Comptes rendus de lecture
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Socio-économie du travail Aux frontières du travail et de l’emploi. Déplacements et recompositions dans les pays du Nord
2022 – 1, n° 11. varia - Auteurs : Saccomanno (Benjamin), Coutrot (Thomas), Girard (Lucile), Rétif (Sophie), Jourdain (Vincent), Lemozy (Fabien)
- Pages : 163 à 193
- Revue : Socio-économie du travail
- Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- EAN : 9782406148944
- ISBN : 978-2-406-14894-4
- ISSN : 2555-039X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14894-4.p.0163
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/05/2023
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Troubles dans le travail. Sociologie d ’ une catégorie de pensée, Marie-Anne Dujarier, PUF, 2021, 444 p.
Benjamin Saccomanno
CERTOP, Centre associé CEREQ
Université Toulouse Jean Jaurès
Poursuivant une réflexion de fond entamée dès ses premiers travaux, Marie-Anne Dujarier rassemble ici une somme conséquente de connaissances afin de traiter frontalement la question « Qu’est-ce que le travail ? ». Les « troubles » du titre servent de justification et de porte d’entrée à cette question. Ces troubles renvoient en effet au caractère « polymorphe » et « ubiquitaire » des usages du terme « travail », un flou qui n’est pas sans conséquence sur l’organisation, comme sur l’expérience quotidienne des travailleurs. Pour remettre de la distance scientifique – et reprendre la main sur le terme – l’auteure entreprend de discuter les équivoques issues de cette polysémie en retraçant la généalogie des usages, ainsi que les effets (sociaux, politiques, économiques…) de leur circulation parmi les personnes et les institutions. Elle s’appuie pour cela sur plusieurs de ses enquêtes, ainsi que sur un travail de fourmi visant à n’oublier, ni apport théorique, ni définition institutionnelle ou variation du sens du mot « travail » dans un dictionnaire.
Le livre se présente en deux parties, précédées d’une introduction qui explicite le sous-titre : il s’agit de traiter le terme « travail » en partant de la construction sociale de sa signification, laquelle exprime l’état de la société ou du groupe au sein duquel cette signification est légitime. Plutôt que de poursuivre une introuvable définition universelle du « travail », qui ne pourrait être que partielle ou trop abstraite, la sociologue propose de suivre l’hypothèse selon laquelle « le travail n’existe pas (…) en tant que chose, essence ou sujet » pour se tourner vers la compréhension de son « signifiant en tant que construction sociale contingente, c’est-à-dire comme catégorie de la pensée et de la pratique » (p. 23-24). Forgé par Mauss et Durkheim, le concept de catégorie de l’esprit humain est mobilisé et actualisé pour mettre de l’ordre dans nos compréhensions 164des façons dont le « travail » s’impose à nous et équipe nos manières de penser, sentir et agir. Le cadre d’analyse proposé par l’auteure traite des usages institutionnels, sociaux et scientifiques qui produisent, à propos du travail, des « fictions qui existent » comme le formulait Bourdieu1 à propos de la famille. Dans ce cadre, elle se donne pour objectif de « dénaturaliser » le terme afin d’interroger la contribution de ces usages à « un régime de pouvoir » usant d’assignations de sens comme de relais de normes instituées dans des luttes de pouvoir, suivant en cela la démarche de Judith Butler (p. 23-24).
La première partie, « Généalogie de la catégorie de pensée “Travail” » décrit en huit chapitres les évolutions historiques des significations du travail dans les sphères religieuse, philosophique, technique… Dans ce long parcours, on relève que les différentes formes du capitalisme et leurs effets sur le rapport au travail nécessitent quatre chapitres. D’une part, le lecteur peut y observer la stabilisation comme catégorie de pensée ordinaire des trois significations suivantes à propos du travail : une « activité concrète », un « ouvrage produit », un « emploi rémunéré ». Ces trois significations se déclinent ensuite en de multiples locutions forgées à travers le temps et les situations (travail domestique, travail prescrit, travail animal…). D’autre part, le lecteur peut mesurer l’extension des pratiques déterminées par le capitalisme sous ses formes successives : si le travail est un fait social total2, sa centralité dans nos existences s’exprime dans les subjectivités comme dans des gestes quotidiens d’apparence improductive. De régulières illustrations parsèment cette première partie, afin de mettre au jour l’enchevêtrement constant des significations du travail. L’auteure met l’accent sur des zones de flou parfois habilement exploitées par les organisations, notamment dans le chapitre 7 où elle montre que le capitalisme néolibéral s’appuie sur une fiction de bonheur au travail en même temps qu’il fragilise le salariat.
À la fin de ce chapitre, Marie-Anne Dujarier se rapproche d’un ensemble pluridisciplinaire de recherches ayant pour point de départ l’analyse empirique du « travail réel », qui prend au sérieux la distance vécue par les sujets avec les diverses prescriptions agissantes sur ce qu’ils font concrètement au travail. Cette entrée par « ce que c’est que 165faire »récuse la conception du « travail » des économistes orthodoxes (p. 177-178) qui, en le réduisant à un facteur de production défini par un coût et une productivité, produisent une « fiction monstrueuse3 » dans laquelle les travailleurs ne sont rien de plus qu’une ressource pour réaliser ce travail. Le débat sur l’activité amène à considérer que le travail est aussi un acte qui produit du sens et des réalités pour les individus, sur les plans matériels, symboliques ou encore de leur santé. Le chapitre 8 synthétise les enseignements d’un parcours de 10 siècles d’une catégorie de pensée problématique, en raison des variations et tensions entre ses usages. Les enjeux de l’emploi donnent par exemple lieu à différentes lectures, ne laissant que peu d’espaces à d’autres significations que celle de l’accès aux ressources et aux solidarités. C’est aussi le cas pour la question de l’utilité, rappelée ici comme concept relationnel et historique, dont la signification et la portée varient selon les personnes et les contextes, et non pas selon une caractéristique intrinsèque ou naturelle d’une activité.
La seconde partie, « Troubles dans le travail », explore en sept nouveaux chapitres de nombreuses tensions sur les significations et les valeurs contemporaines du « travail ». L’auteure inscrit les terrains d’enquête mobilisés dans le « capitalocène » (chapitre 1), cette nouvelle ère géologique engendrée par les régimes de production et de consommation à l’échelle mondiale (p. 215). Chaque chapitre donne à voir « comment les pratiques actuelles, en régime capitaliste néolibéral, avec ses technologies numériques et biologiques, dans un contexte d’incertitude écologique, mettent à l’épreuve la catégorie de pensée travail héritée du fordisme » (p. 27). Ces chapitres sont construits autour de terrains et de questions contemporaines impliquant le « travail » et analysés du point de vue des tiraillements normatifs engendrés par la polysémie du terme et des assignations sociales qui en découlent. Derrière ces usages stratégiques et les rapports de domination produits, Marie-Anne Dujarier montre comment « nos institutions reconnaissent ainsi comme “travail” des pratiques inutiles, voire nocives, et excluent de cette qualification des tâches utiles, profitables et vitales, redoublant alors le trouble jeté sur la catégorie de pensée » (p. 224). La « normativité sociale dominante (…) d’une action dénuée d’objet et de pensée » (p. 223) donne matière 166à interroger les sens en circulation à propos du travail, mais aussi de l’activité concrète en écho aux analyses du travail réel.
L’auteure emprunte plusieurs fois l’image de plaques tectoniques à la dérive, pour signifier comment les trois significations historiques – activité, production, emploi – révèlent des enjeux et des pratiques dont les contradictions troublent la catégorie de pensée « travail ». Le chapitre 2 traite des pratiques utiles et vitales, hors emploi. Dans cette zone exclue d’une reconnaissance institutionnelle, le « travail » est pourtant tourné vers une subsistance quotidienne de soi et de l’entourage. Les activités relevant du care représentent le trouble d’un « travail » qui, malgré sa nécessité souvent vitale, reste à l’extérieur de l’emploi sans donner lieu à des droits ou à une rémunération. Le spectre des pratiques concernées est large, l’auteure l’illustre notamment par l’activité concrète de subsistance des sans-abris (p. 238-240) et élargit même la focale au « travail » en œuvre pour « faire des enfants, prendre soin des autres et de la planète » (p. 257). L’emploi implique une rémunération, elle-même fonction de la valeur dégagée du travail concret. Non reconnues comme telles, les activités analysées dans ce chapitre n’en produisent pas moins de la valeur, du point de vue de la subsistance individuelle et collective du moins. Le chapitre 3 renverse le problème pour traiter de revenus obtenus sans travail concret : « le capital, la redistribution sociale et les “arrêts de travail” sont rémunérateurs » (p. 259). Ces trois entrées permettent de remettre en question empiriquement « la signification du travail comme activité productive utile rémunérée » (p. 268). Avec le revenu du capital, en effet, « la rente dissocie le revenu de l’activité » (p. 262). Les politiques de redistribution permettent l’accès à un « revenu différé », suggérant à l’auteure que l’hypothèse d’un revenu inconditionnel, c’est-à-dire « [dissocié] d’une obligation d’activité, de production et de rapport à l’emploi », renforcerait le « divorce entre activité et revenus » (p. 263). « Être payé à ne rien faire » recouvre enfin de multiples situations où emploi et activité apparaissent déliés : arrêts de travail, activités clandestines, placardisation ou emplois fictifs (p. 263-267). L’auteure clôt ce chapitre en mettant en lumière comment « l’hyperprésentéisme » requis par certains emplois permet, « au nom du travail et de sa valeur, d’esquiver des tâches quotidiennes, utiles et même vitales (…) dans le cercle familial, amical ou de voisinage » (p. 268).
167Les chapitres suivants continuent de révéler de telles déconnexions entre les significations historiques du travail. Le chapitre 4 s’appuie sur différentes tensions autour du temps de travail et de sa comptabilisation comme temps productif : heures supplémentaires non payées, temps de transport imposé par le travail ou utilisé pour travailler, tâches invisibilisées par les outils de gestion… Dans ce chapitre est notamment mise en cause l’étroitesse du périmètre reconnu par les employeurs et les gestionnaires pour déterminer si la tâche donne lieu à rémunération : « l’activité déployée pour produire déborde le périmètre de la tâche employée et rémunérée, dans des proportions telles, parfois, qu’entre ceux qui agissent et ceux qui les emploient, il n’est plus possible de s’entendre sur le sens du mot “travail” ». L’auteure ajoute que « pour être maintenu en emploi, comme pour y accéder, il est prescrit de ne rien dire de ce hiatus », lequel s’avère révélateur de « l’état du rapport de force sur le marché de l’emploi » (p. 282-283). Le chapitre 5 poursuit dans cette voie en proposant de « faire face à l’hypocrisie de la norme salariale » (p. 285). Dans un contexte de chômage de masse, la norme salariale contribue à troubler la catégorie de pensée « travail ». En effet, « puisque la norme sociale actuelle est de se faire employer pour pouvoir subvenir à ses besoins » (p. 286), l’enjeu de l’accès comme du maintien en emploi justifie des injonctions à gouverner son existence, professionnelle comme privée, sur le mode de la mise en marché de soi. Se former seul ou accompagné, travailler ses réseaux, affronter les refus quotidiens d’emploi, etc., sont autant de situations étudiées pour mettre en lumière les activités contraintes par cette norme, aussi bien celles que s’impose le chômeur en fin de droits, que celles acceptées par le salarié voulant se faire bien voir ou sauver sa place. S’observe une nouvelle fois la « déliaison entre activité, production utile et emploi pour vivre » (p. 316), dont le chapitre 6 démontre l’instrumentalisation par de « nouveaux modèles économiques » liant production et consommation. La coproduction collaborative, le marché des données personnelles ou encore le travail invisible dans le secteur du jeu, des heures supplémentaires non comptées du concepteur à celles consacrées par un joueur à tester la version « bêta » d’un jeu. De tels exemples démontrent la possibilité de valorisation financière de « tous les aspects de la vie humaine » (p. 329), notamment par « les GAFAM [qui] surtout – se gardent bien de parler de “travail”, 168là où les mouvements critiques de cette captation le mettent en avant afin de souligner le rapport social d’exploitation qui est à l’œuvre » (p. 330). Les biotechnologies et l’industrie du vivant alimentent des marchés à la régulation fluctuante quant à ce qui relève ou non du travail dans « l’emploi du vivant » (p. 334). Les technologies numériques soutiennent un retour de la rémunération à la tâche ; c’est par exemple le cas du livreur guidé par une application intermédiaire entre clients et restaurateurs. Des robots « agissent, certes, mais sans activité » : ils fonctionnent en l’absence d’un « Code du travail des machines » (p. 344). Cet exemple a surtout pour fonction de rappeler comment les produits de « l’automatisation continue de l’activité humaine » relèvent de la responsabilité des « sujets qui les conçoivent, les commercialisent et les utilisent » (p. 346).
Le chapitre 7 rassemble les résultats empiriques de cette seconde partie : la dissociation des significations n’est ni sans incidence sur les conditions d’intégration salariale, ni sans usage stratégique notamment pour repousser les frontières d’exploitation des activités humaines. Une stratégie consiste par exemple à jouer sur les valeurs du travail, à la manière d’un « jeu de bonneteau » : « au nom de l’emploi » (p. 349) ou de l’« utilité sociale » (p. 353) des activités entrent ou sortent de la qualification comme « travail », ce qui a pour effet, notamment, d’ouvrir ou de fermer l’accès à la couverture sociale associée au salariat. En conclusion, la succession de ces troubles dans la catégorie « travail » conduit l’auteure à se demander si « l’institution du travail elle-même serait en train de craqueler ». Il revient aux « institutions économiques, politiques ou managériales [qui] encadrent l’emploi » de questionner leur mode de qualification du « travail », par exemple pour reconnaitre « les pratiques qui ne rentrent pas dans nos catégories » (p. 366-367). Cependant, le large spectre de ces pratiques interroge. En effet, la catégorie de pensée comme outil d’analyse permet d’étudier aussi bien des activités cognitives et corporelles invisibles et continues (réfléchir, respirer) que des situations dans lesquelles l’activité recouvre des enjeux de subsistance, voire de survie, collective (prendre soin de la planète, améliorer les conditions de travail). Ce très large inventaire implique un très grand nombre d’institutions sociales, celles du « travail », qui parlent « d’emploi avant tout » (p. 370). Il s’appuie aussi sur d’autres institutions, moins centrales dans l’ouvrage, telles 169que la famille ou le territoire, qui produisent elles aussi à propos du « travail » des « fictions qui existent » pouvant renforcer ou entrer en tension avec des « régimes de pouvoir ». La possibilité de réviser, voire de transformer les qualifications institutionnelles du travail, ne peut contourner l’existence de rapports asymétriques entre les institutions sociales, un des rares points qui aurait pu compléter, selon nous, la démonstration. Cela n’en reste pas moins une des pistes soulevées par ce riche ouvrage dont la lecture se conclut par une envie de limiter les usages du terme « travail » au profit de termes plus explicite de ce qui se fait vraiment.
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Le care, théories et pratiques, Helena Hirata, La Dispute, Collection « Le genre du monde », 2021, 224 p.
Thomas Coutrot
Institut de recherches économiques et sociales (IRES)
Après bien des péripéties, dont la crise sanitaire, le concept féministe de care a enfin gagné en France une légitimité reconnue. Comme le disait récemment la politiste féministe américaine Joan Tronto4, « bien que de nombreux dirigeants aient virilisé la qualification de la pandémie de Covid-19 en la comparant à l’image de la “guerre”, elle est en fait, l’expression d’une explosion de la crise des soins qui se poursuit, s’approfondit et se perpétue dans le monde moderne ». Le care a fait l’objet ces dernières années de plusieurs publications marquantes, au point que dans sa postface au livre d’Helena Hirata, Danièle Kergoat s’interroge : « un nouvel ouvrage sur le care ne semblait pas a priori indispensable » (p. 199).
170Cette crainte est rapidement dissipée à la lecture : l’apport essentiel d’Helena Hirata tient à sa capacité à tenir fermement ensemble un appareil théorique solide croisant rapports sociaux de classe, de sexe et de race, une méthodologie rigoureuse de comparaison internationale et une attention permanente aux détails, à la subjectivité des personnes interrogées dont les expériences fournissent la trame de l’écriture.
Impossible ici de retracer la richesse de l’analyse, « aboutissement d’un itinéraire théorique et méthodologique » de toute une vie, comme le note Danièle Kergoat. La biographie d’Helena Hirata, féministe radicale née au Brésil dans une famille japonaise et réfugiée en France, colle formidablement à un projet de recherche comparative tricontinentale dans ces trois pays qui a été le fil directeur de ses recherches, des ouvriers et ouvrières de l’industrie de l’automobile ou du verre des années 1980 jusqu’aux travaux sur les personnels de la prise en charge des personnes âgées (infirmières, aides-soignantes, assistantes de vie, aides à domicile), qui sont au centre de l’ouvrage.
Celui-ci est si riche qu’il n’est possible ici d’en évoquer que quelques aspects, choisis très subjectivement. Dans les trois pays, le vieillissement de la population, l’entrée des femmes sur le marché du travail et le recul des solidarités intergénérationnelles impulsent un essor de la demande d’emplois du care. Helena Hirata montre que l’offre de travail est largement alimentée par la dynamique des migrations internationales (pour les pays riches) ou internes (dans le cas brésilien). Cette dynamique, autrefois tirée par les hommes recrutés dans les usines et les chantiers des pays du Nord, l’est aujourd’hui largement par les femmes, mobilisées par les familles aisées et les entreprises de service des pays riches. C’est la division du travail reproductif qui oriente désormais les flux migratoires, y compris Sud-Sud, comme pour ces nounous philippines embauchées dans les riches familles de Sao Paulo pour parler en anglais aux enfants. Souvent, les migrantes font partie des catégories les plus éduquées dans leur pays d’origine, et souffrent, une fois arrivées dans le pays d’immigration, d’une forte déqualification comme ces médecins recrutés comme aides-soignantes.
L’exception japonaise est particulièrement révélatrice. Très fermé aux flux migratoires, le pays a trouvé une autre manière d’alimenter les besoins de main-d’œuvre au service des personnes âgées : il enrôle les hommes, ouvriers ou techniciens qualifiés, expulsés de l’industrie 171par les robots puis par la crise de 2008. Alors que les institutions de care étudiées par Helena Hirata emploient seulement 10 % d’hommes au Brésil et en France, c’est près de 50 % au Japon. Cela pourrait sembler paradoxal si l’on se réfère à la nature très patriarcale de la société japonaise où les rôles sexués ont longtemps été rigidement distribués. Mais cela pourrait être en train de changer si l’on en croit la très forte croissance du taux d’activité des femmes ces dernières années au Japon (plus de 10 points entre 2010 et 2019 où il s’établit à 73 %), contre 68 % en France et 62 % au Brésil.
Ce n’est pas sans conséquences sur le niveau relatif des salaires des métiers du care dans les trois pays : ils sont nettement plus élevés au Japon qu’en France et, bien sûr, qu’au Brésil. Mais, même au Japon, ces professions restent peu valorisées et peu reconnues socialement ; pour les hommes employés dans les métiers du care, même s’ils se voient attribuer la plupart des postes de chefs d’équipe, « il est difficile d’assumer complètement ce rôle » ; ils se plaignent « qu’ils ne peuvent pas se marier ni fonder une famille avec un tel salaire » (p. 70).
L’analyse de la division et des représentations sexuées du travail est enrichie par une réutilisation judicieuse de résultats antérieurs obtenus dans l’industrie du verre. Dans les usines enquêtées au cours des années 2000, les hommes peu qualifiés du secteur « froid » (emballage, expédition…) souffraient d’une dévalorisation matérielle et symbolique de leur profession (bas salaire, précarité, faible prestige…), analogue à celle qui affecte aujourd’hui les aides-soignantes ou auxiliaires de vie des EHPAD. Toutefois leur rapport subjectif au travail est totalement différent : les ouvriers non qualifiés du verre se plaignaient du travail répétitif, sale et dangereux, tandis que les travailleuses du care affirment aimer leur métier et même aimer leurs patients (même si au Japon, les normes sociales interdisent d’exprimer ouvertement de tels sentiments) : « le rapport intersubjectif avec un.e bénéficiaire du care implique un face-à-face singulier qui peut être pénible mais cette relation sociale n’est jamais ressentie comme un travail répétitif » (p. 169).
Helena Hirata ne se contente pas de décrire les tendances dominantes dans les institutions de care, où prédomine une forte division du travail avec un recours intensif à la sous-traitance. Elle s’intéresse aussi à des innovations organisationnelles qui visent à enrichir le travail et réaliser un « care holistique, non parcellisé et spécialisé » (p. 156) : dans les 172« cantous » en France ou les « unit gata » au Japon, « les travailleur.ses polyvalent.es dans la réalisation des tâches (cuisiner, servir, nettoyer, ranger…), recréant l’atmosphère de la maison et favorisant, quand c’est possible, la participation des personnes âgées elles-mêmes ». Elle souligne que ces modes d’organisation « font partie des orientations du gouvernement japonais en matière de structures d’accueil considérées adéquates pour les personnes âgées souffrant d’Alzheimer, leur taille plus réduite permettant des interactions plus riches entre les bénéficiaires et les pourvoyeur.ses de care » (p. 156). En revanche la polyvalence dans les grandes structures étudiées (française et brésilienne) se traduit par une intensification du travail des soignants et soignantes, chargés aussi des tâches de cuisine et nettoyage…
En définitive, les témoignages font ressortir la forte implication subjective des travailleuses du care dans une relation empathique avec les patients, et l’importance du sentiment d’utilité et de fierté, « des mots que je n’ai pas entendus utilisés par des ouvrières industrielles sur leur travail dans mes recherches précédentes » (p. 146). Helena Hirata y voit un possible ressort de mobilisation collective, unifiant une « nouvelle figure salariale féminine » autour de l’exigence suivante : « nous voulons les moyens de bien faire notre travail » (p. 189). Pour sauvegarder le vivant, il faudra sans doute que l’éthique du care, du souci de l’autre, de la société ou de la nature, étende son influence bien au-delà des métiers actuellement désignés comme ceux « du care ». Ces métiers, et les mobilisations collectives en défense du travail bien fait qu’ils voient émerger, constituent certainement un laboratoire d’expérimentations dont on peut espérer que s’échappent des virus contagieux…
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La régulation sociale du risque émotionnel au travail, Thomas Bonnet, Toulouse, Octares éditions, 2020, 226 p.
Lucile Girard
Chercheuse associée au LIR3S – UMR CNRS 7366,
Université Bourgogne-Franche-Comté
Cet ouvrage est issu d’une thèse qui explore un objet à l’origine plutôt investi par la psychologie ou la psychosociologie, à savoir la question des émotions. Si cet objet a déjà été étudié par des sociologues, à l’instar d’Arlie Hochschild5 ou, en France, d’Aurélie Jeantet6, l’ouvrage de Thomas Bonnet propose plus précisément de s’intéresser à la régulation des émotions au sein des collectifs de travail. Il est découpé en trois grandes parties qui regroupent au total sept chapitres. L’auteur explique tout d’abord comment il va appréhender la notion de risque émotionnel et présente ses terrains de recherche (partie 1). Il se concentre ensuite sur l’échelle du collectif de travail, et montre comment y est appréhendé le risque émotionnel et dans quelles situations il est présent (partie 2). Enfin, le processus de régulation du risque émotionnel est l’objet de la troisième et dernière partie.
Dans la première partie de l’ouvrage, le premier chapitre retrace l’évolution historique de la terminologie venant qualifier le « mal-être au travail ». On perçoit la difficulté à se saisir de cette thématique en sociologie, à travers les définitions des différentes disciplines qui sont mobilisées : sciences de la nature, psychologie, sciences de gestion, et plus récemment psychodynamique du travail. La notion de risque émotionnel renvoie, selon l’auteur, à l’effort fait collectivement par les travailleurs pour dire leurs émotions au travail, sortant ainsi d’une vision seulement négative du risque. Elle se distingue des risques psychosociaux puisqu’elle prend en compte, en plus du niveau de l’organisation du travail, le niveau de la charge affective structurelle de l’activité, et le niveau individuel et subjectif.
Trois terrains d’enquête sont présentés dans le second chapitre : une entreprise de pompes funèbres, un service de soins pédiatriques à l’hôpital, 174et deux brigades de police aux missions différentes puisque l’une est chargée d’enquêter sur les décès hors homicides et l’autre s’occupe de la prise en charge des violences intrafamiliales (entre conjoints, mais aussi envers les enfants). Ces deux brigades sont rapprochées par l’auteur en un même terrain policier. Si les tâches effectuées et l’organisation de chaque contexte diffèrent, ces trois terrains peuvent néanmoins être rapprochés par leur rapport à des situations complexes en lien avec la mort, la maladie ou des violences. L’auteur les a choisis pour mettre en évidence la place importante des émotions dans le travail.
Le troisième chapitre explicite la notion de risque émotionnel au regard des situations de travail étudiées. Cette notion est appréhendée au travers de ses conséquences sur le travail, à savoir, d’une part, troubler le bien-être du travailleur à un niveau individuel dans et hors travail, et, d’autre part, l’empêcher de mener à bien son travail, notamment en mettant en péril sa capacité à se conformer aux normes en vigueur au sein de son collectif de travail sur le plan émotionnel. Au terme de cette première partie, les situations de travail étudiées font apparaître une nécessaire gestion collective des émotions pour que le travail puisse se dérouler.
La deuxième partie du livre propose une réflexion sur la façon dont les collectifs de travail font face au risque émotionnel et à ses effets, à la fois en interne et en externe.
Des pistes de réflexion sur la mise en commun des expériences vécues sont proposées dans le quatrième chapitre. L’auteur montre comment se constitue une mémoire au sein du collectif, qui permet de disposer d’éléments pour faire face aux situations à venir. Cette mémoire collective est constituée à partir de trois types de récits, distingués par l’auteur : les anecdotes et récits individuels qui permettent de confronter des pratiques divergentes ; des récits expérientiels qui donnent à voir des représentations collectives ; et des récits illustres qui glorifient des pratiques particulièrement réussies et servent de modèles de référence. Cette mémoire collective, transmise essentiellement à l’oral, est accessible uniquement aux membres du collectif de travail les mieux intégrés.
L’auteur se consacre ensuite à l’examen des facteurs extérieurs aux collectifs de travail qui facilitent ou, au contraire, entravent la régulation des émotions au travail (chapitre 5). Il est notamment question de la hiérarchie, des usagers et d’autres professionnels entourant le collectif 175de travail. L’auteur montre que les contraintes imposées par les politiques publiques (dans les deux brigades de police et dans le service hospitalier) et la direction (dans les pompes funèbres) représentent un facteur de risque émotionnel au travail, qui peut s’apparenter ici à la notion de risque psychosocial. Des rapprochements peuvent être établis entre des observations réalisées sur des terrains différents, dans lesquels la logique économique prévaut : dans la police, à travers la politique du chiffre ; dans le service de soin, soumis à la tarification à l’activité ; dans les pompes funèbres, à travers l’injonction faite aux employés de vendre le service proposé par l’entreprise. Ces contraintes viennent remettre en cause la façon dont le collectif de travail fait d’ordinaire face au risque émotionnel. Ainsi dans le cas des pompes funèbres, lors de l’enlèvement des corps dans des circonstances telles que les suicides, les employés estiment qu’il faut respecter le deuil des familles et adopter une posture neutre, tandis que leur direction leur demande de convaincre la famille de passer par l’entreprise de pompes funèbres pour organiser les obsèques. Les injonctions viennent percuter les définitions du travail bien fait en mettant les professionnels sous pression, et en les contraignant à adopter des positionnements qui sont contraires à ce qui est valorisé comme le « bon » travail émotionnel au sein du collectif. L’auteur décrit également comment les usagers jouent un rôle important dans la bonne réalisation du travail, en respectant la place qui leur est attribué par le collectif de travail dans la réalisation de l’activité, à la fois sur le plan organisationnel mais surtout sur le plan émotionnel. Ils ont cependant une position ambivalente : d’une part, en tant que destinataires du service, ils ont une position de juge du service rendu ; d’autre part, en tant que protagonistes dans la réalisation du service, ils peuvent engendrer des situations de risque émotionnel en déversant un trop plein d’émotions sur les professionnels. Ces derniers vont alors tenter, dans chacune des situations, de trouver la bonne distance pour pouvoir réaliser la prestation de service. L’attitude adéquate à adopter découlera alors d’un travail d’évaluation de l’usager.
La troisième et dernière partie de l’ouvrage est centrée sur les mécanismes de régulation du risque émotionnel proprement dits. La gestion collective du risque émotionnel est analysée, dans le sixième chapitre, à travers la mise en place de routines émotionnelles qui prennent appui sur deux grands axes : d’une part, l’adoption par le collectif de catégorisations 176des usagers et, d’autre part, la définition commune d’une division du travail en matière de gestion des émotions. Les catégorisations peuvent reposer sur des critères socio-économiques, culturels, mais également sur la définition de la situation de travail. Dans ce dernier cas, les collectifs de travail catégorisent leurs publics en fonction des missions qu’ils estiment être les leurs. Ainsi, par exemple, les enfants suicidaires dans le service de pédiatrie sont considérés comme relevant d’abord d’un service de psychiatrie ; ils sont écartés du cœur de la mission de la pédiatrie parce qu’ils présentent un risque émotionnel inhabituel dans le service. La mise en place de routines émotionnelles repose également sur la création, par le collectif de travail, de modes d’organisation qui permettent d’affecter ceux de leurs membres reconnus comme possédant les compétences émotionnelles adéquates, aux postes où ils pourront le mieux en faire usage.
Le dernier chapitre revient plus en détails sur les mécanismes de création des routines, à travers l’analyse des règles qui les gouvernent. Ce sont les moments d’élaboration de ces règles qui sont explicités, à travers un idéal-type du processus, décliné en quatre temps : 1/ le problème lié au risque émotionnel est identifié et mis en débat au sein du collectif (par exemple doit-on prendre en charge des enfants en fin de vie dans le service de pédiatrie ?) ; 2/ la mise en place d’une règle fait l’objet d’un compromis interne au collectif de travail, compromis qui tient également compte de l’importance de préserver une bonne ambiance de travail entre collègues, sans laquelle le soutien du collectif dans les situations à risque émotionnel ne pourrait plus se réaliser ; 3/ la règle adoptée par négociation est, de facto, validée tant qu’elle est opérante pour faire face à la situation problématique et qu’elle permet de réaliser du « beau travail » (selon les mots de l’auteur), l’efficacité de la règle relevant alors à la fois du jugement des pairs, de la hiérarchie et des usagers ; 4/ les moments de crise qui viennent remettre en cause les règles établies donnent lieu à la création de nouveaux équilibres.
On saluera, tout d’abord, la pertinence de la mise en regard de trois types de situations professionnelles, traversées par des émotions particulièrement fortes du fait de la nature de leurs tâches et du contact que les professionnels ont avec les usagers dans des contextes touchant à l’intime et à la mort. L’intérêt du travail repose, au-delà de la comparaison entre les trois terrains d’études, sur la thématique principale qui est celle 177des émotions, ici abordée dans le cadre d’un collectif de professionnels. Elle dépasse ainsi une perspective individualisante et psychologisante, en mettant en lumière les arrangements collectifs dont les émotions font l’objet.
On pourra toutefois regretter que les pistes d’analyses dégagées n’abordent pas, ou très peu, les influences des parcours et des caractéristiques des professionnels qui composent le collectif de travail en tant que variables explicatives de leurs pratiques. Ainsi l’appartenance à une catégorie de genre n’est quasiment pas prise en compte, alors qu’à plusieurs reprises l’auteur souligne que les femmes et les hommes ne se répartissent pas les tâches de la même façon. Si la question de la virilité dans les pompes funèbres et celle de l’importance de la relation dans le service de pédiatrie sont évoquées, elles auraient pu faire l’objet d’une analyse plus approfondie, mettant en avant le caractère construit en dehors du collectif de travail, des dispositions à gérer les émotions. De façon complémentaire, on pourra regretter que dans les définitions du travail bien fait qui sont au cœur des analyses, une réflexion plus fine n’ait pas été menée sur l’appartenance, au sein du collectif de travail, à des groupes professionnels différents. C’est particulièrement flagrant au sein du collectif de travail de pédiatrie où coopèrent des auxiliaires de puériculture et des infirmières. Bien sûr, elles forment un collectif de travail qui élabore des règles communes pour travailler ensemble. Cependant, la compréhension des processus de négociation des routines et des règles de travail gagnerait à prendre en compte les socialisations et les éthos professionnels différenciés qui coexistent au collectif de travail.
Ce travail ambitieux par ces terrains d’études très différents que sont les pompes funèbres, un service hospitalier et deux brigades de police, présente l’intérêt de mettre au centre de sa réflexion un objet relativement récent pour la sociologie que sont les émotions. L’auteur montre comment elles constituent un des aspects à prendre en compte dans le fonctionnement des collectifs de travail, et ouvre ainsi la voie à de nouvelles et prometteuses recherches.
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Le travail féministe. Le militantisme au Planning familial à l ’ épreuve de sa professionnalisation, Alice Romerio, Presses universitaires de Rennes, collection « Archives du féminisme », 2022, 258 p.
Sophie Rétif
Université Paris Nanterre, IDHE.S
Le Mouvement français pour le planning familial (MFPF) est l’une des principales fédérations associatives féministes françaises. Créée à Paris en 1956, elle s’est développée à l’échelle nationale à partir de 1961, avec la création de centres dans plusieurs villes. Présente aujourd’hui dans 76 départements, elle se définit comme un mouvement féministe et d’éducation populaire qui milite pour le droit à l’éducation à la sexualité, à la contraception, à l’avortement, à l’égalité des droits entre les femmes et les hommes. De cette association, on connait en partie l’histoire grâce aux recherches menées par Bibia Pavard sur la période 1956-1979 : celles-ci ont mis en évidence les tensions à l’œuvre dans un mouvement qui s’est construit dans un entre-deux, entre mouvement d’experts et expertes, et mouvement de militants et militantes7. Annie Dussuet, Erika Flahault et Dominique Loiseau ont proposé quant à elles une analyse contemporaine de l’emploi et de la reconnaissance du travail dans des associations locales appartenant au MFPF8. L’ouvrage d’Alice Romerio, issu d’une thèse de science politique soutenue en 2019, articule et prolonge ces perspectives de recherche. Consacré au travail dans les associations qui composent le MFPF, et ce depuis sa création, il livre une analyse passionnante de la « professionnalisation » du mouvement. L’auteure a donc choisi d’étudier le Planning d’abord comme une organisation dans et pour laquelle on travaille, que ce travail soit 179salarié, bénévole ou défini comme « militant ». Elle mobilise pour cela la littérature consacrée au travail associatif9. Ce faisant, elle apporte une contribution importante aux recherches sur l’institutionnalisation de la cause des femmes, contribution qui repose non pas sur une étude des problèmes publics et de leur mise sur agenda, ou de l’action législative, mais sur une analyse de ce que l’auteure appelle le « travail féministe », de sa salarisation et de sa professionnalisation.
Pour mener cette recherche, Alice Romerio a tout d’abord étudié deux fonds d’archives : celui de la Confédération nationale du Planning familial et celui du Conseil supérieur de l’information sexuelle, de la régulation des naissances et de l’éducation familiale10. Elle a ensuite conduit entre 2014 et 2017 une enquête par entretiens et observation participante dans trois associations départementales du MFPF. Enfin, elle a réalisé une enquête par questionnaire en ligne auprès de travailleuses du mouvement. Au total, 174 travailleuses (militantes, bénévoles, salariées) ont répondu au questionnaire, soit environ 12 % de la population estimée des travailleuses de l’association.
Le premier chapitre propose une analyse sociohistorique de la professionnalisation dans l’association. Plus précisément, il s’agit d’étudier la professionnalisation d’une partie des membres du MFPF : les hôtesses d’accueil, conseillères et animatrices, soit les travailleuses qui n’ont ni licence, ni mandat11, à la différence des médecins engagés dans le mouvement. L’auteure montre que l’histoire du MFPF n’est pas celle de la transformation, progressive et en partie contrainte, d’une association « militante » en association « professionnalisée ». Les archives permettent en effet de voir que « la professionnalisation de l’association a constitué une stratégie et un horizon souhaité dès l’ouverture des centres locaux en 1961 » (p. 15), car elle participait de la stratégie de légitimation de la cause contraceptive. Professionnalisation et salarisation sont deux questions qui sont alors pensées de manière distincte, l’une n’impliquant pas l’autre. De premiers dispositifs de formation des hôtesses sont mis en place dès le début des années 1960, puis développés en 1966-1967, 180alors qu’approche la légalisation de la contraception. Le MFPF anticipe en effet le rôle qui pourra être le sien dans la mise en œuvre de politiques d’information sexuelle. Les hôtesses travaillent alors sous des statuts hétérogènes : la plupart sont bénévoles, d’autres rémunérées via des vacations. Dans les années qui suivent le vote de la loi Neuwirth12, alors que des centres locaux nouent des partenariats avec des collectivités locales, des débats sur la professionnalisation se diffusent dans l’association. Au début des années 1970, ils sont notamment portés par le collège des ACA (représentant les assistantes-conseillères-animatrices, nouvelle dénomination pour les hôtesses). Celles-ci sont divisées sur la question de la salarisation. Pour certaines, il faut l’amplifier et « détruire la mystique du bénévolat considéré comme seule forme du militantisme » (p. 39). Pour d’autres, elle risque de faire venir à l’association des personnes non prioritairement intéressées par la dimension militante des activités. En 1972, le MFPF se joint à d’autres associations pour demander à l’État que les personnes recrutées dans les centres prévus par la loi Neuwirth fassent l’objet d’une « sélection sérieuse ». Il s’agit pour ces associations de construire un espace professionnel du conseil conjugal et familial et de faire reconnaître par l’État les formations qu’elles délivrent. Le mouvement opère un tournant politique en 1973 en se prononçant en faveur de la légalisation de l’avortement, ce qui remet en cause sa position de partenaire de l’État. Ce tournant s’accompagne d’un changement de stratégie sur la professionnalisation. Le MFPF s’oppose à l’harmonisation de la formation des conseillères conjugales et familiales et à la création d’un métier spécifique. Il revendique une professionnalisation politique, ancrée dans l’éducation populaire, contre une professionnalisation experte mobilisant des savoirs sur la sexualité : la sexualité doit être l’affaire de tous, et non celle de spécialistes. Alice Romerio montre donc que, d’une part, la professionnalisation n’a pas été une conséquence inéluctable de la participation de l’association à la mise en œuvre des politiques d’information sexuelle. Au contraire, la remise en cause de la professionnalisation experte est postérieure à l’intégration du mouvement dans des politiques publiques. D’autre part, la professionnalisation n’a pas non plus été un vecteur de dépolitisation, mais une question politisée par l’association, ce qui a finalement 181amené le MFPF à freiner la reconnaissance professionnelle du travail féministe. Le mouvement a changé de position récemment en défendant l’enregistrement du métier de conseillère conjugale et familiale au Répertoire national des certifications professionnelles.
Dans un deuxième chapitre intitulé « Devenir une entreprise associative féministe », l’auteure s’intéresse aux usages du travail salarié et du travail bénévole. Dans les années 1980, pour la direction nationale, la salarisation est problématique car porteuse d’un risque de dépendance aux financements publics : elle n’est acceptable que si elle repose sur des ressources propres. Le bénévolat, au contraire, est censé permettre l’autonomie du mouvement. Pourtant, certaines associations locales ont recours au salariat, ce qui suscite des tensions. En 1983, l’une d’elles publie un texte qui critique le bénévolat, source d’une dépendance des travailleuses à l’égard de leur conjoint. Entre le risque de la dépendance à l’État et celui de la dépendance aux conjoints, le salariat s’impose finalement en pratique, à la faveur de deux facteurs qui caractérisent la décennie 1980 : une hausse des financements publics, et des difficultés à recruter des bénévoles. En 2006, les trois quarts des associations départementales ont des salariées13. Mais les questions demeurent, et en premier lieu celle des usages, différenciés ou non, du travail salarié et du travail bénévole. Pour l’étudier, Alice Romerio s’appuie sur une enquête menée dans trois associations. Celles-ci présentent des configurations très différentes : une trentaine de salariées et cinq bénévoles dans l’association A, cinq salariées et une trentaine de bénévoles dans l’association B, une salariée et une bénévole dans l’association C. Dans l’association A, le travail est très majoritairement salarié et une stricte division du travail entre bénévoles et salariées a été mise en place. Cette division permet à l’association de légitimer son action auprès des financeurs mais aussi de politiser le travail salarié et bénévole : elle refuse par exemple de mobiliser du travail bénévole pour des actions qui relèvent d’une commande publique. Cela n’empêche pas que certaines salariées travaillent en partie bénévolement, comme une forme de contribution militante au mouvement. L’association B, au contraire, a massivement recours au travail bénévole pour répondre aux multiples sollicitations locales, et mobilise en premier lieu des jeunes en cours d’études et en voie de professionnalisation. Stagiaires, bénévoles et salariées y partagent de nombreuses 182tâches. L’association C, quant à elle, après s’être essoufflée, a été relancée dans les années 2000 sous l’impulsion des institutions départementales. Le salariat est perçu, dans ce contexte, comme une des conditions de sa survie et non comme un vecteur potentiel de dépolitisation. L’auteure montre ainsi que l’on trouve au sein d’un même mouvement des formes très différentes de politisation du travail, et que ces formes de politisation vont façonner les carrières des travailleuses et travailleurs.
Dans le troisième chapitre, « Devenir une travailleuse féministe », Alice Romerio se penche sur les carrières féministes et les processus de politisation par le travail. Elle identifie plusieurs modalités d’entrée dans le travail féministe : par le féminisme, en particulier pour des femmes et hommes ayant été engagés politiquement à l’extrême-gauche ou ayant suivi des formations universitaires consacrées au genre ; par la profession, pour des personnes souhaitant exercer spécifiquement des fonctions de conseil conjugal et familial ; par le travail associatif, pour des personnes souhaitant travailler dans le secteur sanitaire social et pour qui la cause de l’association apparaît secondaire. Elle montre comment le travail salarié peut être un vecteur de politisation, rejoignant sur ce point les travaux de Pauline Delage sur les associations de lutte contre les violences conjugales14, et comment les configurations locales de professionnalisation façonnent des politisations féministes différenciées.
Le quatrième et dernier chapitre est consacré à la mise en œuvre des politiques publiques par les travailleuses du MFPF, à la manière dont celles-ci se saisissent de la délégation opérée par l’État pour les politiques d’information sexuelle et aux effets de l’action publique sur le travail féministe. Les trois associations ne réagissent pas de la même manière aux injonctions de l’État et à différentes contraintes (le financement sur projets, par exemple). L’auteure étudie les « tensions entre la posture contestataire et celle de “partenaire” dans le cadre de la mise en œuvre de politiques publiques » (p. 209), saisies via la réception d’une catégorie d’action publique, la « laïcité ». Les analyses qu’elle consacre au traitement de certaines demandes des usagères, par exemple la demande de certificats de virginité, mettent en évidence une forte hétérogénéité des pratiques.
La recherche d’Alice Romerio montre donc que derrière « le Planning familial », on trouve, depuis longtemps, des configurations associatives 183locales hétérogènes et des formes différentes d’institutionnalisation de la cause des femmes. Cette recherche prend le contre-pied des discours dominants sur la professionnalisation du travail associatif, selon lesquels celle-ci serait une conséquence inéluctable du développement des associations et de leur participation à la mise en œuvre des politiques publiques – des discours qui émanent notamment des acteurs publics. Dans l’histoire du MFPF, la professionnalisation n’a été ni inéluctable, ni subie. Elle a été politisée de manière différente par les associations locales. La figure du professionnel ou de la professionnelle « experte » est une figure problématique pour une partie des membres du MFPF, qui s’efforcent de penser et construire des professionnalités alternatives, « militantes », et qui distinguent professionnalisation et salarisation. À ce titre, cette recherche enrichit le corpus de travaux consacrés aux « professionnalisations problématiques15 » en montrant que le caractère incertain de la professionnalisation n’est pas nécessairement perçu comme un problème par les travailleuses et travailleurs concernés. La comparaison de monographies mise en œuvre par Alice Romerio permet en outre de saisir à quelles conditions des professionnalités alternatives peuvent s’affirmer.
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The Social Meaning of Extra Money : Capitalism and the Commodification of Domestic and Leisure Activities, SidonieNaulin et Anne Jourdain (dir.), Dynamics of Virtual Work, {Palgrave Macmillan}, 2019, 284 p.
Vincent Jourdain
Laboratoire PACTE (UMR 5194), Université Grenoble Alpes
Cet ouvrage collectif coordonné par Anne Jourdain et Sidonie Naulin propose de questionner l’émergence de l’activité économique à partir184du travail domestique. Issu d’un travail de réflexion et d’écriture initié au sein de la Society for the Advancement of Socio-Economics (SASE) et plus particulièrement de la mini-conférence Marketization of Everyday Life, il rassemble neuf chapitres explorant tout autant d’activités domestiques « marchandisées ». Tour à tour sont explorés le tricot, l’agriculture familiale, la tenue de blogs culinaires ou relatifs aux séries télévisées, le suitcase trading (commerce à la valise), la réalisation de shows érotiques sur internet, l’utilisation du temps de repos dans le milieu de l’aéronautique ou la revente d’objets de seconde main sur internet. Ce qu’ont en commun ces activités, c’est qu’elles produisent un gain monétaire pour celles et ceux qui la pratiquent, alors qu’elles trouvent leur origine dans une pratique domestique (relative au foyer) ou parfois de loisir. Dans un nombre important de cas, il s’agit d’activités rendues marchandes par la digitalisation, c’est-à-dire l’accès grandissant, et à coût décroissant, au réseau internet. Publiés en 2019, les résultats de cet ouvrage seront utilement mobilisés pour lire les transformations de l’économie successives à la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19.
L’ouvrage comporte trois grandes parties, une introduction générale et une conclusion succincte. Le chapitre introductif rédigé par les coordinatrices annonce l’ambition théorique. Celle-ci s’inscrit dans la tradition sociologique en traitant un thème phare de la sociologie économique : celui de l’expansion du marché. Les approches classiques retiennent souvent une lecture critique de ce phénomène, le décrivant comme inhérent au capitalisme, faisant sans cesse réduire l’espace du non-marchand. On peut se souvenir que Karl Marx observait la poursuite de l’aliénation des travailleuses hors de l’usine via le travail à domicile16). L’extension inexorable de la sphère marchande se poursuivrait au 21e siècle, sous l’effet de plusieurs facteurs. En premier lieu, la digitalisation, en réduisant les coûts de recherche et de transaction via de nouvelles plateformes, génère des effets de réseaux permettant l’accélération et l’émergence de nouvelles pratiques marchandes. Ensuite, la « crise économique » globale, qui accroit les inégalités et la paupérisation de classes inférieures, motiverait les individus à chercher des sources de gain monétaire par d’autres moyens que l’emploi salarié. Enfin, des valeurs « post-fordistes » (p. 4) encourageraient l’auto-entrepreneuriat et la recherche d’une réalisation de soi à travers le « travail-passion ».
185Les auteurs et autrices proposent dès lors d’explorer empiriquement les significations sociales du travail domestique marchandisé. Le titre du livre, écho à l’ouvrage de Viviana Zelizer17, signale la spécificité du propos sociologique des coordinatrices du livre. Alors que la sociologue américaine proposait dans The Social Meaning of Money de rendre compte des différentes formes de signification sociale que prend la monnaie fiduciaire, lorsqu’elle est employée pour des usages non marchands (religieux, familiaux etc.), les contributeurs et contributrices de l’ouvrage actualisent et précisent la question que se posait Zelizer, en étudiant « l’argent supplémentaire » issue du travail non salarié. Même si certains chapitres livrent un début d’analyse économique de l’ampleur et des caractéristiques techniques de cette commodification, il s’agit surtout pour les contributeurs et contributrices d’étudier comment les acteurs du monde social s’en emparent. Que font-ils ou elles de l’argent gagné, et comment le relient-ils ou elles à leur activité ?
En se concentrant sur « l’argent supplémentaire », cette approche interroge par contraste la signification sociale donnée à l’argent issu du salaire, et plus généralement à l’activité professionnelle. Y-a-t-il un lien entre les caractéristiques individuelles (niveau de salaire, genre, situation sociale) et la signification donnée à l’argent gagné en dehors du cadre professionnel ? Sans prétendre révéler de corrélation entre ces deux ensembles de variables, l’ouvrage esquisse une typologie des significations sociales dans laquelle les cas étudiés dans les chapitres s’insèrent, et à travers lesquels le lecteur peut se faire une idée d’ensemble des mécanismes à l’œuvre. Trois types de signification sociale de « l’argent supplémentaire » sont ainsi décrits dans les trois parties qui constituent l’ouvrage : argent de poche (pin money), épargne et faible revenu professionnel.
L’« argent supplémentaire » comme argent de poche se retrouve ainsi dans le chapitre de Vinciane Zabban, portant sur l’activité marchande autour du site Ravelry.com. Cette activité concerne principalement à travers la vente de créations de tricot et/ou de patrons. Les utilisateurs y réaliseraient une « production ostentatoire18 » principalement gratifiante sur le plan de la popularité dont jouissent les patrons les plus appréciés. Seule une minorité est en capacité de vendre des produits (tricots ou patrons), et le gain monétaire y est modéré. Le caractère minoritaire, 186sinon concentré, de la lucrativité de l’usage digital se retrouve dans le chapitre d’Anne Jourdain et de Sidonie Naulin, qui traite des blogs culinaires et de la plateforme Etsy, qui met en relation productrices et producteurs d’objets faits mains (bijoux, prêt à porter, accessoires) et des acheteurs. Les autrices y montrent que le gain économique est quasi-nul, et sert au mieux à compenser les coûts engendrés par le « loisir sérieux » de la cuisine ou de l’artisanat domestique. En revanche, le succès économique des produits artisanaux vendus sur Etsy est compris comme un indicateur du talent de sa créatrice ou de son créateur. Enfin, le chapitre d’Adrien Bailly, Renaud Garcia-Barbidia et Coralie Lallemand nous montre comment la revente de produits de seconde main sur Leboncoin participe à l’apprentissage de nouvelles compétences, qu’elles soient techniques pour corriger les asymétries d’informations sur un marché non garanti par des dispositifs clairs, par exemple sur les défauts cachés des automobiles (p. 105 ; on pense également ici aux lemons d’Akerlof19) ou bien marchands (comment faire de la publicité, fixer des prix, fidéliser la clientèle).
L’argent obtenu peut également devenir une forme d’épargne, ainsi qu’étudié dans la seconde partie. Il en va ainsi du suitcase trading c’est-à-dire du commerce transnational illégal de marchandises, opérés dans des valises de voyage personnelles, par des femmes comoriennes immigrées en France. Le chapitre d’Abdoul-Malik Ahmad montre ainsi comment ces femmes cherchent à sécuriser leur situation professionnelle précaire dans leur pays d’immigration en générant des revenus annexes à l’occasion de voyages dans leur pays d’origine (et leurs escales). Glenn Mainguy, qui a étudié la revente de produits agricoles dans des familles russes rurales et pauvres, indique comment l’épargne est ici sociale, puisque la pratique agricole marchande permet à des individus devenus « travailleurs pauvres », du fait de la chute de l’URSS, de reconquérir une place économique légitime dans la société, laquelle est fortement organisée selon des représentations genrées. La logique est comparable dans le cas étudié par Anne Lambert dans son chapitre sur l’utilisation du temps libre par les personnels embarqués des compagnies aériennes. Ces professions (stewards, pilotes) sont caractérisées par des rythmes de travail non standards, lesquels sont différemment utilisés selon les 187statuts professionnels et le genre. Globalement, les femmes ont plutôt tendance à utiliser leur temps libre pour se former sur d’autres métiers, ou à exercer des activités de loisir, sans parvenir à en tirer des revenus supplémentaires tandis que les hommes tirent plus fréquemment profit de leurs activités parallèles, comme lorsqu’ils donnent des cours de pilotages privés. En particulier, les pilotes développent un « multi-positionnement » social20via des activités socialement prestigieuses et parfois économiquement rémunératrices.
La troisième partie porte sur la lucrativité des activités domestiques comprise comme un réel (mais bas) revenu professionnel. Le chapitre de Pierre Brasseur et de Jean Finez, revient sur le sexcamming (exhibition pornographique en ligne) et sa professionnalisation. La pratique se caractérise par une tension entre le caractère faussement amateur des performances filmées – qui se traduit par une mise en scène comme jeune femme naïve et désintéressée –, et l’investissement personnel dont font preuve les camgirls, notamment pour garantir le succès de leur activité par la différenciation et la fidélisation de la clientèle. Anne-Sophie Béliard, dans un chapitre portant sur les sites Internet de recensions et de commentaires de séries télévisées, montre la professionnalisation des individus qui gèrent ces sites. S’appuyant sur des compétences techniques acquises durant leur carrière et/ou leurs études, ces passionnés mettent sur pied des dispositifs collaboratifs, en insistant sur cette passion qui les anime comme caractère distinctif de leur site internet.
Au total, The Social Meaning of Extra Money est un livre riche par la diversité des cas étudiés et des modalités de marchandisation qu’ils mettent en lumière. Si un seul opus ne peut à lui seul prétendre traiter l’ensemble des « sens » que peut prendre « l’argent supplémentaire », il faut saluer l’effort des coordinatrices et des auteurs et autrices pour avoir organisé leur propos de manière à permettre aux lecteurs d’apercevoir certains motifs caractéristiques du capitalisme moderne. Ces motifs sont ici explorés à l’aune des sens, des motivations des acteurs sociaux, participant ainsi à l’analyse de l’économie vécue, au cœur du programme de la sociologie économique. À la lecture, on se rend compte que tous les phénomènes de marchandisation/commodification ne se valent pas. Certains processus de mise en marché sont ainsi plus avancés que d’autres, 188et les chapitres d’Ahmad ou Mainguy montrent des cas où les individus rencontrent des difficultés pour échanger, obtenir des prix fixes et faire effectivement réaliser les paiements. Il aurait été intéressant de creuser la question des degrés d’intensité des marchandisations présentées. Enfin, on peut regretter que la question de la « valeur » de ce qui est échangé ne soit pas explorée plus avant. Les études sur la valuation (valuation studies) auraient à ce titre fourni des clés d’analyses utiles, notamment en ce qu’elles mettent l’accent sur les institutions qui encadrent l’échange (appareillages marchands, marchés, idées). On comprendra toutefois aisément comment un ouvrage portant sur les sens de l’activité économique ne peut pas forcément s’aventurer sur le terrain des fonctions de celle-ci.
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La Colonisation du quotidien. Dans les laboratoires du capitalisme de plateforme, Patrick Cingolani, Éditions Amsterdam, 2021, 220 p.
Fabien Lemozy
Institut de psychodynamique du travail, Paris
Les travaux de Patrick Cingolani, professeur de sociologie à l’Université Paris Cité, ont pour objet commun les évolutions du monde du travail, analysées sous la perspective dialectique de la domination et de l’émancipation. Ses derniers ouvrages sur la précarité21 se situaient dans la continuité de ses préoccupations scientifiques relatives à la lame de fond qui transforme le capitalisme depuis ces dernières décennies, à savoir l’externalisation et ses deux composantes : la sous-traitance et le travail temporaire. De ce fait, il n’est pas surprenant de voir qu’il apporte sa contribution à l’analyse critique de la forme la plus récente qu’a prise ce mouvement : le capitalisme de plateforme.
189P. Cingolani consacre le premier chapitre de ce nouvel ouvrage aux « propriétés politiques des nouvelles technologies », c’est-à-dire au contexte social et politique de l’émergence du capitalisme de plateforme. Le constat est sans appel : le capitalisme « s’est débarrassé du travail » (p. 35), non seulement en le déléguant (externalisation), mais en opérant un déni du réel du travail au profit de la conception et de la gestion de la production (i.e. le tournant gestionnaire). C’est dans ce mouvement d’abstraction et de soumission du procès de travail que les technologies de l’information et la communication (TIC) notamment par le biais des algorithmes et de l’intelligence artificielle interviennent plus particulièrement, tant elles portent en elles une puissance communicationnelle, didactique, de contrôle et de surveillance qui n’a rien à envier à la disciplinarisation induite par le panopticon benthamien22. Le capitalisme industriel a cédé sa place au capitalisme informationnel, il exploite les espaces qui relèvent de l’intime et tire avantage du travail émotionnel23, de l’activité langagière et de celle des émotions du « cybertariat24 », la nouvelle classe prolétaire.
Cette nouvelle classe prolétaire est composée des générations qui cherchaient justement à s’écarter des formes traditionnelles d’hétéronomie du travail. Mais, et c’est ce sur quoi le deuxième chapitre insiste, ces espaces d’autonomie dotés d’une certaine « expressivité culturelle25 » (p. 62) n’échappent plus aux nouveaux modes d’assujettissement. Il y a une « colonisation du monde culturel par le capitalisme » (p. 59). Les frontières sont dorénavant floues entre autonomie et hétéronomie, ce qui amène l’auteur à parler d’une « parasubordination » (p. 80), que l’on retrouve dans de nombreuses activités disparates : la rédaction de blogs de mode, le partage en streaming d’un gameplay sur la plateforme Twitch, les clichés de photographes amateurs, ou encore la mise en valeur de la notoriété d’une marque par ses « ambassadeurs ». Ces exemples peuvent paraître anodins et déconnectés les uns des autres, mais pour l’auteur 190l’objectif de ce détour est de montrer les « multiples manières dont les activités latérales se commercialisent, se convertissent en travail » (p. 99) grâce à l’utilisation du numérique, dont l’un des points forts réside dans sa capacité à lier ce qui est délié, participant à la « colonisation de l’activité par le marché » (p. 95).
Ces deux premiers chapitres, qui occupent la moitié du livre, constituent un préalable pour contextualiser l’intérêt scientifique à porter aux plateformes : celles-ci représentent effectivement la « figure la plus paradigmatique du capitalisme contemporain » (p. 107) et s’inscrivent dans la continuité (et le renforcement) des processus de précarisation à l’œuvre dans l’économie politique depuis des décennies maintenant. Prendre pour objet d’investigation les « plateformes maigres » (traduction par P. Cingolani du concept de lean platform développé par N. Srnicek26) est une des meilleures façons de comprendre ce qui change dans ces nouvelles organisations du travail se présentant comme de simples outils d’intermédiation. La trouvaille de ces plateformes réside dans l’effacement des lignes hiérarchiques intermédiaires, ce qui concourt selon l’auteur à un perfectionnement disciplinaire qui profite au capitalisme, grâce à la « domination algocratique27 ». Qu’il s’agisse de plateformes de travail à domicile, de plateformes de services de transport, de plateformes de professionnels indépendants, ou bien de plateformes de travail digital générique, l’algorithme est dorénavant celui qui prescrit le travail et contrôle les travailleurs, sans l’intervention d’encadrants et avec l’aide des clients, à qui une partie du management a été externalisé également (p. 120).
Pour autant, l’hétéronomie demeure toujours présente : « Même si nous pouvons travailler à notre insu, même si la contrainte peut être déniée sous le simulacre du jeu, l’hétéronomie reste à notre sens un élément décisif de la spécification d’un certain nombre de plateformes » (p. 113). Et il nous semble important de la caractériser à chaque fois 191qu’une nouvelle plateforme de travail fait son apparition. Les travaux de chercheurs de terrain, dans les descriptions qu’ils sont en mesure de faire du monde tel qu’il est vécu par les travailleurs, constituent une source d’information précieuse pour aider les institutions de l’État à qualifier et réguler ce qui se passe dans le monde du travail. La condamnation récente par la justice française de la plateforme Deliveroo (et de certains anciens dirigeants) en est un exemple. Elle a été reconnue responsable d’« une instrumentalisation et d’un détournement de la régulation du travail », dans le but d’organiser une « dissimulation systémique » d’emplois de livreurs qui auraient dû être salariés et non indépendants28.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit pour P. Cingolani, d’une dissimulation, plus précisément d’un déni du travail, de sa pénibilité et des liens de subordination, opéré par les plateformes, en ayant notamment recours à un processus de gamification du travail. La réalité empirique de ces plateformes est étayée dans le quatrième chapitre, à travers les vignettes d’Amazon, d’Uber et de Deliveroo, figures de proue de ce phénomène. Ce chapitre est également l’occasion de montrer que des alternatives ont commencé à voir le jour, en s’inscrivant notamment dans le mouvement du coopérativisme de plateforme initié par Trebor Scholz29.
La notion d’emploi comme celle de travail est brouillée. L’auteur insiste sur la transformation que connaît le travail : tantôt il « s’éloigne », « se masque », « se segmente », « se pulvérise », « s’échappe », « se délocalise », « se fragmente », « s’immerge », « s’efface », un champ lexical qui signe sa dilution dans « la temporalité du privé ou dans une quotidienneté dilatée » (p. 169). C’est ainsi qu’il s’instille un peu plus dans notre intimité, ce qui permet aux capitalistes d’arracher quelques heures de travail de plus sans les rémunérer, et de ce fait « tirer le suc que produit une société » (p. 171). Alors comment résister à l’abstraction du travail ? Pour l’auteur, il s’agit de « résister à la dimension haletante, et résister à la frénésie du chiffre » (p. 181). Ce qu’il résume par le terme de « désœuvrer », ou « faire défection », c’est-à-dire « d’arrêter, de dérouter, de suspendre, […] de désœuvrer ce régime de prédation et d’épuisement 192des ressources et des richesses collectives, institué sur des inégalités de plus en plus barbares. » (p. 184).
La colonisation du quotidien. Dans les laboratoires du capitalisme de plateforme constitue un bon livre d’introduction pour ceux qui souhaitent comprendre ce que l’on nomme communément l’ubérisation (ou le capitalisme de plateforme), comment celui-ci fonctionne et comment il s’instille dans bon nombre de secteurs de travail, et quelles en sont les alternatives naissantes. Il présente un panorama non exhaustif des travaux en cours dans ce champ scientifique. Il faut en souligner deux limites. D’une part, cet essai ne présente pas de données empiriques originales. À la lecture du titre du livre, on aurait pu s’attendre à ce que soit menée une enquête sur les conditions de création de ces plateformes, de leurs algorithmes, sur ceux qui composent la « classe vectorale30 » dont parle l’auteur, et du travail et des travailleurs de cette classe qui œuvrent à asseoir une conception du travail (« la main invisible mais monopoliste ou les mains de ses servants dévoués », p. 150). D’autre part, les propositions théoriques et conceptuelles ne sont pas renouvelées ; elles font écho à des interprétations et des analyses déjà inscrites dans la littérature (l’accélération, la gamification, la précarité et l’exploitation du travail gratuit, la montée en abstraction du travail, et les travaux de terrain existants sur les différentes plateformes).
Parler de la colonisation de l’intime par le travail, comme le fait cet ouvrage, invite à reconsidérer une dichotomie courante dans le champ des sciences du travail, entre ce qui relève du travail et du hors-travail. L’auteur utilise des tournures lexicales qui mériteraient d’être approfondies, comme la manière « subreptice » dont s’infiltre le travail dans les temps hors-travail sous l’ère du capitalisme néolibéral, et les effets de « saturation » que vivent les individus. De fait, il y a toujours quelque chose qui relève de l’intime et de la subjectivité engagés dans le travail31, et qui se poursuit même hors de la sphère du travail : il s’agit de la même peau, du même corps qui vit le travail et se déploie dans les autres dimensions de vie sociale. Cet effet de « saturation » décrit 193par l’auteur vient dire quelque chose sur ce qui est modifié dans notre rapport au travail, notamment du point de vue de la possibilité de le penser, ou de ce qui entrave le déploiement de l’intelligence humaine dans le travail. Le management algorithmique, le monitoring, les prescriptions numériques sous formes de notifications, viennent gêner l’étape de réflexivité, de retour sur soi, qui peut se dérouler dans les temps de travail mais également hors-travail. L’activité de pensée est remplacée par des activités cognitives imposées par nos connexions numériques et la standardisation qu’elles impliquent ; dès lors l’épuisement psychique surgit à des moments où l’économie psychique32 aurait pu connaître d’autres destins. De ce fait, il faudrait plus particulièrement se préoccuper des questions de santé, et notamment de santé mentale, engagées dans la confrontation avec le « néocapitalisme, […] puissance spécifique d’organisation et de disciplinarisation » (p. 107).
1 Bourdieu P., 1993, « À propos de la famille comme catégorie réalisée », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 100, p. 32-36.
2 Lallement M., 2007, Le travail. Une sociologie contemporaine. Paris, Gallimard.
3 Bourdieu P., 2017, Anthropologie économique. Cours au Collège de France 1992-1993, Paris, Seuil.
4 https://www.franceculture.fr/societe/joan-tronto-organiser-la-vie-autour-du-soin-plutot-que-du-travail-dans-leconomie-changerait-tout [consulté le 10/05/2022].
5 Hochschild A.R., 2017, Le prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel, Paris, La Découverte.
6 Jeantet A., 2018, Les émotions au travail, Paris, CNRS Éditions.
7 Pavard B., 2012, Si je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la société française (1956-1979), Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection « Bibliothèque du féminisme ».
8 Dussuet, A., Flahault E., 2010, « Entre professionnalisation et salarisation, quelle reconnaissance du travail dans le monde associatif ? », Formation Emploi, no 111, vol. 3, p. 35-50 ; Dussuet A., Flahault E., Loiseau D., 2014, « Emploi associatif, féminisme et genre », Travail, genre et sociétés, no 31, vol. 1, p. 101-121.
9 Dussuet A., Flahault E., op. cit. ; Simonet M., 2009, Le travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ?, La Dispute, 2010 ; Hély M., Les métamorphoses du monde associatif, PUF.
10 Créé en 1973, ce Conseil est actuellement placé sous la tutelle du ministre chargé de la Santé.
11 Hughes E. C., 1996, « Licence et mandat », inLe regard sociologique, Éditions de l’EHESS, p. 99-106.
12 Adoptée en décembre 1967 et nommée d’après le député Lucien Neuwirth, cette loi autorise l’usage des contraceptifs oraux et l’information sur ceux-ci.
13 J’emploie dans ce texte la forme « salariées » pour désigner les salariées et salariés.
14 Delage P., 2017, Violences conjugales. Du combat féministe à la cause publique, Paris, Presses de Sciences Po.
15 Sur cette question, voir par exemple le numéro de Formation Emploi, « Les processus de professionnalisation », no 108, vol. 4, 2009.
16 Marx K. 2008[1871], Le capital. Gallimard, p. 526-531.
17 Zelizer V. A., 1995, The Social Meaning Of Money (Reprint edition), Basic Books.
18 Weber F., 1998, L’honneur des jardiniers, les potagers dans la France du xxe siècle, Paris, Belin.
19 Akerlof G. A., 1970, « The Market for “Lemons” : Quality Uncertainty and the Market Mechanism », The Quarterly Journal of Economics, vol. 84, no 3, p. 488-500.
20 Boltanski L., 1973, « L’espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », Revue française de sociologie, vol. 14-1, p. 3-26.
21 Respectivement Révolutions précaires : essai sur l’avenir de l’émancipation, La Découverte, 2014 ; et La précarité, « Que sais-je ? » no 3720, 2017.
22 Foucault M., 1975, Surveiller et punir, Paris.
23 Le concept de travail émotionnel est clairement situé dans les travaux de A. R. Hochschild (1983, The managed heart. Commercilization of human feeling, Berkeley, University of California Press) et prend pour exemple les prospecteurs commerciaux et la façon dont ils ajoutent au script imposé un « investissement moral » dans la négociation (p. 41-42).
24 Huws U., 2014, Labor in the global digital economy : The cybertariat comes of age, NYU Press.
25 En référence aux pratiques investies dans l’art et la culture d’une génération désireuse de proposer des formes alternatives de vie, notamment alternative au monde ouvrier de leurs parents.
26 Le concept de lean platform a été traduit par l’expression « plateforme allégée » dans la publication française du livre (Srnicek, 2018, Capitalisme de plateforme : L’hégémonie de l’économie numérique, Lux Canada).
27 L’expression « domination algocratique » est préférée par l’auteur à celle de « management algorithmique » (Lee, Kusbit, Metsky et Dabbish, 2015, « Working with machines : The impact of algorithmic and data-driven management on human workers », Proceedings of the 33rd annual ACM conference on human factors in computing systems), pourtant plus communément utilisée dans la littérature.
28 https://www.liberation.fr/economie/deliveroo-condamne-pour-travail-dissimule-dans-un-proces-historique-de-luberisation-20220419_B7TV5DO44RDTJERFO3S4Y7CMCM/, page consultée le 10/10/2022.
29 Scholz T., 2014, « Platform cooperativism vs. the sharing economy », Big Data and Civic Engagement, p. 47-52.
30 C’est-à-dire la classe qui « se défait de la propriété directe du patrimoine culturel produit, mais se consolide autour du vecteur » (Wark, 2013, « Considerations on a hacker manifesto », in Scholz T., Digital labor, Londres, Routledge, p. 93), le vecteur étant compris comme le dispositif sociotechnique de mise en circulation de ce patrimoine culturel sur le marché.
31 Dejours C., 2013, Travail vivant. Tome 2 : Travail et émancipation, Payot.
32 Énergie qui circule dans l’appareil psychique.