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Classiques Garnier

Comptes rendus de lecture

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Troubles dans le travail. Sociologie d une catégorie de pensée, Marie-Anne Dujarier, PUF, 2021, 444 p.

Benjamin Saccomanno

CERTOP, Centre associé CEREQ

Université Toulouse Jean Jaurès

Poursuivant une réflexion de fond entamée dès ses premiers travaux, Marie-Anne Dujarier rassemble ici une somme conséquente de connaissances afin de traiter frontalement la question « Quest-ce que le travail ? ». Les « troubles » du titre servent de justification et de porte dentrée à cette question. Ces troubles renvoient en effet au caractère « polymorphe » et « ubiquitaire » des usages du terme « travail », un flou qui nest pas sans conséquence sur lorganisation, comme sur lexpérience quotidienne des travailleurs. Pour remettre de la distance scientifique – et reprendre la main sur le terme – lauteure entreprend de discuter les équivoques issues de cette polysémie en retraçant la généalogie des usages, ainsi que les effets (sociaux, politiques, économiques…) de leur circulation parmi les personnes et les institutions. Elle sappuie pour cela sur plusieurs de ses enquêtes, ainsi que sur un travail de fourmi visant à noublier, ni apport théorique, ni définition institutionnelle ou variation du sens du mot « travail » dans un dictionnaire.

Le livre se présente en deux parties, précédées dune introduction qui explicite le sous-titre : il sagit de traiter le terme « travail » en partant de la construction sociale de sa signification, laquelle exprime létat de la société ou du groupe au sein duquel cette signification est légitime. Plutôt que de poursuivre une introuvable définition universelle du « travail », qui ne pourrait être que partielle ou trop abstraite, la sociologue propose de suivre lhypothèse selon laquelle « le travail nexiste pas (…) en tant que chose, essence ou sujet » pour se tourner vers la compréhension de son « signifiant en tant que construction sociale contingente, cest-à-dire comme catégorie de la pensée et de la pratique » (p. 23-24). Forgé par Mauss et Durkheim, le concept de catégorie de lesprit humain est mobilisé et actualisé pour mettre de lordre dans nos compréhensions 164des façons dont le « travail » simpose à nous et équipe nos manières de penser, sentir et agir. Le cadre danalyse proposé par lauteure traite des usages institutionnels, sociaux et scientifiques qui produisent, à propos du travail, des « fictions qui existent » comme le formulait Bourdieu1 à propos de la famille. Dans ce cadre, elle se donne pour objectif de « dénaturaliser » le terme afin dinterroger la contribution de ces usages à « un régime de pouvoir » usant dassignations de sens comme de relais de normes instituées dans des luttes de pouvoir, suivant en cela la démarche de Judith Butler (p. 23-24).

La première partie, « Généalogie de la catégorie de pensée “Travail” » décrit en huit chapitres les évolutions historiques des significations du travail dans les sphères religieuse, philosophique, technique… Dans ce long parcours, on relève que les différentes formes du capitalisme et leurs effets sur le rapport au travail nécessitent quatre chapitres. Dune part, le lecteur peut y observer la stabilisation comme catégorie de pensée ordinaire des trois significations suivantes à propos du travail : une « activité concrète », un « ouvrage produit », un « emploi rémunéré ». Ces trois significations se déclinent ensuite en de multiples locutions forgées à travers le temps et les situations (travail domestique, travail prescrit, travail animal…). Dautre part, le lecteur peut mesurer lextension des pratiques déterminées par le capitalisme sous ses formes successives : si le travail est un fait social total2, sa centralité dans nos existences sexprime dans les subjectivités comme dans des gestes quotidiens dapparence improductive. De régulières illustrations parsèment cette première partie, afin de mettre au jour lenchevêtrement constant des significations du travail. Lauteure met laccent sur des zones de flou parfois habilement exploitées par les organisations, notamment dans le chapitre 7 où elle montre que le capitalisme néolibéral sappuie sur une fiction de bonheur au travail en même temps quil fragilise le salariat.

À la fin de ce chapitre, Marie-Anne Dujarier se rapproche dun ensemble pluridisciplinaire de recherches ayant pour point de départ lanalyse empirique du « travail réel », qui prend au sérieux la distance vécue par les sujets avec les diverses prescriptions agissantes sur ce quils font concrètement au travail. Cette entrée par « ce que cest que 165faire »récuse la conception du « travail » des économistes orthodoxes (p. 177-178) qui, en le réduisant à un facteur de production défini par un coût et une productivité, produisent une « fiction monstrueuse3 » dans laquelle les travailleurs ne sont rien de plus quune ressource pour réaliser ce travail. Le débat sur lactivité amène à considérer que le travail est aussi un acte qui produit du sens et des réalités pour les individus, sur les plans matériels, symboliques ou encore de leur santé. Le chapitre 8 synthétise les enseignements dun parcours de 10 siècles dune catégorie de pensée problématique, en raison des variations et tensions entre ses usages. Les enjeux de lemploi donnent par exemple lieu à différentes lectures, ne laissant que peu despaces à dautres significations que celle de laccès aux ressources et aux solidarités. Cest aussi le cas pour la question de lutilité, rappelée ici comme concept relationnel et historique, dont la signification et la portée varient selon les personnes et les contextes, et non pas selon une caractéristique intrinsèque ou naturelle dune activité.

La seconde partie, « Troubles dans le travail », explore en sept nouveaux chapitres de nombreuses tensions sur les significations et les valeurs contemporaines du « travail ». Lauteure inscrit les terrains denquête mobilisés dans le « capitalocène » (chapitre 1), cette nouvelle ère géologique engendrée par les régimes de production et de consommation à léchelle mondiale (p. 215). Chaque chapitre donne à voir « comment les pratiques actuelles, en régime capitaliste néolibéral, avec ses technologies numériques et biologiques, dans un contexte dincertitude écologique, mettent à lépreuve la catégorie de pensée travail héritée du fordisme » (p. 27). Ces chapitres sont construits autour de terrains et de questions contemporaines impliquant le « travail » et analysés du point de vue des tiraillements normatifs engendrés par la polysémie du terme et des assignations sociales qui en découlent. Derrière ces usages stratégiques et les rapports de domination produits, Marie-Anne Dujarier montre comment « nos institutions reconnaissent ainsi comme “travail” des pratiques inutiles, voire nocives, et excluent de cette qualification des tâches utiles, profitables et vitales, redoublant alors le trouble jeté sur la catégorie de pensée » (p. 224). La « normativité sociale dominante (…) dune action dénuée dobjet et de pensée » (p. 223) donne matière 166à interroger les sens en circulation à propos du travail, mais aussi de lactivité concrète en écho aux analyses du travail réel.

Lauteure emprunte plusieurs fois limage de plaques tectoniques à la dérive, pour signifier comment les trois significations historiques – activité, production, emploi – révèlent des enjeux et des pratiques dont les contradictions troublent la catégorie de pensée « travail ». Le chapitre 2 traite des pratiques utiles et vitales, hors emploi. Dans cette zone exclue dune reconnaissance institutionnelle, le « travail » est pourtant tourné vers une subsistance quotidienne de soi et de lentourage. Les activités relevant du care représentent le trouble dun « travail » qui, malgré sa nécessité souvent vitale, reste à lextérieur de lemploi sans donner lieu à des droits ou à une rémunération. Le spectre des pratiques concernées est large, lauteure lillustre notamment par lactivité concrète de subsistance des sans-abris (p. 238-240) et élargit même la focale au « travail » en œuvre pour « faire des enfants, prendre soin des autres et de la planète » (p. 257). Lemploi implique une rémunération, elle-même fonction de la valeur dégagée du travail concret. Non reconnues comme telles, les activités analysées dans ce chapitre nen produisent pas moins de la valeur, du point de vue de la subsistance individuelle et collective du moins. Le chapitre 3 renverse le problème pour traiter de revenus obtenus sans travail concret : « le capital, la redistribution sociale et les “arrêts de travail” sont rémunérateurs » (p. 259). Ces trois entrées permettent de remettre en question empiriquement « la signification du travail comme activité productive utile rémunérée » (p. 268). Avec le revenu du capital, en effet, « la rente dissocie le revenu de lactivité » (p. 262). Les politiques de redistribution permettent laccès à un « revenu différé », suggérant à lauteure que lhypothèse dun revenu inconditionnel, cest-à-dire « [dissocié] dune obligation dactivité, de production et de rapport à lemploi », renforcerait le « divorce entre activité et revenus » (p. 263). « Être payé à ne rien faire » recouvre enfin de multiples situations où emploi et activité apparaissent déliés : arrêts de travail, activités clandestines, placardisation ou emplois fictifs (p. 263-267). Lauteure clôt ce chapitre en mettant en lumière comment « lhyperprésentéisme » requis par certains emplois permet, « au nom du travail et de sa valeur, desquiver des tâches quotidiennes, utiles et même vitales (…) dans le cercle familial, amical ou de voisinage » (p. 268).

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Les chapitres suivants continuent de révéler de telles déconnexions entre les significations historiques du travail. Le chapitre 4 sappuie sur différentes tensions autour du temps de travail et de sa comptabilisation comme temps productif : heures supplémentaires non payées, temps de transport imposé par le travail ou utilisé pour travailler, tâches invisibilisées par les outils de gestion… Dans ce chapitre est notamment mise en cause létroitesse du périmètre reconnu par les employeurs et les gestionnaires pour déterminer si la tâche donne lieu à rémunération : « lactivité déployée pour produire déborde le périmètre de la tâche employée et rémunérée, dans des proportions telles, parfois, quentre ceux qui agissent et ceux qui les emploient, il nest plus possible de sentendre sur le sens du mot “travail” ». Lauteure ajoute que « pour être maintenu en emploi, comme pour y accéder, il est prescrit de ne rien dire de ce hiatus », lequel savère révélateur de « létat du rapport de force sur le marché de lemploi » (p. 282-283). Le chapitre 5 poursuit dans cette voie en proposant de « faire face à lhypocrisie de la norme salariale » (p. 285). Dans un contexte de chômage de masse, la norme salariale contribue à troubler la catégorie de pensée « travail ». En effet, « puisque la norme sociale actuelle est de se faire employer pour pouvoir subvenir à ses besoins » (p. 286), lenjeu de laccès comme du maintien en emploi justifie des injonctions à gouverner son existence, professionnelle comme privée, sur le mode de la mise en marché de soi. Se former seul ou accompagné, travailler ses réseaux, affronter les refus quotidiens demploi, etc., sont autant de situations étudiées pour mettre en lumière les activités contraintes par cette norme, aussi bien celles que simpose le chômeur en fin de droits, que celles acceptées par le salarié voulant se faire bien voir ou sauver sa place. Sobserve une nouvelle fois la « déliaison entre activité, production utile et emploi pour vivre » (p. 316), dont le chapitre 6 démontre linstrumentalisation par de « nouveaux modèles économiques » liant production et consommation. La coproduction collaborative, le marché des données personnelles ou encore le travail invisible dans le secteur du jeu, des heures supplémentaires non comptées du concepteur à celles consacrées par un joueur à tester la version « bêta » dun jeu. De tels exemples démontrent la possibilité de valorisation financière de « tous les aspects de la vie humaine » (p. 329), notamment par « les GAFAM [qui] surtout – se gardent bien de parler de “travail”, 168là où les mouvements critiques de cette captation le mettent en avant afin de souligner le rapport social dexploitation qui est à lœuvre » (p. 330). Les biotechnologies et lindustrie du vivant alimentent des marchés à la régulation fluctuante quant à ce qui relève ou non du travail dans « lemploi du vivant » (p. 334). Les technologies numériques soutiennent un retour de la rémunération à la tâche ; cest par exemple le cas du livreur guidé par une application intermédiaire entre clients et restaurateurs. Des robots « agissent, certes, mais sans activité » : ils fonctionnent en labsence dun « Code du travail des machines » (p. 344). Cet exemple a surtout pour fonction de rappeler comment les produits de « lautomatisation continue de lactivité humaine » relèvent de la responsabilité des « sujets qui les conçoivent, les commercialisent et les utilisent » (p. 346).

Le chapitre 7 rassemble les résultats empiriques de cette seconde partie : la dissociation des significations nest ni sans incidence sur les conditions dintégration salariale, ni sans usage stratégique notamment pour repousser les frontières dexploitation des activités humaines. Une stratégie consiste par exemple à jouer sur les valeurs du travail, à la manière dun « jeu de bonneteau » : « au nom de lemploi » (p. 349) ou de l« utilité sociale » (p. 353) des activités entrent ou sortent de la qualification comme « travail », ce qui a pour effet, notamment, douvrir ou de fermer laccès à la couverture sociale associée au salariat. En conclusion, la succession de ces troubles dans la catégorie « travail » conduit lauteure à se demander si « linstitution du travail elle-même serait en train de craqueler ». Il revient aux « institutions économiques, politiques ou managériales [qui] encadrent lemploi » de questionner leur mode de qualification du « travail », par exemple pour reconnaitre « les pratiques qui ne rentrent pas dans nos catégories » (p. 366-367). Cependant, le large spectre de ces pratiques interroge. En effet, la catégorie de pensée comme outil danalyse permet détudier aussi bien des activités cognitives et corporelles invisibles et continues (réfléchir, respirer) que des situations dans lesquelles lactivité recouvre des enjeux de subsistance, voire de survie, collective (prendre soin de la planète, améliorer les conditions de travail). Ce très large inventaire implique un très grand nombre dinstitutions sociales, celles du « travail », qui parlent « demploi avant tout » (p. 370). Il sappuie aussi sur dautres institutions, moins centrales dans louvrage, telles 169que la famille ou le territoire, qui produisent elles aussi à propos du « travail » des « fictions qui existent » pouvant renforcer ou entrer en tension avec des « régimes de pouvoir ». La possibilité de réviser, voire de transformer les qualifications institutionnelles du travail, ne peut contourner lexistence de rapports asymétriques entre les institutions sociales, un des rares points qui aurait pu compléter, selon nous, la démonstration. Cela nen reste pas moins une des pistes soulevées par ce riche ouvrage dont la lecture se conclut par une envie de limiter les usages du terme « travail » au profit de termes plus explicite de ce qui se fait vraiment.

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Le care, théories et pratiques, Helena Hirata, La Dispute, Collection « Le genre du monde », 2021, 224 p.

Thomas Coutrot

Institut de recherches économiques et sociales (IRES)

Après bien des péripéties, dont la crise sanitaire, le concept féministe de care a enfin gagné en France une légitimité reconnue. Comme le disait récemment la politiste féministe américaine Joan Tronto4, « bien que de nombreux dirigeants aient virilisé la qualification de la pandémie de Covid-19 en la comparant à limage de la “guerre”, elle est en fait, lexpression dune explosion de la crise des soins qui se poursuit, sapprofondit et se perpétue dans le monde moderne ». Le care a fait lobjet ces dernières années de plusieurs publications marquantes, au point que dans sa postface au livre dHelena Hirata, Danièle Kergoat sinterroge : « un nouvel ouvrage sur le care ne semblait pas a priori indispensable » (p. 199).

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Cette crainte est rapidement dissipée à la lecture : lapport essentiel dHelena Hirata tient à sa capacité à tenir fermement ensemble un appareil théorique solide croisant rapports sociaux de classe, de sexe et de race, une méthodologie rigoureuse de comparaison internationale et une attention permanente aux détails, à la subjectivité des personnes interrogées dont les expériences fournissent la trame de lécriture.

Impossible ici de retracer la richesse de lanalyse, « aboutissement dun itinéraire théorique et méthodologique » de toute une vie, comme le note Danièle Kergoat. La biographie dHelena Hirata, féministe radicale née au Brésil dans une famille japonaise et réfugiée en France, colle formidablement à un projet de recherche comparative tricontinentale dans ces trois pays qui a été le fil directeur de ses recherches, des ouvriers et ouvrières de lindustrie de lautomobile ou du verre des années 1980 jusquaux travaux sur les personnels de la prise en charge des personnes âgées (infirmières, aides-soignantes, assistantes de vie, aides à domicile), qui sont au centre de louvrage.

Celui-ci est si riche quil nest possible ici den évoquer que quelques aspects, choisis très subjectivement. Dans les trois pays, le vieillissement de la population, lentrée des femmes sur le marché du travail et le recul des solidarités intergénérationnelles impulsent un essor de la demande demplois du care. Helena Hirata montre que loffre de travail est largement alimentée par la dynamique des migrations internationales (pour les pays riches) ou internes (dans le cas brésilien). Cette dynamique, autrefois tirée par les hommes recrutés dans les usines et les chantiers des pays du Nord, lest aujourdhui largement par les femmes, mobilisées par les familles aisées et les entreprises de service des pays riches. Cest la division du travail reproductif qui oriente désormais les flux migratoires, y compris Sud-Sud, comme pour ces nounous philippines embauchées dans les riches familles de Sao Paulo pour parler en anglais aux enfants. Souvent, les migrantes font partie des catégories les plus éduquées dans leur pays dorigine, et souffrent, une fois arrivées dans le pays dimmigration, dune forte déqualification comme ces médecins recrutés comme aides-soignantes.

Lexception japonaise est particulièrement révélatrice. Très fermé aux flux migratoires, le pays a trouvé une autre manière dalimenter les besoins de main-dœuvre au service des personnes âgées : il enrôle les hommes, ouvriers ou techniciens qualifiés, expulsés de lindustrie 171par les robots puis par la crise de 2008. Alors que les institutions de care étudiées par Helena Hirata emploient seulement 10 % dhommes au Brésil et en France, cest près de 50 % au Japon. Cela pourrait sembler paradoxal si lon se réfère à la nature très patriarcale de la société japonaise où les rôles sexués ont longtemps été rigidement distribués. Mais cela pourrait être en train de changer si lon en croit la très forte croissance du taux dactivité des femmes ces dernières années au Japon (plus de 10 points entre 2010 et 2019 où il sétablit à 73 %), contre 68 % en France et 62 % au Brésil.

Ce nest pas sans conséquences sur le niveau relatif des salaires des métiers du care dans les trois pays : ils sont nettement plus élevés au Japon quen France et, bien sûr, quau Brésil. Mais, même au Japon, ces professions restent peu valorisées et peu reconnues socialement ; pour les hommes employés dans les métiers du care, même sils se voient attribuer la plupart des postes de chefs déquipe, « il est difficile dassumer complètement ce rôle » ; ils se plaignent « quils ne peuvent pas se marier ni fonder une famille avec un tel salaire » (p. 70).

Lanalyse de la division et des représentations sexuées du travail est enrichie par une réutilisation judicieuse de résultats antérieurs obtenus dans lindustrie du verre. Dans les usines enquêtées au cours des années 2000, les hommes peu qualifiés du secteur « froid » (emballage, expédition…) souffraient dune dévalorisation matérielle et symbolique de leur profession (bas salaire, précarité, faible prestige…), analogue à celle qui affecte aujourdhui les aides-soignantes ou auxiliaires de vie des EHPAD. Toutefois leur rapport subjectif au travail est totalement différent : les ouvriers non qualifiés du verre se plaignaient du travail répétitif, sale et dangereux, tandis que les travailleuses du care affirment aimer leur métier et même aimer leurs patients (même si au Japon, les normes sociales interdisent dexprimer ouvertement de tels sentiments) : « le rapport intersubjectif avec un.e bénéficiaire du care implique un face-à-face singulier qui peut être pénible mais cette relation sociale nest jamais ressentie comme un travail répétitif » (p. 169).

Helena Hirata ne se contente pas de décrire les tendances dominantes dans les institutions de care, où prédomine une forte division du travail avec un recours intensif à la sous-traitance. Elle sintéresse aussi à des innovations organisationnelles qui visent à enrichir le travail et réaliser un « care holistique, non parcellisé et spécialisé » (p. 156) : dans les 172« cantous » en France ou les « unit gata » au Japon, « les travailleur.ses polyvalent.es dans la réalisation des tâches (cuisiner, servir, nettoyer, ranger…), recréant latmosphère de la maison et favorisant, quand cest possible, la participation des personnes âgées elles-mêmes ». Elle souligne que ces modes dorganisation « font partie des orientations du gouvernement japonais en matière de structures daccueil considérées adéquates pour les personnes âgées souffrant dAlzheimer, leur taille plus réduite permettant des interactions plus riches entre les bénéficiaires et les pourvoyeur.ses de care » (p. 156). En revanche la polyvalence dans les grandes structures étudiées (française et brésilienne) se traduit par une intensification du travail des soignants et soignantes, chargés aussi des tâches de cuisine et nettoyage…

En définitive, les témoignages font ressortir la forte implication subjective des travailleuses du care dans une relation empathique avec les patients, et limportance du sentiment dutilité et de fierté, « des mots que je nai pas entendus utilisés par des ouvrières industrielles sur leur travail dans mes recherches précédentes » (p. 146). Helena Hirata y voit un possible ressort de mobilisation collective, unifiant une « nouvelle figure salariale féminine » autour de lexigence suivante : « nous voulons les moyens de bien faire notre travail » (p. 189). Pour sauvegarder le vivant, il faudra sans doute que léthique du care, du souci de lautre, de la société ou de la nature, étende son influence bien au-delà des métiers actuellement désignés comme ceux « du care ». Ces métiers, et les mobilisations collectives en défense du travail bien fait quils voient émerger, constituent certainement un laboratoire dexpérimentations dont on peut espérer que séchappent des virus contagieux…

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La régulation sociale du risque émotionnel au travail, Thomas Bonnet, Toulouse, Octares éditions, 2020, 226 p.

Lucile Girard

Chercheuse associée au LIR3S – UMR CNRS 7366,
Université Bourgogne-Franche-Comté

Cet ouvrage est issu dune thèse qui explore un objet à lorigine plutôt investi par la psychologie ou la psychosociologie, à savoir la question des émotions. Si cet objet a déjà été étudié par des sociologues, à linstar dArlie Hochschild5 ou, en France, dAurélie Jeantet6, louvrage de Thomas Bonnet propose plus précisément de sintéresser à la régulation des émotions au sein des collectifs de travail. Il est découpé en trois grandes parties qui regroupent au total sept chapitres. Lauteur explique tout dabord comment il va appréhender la notion de risque émotionnel et présente ses terrains de recherche (partie 1). Il se concentre ensuite sur léchelle du collectif de travail, et montre comment y est appréhendé le risque émotionnel et dans quelles situations il est présent (partie 2). Enfin, le processus de régulation du risque émotionnel est lobjet de la troisième et dernière partie.

Dans la première partie de louvrage, le premier chapitre retrace lévolution historique de la terminologie venant qualifier le « mal-être au travail ». On perçoit la difficulté à se saisir de cette thématique en sociologie, à travers les définitions des différentes disciplines qui sont mobilisées : sciences de la nature, psychologie, sciences de gestion, et plus récemment psychodynamique du travail. La notion de risque émotionnel renvoie, selon lauteur, à leffort fait collectivement par les travailleurs pour dire leurs émotions au travail, sortant ainsi dune vision seulement négative du risque. Elle se distingue des risques psychosociaux puisquelle prend en compte, en plus du niveau de lorganisation du travail, le niveau de la charge affective structurelle de lactivité, et le niveau individuel et subjectif.

Trois terrains denquête sont présentés dans le second chapitre : une entreprise de pompes funèbres, un service de soins pédiatriques à lhôpital, 174et deux brigades de police aux missions différentes puisque lune est chargée denquêter sur les décès hors homicides et lautre soccupe de la prise en charge des violences intrafamiliales (entre conjoints, mais aussi envers les enfants). Ces deux brigades sont rapprochées par lauteur en un même terrain policier. Si les tâches effectuées et lorganisation de chaque contexte diffèrent, ces trois terrains peuvent néanmoins être rapprochés par leur rapport à des situations complexes en lien avec la mort, la maladie ou des violences. Lauteur les a choisis pour mettre en évidence la place importante des émotions dans le travail.

Le troisième chapitre explicite la notion de risque émotionnel au regard des situations de travail étudiées. Cette notion est appréhendée au travers de ses conséquences sur le travail, à savoir, dune part, troubler le bien-être du travailleur à un niveau individuel dans et hors travail, et, dautre part, lempêcher de mener à bien son travail, notamment en mettant en péril sa capacité à se conformer aux normes en vigueur au sein de son collectif de travail sur le plan émotionnel. Au terme de cette première partie, les situations de travail étudiées font apparaître une nécessaire gestion collective des émotions pour que le travail puisse se dérouler.

La deuxième partie du livre propose une réflexion sur la façon dont les collectifs de travail font face au risque émotionnel et à ses effets, à la fois en interne et en externe.

Des pistes de réflexion sur la mise en commun des expériences vécues sont proposées dans le quatrième chapitre. Lauteur montre comment se constitue une mémoire au sein du collectif, qui permet de disposer déléments pour faire face aux situations à venir. Cette mémoire collective est constituée à partir de trois types de récits, distingués par lauteur : les anecdotes et récits individuels qui permettent de confronter des pratiques divergentes ; des récits expérientiels qui donnent à voir des représentations collectives ; et des récits illustres qui glorifient des pratiques particulièrement réussies et servent de modèles de référence. Cette mémoire collective, transmise essentiellement à loral, est accessible uniquement aux membres du collectif de travail les mieux intégrés.

Lauteur se consacre ensuite à lexamen des facteurs extérieurs aux collectifs de travail qui facilitent ou, au contraire, entravent la régulation des émotions au travail (chapitre 5). Il est notamment question de la hiérarchie, des usagers et dautres professionnels entourant le collectif 175de travail. Lauteur montre que les contraintes imposées par les politiques publiques (dans les deux brigades de police et dans le service hospitalier) et la direction (dans les pompes funèbres) représentent un facteur de risque émotionnel au travail, qui peut sapparenter ici à la notion de risque psychosocial. Des rapprochements peuvent être établis entre des observations réalisées sur des terrains différents, dans lesquels la logique économique prévaut : dans la police, à travers la politique du chiffre ; dans le service de soin, soumis à la tarification à lactivité ; dans les pompes funèbres, à travers linjonction faite aux employés de vendre le service proposé par lentreprise. Ces contraintes viennent remettre en cause la façon dont le collectif de travail fait dordinaire face au risque émotionnel. Ainsi dans le cas des pompes funèbres, lors de lenlèvement des corps dans des circonstances telles que les suicides, les employés estiment quil faut respecter le deuil des familles et adopter une posture neutre, tandis que leur direction leur demande de convaincre la famille de passer par lentreprise de pompes funèbres pour organiser les obsèques. Les injonctions viennent percuter les définitions du travail bien fait en mettant les professionnels sous pression, et en les contraignant à adopter des positionnements qui sont contraires à ce qui est valorisé comme le « bon » travail émotionnel au sein du collectif. Lauteur décrit également comment les usagers jouent un rôle important dans la bonne réalisation du travail, en respectant la place qui leur est attribué par le collectif de travail dans la réalisation de lactivité, à la fois sur le plan organisationnel mais surtout sur le plan émotionnel. Ils ont cependant une position ambivalente : dune part, en tant que destinataires du service, ils ont une position de juge du service rendu ; dautre part, en tant que protagonistes dans la réalisation du service, ils peuvent engendrer des situations de risque émotionnel en déversant un trop plein démotions sur les professionnels. Ces derniers vont alors tenter, dans chacune des situations, de trouver la bonne distance pour pouvoir réaliser la prestation de service. Lattitude adéquate à adopter découlera alors dun travail dévaluation de lusager.

La troisième et dernière partie de louvrage est centrée sur les mécanismes de régulation du risque émotionnel proprement dits. La gestion collective du risque émotionnel est analysée, dans le sixième chapitre, à travers la mise en place de routines émotionnelles qui prennent appui sur deux grands axes : dune part, ladoption par le collectif de catégorisations 176des usagers et, dautre part, la définition commune dune division du travail en matière de gestion des émotions. Les catégorisations peuvent reposer sur des critères socio-économiques, culturels, mais également sur la définition de la situation de travail. Dans ce dernier cas, les collectifs de travail catégorisent leurs publics en fonction des missions quils estiment être les leurs. Ainsi, par exemple, les enfants suicidaires dans le service de pédiatrie sont considérés comme relevant dabord dun service de psychiatrie ; ils sont écartés du cœur de la mission de la pédiatrie parce quils présentent un risque émotionnel inhabituel dans le service. La mise en place de routines émotionnelles repose également sur la création, par le collectif de travail, de modes dorganisation qui permettent daffecter ceux de leurs membres reconnus comme possédant les compétences émotionnelles adéquates, aux postes où ils pourront le mieux en faire usage.

Le dernier chapitre revient plus en détails sur les mécanismes de création des routines, à travers lanalyse des règles qui les gouvernent. Ce sont les moments délaboration de ces règles qui sont explicités, à travers un idéal-type du processus, décliné en quatre temps : 1/ le problème lié au risque émotionnel est identifié et mis en débat au sein du collectif (par exemple doit-on prendre en charge des enfants en fin de vie dans le service de pédiatrie ?) ; 2/ la mise en place dune règle fait lobjet dun compromis interne au collectif de travail, compromis qui tient également compte de limportance de préserver une bonne ambiance de travail entre collègues, sans laquelle le soutien du collectif dans les situations à risque émotionnel ne pourrait plus se réaliser ; 3/ la règle adoptée par négociation est, de facto, validée tant quelle est opérante pour faire face à la situation problématique et quelle permet de réaliser du « beau travail » (selon les mots de lauteur), lefficacité de la règle relevant alors à la fois du jugement des pairs, de la hiérarchie et des usagers ; 4/ les moments de crise qui viennent remettre en cause les règles établies donnent lieu à la création de nouveaux équilibres.

On saluera, tout dabord, la pertinence de la mise en regard de trois types de situations professionnelles, traversées par des émotions particulièrement fortes du fait de la nature de leurs tâches et du contact que les professionnels ont avec les usagers dans des contextes touchant à lintime et à la mort. Lintérêt du travail repose, au-delà de la comparaison entre les trois terrains détudes, sur la thématique principale qui est celle 177des émotions, ici abordée dans le cadre dun collectif de professionnels. Elle dépasse ainsi une perspective individualisante et psychologisante, en mettant en lumière les arrangements collectifs dont les émotions font lobjet.

On pourra toutefois regretter que les pistes danalyses dégagées nabordent pas, ou très peu, les influences des parcours et des caractéristiques des professionnels qui composent le collectif de travail en tant que variables explicatives de leurs pratiques. Ainsi lappartenance à une catégorie de genre nest quasiment pas prise en compte, alors quà plusieurs reprises lauteur souligne que les femmes et les hommes ne se répartissent pas les tâches de la même façon. Si la question de la virilité dans les pompes funèbres et celle de limportance de la relation dans le service de pédiatrie sont évoquées, elles auraient pu faire lobjet dune analyse plus approfondie, mettant en avant le caractère construit en dehors du collectif de travail, des dispositions à gérer les émotions. De façon complémentaire, on pourra regretter que dans les définitions du travail bien fait qui sont au cœur des analyses, une réflexion plus fine nait pas été menée sur lappartenance, au sein du collectif de travail, à des groupes professionnels différents. Cest particulièrement flagrant au sein du collectif de travail de pédiatrie où coopèrent des auxiliaires de puériculture et des infirmières. Bien sûr, elles forment un collectif de travail qui élabore des règles communes pour travailler ensemble. Cependant, la compréhension des processus de négociation des routines et des règles de travail gagnerait à prendre en compte les socialisations et les éthos professionnels différenciés qui coexistent au collectif de travail.

Ce travail ambitieux par ces terrains détudes très différents que sont les pompes funèbres, un service hospitalier et deux brigades de police, présente lintérêt de mettre au centre de sa réflexion un objet relativement récent pour la sociologie que sont les émotions. Lauteur montre comment elles constituent un des aspects à prendre en compte dans le fonctionnement des collectifs de travail, et ouvre ainsi la voie à de nouvelles et prometteuses recherches.

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Le travail féministe. Le militantisme au Planning familial à l épreuve de sa professionnalisation, Alice Romerio, Presses universitaires de Rennes, collection « Archives du féminisme », 2022, 258 p.

Sophie Rétif

Université Paris Nanterre, IDHE.S

Le Mouvement français pour le planning familial (MFPF) est lune des principales fédérations associatives féministes françaises. Créée à Paris en 1956, elle sest développée à léchelle nationale à partir de 1961, avec la création de centres dans plusieurs villes. Présente aujourdhui dans 76 départements, elle se définit comme un mouvement féministe et déducation populaire qui milite pour le droit à léducation à la sexualité, à la contraception, à lavortement, à légalité des droits entre les femmes et les hommes. De cette association, on connait en partie lhistoire grâce aux recherches menées par Bibia Pavard sur la période 1956-1979 : celles-ci ont mis en évidence les tensions à lœuvre dans un mouvement qui sest construit dans un entre-deux, entre mouvement dexperts et expertes, et mouvement de militants et militantes7. Annie Dussuet, Erika Flahault et Dominique Loiseau ont proposé quant à elles une analyse contemporaine de lemploi et de la reconnaissance du travail dans des associations locales appartenant au MFPF8. Louvrage dAlice Romerio, issu dune thèse de science politique soutenue en 2019, articule et prolonge ces perspectives de recherche. Consacré au travail dans les associations qui composent le MFPF, et ce depuis sa création, il livre une analyse passionnante de la « professionnalisation » du mouvement. Lauteure a donc choisi détudier le Planning dabord comme une organisation dans et pour laquelle on travaille, que ce travail soit 179salarié, bénévole ou défini comme « militant ». Elle mobilise pour cela la littérature consacrée au travail associatif9. Ce faisant, elle apporte une contribution importante aux recherches sur linstitutionnalisation de la cause des femmes, contribution qui repose non pas sur une étude des problèmes publics et de leur mise sur agenda, ou de laction législative, mais sur une analyse de ce que lauteure appelle le « travail féministe », de sa salarisation et de sa professionnalisation.

Pour mener cette recherche, Alice Romerio a tout dabord étudié deux fonds darchives : celui de la Confédération nationale du Planning familial et celui du Conseil supérieur de linformation sexuelle, de la régulation des naissances et de léducation familiale10. Elle a ensuite conduit entre 2014 et 2017 une enquête par entretiens et observation participante dans trois associations départementales du MFPF. Enfin, elle a réalisé une enquête par questionnaire en ligne auprès de travailleuses du mouvement. Au total, 174 travailleuses (militantes, bénévoles, salariées) ont répondu au questionnaire, soit environ 12 % de la population estimée des travailleuses de lassociation.

Le premier chapitre propose une analyse sociohistorique de la professionnalisation dans lassociation. Plus précisément, il sagit détudier la professionnalisation dune partie des membres du MFPF : les hôtesses daccueil, conseillères et animatrices, soit les travailleuses qui nont ni licence, ni mandat11, à la différence des médecins engagés dans le mouvement. Lauteure montre que lhistoire du MFPF nest pas celle de la transformation, progressive et en partie contrainte, dune association « militante » en association « professionnalisée ». Les archives permettent en effet de voir que « la professionnalisation de lassociation a constitué une stratégie et un horizon souhaité dès louverture des centres locaux en 1961 » (p. 15), car elle participait de la stratégie de légitimation de la cause contraceptive. Professionnalisation et salarisation sont deux questions qui sont alors pensées de manière distincte, lune nimpliquant pas lautre. De premiers dispositifs de formation des hôtesses sont mis en place dès le début des années 1960, puis développés en 1966-1967, 180alors quapproche la légalisation de la contraception. Le MFPF anticipe en effet le rôle qui pourra être le sien dans la mise en œuvre de politiques dinformation sexuelle. Les hôtesses travaillent alors sous des statuts hétérogènes : la plupart sont bénévoles, dautres rémunérées via des vacations. Dans les années qui suivent le vote de la loi Neuwirth12, alors que des centres locaux nouent des partenariats avec des collectivités locales, des débats sur la professionnalisation se diffusent dans lassociation. Au début des années 1970, ils sont notamment portés par le collège des ACA (représentant les assistantes-conseillères-animatrices, nouvelle dénomination pour les hôtesses). Celles-ci sont divisées sur la question de la salarisation. Pour certaines, il faut lamplifier et « détruire la mystique du bénévolat considéré comme seule forme du militantisme » (p. 39). Pour dautres, elle risque de faire venir à lassociation des personnes non prioritairement intéressées par la dimension militante des activités. En 1972, le MFPF se joint à dautres associations pour demander à lÉtat que les personnes recrutées dans les centres prévus par la loi Neuwirth fassent lobjet dune « sélection sérieuse ». Il sagit pour ces associations de construire un espace professionnel du conseil conjugal et familial et de faire reconnaître par lÉtat les formations quelles délivrent. Le mouvement opère un tournant politique en 1973 en se prononçant en faveur de la légalisation de lavortement, ce qui remet en cause sa position de partenaire de lÉtat. Ce tournant saccompagne dun changement de stratégie sur la professionnalisation. Le MFPF soppose à lharmonisation de la formation des conseillères conjugales et familiales et à la création dun métier spécifique. Il revendique une professionnalisation politique, ancrée dans léducation populaire, contre une professionnalisation experte mobilisant des savoirs sur la sexualité : la sexualité doit être laffaire de tous, et non celle de spécialistes. Alice Romerio montre donc que, dune part, la professionnalisation na pas été une conséquence inéluctable de la participation de lassociation à la mise en œuvre des politiques dinformation sexuelle. Au contraire, la remise en cause de la professionnalisation experte est postérieure à lintégration du mouvement dans des politiques publiques. Dautre part, la professionnalisation na pas non plus été un vecteur de dépolitisation, mais une question politisée par lassociation, ce qui a finalement 181amené le MFPF à freiner la reconnaissance professionnelle du travail féministe. Le mouvement a changé de position récemment en défendant lenregistrement du métier de conseillère conjugale et familiale au Répertoire national des certifications professionnelles.

Dans un deuxième chapitre intitulé « Devenir une entreprise associative féministe », lauteure sintéresse aux usages du travail salarié et du travail bénévole. Dans les années 1980, pour la direction nationale, la salarisation est problématique car porteuse dun risque de dépendance aux financements publics : elle nest acceptable que si elle repose sur des ressources propres. Le bénévolat, au contraire, est censé permettre lautonomie du mouvement. Pourtant, certaines associations locales ont recours au salariat, ce qui suscite des tensions. En 1983, lune delles publie un texte qui critique le bénévolat, source dune dépendance des travailleuses à légard de leur conjoint. Entre le risque de la dépendance à lÉtat et celui de la dépendance aux conjoints, le salariat simpose finalement en pratique, à la faveur de deux facteurs qui caractérisent la décennie 1980 : une hausse des financements publics, et des difficultés à recruter des bénévoles. En 2006, les trois quarts des associations départementales ont des salariées13. Mais les questions demeurent, et en premier lieu celle des usages, différenciés ou non, du travail salarié et du travail bénévole. Pour létudier, Alice Romerio sappuie sur une enquête menée dans trois associations. Celles-ci présentent des configurations très différentes : une trentaine de salariées et cinq bénévoles dans lassociation A, cinq salariées et une trentaine de bénévoles dans lassociation B, une salariée et une bénévole dans lassociation C. Dans lassociation A, le travail est très majoritairement salarié et une stricte division du travail entre bénévoles et salariées a été mise en place. Cette division permet à lassociation de légitimer son action auprès des financeurs mais aussi de politiser le travail salarié et bénévole : elle refuse par exemple de mobiliser du travail bénévole pour des actions qui relèvent dune commande publique. Cela nempêche pas que certaines salariées travaillent en partie bénévolement, comme une forme de contribution militante au mouvement. Lassociation B, au contraire, a massivement recours au travail bénévole pour répondre aux multiples sollicitations locales, et mobilise en premier lieu des jeunes en cours détudes et en voie de professionnalisation. Stagiaires, bénévoles et salariées y partagent de nombreuses 182tâches. Lassociation C, quant à elle, après sêtre essoufflée, a été relancée dans les années 2000 sous limpulsion des institutions départementales. Le salariat est perçu, dans ce contexte, comme une des conditions de sa survie et non comme un vecteur potentiel de dépolitisation. Lauteure montre ainsi que lon trouve au sein dun même mouvement des formes très différentes de politisation du travail, et que ces formes de politisation vont façonner les carrières des travailleuses et travailleurs.

Dans le troisième chapitre, « Devenir une travailleuse féministe », Alice Romerio se penche sur les carrières féministes et les processus de politisation par le travail. Elle identifie plusieurs modalités dentrée dans le travail féministe : par le féminisme, en particulier pour des femmes et hommes ayant été engagés politiquement à lextrême-gauche ou ayant suivi des formations universitaires consacrées au genre ; par la profession, pour des personnes souhaitant exercer spécifiquement des fonctions de conseil conjugal et familial ; par le travail associatif, pour des personnes souhaitant travailler dans le secteur sanitaire social et pour qui la cause de lassociation apparaît secondaire. Elle montre comment le travail salarié peut être un vecteur de politisation, rejoignant sur ce point les travaux de Pauline Delage sur les associations de lutte contre les violences conjugales14, et comment les configurations locales de professionnalisation façonnent des politisations féministes différenciées.

Le quatrième et dernier chapitre est consacré à la mise en œuvre des politiques publiques par les travailleuses du MFPF, à la manière dont celles-ci se saisissent de la délégation opérée par lÉtat pour les politiques dinformation sexuelle et aux effets de laction publique sur le travail féministe. Les trois associations ne réagissent pas de la même manière aux injonctions de lÉtat et à différentes contraintes (le financement sur projets, par exemple). Lauteure étudie les « tensions entre la posture contestataire et celle de “partenaire” dans le cadre de la mise en œuvre de politiques publiques » (p. 209), saisies via la réception dune catégorie daction publique, la « laïcité ». Les analyses quelle consacre au traitement de certaines demandes des usagères, par exemple la demande de certificats de virginité, mettent en évidence une forte hétérogénéité des pratiques.

La recherche dAlice Romerio montre donc que derrière « le Planning familial », on trouve, depuis longtemps, des configurations associatives 183locales hétérogènes et des formes différentes dinstitutionnalisation de la cause des femmes. Cette recherche prend le contre-pied des discours dominants sur la professionnalisation du travail associatif, selon lesquels celle-ci serait une conséquence inéluctable du développement des associations et de leur participation à la mise en œuvre des politiques publiques – des discours qui émanent notamment des acteurs publics. Dans lhistoire du MFPF, la professionnalisation na été ni inéluctable, ni subie. Elle a été politisée de manière différente par les associations locales. La figure du professionnel ou de la professionnelle « experte » est une figure problématique pour une partie des membres du MFPF, qui sefforcent de penser et construire des professionnalités alternatives, « militantes », et qui distinguent professionnalisation et salarisation. À ce titre, cette recherche enrichit le corpus de travaux consacrés aux « professionnalisations problématiques15 » en montrant que le caractère incertain de la professionnalisation nest pas nécessairement perçu comme un problème par les travailleuses et travailleurs concernés. La comparaison de monographies mise en œuvre par Alice Romerio permet en outre de saisir à quelles conditions des professionnalités alternatives peuvent saffirmer.

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The Social Meaning of Extra Money : Capitalism and the Commodification of Domestic and Leisure Activities, SidonieNaulin et Anne Jourdain (dir.), Dynamics of Virtual Work, {Palgrave Macmillan}, 2019, 284 p.

Vincent Jourdain

Laboratoire PACTE (UMR 5194), Université Grenoble Alpes

Cet ouvrage collectif coordonné par Anne Jourdain et Sidonie Naulin propose de questionner lémergence de lactivité économique à partir184du travail domestique. Issu dun travail de réflexion et décriture initié au sein de la Society for the Advancement of Socio-Economics (SASE) et plus particulièrement de la mini-conférence Marketization of Everyday Life, il rassemble neuf chapitres explorant tout autant dactivités domestiques « marchandisées ». Tour à tour sont explorés le tricot, lagriculture familiale, la tenue de blogs culinaires ou relatifs aux séries télévisées, le suitcase trading (commerce à la valise), la réalisation de shows érotiques sur internet, lutilisation du temps de repos dans le milieu de laéronautique ou la revente dobjets de seconde main sur internet. Ce quont en commun ces activités, cest quelles produisent un gain monétaire pour celles et ceux qui la pratiquent, alors quelles trouvent leur origine dans une pratique domestique (relative au foyer) ou parfois de loisir. Dans un nombre important de cas, il sagit dactivités rendues marchandes par la digitalisation, cest-à-dire laccès grandissant, et à coût décroissant, au réseau internet. Publiés en 2019, les résultats de cet ouvrage seront utilement mobilisés pour lire les transformations de léconomie successives à la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19.

Louvrage comporte trois grandes parties, une introduction générale et une conclusion succincte. Le chapitre introductif rédigé par les coordinatrices annonce lambition théorique. Celle-ci sinscrit dans la tradition sociologique en traitant un thème phare de la sociologie économique : celui de lexpansion du marché. Les approches classiques retiennent souvent une lecture critique de ce phénomène, le décrivant comme inhérent au capitalisme, faisant sans cesse réduire lespace du non-marchand. On peut se souvenir que Karl Marx observait la poursuite de laliénation des travailleuses hors de lusine via le travail à domicile16). Lextension inexorable de la sphère marchande se poursuivrait au 21e siècle, sous leffet de plusieurs facteurs. En premier lieu, la digitalisation, en réduisant les coûts de recherche et de transaction via de nouvelles plateformes, génère des effets de réseaux permettant laccélération et lémergence de nouvelles pratiques marchandes. Ensuite, la « crise économique » globale, qui accroit les inégalités et la paupérisation de classes inférieures, motiverait les individus à chercher des sources de gain monétaire par dautres moyens que lemploi salarié. Enfin, des valeurs « post-fordistes » (p. 4) encourageraient lauto-entrepreneuriat et la recherche dune réalisation de soi à travers le « travail-passion ».

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Les auteurs et autrices proposent dès lors dexplorer empiriquement les significations sociales du travail domestique marchandisé. Le titre du livre, écho à louvrage de Viviana Zelizer17, signale la spécificité du propos sociologique des coordinatrices du livre. Alors que la sociologue américaine proposait dans The Social Meaning of Money de rendre compte des différentes formes de signification sociale que prend la monnaie fiduciaire, lorsquelle est employée pour des usages non marchands (religieux, familiaux etc.), les contributeurs et contributrices de louvrage actualisent et précisent la question que se posait Zelizer, en étudiant « largent supplémentaire » issue du travail non salarié. Même si certains chapitres livrent un début danalyse économique de lampleur et des caractéristiques techniques de cette commodification, il sagit surtout pour les contributeurs et contributrices détudier comment les acteurs du monde social sen emparent. Que font-ils ou elles de largent gagné, et comment le relient-ils ou elles à leur activité ?

En se concentrant sur « largent supplémentaire », cette approche interroge par contraste la signification sociale donnée à largent issu du salaire, et plus généralement à lactivité professionnelle. Y-a-t-il un lien entre les caractéristiques individuelles (niveau de salaire, genre, situation sociale) et la signification donnée à largent gagné en dehors du cadre professionnel ? Sans prétendre révéler de corrélation entre ces deux ensembles de variables, louvrage esquisse une typologie des significations sociales dans laquelle les cas étudiés dans les chapitres sinsèrent, et à travers lesquels le lecteur peut se faire une idée densemble des mécanismes à lœuvre. Trois types de signification sociale de « largent supplémentaire » sont ainsi décrits dans les trois parties qui constituent louvrage : argent de poche (pin money), épargne et faible revenu professionnel.

L« argent supplémentaire » comme argent de poche se retrouve ainsi dans le chapitre de Vinciane Zabban, portant sur lactivité marchande autour du site Ravelry.com. Cette activité concerne principalement à travers la vente de créations de tricot et/ou de patrons. Les utilisateurs y réaliseraient une « production ostentatoire18 » principalement gratifiante sur le plan de la popularité dont jouissent les patrons les plus appréciés. Seule une minorité est en capacité de vendre des produits (tricots ou patrons), et le gain monétaire y est modéré. Le caractère minoritaire, 186sinon concentré, de la lucrativité de lusage digital se retrouve dans le chapitre dAnne Jourdain et de Sidonie Naulin, qui traite des blogs culinaires et de la plateforme Etsy, qui met en relation productrices et producteurs dobjets faits mains (bijoux, prêt à porter, accessoires) et des acheteurs. Les autrices y montrent que le gain économique est quasi-nul, et sert au mieux à compenser les coûts engendrés par le « loisir sérieux » de la cuisine ou de lartisanat domestique. En revanche, le succès économique des produits artisanaux vendus sur Etsy est compris comme un indicateur du talent de sa créatrice ou de son créateur. Enfin, le chapitre dAdrien Bailly, Renaud Garcia-Barbidia et Coralie Lallemand nous montre comment la revente de produits de seconde main sur Leboncoin participe à lapprentissage de nouvelles compétences, quelles soient techniques pour corriger les asymétries dinformations sur un marché non garanti par des dispositifs clairs, par exemple sur les défauts cachés des automobiles (p. 105 ; on pense également ici aux lemons dAkerlof19) ou bien marchands (comment faire de la publicité, fixer des prix, fidéliser la clientèle).

Largent obtenu peut également devenir une forme dépargne, ainsi quétudié dans la seconde partie. Il en va ainsi du suitcase trading cest-à-dire du commerce transnational illégal de marchandises, opérés dans des valises de voyage personnelles, par des femmes comoriennes immigrées en France. Le chapitre dAbdoul-Malik Ahmad montre ainsi comment ces femmes cherchent à sécuriser leur situation professionnelle précaire dans leur pays dimmigration en générant des revenus annexes à loccasion de voyages dans leur pays dorigine (et leurs escales). Glenn Mainguy, qui a étudié la revente de produits agricoles dans des familles russes rurales et pauvres, indique comment lépargne est ici sociale, puisque la pratique agricole marchande permet à des individus devenus « travailleurs pauvres », du fait de la chute de lURSS, de reconquérir une place économique légitime dans la société, laquelle est fortement organisée selon des représentations genrées. La logique est comparable dans le cas étudié par Anne Lambert dans son chapitre sur lutilisation du temps libre par les personnels embarqués des compagnies aériennes. Ces professions (stewards, pilotes) sont caractérisées par des rythmes de travail non standards, lesquels sont différemment utilisés selon les 187statuts professionnels et le genre. Globalement, les femmes ont plutôt tendance à utiliser leur temps libre pour se former sur dautres métiers, ou à exercer des activités de loisir, sans parvenir à en tirer des revenus supplémentaires tandis que les hommes tirent plus fréquemment profit de leurs activités parallèles, comme lorsquils donnent des cours de pilotages privés. En particulier, les pilotes développent un « multi-positionnement » social20via des activités socialement prestigieuses et parfois économiquement rémunératrices.

La troisième partie porte sur la lucrativité des activités domestiques comprise comme un réel (mais bas) revenu professionnel. Le chapitre de Pierre Brasseur et de Jean Finez, revient sur le sexcamming (exhibition pornographique en ligne) et sa professionnalisation. La pratique se caractérise par une tension entre le caractère faussement amateur des performances filmées – qui se traduit par une mise en scène comme jeune femme naïve et désintéressée –, et linvestissement personnel dont font preuve les camgirls, notamment pour garantir le succès de leur activité par la différenciation et la fidélisation de la clientèle. Anne-Sophie Béliard, dans un chapitre portant sur les sites Internet de recensions et de commentaires de séries télévisées, montre la professionnalisation des individus qui gèrent ces sites. Sappuyant sur des compétences techniques acquises durant leur carrière et/ou leurs études, ces passionnés mettent sur pied des dispositifs collaboratifs, en insistant sur cette passion qui les anime comme caractère distinctif de leur site internet.

Au total, The Social Meaning of Extra Money est un livre riche par la diversité des cas étudiés et des modalités de marchandisation quils mettent en lumière. Si un seul opus ne peut à lui seul prétendre traiter lensemble des « sens » que peut prendre « largent supplémentaire », il faut saluer leffort des coordinatrices et des auteurs et autrices pour avoir organisé leur propos de manière à permettre aux lecteurs dapercevoir certains motifs caractéristiques du capitalisme moderne. Ces motifs sont ici explorés à laune des sens, des motivations des acteurs sociaux, participant ainsi à lanalyse de léconomie vécue, au cœur du programme de la sociologie économique. À la lecture, on se rend compte que tous les phénomènes de marchandisation/commodification ne se valent pas. Certains processus de mise en marché sont ainsi plus avancés que dautres, 188et les chapitres dAhmad ou Mainguy montrent des cas où les individus rencontrent des difficultés pour échanger, obtenir des prix fixes et faire effectivement réaliser les paiements. Il aurait été intéressant de creuser la question des degrés dintensité des marchandisations présentées. Enfin, on peut regretter que la question de la « valeur » de ce qui est échangé ne soit pas explorée plus avant. Les études sur la valuation (valuation studies) auraient à ce titre fourni des clés danalyses utiles, notamment en ce quelles mettent laccent sur les institutions qui encadrent léchange (appareillages marchands, marchés, idées). On comprendra toutefois aisément comment un ouvrage portant sur les sens de lactivité économique ne peut pas forcément saventurer sur le terrain des fonctions de celle-ci.

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La Colonisation du quotidien. Dans les laboratoires du capitalisme de plateforme, Patrick Cingolani, Éditions Amsterdam, 2021, 220 p.

Fabien Lemozy

Institut de psychodynamique du travail, Paris

Les travaux de Patrick Cingolani, professeur de sociologie à lUniversité Paris Cité, ont pour objet commun les évolutions du monde du travail, analysées sous la perspective dialectique de la domination et de lémancipation. Ses derniers ouvrages sur la précarité21 se situaient dans la continuité de ses préoccupations scientifiques relatives à la lame de fond qui transforme le capitalisme depuis ces dernières décennies, à savoir lexternalisation et ses deux composantes : la sous-traitance et le travail temporaire. De ce fait, il nest pas surprenant de voir quil apporte sa contribution à lanalyse critique de la forme la plus récente qua prise ce mouvement : le capitalisme de plateforme.

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P. Cingolani consacre le premier chapitre de ce nouvel ouvrage aux « propriétés politiques des nouvelles technologies », cest-à-dire au contexte social et politique de lémergence du capitalisme de plateforme. Le constat est sans appel : le capitalisme « sest débarrassé du travail » (p. 35), non seulement en le déléguant (externalisation), mais en opérant un déni du réel du travail au profit de la conception et de la gestion de la production (i.e. le tournant gestionnaire). Cest dans ce mouvement dabstraction et de soumission du procès de travail que les technologies de linformation et la communication (TIC) notamment par le biais des algorithmes et de lintelligence artificielle interviennent plus particulièrement, tant elles portent en elles une puissance communicationnelle, didactique, de contrôle et de surveillance qui na rien à envier à la disciplinarisation induite par le panopticon benthamien22. Le capitalisme industriel a cédé sa place au capitalisme informationnel, il exploite les espaces qui relèvent de lintime et tire avantage du travail émotionnel23, de lactivité langagière et de celle des émotions du « cybertariat24 », la nouvelle classe prolétaire.

Cette nouvelle classe prolétaire est composée des générations qui cherchaient justement à sécarter des formes traditionnelles dhétéronomie du travail. Mais, et cest ce sur quoi le deuxième chapitre insiste, ces espaces dautonomie dotés dune certaine « expressivité culturelle25 » (p. 62) néchappent plus aux nouveaux modes dassujettissement. Il y a une « colonisation du monde culturel par le capitalisme » (p. 59). Les frontières sont dorénavant floues entre autonomie et hétéronomie, ce qui amène lauteur à parler dune « parasubordination » (p. 80), que lon retrouve dans de nombreuses activités disparates : la rédaction de blogs de mode, le partage en streaming dun gameplay sur la plateforme Twitch, les clichés de photographes amateurs, ou encore la mise en valeur de la notoriété dune marque par ses « ambassadeurs ». Ces exemples peuvent paraître anodins et déconnectés les uns des autres, mais pour lauteur 190lobjectif de ce détour est de montrer les « multiples manières dont les activités latérales se commercialisent, se convertissent en travail » (p. 99) grâce à lutilisation du numérique, dont lun des points forts réside dans sa capacité à lier ce qui est délié, participant à la « colonisation de lactivité par le marché » (p. 95).

Ces deux premiers chapitres, qui occupent la moitié du livre, constituent un préalable pour contextualiser lintérêt scientifique à porter aux plateformes : celles-ci représentent effectivement la « figure la plus paradigmatique du capitalisme contemporain » (p. 107) et sinscrivent dans la continuité (et le renforcement) des processus de précarisation à lœuvre dans léconomie politique depuis des décennies maintenant. Prendre pour objet dinvestigation les « plateformes maigres » (traduction par P. Cingolani du concept de lean platform développé par N. Srnicek26) est une des meilleures façons de comprendre ce qui change dans ces nouvelles organisations du travail se présentant comme de simples outils dintermédiation. La trouvaille de ces plateformes réside dans leffacement des lignes hiérarchiques intermédiaires, ce qui concourt selon lauteur à un perfectionnement disciplinaire qui profite au capitalisme, grâce à la « domination algocratique27 ». Quil sagisse de plateformes de travail à domicile, de plateformes de services de transport, de plateformes de professionnels indépendants, ou bien de plateformes de travail digital générique, lalgorithme est dorénavant celui qui prescrit le travail et contrôle les travailleurs, sans lintervention dencadrants et avec laide des clients, à qui une partie du management a été externalisé également (p. 120).

Pour autant, lhétéronomie demeure toujours présente : « Même si nous pouvons travailler à notre insu, même si la contrainte peut être déniée sous le simulacre du jeu, lhétéronomie reste à notre sens un élément décisif de la spécification dun certain nombre de plateformes » (p. 113). Et il nous semble important de la caractériser à chaque fois 191quune nouvelle plateforme de travail fait son apparition. Les travaux de chercheurs de terrain, dans les descriptions quils sont en mesure de faire du monde tel quil est vécu par les travailleurs, constituent une source dinformation précieuse pour aider les institutions de lÉtat à qualifier et réguler ce qui se passe dans le monde du travail. La condamnation récente par la justice française de la plateforme Deliveroo (et de certains anciens dirigeants) en est un exemple. Elle a été reconnue responsable d« une instrumentalisation et dun détournement de la régulation du travail », dans le but dorganiser une « dissimulation systémique » demplois de livreurs qui auraient dû être salariés et non indépendants28.

Car cest bien de cela quil sagit pour P. Cingolani, dune dissimulation, plus précisément dun déni du travail, de sa pénibilité et des liens de subordination, opéré par les plateformes, en ayant notamment recours à un processus de gamification du travail. La réalité empirique de ces plateformes est étayée dans le quatrième chapitre, à travers les vignettes dAmazon, dUber et de Deliveroo, figures de proue de ce phénomène. Ce chapitre est également loccasion de montrer que des alternatives ont commencé à voir le jour, en sinscrivant notamment dans le mouvement du coopérativisme de plateforme initié par Trebor Scholz29.

La notion demploi comme celle de travail est brouillée. Lauteur insiste sur la transformation que connaît le travail : tantôt il « séloigne », « se masque », « se segmente », « se pulvérise », « séchappe », « se délocalise », « se fragmente », « simmerge », « sefface », un champ lexical qui signe sa dilution dans « la temporalité du privé ou dans une quotidienneté dilatée » (p. 169). Cest ainsi quil sinstille un peu plus dans notre intimité, ce qui permet aux capitalistes darracher quelques heures de travail de plus sans les rémunérer, et de ce fait « tirer le suc que produit une société » (p. 171). Alors comment résister à labstraction du travail ? Pour lauteur, il sagit de « résister à la dimension haletante, et résister à la frénésie du chiffre » (p. 181). Ce quil résume par le terme de « désœuvrer », ou « faire défection », cest-à-dire « darrêter, de dérouter, de suspendre, [] de désœuvrer ce régime de prédation et dépuisement 192des ressources et des richesses collectives, institué sur des inégalités de plus en plus barbares. » (p. 184).

La colonisation du quotidien. Dans les laboratoires du capitalisme de plateforme constitue un bon livre dintroduction pour ceux qui souhaitent comprendre ce que lon nomme communément lubérisation (ou le capitalisme de plateforme), comment celui-ci fonctionne et comment il sinstille dans bon nombre de secteurs de travail, et quelles en sont les alternatives naissantes. Il présente un panorama non exhaustif des travaux en cours dans ce champ scientifique. Il faut en souligner deux limites. Dune part, cet essai ne présente pas de données empiriques originales. À la lecture du titre du livre, on aurait pu sattendre à ce que soit menée une enquête sur les conditions de création de ces plateformes, de leurs algorithmes, sur ceux qui composent la « classe vectorale30 » dont parle lauteur, et du travail et des travailleurs de cette classe qui œuvrent à asseoir une conception du travail (« la main invisible mais monopoliste ou les mains de ses servants dévoués », p. 150). Dautre part, les propositions théoriques et conceptuelles ne sont pas renouvelées ; elles font écho à des interprétations et des analyses déjà inscrites dans la littérature (laccélération, la gamification, la précarité et lexploitation du travail gratuit, la montée en abstraction du travail, et les travaux de terrain existants sur les différentes plateformes).

Parler de la colonisation de lintime par le travail, comme le fait cet ouvrage, invite à reconsidérer une dichotomie courante dans le champ des sciences du travail, entre ce qui relève du travail et du hors-travail. Lauteur utilise des tournures lexicales qui mériteraient dêtre approfondies, comme la manière « subreptice » dont sinfiltre le travail dans les temps hors-travail sous lère du capitalisme néolibéral, et les effets de « saturation » que vivent les individus. De fait, il y a toujours quelque chose qui relève de lintime et de la subjectivité engagés dans le travail31, et qui se poursuit même hors de la sphère du travail : il sagit de la même peau, du même corps qui vit le travail et se déploie dans les autres dimensions de vie sociale. Cet effet de « saturation » décrit 193par lauteur vient dire quelque chose sur ce qui est modifié dans notre rapport au travail, notamment du point de vue de la possibilité de le penser, ou de ce qui entrave le déploiement de lintelligence humaine dans le travail. Le management algorithmique, le monitoring, les prescriptions numériques sous formes de notifications, viennent gêner létape de réflexivité, de retour sur soi, qui peut se dérouler dans les temps de travail mais également hors-travail. Lactivité de pensée est remplacée par des activités cognitives imposées par nos connexions numériques et la standardisation quelles impliquent ; dès lors lépuisement psychique surgit à des moments où léconomie psychique32 aurait pu connaître dautres destins. De ce fait, il faudrait plus particulièrement se préoccuper des questions de santé, et notamment de santé mentale, engagées dans la confrontation avec le « néocapitalisme, [] puissance spécifique dorganisation et de disciplinarisation » (p. 107).

1 Bourdieu P., 1993, « À propos de la famille comme catégorie réalisée », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 100, p. 32-36.

2 Lallement M., 2007, Le travail. Une sociologie contemporaine. Paris, Gallimard.

3 Bourdieu P., 2017, Anthropologie économique. Cours au Collège de France 1992-1993, Paris, Seuil.

4 https://www.franceculture.fr/societe/joan-tronto-organiser-la-vie-autour-du-soin-plutot-que-du-travail-dans-leconomie-changerait-tout [consulté le 10/05/2022].

5 Hochschild A.R., 2017, Le prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel, Paris, La Découverte.

6 Jeantet A., 2018, Les émotions au travail, Paris, CNRS Éditions.

7 Pavard B., 2012, Si je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la société française (1956-1979), Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection « Bibliothèque du féminisme ».

8 Dussuet, A., Flahault E., 2010, « Entre professionnalisation et salarisation, quelle reconnaissance du travail dans le monde associatif ? », Formation Emploi, no 111, vol. 3, p. 35-50 ; Dussuet A., Flahault E., Loiseau D., 2014, « Emploi associatif, féminisme et genre », Travail, genre et sociétés, no 31, vol. 1, p. 101-121.

9 Dussuet A., Flahault E., op. cit. ; Simonet M., 2009, Le travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ?, La Dispute, 2010 ; Hély M., Les métamorphoses du monde associatif, PUF.

10 Créé en 1973, ce Conseil est actuellement placé sous la tutelle du ministre chargé de la Santé.

11 Hughes E. C., 1996, « Licence et mandat », inLe regard sociologique, Éditions de lEHESS, p. 99-106.

12 Adoptée en décembre 1967 et nommée daprès le député Lucien Neuwirth, cette loi autorise lusage des contraceptifs oraux et linformation sur ceux-ci.

13 Jemploie dans ce texte la forme « salariées » pour désigner les salariées et salariés.

14 Delage P., 2017, Violences conjugales. Du combat féministe à la cause publique, Paris, Presses de Sciences Po.

15 Sur cette question, voir par exemple le numéro de Formation Emploi, « Les processus de professionnalisation », no 108, vol. 4, 2009.

16 Marx K. 2008[1871], Le capital. Gallimard, p. 526-531.

17 Zelizer V. A., 1995, The Social Meaning Of Money (Reprint edition), Basic Books.

18 Weber F., 1998, Lhonneur des jardiniers, les potagers dans la France du xxe siècle, Paris, Belin.

19 Akerlof G. A., 1970, « The Market for “Lemons” : Quality Uncertainty and the Market Mechanism », The Quarterly Journal of Economics, vol. 84, no 3, p. 488-500.

20 Boltanski L., 1973, « Lespace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », Revue française de sociologie, vol. 14-1, p. 3-26.

21 Respectivement Révolutions précaires : essai sur lavenir de lémancipation, La Découverte, 2014 ; et La précarité, « Que sais-je ? » no 3720, 2017.

22 Foucault M., 1975, Surveiller et punir, Paris.

23 Le concept de travail émotionnel est clairement situé dans les travaux de A. R. Hochschild (1983, The managed heart. Commercilization of human feeling, Berkeley, University of California Press) et prend pour exemple les prospecteurs commerciaux et la façon dont ils ajoutent au script imposé un « investissement moral » dans la négociation (p. 41-42).

24 Huws U., 2014, Labor in the global digital economy : The cybertariat comes of age, NYU Press.

25 En référence aux pratiques investies dans lart et la culture dune génération désireuse de proposer des formes alternatives de vie, notamment alternative au monde ouvrier de leurs parents.

26 Le concept de lean platform a été traduit par lexpression « plateforme allégée » dans la publication française du livre (Srnicek, 2018, Capitalisme de plateforme : Lhégémonie de léconomie numérique, Lux Canada).

27 Lexpression « domination algocratique » est préférée par lauteur à celle de « management algorithmique » (Lee, Kusbit, Metsky et Dabbish, 2015, « Working with machines : The impact of algorithmic and data-driven management on human workers », Proceedings of the 33rd annual ACM conference on human factors in computing systems), pourtant plus communément utilisée dans la littérature.

28 https://www.liberation.fr/economie/deliveroo-condamne-pour-travail-dissimule-dans-un-proces-historique-de-luberisation-20220419_B7TV5DO44RDTJERFO3S4Y7CMCM/, page consultée le 10/10/2022.

29 Scholz T., 2014, « Platform cooperativism vs. the sharing economy », Big Data and Civic Engagement, p. 47-52.

30 Cest-à-dire la classe qui « se défait de la propriété directe du patrimoine culturel produit, mais se consolide autour du vecteur » (Wark, 2013, « Considerations on a hacker manifesto », in Scholz T., Digital labor, Londres, Routledge, p. 93), le vecteur étant compris comme le dispositif sociotechnique de mise en circulation de ce patrimoine culturel sur le marché.

31 Dejours C., 2013, Travail vivant. Tome 2 : Travail et émancipation, Payot.

32 Énergie qui circule dans lappareil psychique.