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Classiques Garnier

Préface Une histoire inachevée

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PRÉFACE

Une histoire inachevée

Il fallait bien quun médecin, comme lauteur du livre quon va lire, renouât avec les ambitions de lhumanisme de la Renaissance. En ces temps-là, on ne se passait jamais de philologie, ni pour comprendre le monde, ni pour comprendre lhomme, ni pour scruter les mécanismes du vivant. Marie-France Monge-Strauss, en reprenant létude des langues de la Bible après sa carrière de médecin hospitalier, allait sinscrire pleinement dans la lignée des humanistes quelle avait fréquentés tout au long de ses années dactivité professionnelle, pour le plaisir de lire et le devoir de penser. Lauteur avait, des décennies durant, scruté les mystères du cerveau humain, ses fantaisies et ses dysfonctionnements dramatiques. Convaincue de la part nécessaire des Lettres dans la constitution de tout savoir, elle revenait au texte par une voie tout humaniste elle aussi : lexamen des traductions dun livre biblique, celui de Jonas, durant une période charnière, la Renaissance, où le vernaculaire ayant définitivement gagné ses lettres de noblesse, les érudits rêvaient de faire résonner la Parole de Dieu dans toutes les langues de Babel.

Autant que le texte biblique, sa traduction reste un mystère. Que le traducteur soit « ouvrier de talent ou créateur de génie1 », il sait que les mots quil aligne dans la langue-cible ne disent jamais toute la substance du texte auquel il sest confronté avec ferveur. Létude littéraire ne consiste jamais quà scruter lépaisseur dun mystère.

Parce quelle est médecin, et donc formée aux méthodes scientifiques, Marie-France Monge-Strauss allait travailler en scientifique. Mettre sa culture spécifique au service dun examen des traductions dun livre de Bible supposait linvention dune méthode : cest celle-ci quon va découvrir maintenant. Confronter des versions dun même texte, les passer au crible du mot-à-mot et du commentaire philologique le plus exigeant pour examiner les variantes de traduction et leur signification, dun auteur à lautre – parmi lesquels Lefèvre dÉtaples, Olivetan, 14Nicolas de Leuze, Sébastien Castellion, et René Benoist − tel est lenjeu du présent travail. Lanalyse qui démonte le texte mot à mot constitue en soi un utile outil de travail. Mais le livre propose aussi une synthèse qui met en lumière les acquis de la recherche. Peu à peu, le livre de Marie-France Monge-Strauss convainc son lecteur et le fait entrer en terre de certitude. Les partis-pris des traducteurs apparaissent désormais en pleine lumière : lanalyse éclaire les principes des translateurs non par intuition, mais au terme dune démonstration indiscutable.Le caractère prospectif de la méthode ici mise en œuvre, que jenvisageais dabord, comme directrice de ce doctorat, avec une curiosité tout intellectuelle, porte du fruit, au-delà de la démarche elle-même.

Certes, le travail est aride, comme la terre que le soleil brûla de ses rayons ardents, où Jonas vit se dessécher son quicajon. De cette aridité même jaillit un peu de lumière, comme de lénigmatique livre de Jonas, que la culture contemporaine commune associe aujourdhui presque exclusivement à des fantasmes de retour au sein maternel. Les livres denfant donnent à la « baleine » − piètre traduction dun mot qui séchappe dans le texte-source2 et nage dun genre à lautre − une figure bonasse et souriante. Pourtant, la plongée dans le ventre de la bête ressemble plus à une descente dans un abîme terrifiant quà un retour pacifié au sein maternel. Sébastien Castellion lavait bien vu, dès ses jeunes années, quand il composa le Jonas propheta, poème puisant aux sources virgiliennes. Dans les vers quil consacre à lépisode de Jon 2, surgissent des images de mort très concrètes qui transforment en tombeau, ou pour le dire mieux, en sarcophage,les images poétiques du gouffre déclinées dans le cantique des versets 3-10.

Jonas, en effet, est inquiétant. Plus que laventureux voyageur qui senfuit aux confins du monde pour fuir la Face de YHWH, plus que ladolescent, l« homme infantile3 » sépuisant à la contestation permanente, le jamais content éruptif, Yona − « dépouillé de son /s/ postiche final4 » − dont le nom curieusement signifie colombe est le prophète paradoxal par excellence. En Gn 8, 8, le signe de la colombe portant le rameau dolivier est un des signes de lAlliance entre YHWH et lhumanité. Yona devrait, en bonne logique, signifier le salut proposé à lhumanité. Mais le prophète, comme lAdam de la Genèse, détale à toutes jambes quand YHWH lui demande davertir Ninive. Même sa mort symbolique 15dans le ventre du gros poisson et ladmirable cantique qui sort de sa bouche ne sont pas une garantie de sa régénération intégrale. Sil consent à avertir Ninive, il conçoit dépit de sa repentance, au point de déclarer que « mieux me vaut la mort que la vie » (Jon 3, 4).

Et pourtant, il a bien fait son office de prophète ; sa parole a été efficace : il na pas traversé Ninive entière quelle sest déjà convertie. La lecture de Gershom Scholem propose la réduction de cette contradiction : « Jonas veut voir confondues la prophétie et lhistoriographie. La prédication de lavenir ne doit pas être différente de celle du passé5 ». De fait, la conversion de Ninive annihile lannonce prophétique. Mais YHWH se situe « du point de vue de la justice6 » et non du droit, comme Jonas, qui a – nécessairement − la vue plus courte. Le signe du quicajon rongé par le vers devrait le faire entrer dans la perspective divine. Au contraire : Jonas reste en suspens (certes, comme la justice de YHWH qui ne procède pas à lexécution dune sentence définitive). Le voici abandonné à lorient de Ninive (4, 4), dans un non-lieu où il reçoit une question de YHWH : « Ne dois-je pas bien tenir compte dune si grande ville quest Ninive, en laquelle y a plus de six-vingt mille hommes qui ne sauraient connaître leur main droite davec la gauche, et tant de bestial ? » (Jon 4, 11) La réponse va de soi ; mais il y a question. Le mot de la fin est une interrogation. Et si allait surgir du blanc de la page la réponse de Jonas ? En dépit de sa clôture, le texte biblique appelle le commentaire qui relance les questions. Nest-ce pas aussi au lecteur, cet autre Jonas, assumant lui aussi paradoxes et faux-fuyants, que sadresse la question proférée par la bouche de YHWH ?

Ce déconcertant conte de trois pages, je lai relu à la lumière des analyses scientifiques de Marie-France Monge-Strauss et à lécole des traducteurs de la Renaissance. Son style dépouillé interdit le faux-semblant et les mauvaises bonnes raisons que lesprit singénie à dénicher quand il sagit de regarder les autres, modernes ninivites,pour y voir un péril menaçant notre être-soi, et en conséquence, leur interdire existence dans leur être-soi. Jonas est de tout temps. Jonas est daujourdhui. Merci à Marie-France Monge-Strauss de nous le faire redécouvrir.

Marie-Christine Gomez-Géraud

Université de Paris Nanterre

1 Voir lintroduction de cet ouvrage, p. 21.

2 Voir p. 323 lanalyse quen fait Marie-France Monge-Strauss.

3 Gershom Scholem, Sur Jonas, les lamentations et le judaïsme, Paris, Bayard, p. 17.

4 Henri Meschonnic, Jona et le signifiant errant, Paris, Gallimard, 1981, p. 46.

5 Gershom Scholem, op. cit., p. 38.

6 Ibid.