de son nom souvenez-vous toujours,
Qu’il vive en votre cœur, qu’il règne en vos discours.[37]
Adieu, prince.
admète
Arrêtez, quel esprit vous anime ?
Faut-il que de mon sort vous soyez la victime ?
495 En générosité vous m’auriez donc vaincu ?
Non, non votre courage offense ma vertu.
Je ne permettrai point que dans cette journée,
De festons odieux vous soyez couronnée16 ;
Ni pour sauver mes jours, que sous un fer cruel
500 Votre sang généreux coule sur un autel.
Que ton premier arrêt ! juste Ciel, s’accomplisse,
Frappe, la mort d’Alceste est mon plus grand supplice.
alceste
Seigneur…
admète
Obéissez, rendez vous à mes vœux.
alceste
Je ne suis plus à vous, Prince, je suis aux dieux,
505 Ils tiennent leur parole, et je tiendrai la mienne.
admète
Non, vous ne mourrez point, la résistance est vaine.
333alceste[38]
J’en ai fait la promesse.
admète
Et j’en fais le serment.
alceste
Ah ! Mon devoir le veut.
admète
Le mien vous le défend.
alceste
Ma mort fera ma gloire.
admète
Elle ferait ma honte.
510 Il n’est point de péril que plutôt je n’affronte.
Et si vous ne quittez ce dessein odieux,
Je serai la victime et le prêtre à vos yeux.
alceste
Où s’emporte, Seigneur, votre douleur extrême !
admète
Hercule va paraître. Ah ! Le voici lui-même.
515 Il saura malgré vous, vous ravir à la mort.
Scène 4 [ 39 ]
hercule, admète, alceste, suite.
hercule
Prince, je vous revois, et dans mon doux transport…
Mais quoi, vous soupirez, et vous versez des larmes !
admète
Pardonnez cet accueil à mes justes alarmes.
Mon épouse pour moi s’est offerte au trépas,
334520 On la doit immoler. J’implore votre bras.
Ne souffrez point, Seigneur, qu’elle me soit ravie.
Mes jours qu’elle a sauvés dépendent de sa vie.
Combattez la rigueur d’un oracle odieux ;
Hercule peut lui seul lutter contre les dieux.
hercule
525 Quel discours, juste Ciel ! Et quel abord funeste !
Le sang qu’on doit verser est donc le sang d’Alcestei ?
Se peut-il que le Ciel proscrive tant d’appas.[40]
Mais non, pour la sauver il guide ici mes pas.
Je défendrai sa vie, il y va de ma gloire.
530 Son trépas à jamais flétrirait ma mémoire.
Il ne sera point dit, Seigneur, qu’en votre cour,
Le sang de votre épouse ait marqué mon retour.
alceste
N’allez pas sur le roi par votre résistance
Attirer de nouveau la céleste vengeance ;
535 Redoutez-la vous-même, et respectez ses jours.
hercule
En vous laissant périr j’en trancherais le cours.
Si vous mourriez pour lui, pourrait-il vous survivre ?
Son amour lui ferait un devoir de vous suivre.
Je dois parer le trait qui nous menace tous ;
540 Je suis inébranlable, et je l’apprends de vous.
Pardonnez-moi, grands dieux ! en un jour si funeste,
Si je ne puis souscrire au supplice d’Alceste.
Mais je ne saurais voir, sans opposer mon bras,
L’innocence éprouver un barbare trépas.
545 Et si je le souffrais, je me croirais coupable,
Et de ma lâche crainte à vous-même comptable.
Pour prix de mes travaux accordez-moi ses jours.[41]
Que l’on n’ait pas en vain imploré mon secours.
C’est l’unique faveur qu’Hercule vous demande,
550 Il n’envisage point une gloire plus grande ;
Et sauver la vertu, m’est un bien aussi doux
335Que l’honneur immortel d’être assis parmi vous.
admète
Puisse dans ce moment votre auguste prière,
Pénétrer jusqu’aux Cieux, et fléchir leur colère !
hercule
555 L’Olympe cependant en cette extrémité,
Une seconde fois doit être consulté.
Mais ce soin par malheur regarde Polidecte,
Il préside aux autels, et sa voix m’est suspecte.
admète
Vous redoutez mon frère ?
hercule
Oui, je crains entre nous,
560 Que s’il forme des vœux, ils ne soient contre vous.
Ce n’est pas sans raison que mon cœur le soupçonne.
Larisse d’où je viens le plaçait sur le trône.
admète[42]
Le plaçait sur le trône !
alceste
Ah ! Quel affreux projet !
hercule
Je ne puis en ce jour lej convaincre17 en effet.
565 Mais ce coup part, Seigneur, d’une brigue ennemie.
Et je suis sûr qu’il trempe en cette perfidie.
Je saurai de si près l’observer aujourd’hui…
Il vient. Daignez tous deux me laisser avec lui.
admète
Pour dévoiler le crime et sauver l’innocence,
336570 Je vous arme, Seigneur, de toute ma puissance.
Scène 5
hercule, polidecte, adraste, licas.
polidecte
Comme frère du roi, Polidecte à vos yeux…
hercule
Arrêtez, parlez-moi comme organe des dieux ;
Comme frère du roi vous pourriez faire naître[43]
Des soupçons qui seraient trop bien fondés peut-être.
polidecte
575 Moi !
hercule
Larisse aujourd’hui vous avait élu roi,
Et ce choix, au soupçon, me porte malgré moi.
polidecte
Qu’osez-vous m’avouer ? Ma vertu s’en offense.
hercule
À vous croire, Seigneur, souffrez que je balance.
Le temps dévoilera l’obscure vérité,
580 Et d’un soin plus pressant mon cœur est agité.
La reine voit la mort qui pour elle s’apprête,
Et je ne dois songer qu’à garantir sa tête.
Puisqu’Admète jouit de la clarté des cieux,
Je crois que votre oracle est inspiré par eux,
585 Polidecte les sert, mais si je le soupçonne,
C’est d’être ambitieux, et d’aspirer au trône,
Non d’oser abuser du pouvoir des autels
Jusqu’à faire à son gré parler les immortels.
Au sang dont vous sortez je ferais trop d’injure
590 Et votre âme est sans doute exempte d’imposture.
337Prince, je sais d’ailleurs la force de vos droits ;[44]
Et qu’il n’est point permis d’emprunter d’autre voix.
Remplissez les devoirs de votre ministère.
Le défenseur des lois ne veut point s’y soustraire ;
595 Mais du sentier prescrit ne vous écartez pas,
Et que le zèle seul dirige tous vos pas.
Pour y porter nos vœux retournez dans le temple ;
D’une douleur sincère allez donner l’exemple.
Pressez, n’oubliez rien pour faire rendre aux dieux
600 Un oracle plus juste et qui soit digne d’eux18.
Aux jours de votre reine Hercule s’intéresse ;
Il dévoile les cœurs ; pensez-y : je vous laisse.
Scène 6
polidecte, adraste.
polidecte
Je n’ai pas cru sitôt qu’il dût être en ces lieux.
Mais qu’ai-je à redouter, quand j’ai pour moi les cieux ?
605 Je vois selon mes vœux réussir mon audace ;[45]
Et ce coup de mon art répare ma disgrâce.
L’oracle a son effet, mon piège a réussi ;
Je tiens en mon pouvoir ce que j’ai tant haï.
Il ne peut éviter la mort qui l’environne,
610 Et je vais me venger pour arriver au trône.
J’ai changé de victime, ainsi que de projet,
Mais pour mieux assurer le prix de mon forfait.
adraste
Mais, Seigneur, (excusez le zèle qui m’entraîne.)
Pourquoi dans ce péril ne pas nommer la reine ?
615 Et pourquoi hasarder…
338polidecte
Pour bannir tout soupçon,
Et d’une sombre nuit voiler ma trahison.
Les attentats grossiers, les crimes ordinaires
Ne sont que les exploits des assassins vulgaires.
S’ils ne sont déguisés, j’abhorre les forfaits.
620 Je veux qu’ils soient cachés sous des voiles épais.
L’objet n’excuse point sans l’art de les conduire,
Et de couvrir l’horreur que leur noirceur inspire.
Il faut, ami, qu’un crime ait l’éclat des vertus,
Ou qu’à jamais ses traits demeurent inconnus.
adraste[46]
625 Mais un sujet pouvait braver la mort sévère.
polidecte
Ah, connais mieux du Grec19 quel est le caractère.
Au milieu des combats et le fer à la main
Il affronte en aveugle un trépas incertain ;
Mais voyant la mort sûre, il manque de courage ;
630 Son appareil20 l’étonne, il tremble à cette image :
L’extrême amour lui seul, quand il en est épris,
À vaincre cette horreur peut porter ses esprits.
Il n’est crainte, péril qu’un tel amour n’efface.
Au sexe né timide21 il donne de l’audace :
635 Quand la religion excitant sa ferveur
Dans son âme surtout se mêle à cette ardeur ;
Il brave tout alors dans sa pieuse ivresse,
Et on le voit courir au trépas par faiblesse.
De l’étude des cœurs mon esprit occupé
640 En fit toujours sa règle, et ne s’est point trompé
Admète aime la reine, et la reine l’adore.
339J’ai prévu dans ce jour ce que tout autre ignore,
Que si quelqu’un pour lui se livrait à la mort,
Elle seule oserait tenter un tel effort.
645 Il est vrai qu’un esclave a fait trembler mon âme.
J’ai lu dans ses regards le zèle qui l’enflamme.
Il brûlait de s’offrir, j’ai connu le danger,[47]
Et j’ai du sacrifice exclu tout étranger.
Le roi croit qu’elle meurt pour lui, pour la patrie,
650 Et c’est à ma fureur que je la sacrifie.
Pour hâter ma vengeance abandonnons ce lieu,
Et soyons à la fois le ministre et le dieu.
Mais non, jusques au bout je veux remplir ma haine.
Hercule prend en main l’intérêt de la reine ;
655 Son âme brûle encor de sa première ardeur,
Et la simple amitié montre moins de chaleur.
Il prétend l’arracher au trépas que j’ordonne :
Je saurai l’en punir ; et quoiqu’il me soupçonne
Je lui prépare un coup qui le doit accabler,
660 Et j’aurai trouvé l’art de le faire trembler.
Orgueilleux de sa force, enivré de sa gloire,
En vain à l’univers il ose faire croire
Que du dieu du tonnerre il a reçu le jour,
Et qu’il doit être admis au céleste séjour.
665 Il peut par ce discours séduire le vulgaire,
Mais Hercule à mes yeux est un homme ordinaire,
Dépendant du destin et sujet à ses coups,
Soumis à la nature et mortel comme nous.
Il a cent fois des Cieux éprouvé la colère,[48]
670 Et si, comme on le dit, Jupiter est son père,
Il recevra son ordre avec soumission,
Quand je lui parlerai de sa part, en son nom.
S’il est né d’un mortel, affectant plus de crainte,
Le fourbe obéira pour mieux voiler sa feinte.
adraste
675 S’il résiste ?
340polidecte
Ah ! Mon cœur le souhaite aujourd’hui,
Je mettrai tout le peuple et le Ciel contre lui ;
Son amour servira de prétexte à ma haine ;
Je le rendrai suspect à mon frère, à la reine.
Des vengeances du Ciel le déclarant l’auteur
680 Je veux que tous nos Grecs accusent son ardeur,
Et que ce demi-dieu, quelque ardeur qui l’anime,
Succombe sous le nombre et meure ma victime.
Malgré tous ses efforts, Alceste, tu mourras,
Et toi, crédule époux, tu vas suivre ses pas.
685 Je saurai t’affranchir d’une trop longue vie,
Et t’aider à rejoindre une ombre si chérie :
Un esclave gagné, secondant mon dessein,
Doit plonger cette nuit ton épée en ton sein.
Ton trouble, ta douleur, les ombres, la surprise[49]
690 Tout doit cacher le bras, et servir l’entreprise.
La conjoncture enfin qu’appuieront mes regrets,
Fera croire demain et dire à ses sujets
Que dans ton désespoir tu t’es percé toi-même,
Et qu’Admète n’a pu survivre à ce qu’il aime.
695 Ainsi ma main frappant tous ces coups à la fois,
Au lieu d’une victime en immolera trois ;
Et d’un crime ignoré ma politique prompte,
Cueillera tout le fruit, sans en avoir la honte.
adraste
Songez…
polidecte
Rien désormais ne peut m’intimider.
700 Dans l’état où je suis, je dois tout hasarder.
Pardonne, cher objet de l’amour qui m’anime,
Mais on ne m’a laissé que le chemin du crime.
Je ne puis t’élever que par un coup affreux,
Et te perds pour jamais, si je suis vertueux.
341adraste
705 Prévenez donc Hercule, et que sa résistance…
polidecte
Écoute, à ses efforts opposons la prudence.
Tandis que de ces lieux je sors plein de fureur,[50]
Pour revenir bientôt y porter la terreur,
Assemble nos amis, fais-leur prendre les armes ;
710 Peins-leur pour les autels mon zèle et mes alarmes ;
Sous le voile sacré de la religion,
Va semer l’épouvante et la rébellion ;
Et fais, si l’on se porte à quelque violence,
Qu’un peuple tout entier s’arme pour ma défense.
Fin du troisième acte.
ACTE IV [ 51 ]
Scène première
hercule, licas.
hercule
715 Ah ! de mon cœur, ami, j’ai su mal triompher ;
Ma tendresse renaît, je n’ai pu l’étouffer.
Mon feu s’était caché sous le nom de l’estime,
Je le croyais éteint, le péril le ranime.
D’une simple pitié je ne suis point ému :
720 Je tremble, je frémis en amant éperdu.
Hercule défend moins dans l’ardeur qui le presse,
L’épouse d’un ami que sa propre maîtresse.
Nul monstre jusqu’ici ne m’a su résister,
Et l’amour est le seul que je n’ai pu dompter.
725 Je rougis de moi-même et du trait qui me blesse ;
Je voudrais me cacher mon honteuse faiblesse.[52]
Depuis mon arrivée agité, furieux,
342C’est peu que je poursuive un pontife odieux ;
Ma flamme sacrilège, attaque les dieux même,
730 Elle ose soupçonner leur justice suprême ;
Elle allume en mon sein mille projets cruels,
Immole leur ministre et brise leurs autels.
Elle seule combat, balançant la victoire,
Ma vertu, ma raison, mon devoir et ma gloire.
licas
735 Je reconnais Hercule à ces nobles transports,
Et tout est grand en lui jusques à ses remords.
Il juge son amour avec un œil sévère,
Et s’accuse d’un feu qui n’est qu’involontaire.
hercule
Loin de m’empoisonner par tes discours flatteurs,
740 Peins-moi plutôt ce feu des plus noires couleurs.
Je ne suis point de ceux dont le front téméraire
S’applaudit de montrer une flamme adultère
Qui mettent lâchement leur bonheur souverain,
À séduire un objet dont un autre a la main ;
745 Et prompts à publier leur indigne victoire,
Du déshonneur d’autrui s’osent faire une gloire.
D’un triomphe si bas mon cœur n’est point flatté,[53]
Et le crime jamais ne fit ma vanité.
licas
Mais quoi, laisserez-vous immoler l’innocence ?
hercule
750 Non, mon devoir m’oblige à prendre sa défense,
Et je dois protéger deux époux malheureux,
Qui s’aiment tendrement, et rassemblent en eux
Tout ce que la vertu peut avoir d’estimable.
Dans Alceste je vois une épouse adorable,
755 Dont l’amour, le courage égalent les attraits :
Dans Admète un grand roi, père de ses sujets.
343De quelque part ici que mon œil se promène,
Tout condamne l’oracle, et parle pour la reine.
licas
Si quelqu’un doit calmer le céleste courroux,
760 Fils du maître des dieux, qui le peut mieux que vous ?
Vous qui devant, seigneur, dans le ciel prendre place,
Entre ces dieux et vous voyez si peu d’espace ?
hercule[54]
Viens, suis-moi dans le temple où je vais les prier,
Je connais Polidecte et dois m’en défier.
Scène 2
hercule, admète, licas.
hercule
765 Où courrez-vous, Seigneur, plein d’un trouble funeste ?
admète
Expirer sur l’autel, et prévenir Alceste.
Je viens de la quitter, percé de ses douleurs.
« Cessez », m’a-t-elle dit, me baignant de ses pleurs,
« Cessez de disputer à ma tendresse extrême,
770 La gloire de sauver le jour à ce que j’aime
Et ne me forcez pas par de plus longs délais
À répandre mon sang moi-même en ce palais. »
Je ne puis plus tenir contre de telles armes.
Il faut par mon trépas terminer tant d’alarmes ;
775 Et sans lasser le Ciel par d’inutiles vœux,
Je cours…
hercule[55]
Prince, arrêtez, ne quittez point ces lieux.
Que par votre vertu votre âme rassurée,
Calme le désespoir où je la vois livrée.
Attendant que par moi le Ciel soit consulté,
344780 Et que j’aie aux autels percé la vérité,
Souvenez-vous qu’en tout les dieux justes et sages
N’ont fait les grands revers que pour les grands courages.
Notre vertu languit dans la prospérité,
Et ne brille jamais que par l’adversité.
785 Les traverses toujours nous font ce que nous sommes,
Et sans elles, Seigneur, il n’est plus de grands hommes.
Et ma force en un mot puisqu’il faut me citer,
C’est, grâce à leur secours, qu’elle vient d’éclater.
Sans les ordres cruels du tyran Eurysthée22,
790 Sans l’effort redoublé de Junon irritée23,
Je n’aurais point livré tant de combats divers,
Et serais inconnu peut-être à l’univers.
Mais vous-même, Seigneur, en des temps si funestes,[56]
Sans les traits rigoureux des vengeances célestes,
795 Pour vos peuples mourants vous seriez-vous offert ?
Et d’un honneur nouveau vous seriez-vous couvert ?
admète
Seigneur, quelle vertu serait inébranlable,
Et pourrait résister au revers qui m’accable ?
Mon épouse pour moi veut courir au trépas,
800 Et moi, je le verrai, sans prévenir ses pas ?
Non, vous allez au temple, et je prétends vous suivre,
Fléchir les dieux pour elle, ou bien cesser de vivre.
hercule
Ah ! Prince, autant que vous je me sens attendrir,
Et moi-même je veux la sauver ou périr.
805 Je sors sans plus attendre, et d’une voix pressante…
345admète
Mon frère nous prévient et son front m’épouvante.
Scène 3 [ 57 ]
hercule, admète, polidecte, suite, licas.
hercule
Que vient nous annoncer ce regard plein d’effroi ?
Qui vous ramène ici ? Parlez, répondez-moi.
polidecte
Que ne puis-je garder un éternel silence ?
810 Tous les dieux ont fermé l’oreille à la clémence.
De vous le déclarer ils m’ont prescrit la loi.
Prince, pour prix du jour qu’ils accordent au roi,
Ils veulent qu’en leur temple on sacrifie Alceste.
Tout autre sang déplaît à la fureur céleste.
815 Admète, s’il s’offraitk, se verrait refusé.
Tel est l’ordre du Ciel.
admète
A-t-il tout épuisé ?
polidecte[58]
Rien n’a pu le calmer, encens, larmes, prière.
admète
Si j’étais criminel, serait-il plus sévère ?
À Hercule.
Seigneur, je vous implore une seconde fois,
820 Qu’Hercule soit l’arbitre et des dieux et des rois.
Pour ne plus la quitter je vole vers la reine,
Et j’attends qu’aux autels vous désarmiez leur haine.
Satisfaits de ma mort qu’ils se laissent fléchir,
Où je jure par eux de leur désobéir.
Il sort.
346Scène 4
polidecte, suite, hercule.
polidecte
825 Je frémis du serment qu’Admète vient de faire.
Malheureux ! Il ne fait qu’enflammer leur colère,
Il a recours à vous ; mais vos efforts sont vains.
Que peut contre les dieux la force des humains ?[59]
hercule
Autant que leur rigueur votre retour m’étonne.
830 Avez-vous oublié qu’Hercule vous soupçonne ?
Songez-vous que le Ciel, quand il est irrité,
Avec mesure et poids doit être consulté.
Soyez prompt, quand il faut annoncer sa clémence ;
Mais lent quand vous devez confirmer sa vengeance.
835 Je ne sais quel motif vous règle et vous conduit,
Mais mon soupçon sur vous s’accroît et s’affermit.
polidecte
L’intérêt des autels est le seul qui m’attire,
Et j’obéis au Ciel qui me presse et m’inspire.
Vous ne devez, seigneur, vous en prendre qu’à lui.
840 Mais que dis-je ? Plutôt se montrant notre appui,
Le fils de Jupiter devrait donner l’exemple,
Et respecter en nous la majesté du temple,
Les dieux que nous servons, et dont il est sorti.
hercule
Je connais mon devoir sans en être averti.
845 Et loin de m’effrayer de vos regards sinistres,[60]
Je sais d’avec les dieux distinguer leurs ministres.
J’adore les premiers sans rien examiner.
Quant aux autres, j’attends pour me déterminer.
S’ils font voir les vertus de leurs maîtres suprêmes,
850 S’ils en ont la clémence, ils sont des dieux eux-mêmes.
Osent-ils s’écarter de cet étroit chemin ?
347Ils semblent dépouillés de ce titre divin.
Un prêtre en les servant, alors les déshonore.
Il vante leur pouvoir, sa bouche les implore,
855 Mais son cœur la dément, et par ses actions,
Plus qu’aux dieux qu’il invoque immole aux passions.
Votre âme ambitieuse, usurpe leur puissance,
Partage leur encens, fait taire leur clémence ;
Et vous osez vous rendre, abusant de vos droits,
860 Les idoles du peuple, et les tyrans des rois.
Polidecte m’oblige à tenir ce langage,
Et force ma raison à percer le nuage.
Son reproche est injuste, il mérite le mien,
Je suis dans mon devoir, il est sorti du sien.
polidecte[61]
865 Quel que soit le soupçon que vous faites paraître,
Polidecte à ces traits doit peu se reconnaître ;
Et quoi que contre moi vous puissiez publier,
Ma conduite suffit pour me justifier24.
À décider des cœurs votre âme est un peu prompte.
870 Non que je veuille ici, Seigneur, vous rendre compte.
Le Ciel est mon seul maître ; il serait offensé,
Si jusques à ce point je m’étais abaissé.
Je soutiens mieux ses droits. Ainsi vous devez croire,
Que si je vous réponds, ce n’est que pour sa gloire.
875 Eh, sur quel fondement et par quelles raisons,
Formez-vous contre moi ces indignes soupçons ?
Eh, que m’importe à moi le trépas de la reine ?
Si j’écoutais l’orgueil, si je suivais la haine,
De la soif de régner si j’étais embrasé,
880 À voir périr le roi me serais-je opposé ?
N’aurais-je pas plutôt, pour occuper sa place,
Laissé tomber sur lui le coup qui le menace ?
348hercule[62]
Je ne puis démêler vos détours captieux25,
Votre main sait cacher la lumière à mes yeux ;
885 Mais quoiqu’un art profond voile votre conduite,
J’ai vu que par vos dons une brigue séduite
Dans Larisse aujourd’hui vous avait élu roi,
Pour former des soupçons, ç’en est assez pour moi.
polidecte
Ah ! Ce n’est pas, Seigneur, sur une conjecture,
890 Qu’on fait à mes pareils cette mortelle injure.
Mais, parlez, est-ce à vous de soupçonner mon cœur,
Vous, malheureux, brûlant d’une coupable ardeur ?
Et de qui les désirs allument le tonnerre,
Qui, tout prêt d’éclater, gronde sur cette terre26 ?
895 Vous, que l’intérêt seul d’un adultère amour
Pour l’épouse d’Admète anime dans ce jour.
N’accusez que vous seul de son sort déplorable.
Vous en êtes la cause, et la cause coupable.
Le Ciel vous en punit dans toute sa rigueur,
900 Et ce n’est pas ma main qui doit percer son cœur.
Pour cet emploi funeste il a fait choix d’un autre.[63]
hercule
Eh ! quel bras l’osera sacrifier ?
polidecte
Le vôtre.
349hercule
Mon bras, ah ! malheureux ! qu’osez-vous m’annoncer ?
polidecte
Ce que les immortels viennent de prononcer.
905 Ils parlent par ma voix.
hercule
Non, je ne saurais le croirel,
Que le Ciel à ce point veuille flétrir ma gloire :
Que sur la vertu même, il veuille se venger.
Grands dieux ! de tant d’horreurs je n’ose vous charger.
Votre organe27, sans doute, en est lui seul coupable,
910 Et grossit à mes yeux votre haine implacable.
Il se remet sur moi du soin de la servirm,
Et ma juste fureur ne se peut contenirn.
Je ne verse du sang que pour punir le crime.
Si je suis le ministre, il sera la victime.[64]
915 Malgré la dignité dont il est revêtu,
On verra sur l’autel tout son sang répandu.
Il servira d’exemple à tout prêtre perfide,
Qui de meurtre et de sang, montre son cœur avide,
Et qui, la foudre en main, peignant toujours les dieux,
920 Rend leur pouvoir injuste et leur culte odieux.
polidecte
Dussiez-vous m’immoler, sans plus longtemps attendre,
Au nom de Jupiter, je dois vous faire entendre
Que votre résistance allume son courroux ;
Et j’étends ma pitié jusqu’à trembler pour vous.
925 Une sainte fureur s’empare de mon âme.
Votre père lui-même et m’agite et m’enflamme.
D’attendre si longtemps le Ciel est indigné.
Avant que par la nuit le jour soit terminé,
350Si la reine n’expire, et par la main d’Hercule,
930 S’il n’éteint dans son sang la flamme dont il brûle ;
Tremblez. Le Ciel vengeur sur ces funestes lieux
Fera bientôt pleuvoir un déluge de feux ;
Et les mers franchissant leurs digues inutiles,
Inonderont nos champs, submergeront nos villes[65]
935 Quel spectacle ! Je vois sous ce mur embrasé
Le fils de Jupiter par la foudre écrasé.
Il est exclu des Cieuxo, privé de sépulture,
Jouet des immortels, rebut de la nature.
Admète alors, Admète aura beau le prier,
940 Il verra notre perte et mourra le dernier.
Il sort avec sa suite.
hercule
Retenez le grand prêtre, il peut dans sa furie,
Soulever contre nous toute la Thessalie.
Scène 5
hercule, seul.
Quel coup il m’a porté ! Par quels secrets avis,
A-t-il pu de mon cœur pénétrer les replis ?
945 Dieux ! Auriez-vous parlé par sa voix redoutable ?
Et serais-je l’auteur… Ah ! ce doute m’accable.
Quand il est criminel malgré tous ses efforts,
Qu’un cœur né vertueux éprouve de remords !
Mais quoi ! Le Ciel est juste ; il sait, fuyant la reine,[66]
950 Que j’ai tout fait pour rompre une funeste chaîne.
Le jour même où l’hymen me l’ôta sans retour ;
Sans pouvoir le dompter, j’enchaînai mon amour.
Je soumis au devoir mon âme trop sensible,
Et de tous mes travaux ce fut le plus pénible.
955 Ah ! la raison m’éclaire, et chasse ma terreur.
J’ai défendu la reine avec trop de chaleur.
Et m’ayant soupçonné, le fourbe avec adresse
A su par ses discours pénétrer ma tendresse.
351Mon trouble, mes regards, l’ont sans doute éclairé ;
960 Et ce sont-là les dieux qui l’auront inspiré.
Oui, c’est trop m’effrayer des menaces d’un traître.
Par une impression dont on n’est pas le maître,
Leur voix au fond des cœurs porte un frémissement,
Qui naît de la surprise, et que l’esprit dément.
Scène 6 [ 67 ]
hercule, ircas.
ircas
965 Tous les Thessaliens, Seigneur, ont pris les armes.
Adraste est à leur tête, il accroît leurs alarmes ;
Leur peint dans ce palais le grand prêtre enchaîné,
Les dieux désobéis, leur culte abandonné,
Et pour les écraser la foudre toute prête,
970 Si mourant sur l’autel, Alceste ne l’arrête.
Il vous nomme l’auteur des vengeances des Cieux ;
Et le peuple qui croit ce chef séditieux,
Veut, la force à la main, dans l’effroi qui l’entraîne
Arracher de ces lieux le pontife et la reine.
hercule
975 Les traîtres méritaient un tyran non un roi :
Mais je cours les combattre, et je ne veux que moi.
Peuple lâche et trop prompt à te laisserp séduire[68]
Qui punit les tyrans saura bien te réduire28.
Fin du quatrième acte.
352ACTE V [ 69 ]
Scène première
polidecte, alceste.
alceste
Quel spectacle, seigneur, offre-t-on à mes yeux ?
980 On vous retient captif dans ces profanes lieux.
De douleur et d’effroi vous m’en voyez saisie.
Vous seriez libre, hélas ! Si j’étais obéie ;
Et mon sang par vos mains répandu sur l’autel,
Laverait au plus tôt cet outrage mortel.
985 Du plus sanglant trépas l’appareil redoutable,
N’a rien qui m’épouvante, et qui soit comparable
À l’horreur d’une vie exécrable à mes yeux,
Que poursuit tout l’État, et qu’attendent les dieux,
Que je dois aux efforts d’un attentat impie,
990 Et qui contre son prince arme la Thessalie.[70]
polidecte
Madame, je vous plains. Si je suis outragé,
Avant la fin du jour je serai trop vengé,
Déjà le bras des dieux à frapper se dispose.
alceste
Ah ! De tant de malheurs, c’est moi qui suis la cause.
995 J’irrite leur colère, et le jour que je vois,
Remplit le Ciel d’horreur, et la terre d’effroi.
Je dois seule assouvir sa vengeance suprême ;
Et je sens qu’il me porte à m’immoler moi-même.
Le fils de Jupiter, résiste, mais en vain :
1000 Au défaut de son bras je puis armer ma main.
Pour me rendre aux autels l’instant me favorise.
On voit régner partout le trouble, la surprise.
Et repoussant l’effort du peuple furieux,
Hercule et mon époux sont absents de ces lieux.
1005 Je cours exécuter ce que mon cœur projette,
353Vous mettre en liberté, sauver les jours d’Admète ;
Terminer par ma mort un combat odieux,
Et calmer d’un seul coup nos peuples et nos dieux.[71]
Elle sort.
Scène 2
polidecte, seul.
Dans le piège fatal, au gré de mon envie,
1010 Je vois courir enfin ma mortelle ennemie.
Seconde mes projets, Fortune29 ! Exauce-moi.
Mon sort est dans tes mains, je n’implore que toi.
Fais qu’Hercule accablé succombe sous le nombre,
Qu’Admète en combattant, accompagne son ombre ;
1015 Qu’il me soit immolé par ses propres sujets,
Et que l’événement couronne mes forfaits.
Mais dussé-je éprouver ta fatale inconstance,
Dût Hercule des Grecs vaincre la résistance,
Dût mon frère avec lui, désarmant leur fureur,
1020 Échapper à leurs coups et revenir vainqueur ;
En cet instant propice, Alceste qui s’immole[72]
Répare ma disgrâce et de tout me console.
Au trône désiré sa mort m’ouvre un chemin.
Et la nuit que j’attends sert mon premier dessein.
1025 Opposons mon courage au péril qui me presse,
Et chassons les remords, enfants de la faiblesse.
Forcé par mon malheur, j’ai fait ce que j’ai dû.
Le crime a ses héros, ainsi que sa vertu.
Je saurais… Mais on vient ! Justes dieux, c’est mon frère,
1030 Ah ! Je lis dans ses yeux, que le sort m’est contraire.
354Scène 3
admète, polidecte, gardes.
admète, sans voir Polidecte.
La paix règne partout et succède à l’effroi,
Mon lâche peuple a fui devant Hercule et moi.
polidecte, à part.
Qu’entends-je ? Mais cachons ma douleur à sa vue.
admète
Rassurons au plus tôt mon épouse éperdue.
polidecte[73]
1035 Eh bien, avez-vous mis le comble à vos forfaits ?
Revenez-vous couvert du sang de vos sujets ?
Armé contre les dieux et contre la patrie,
Vous applaudissez-vous d’une victoire impie ?
Il ne vous reste plus qu’à briser leurs autels,
1040 Qu’à livrer leur ministre à des tourments cruels,
Qu’à renverser leur temple, attendant que leur foudre,
Embrase ce palais, et vous réduise en poudre.
À force d’attentats, méritez leurs courroux,
Et par votre fureur justifiez leurs coups.
admète
1045 Quel est donc ce discours ? M’osez-vous faire un crime
D’avoir su me servir d’un pouvoir légitime ?
Et d’avoir repoussé d’infidèles sujets
Qui venaient m’attaquer jusques dans mon palais ?
Je me suis vu par eux contraint de me défendre,
1050 Et sans blesser les dieux, mon bras eût pu répandre
Le sang d’un peuple ingrat qui méconnaît son roi,
Et qui voulait m’ôter le jour qu’il tient de moi.[74]
Mais je n’ai consulté que ma seule clémence,
Content de mettre un frein à sa lâche insolence ;
1055 Sans répandre son sang, j’ai désarmé sa main.
Qui s’immole pour lui, n’est pas son assassin.
355polidecte
Le peuple est désarmé ; mais du Ciel invincible,
Avez-vous enchaîné la colère terrible ?
Hercule signalant ses efforts criminels,
1060 Croit-il avoir en eux dompté les immortels ?
Vous n’avez fait tous deux que grossir sa vengeance,
Et vous avez manqué vous seul d’obéissance.
N’accusez point les Grecs d’être séditieux.
Nos premiers souverains sont les maîtres des cieux.
1065 Ce peuple a dû s’armer pour leur cause immortelle :
Vous, qui l’avez vaincu, vous êtes le rebelle.
Les rois sont comme nous soumis à leurs décrets,
Et vous n’êtes des dieux que les premiers sujets.
Ces dieux veulent qu’en vous l’univers les contemple.
1070 Et s’ils vous font régner, c’est pour donner l’exemple.[75]
admète
Ah ! c’est trop m’éblouir par de fausses couleurs,
Et trop m’épouvanter des célestes fureurs.
J’ai longtemps combattu ; mais vous forcez mon âme
À soupçonner enfin l’ardeur qui vous enflamme.
1075 Quiconque est innocent, quiconque est vertueux,
Dans le fond de son cœur peut consulter les cieux,
Je le suis et leur voix me dit que leur vengeance
Poursuit toujours le crime et jamais l’innocence.
J’ai lieu d’appréhender que sous le nom des dieux,
1080 Vous n’ayez pour vous-même armé les factieux30.
Vous prenez leur défense avec trop d’artifice,
Et peut-être leur chef31 n’est que votre complice.
Quoi qu’il en soit, le traître est puni maintenant,
Et sous le bras d’Hercule expire en ce moment.
1085 Ce héros doit au temple interroger son père,
Et pénétrer l’horreur de ce sombre mystère.[76]
356J’attends de voir par lui le voile déchiré.
Et je tremble sur vous d’être trop éclairé.
Scène 4
admète, polidecte, ircas32.
ircas
Ah ! pardonnez, Seigneur, à mon désordre extrême
1090 Mais la reine est au temple, et s’immole elle-même.
admète
Ah, Ciel !
ircas
J’ai vu courir Hercule à son secours ;
Mais je crains qu’elle n’ait déjà tranché ses jours.
polidecte
Rendez grâce à sa mort.
admète
Je suivrai son exemple.
Mon sang après le sien coulera dans le temple.
1095 Vous n’avez aujourd’hui demandé, justes dieux ![77]
Qu’une seule victime, et vous en aurez deux.
ircas
On vient. Ah ! C’est Hercule, il a sauvé la reine,
Je la vois qui le suit.
polidecte, à part.
Ô ! Fortune inhumaine !
357Scène 5 et dernière
hercule, admète, alceste, polidecte, suite.
hercule, à Admète.
J’ai pour sauver ses jours heureusement volé,
1100 Et le crime, Seigneur, est enfin dévoilé.
Son âme est détrompée.
admète
En croirai-je ma vue ?
Alceste…
alceste
Cher époux…
admète
Vous m’êtes donc rendue.
hercule, apercevant Polidecte.[78]
Perfide ! Oses-tu bien te montrer à mes yeux,
Et peux-tu soutenir la lumière des cieux ?
1105 Adraste n’a rien fait qu’inspiré par ta rage,
Et de tant de fureurs, ton oracle est l’ouvrage.
Expirant sous mes coups, le perfide a parlé,
Et pressé de remords, il m’a tout révélé.
Ton crime est découvert par ton propre complice.
1110 Malheureux ! De ton roi redoute la justice.
polidecte
Il suffit, je n’attends, ni grâce, ni pitié,
Et je suis convaincu33 ; mais non pas effrayé.
Prévoyant mon arrêt, sans qu’on me le prononce,
Il se tue.
J’en brave la rigueur, et voilà ma réponse.
1115 Au trône paternel je n’ai pu parvenir,
C’est-là mon plus grand crime, et j’ai su m’en punir.
358alceste
Quelle fureur !
On emporte Polidecte.
admète[79]
Après une action si noire,
Périsse avec son nom son affreuse mémoire.
hercule
Dieux ! Avec tant de force et d’intrépidité,
1120 Que n’avait-il un cœur à la vertu porté !
FINq.
1 La Thessalie est une province située dans le Sud-Est de la Grèce. La cité de Iolcos (Boissy utilise la graphie « Yolcos ») y aurait été fondée par Créthée. C’est d’ici qu’est partie l’expédition de Jason pour la conquête de la Toison d’or.
2 Des trois parques qui président aux destinées humaines, c’est Athropos (« l’implacable ») qui coupe le fil de l’existence, filé par Clotho et déroulé par Lachésis. Les Moïres grecques sont communément désignées comme « parques » au xviiie siècle.
3 Larisse est une autre ville de Thessalie, célèbre pour ses élevages de chevaux.
4 Ponctuation supprimée, suivant Néaulme, 1758 ; l’édition de référence portait ici un point virgule qui n’a pas de raison d’être.
5 Les vers 71 à 74 sont reproduits dans le compte rendu du Mercure (op. cit., p. 353), probablement en raison de leur résonnance avec le combat contre les vocations forcées. À noter également l’écho moliéresque qu’on y entend (« Et qui donne sa fille à un homme qu’elle hait / Est responsable au Ciel des fautes qu’elle fait », Le Tartuffe, acte II, scène 2, vers 515-516).
6 « Hasarder le prix » n’est pas attesté, mais le DU mentionne l’expression « hasarder le paquet », dont le sens semble proche de l’expression employée par Boissy : « pour dire, mettre au hasard quelque chose que ce soit, après avoir été longtemps incertain du parti qu’on devait prendre. » ((DU, 1701, tome II.)
7 Curieux mélange de « audaces Fortuna juvat » et « tout vient à point à qui sait attendre » !
8 Cette image d’un peuple frivole, avide de nouveauté et, de ce fait, peu prompt à se mobiliser pour la défense de sa liberté peut convenir aux Français eux-mêmes, selon un stéréotype qui court à l’époque, et que l’on trouvera jusque tard dans le xixe siècle.
9 Les dictionnaires de l’époque n’attestent pas d’un tel usage de « remplir » avec le sens de « terminer », « toucher à son terme », qui se comprend toutefois facilement dans le contexte.
10 Il s’agit d’Hercule, qu’Admète prend, naturellement, pour un modèle.
11 Le DU donne « enseigner » comme verbe transitif où le complément direct indique l’objet de l’enseignement, et le complément indirect le patient de l’opération. Cependant, il ajoute également un exemple d’utilisation d’un complément d’objet direct pour le patient de l’opération : « C’est une bonne œuvre d’enseigner les ignorants ». Les deux constructions sont donc encore en usage dans la première moitié du xviiie siècle, quoique, à l’évidence, la première est plus utilisée.
12 Boissy s’inspire visiblement des représentations typiques de la Pythie, qui ne parle que saisie d’inspiration divine, possédée par Apollon.
13 Ce vers se trouve tel quel dans la tragédie de Lagrange-Chancel : « Peuple, apprends que le Ciel touché de ton ennui / Arrachera ton prince à la Parque cruelle / S’il se trouve un ami fidèle / Qui veuille s’immoler pour lui. » (acte III, scène 6, op. cit., p. 40)
14 De nouveau, on peut y lire une description déguisée du caractère français, conforme aux stéréotypes de l’époque. Boissy y reviendra encore dans les vers 626-629.
15 « Solitude. s. f. Lieu désert, et inhabité, ou séparé du monde. […]Solitude, se dit aussi des lieux qui ont été fréquentés, quand il ne s’y trouve plus personne, ou peu de gens. » (DU, 1701, tome III.)
16 « Feston. s. m. Prononcez l’s. Ornement composé de fleurs, de fruits et de feuilles entremêlées ensemble, qu’on mettait aux portes des tempes où on faisait quelque fête ou réjouissance. On en mettait aussi dans tous les endroits où l’on voulait donner des marques de réjouissance publique. […] On en mettait aussi sur la tête des victimes aux sacrifices des païens. De festons odieux ma fille est couronnée. Racine » (DU, 1701, tome II.)
17 « Convaincre, signifie aussi, prouver un crime, ou un fait qu’on désavoue ; montrer par preuves authentiques qu’un accusé est coupable. » (DU, 1701, tome I.)
18 Le Mercure cite les vers 593 à 596, puis 601-602, sans indication d’omission des vers manquants. Ceux-ci auront-ils été ajoutés pour l’impression, dans une des campagnes de refonte de la pièce ?
19 Le Mercure, qui cite le début de la tirade, met « Thessalien » à la place de Grec : erreur ou, de nouveau, un indice de réécriture ?
20 « Appareil, ce qu’on prépare pour faire une chose plus solennellement. » (DU, 1701, tome I.)
21 On aura reconnu les femmes sous cette appellation.
22 Ayant tué dans un accès de folie son épouse Mégara et leurs enfants, Hercule doit se mettre au service d’Eurysthée, roi de l’Argolide. Celui-ci va lui donner une série de tâches à exécuter, les fameux douze travaux d’Hercule qui permettent au héros de donner toute sa mesure.
23 Junon n’aime pas Hercule, enfant des amours de Jupiter avec une mortelle. C’est elle qui retarde la naissance d’Hercule afin qu’Eurysthée, né le premier, devienne roi de l’Argolide par droit d’aînesse et suite à une promesse imprudente de Jupiter.
24 Diérèse, lire le mot en quatre syllabes.
25 « Captieux, euse. adj. Trompeur, sophistiqué. Il se dit particulièrement des raisonnements qui en apparence sont véritables, et qui se trouvent faux, étant bien examinés. » (DU, 1701, tome I.)
26 Le Mercure cite ces quatre vers (891-894) dans une version légèrement différente : « Vous osez m’accuser et dans le fond du cœur / Vous nourrissez peut-être une coupable ardeur. / Peut-être vos désirs allument le tonnerre / Qui, tout prêt d’éclater, gronde sur cette terre. » Cette version de l’accusation de Polidecte est moins ferme, plus dubitative, mais on ne peut pas être certain qu’elle constitue une véritable variante, le rédacteur du Mercure ayant tout simplement pu se tromper en citant de mémoire.
27 « Organe, se dit figurément en parlant de ceux qui servent à quelqu’un pour faire connaître ses pensées. Le Grand Seigneur ne s’explique à ses sujets que par l’organe de ses ministres. » (DU, 1701, tome III.)
28 Ces deux derniers vers ont été également relevés par le Mercure (p. 363), preuve de leur efficacité dramatique.
29 L’impie Polidecte ne reconnaît d’autre divinité que la Fortune, autrement dit le hasard.
30 « Factieux, euse. adj. Séditieux, remuant, celui qui forme des cabales, des factions, ou qui adhère à leur parti. Les États seraient toujours en repos sans les esprits factieux. » (DU, 1701, tome II.)
31 Le chef des insurgés est Adraste, à qui on se souvient que Polidecte a confié cette mission à l’acte I.
32 Les gardes doivent être restés en scène, mais ils ne sont plus mentionnés.
33 C’est-à-dire démasqué.
- CLIL theme: 3622 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Théâtre
- ISBN: 978-2-406-09905-5
- EAN: 9782406099055
- ISSN: 2261-575X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09905-5.p.0309
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-09-2020
- Language: French