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Classiques Garnier

"Social dialogue" in practices and contexts Special issue: introduction

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Socio-économie du travail
    2021 – 2, n° 10
    . Le « dialogue social » en pratiques et en contextes
  • Authors: Perez (Coralie), Signoretto (Camille)
  • Abstract: Taking note of the polysemic and controversial nature of the concept "social dialogue", this issue revisits what it covers in practices, according to the contexts (institutional, territorial, economic...) in which it is implemented. This update seems all the more necessary as the institutional and economic environment has changed significantly over the last decade. The articles that constitute this issue have in common that they deal with "social dialogue" mainly in the context of the firm, by questioning the capacities and modalities of action of employee representatives at this level. In doing so, they all show the relevance and the necessity of understanding industrial relations - in the diversity of practices - "in context", i.e. in relation to socio-productive configurations, modes of governance and sectoral specificities.
  • Pages: 15 to 28
  • Journal: Social Economy of Labor
  • CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
  • EAN: 9782406140863
  • ISBN: 978-2-406-14086-3
  • ISSN: 2555-039X
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14086-3.p.0015
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 10-26-2022
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: social dialogue, industrial relations, trade unions, employee representatives, collective bargaining.
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Le « dialogue social »
en pratiques et en contextes

Introduction du numéro

Coralie Perez

CES-UMR 8174, CNRS,
Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

Camille Signoretto

Université Paris Cité,
LADYSS-UMR 7533

LEST ; CEET

Le « dialogue social » est régulièrement mis à lagenda des politiques publiques, comme le prouvent les nombreuses réformes dans ce domaine intervenues depuis le début des années 2000 en France. Ainsi, une dizaine de lois ou dordonnances ont mentionné dans leur titre le terme de « dialogue social1 », se proposant den modifier l« organisation », de le « moderniser », ou encore de le « rénover ». Les vertus quon lui prête ne sont pas anodines :assise dune possible démocratie sociale dans lentreprise et au-delà2, dont larticulation nest toutefois pas toujours évidente avec la démocratie politique3 ; « élément de performance économique » daprès le 16site du ministère du Travail ou encore certains économistes (e.g. Ferracci et Guyot, 2015) ; ou plus récemment, « rôle essentiel dans la gestion des conséquences de la crise du COVID-19 sur le lieu de travail » pour lOCDE (cf. OCDE, 2020). Mais que met-on derrière cette expression ?

Si le « dialogue social » qualifie la volonté de lÉtat dassocier lesdits partenaires sociaux – représentants des employeurs et des salariés – aux réflexions en amont de la définition des législations qui les concernent4, lexpression est plus souvent employée pour désigner les dispositifs de négociation entre les employeurs et les représentants des salariés, de consultation de ces derniers, et plus largement leurs échanges, formels ou informels, quel quen soit le niveau (national, de branche ou dentreprise). Mais comme vise à le signaler ici lemploi des guillemets, le « dialogue social » fait aussi partie des « concepts essentiellement controversés5 » qui « renvoient à des réalités complexes, sont porteurs de jugements de valeur, ouvrent sur diverses descriptions, font saillance, sont ouverts et vagues, ne peuvent être réglés par largumentation (mais sont soutenus par des arguments), et ceux qui les utilisent savent que dautres queux sont partisans dune autre interprétation que la leur » (Thuderoz, 2015, p. 656). Ainsi, en faire usage ne serait pas neutre, prêtant notamment le flanc à la critique deuphémiser, voire de masquer les rapports de force au sein des entreprises. Face à limprécision et aux ambiguïtés (ambivalences ?) attachées à la notion, faut-il pour autant, comme le demande Christian Thuderoz, « se débarrasser, et vite, du “dialogue social” » ? Ou, faut-il adopter lexpression plus large de « relations professionnelles7 », 17qui « désigne habituellement lensemble des pratiques et des règles qui, dans une entreprise, une branche, une région ou léconomie tout entière, structurent les rapports entre les salariés, les employeurs et lÉtat. » (Lallement, 2018, p. 3) ? Lusage de cette dernière permet en outre dinclure la question des conflits collectifs en entreprise, que tend à évacuer la première.

I. UN ENVIRONNEMENT INSTITUTIONNEL
PROFONDÉMENT MODIFIÉ CES DERNIÈRES ANNÉES

Prenant acte du caractère polysémique et polémique de lexpression et sans prendre position pour lusage dun terme plutôt quun autre, il nous est apparu nécessaire de revenir, dans ce numéro spécial de Socio-économie du travail, sur ce que recouvre en pratiques le « dialogue social » selon les contextes (institutionnels, territoriaux, économiques…) dans lesquels il se déploie. Cette actualisation semble dautant plus nécessaire que lenvironnement institutionnel et économique a fortement évolué au cours de la dernière décennie. Si les dernières réformes – loi du 8 août 2016 et ordonnances du 22 septembre 2017 – se situent dans la continuité des précédentes, elles nen constituent pas moins une rupture pour deux raisons. Dune part, elles accentuent le rôle donné à la négociation collective dentreprise dans la production de droits et de normes sociales au plus près des salariés et des employeurs. Dautre part, elles modifient en profondeur les instances de représentation élue du personnel en fusionnant les anciennes instances (délégués du personnel – DP, comité dentreprise – CE, comité dhygiène, de sécurité et des conditions de travail – CHSCT) en une seule, le comité social et économique (CSE).

Visant à créer la « dynamique dun dialogue social », et à contribuer à sa « diffusion et [son] efficacité » (France Stratégie, 2021, p. 6-7), les ordonnances Travail ont fait lobjet dun suivi pendant quatre ans par un comité dévaluation piloté par France Stratégie. Ce travail dévaluation, que les auteurs jugent eux-mêmes provisoire et à visée principalement exploratoire, nest en effet pas simple. Au-delà de la crise sanitaire 18survenue sur la période, les études et recherches réalisées dans ce cadre, quelles soient de nature quantitative ou qualitative, manquent encore de recul pour apprécier les effets généraux de cette réforme8. À ce stade, le dernier rapport publié par le comité dévaluation tire deux conclusions principales. Dune part, il constate « une mise en place largement effective des réformes portées par les ordonnances, en nombre dinstances créées et en pourcentage des entreprises et salariés couverts, en dynamique quantitative de la négociation dentreprise, en appropriation progressive des nouveaux accords APC (accord de performance collective) et RCC (rupture conventionnelle collective) (…) » (France Stratégie, op. cit., p. 17). Dautre part, il fait état de latteinte des objectifs visés « en termes de rationalisation du dialogue social (…), dadaptabilité et de plasticité de la négociation collective (…), (et) de la possibilité donnée aux entreprises, en particulier les petites, de conclure plus facilement des accords » (p. 14). Lévaluation signale toutefois que la fusion des instances au sein du CSE pourrait être source de difficultés liées à leffacement de la représentation de proximité des salariés, la faible présence des commissions santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT, remplaçant le rôle des CHSCT) en leur sein, ou encore lélargissement des sujets à traiter en réunions qui peuvent surcharger et rendre plus complexe lactivité des élus.

I. QUELLE ÉVOLUTION RÉCENTE DES PRINCIPAUX INDICATEURS DU « DIALOGUE SOCIAL » EN ENTREPRISE ?

Si lon sen tient dans un premier temps aux seuls indicateurs quantitatifs pour rendre compte de lévolution du « dialogue social » ces dernières années, que peut-on constater concernant la présence des instances représentatives du personnel (IRP) et la négociation collective 19dans les entreprises ? Pour construire ces indicateurs et suivre létat des relations professionnelles et du « dialogue social » en France, deux grandes sources de données sont généralement mobilisées : la première est lenquête annuelle Acemo9 sur le dialogue social en entreprise qui interroge les entreprises du secteur privé, et la seconde est lenquête REPONSE10 (dont la dernière édition date de 2017) qui permet de croiser les regards en interrogeant représentants de la direction et représentants du personnel des établissements des secteurs privé et semi-public (hors administration et agriculture). Cette dernière donne également lieu, après chaque édition, à des post-enquêtes sappuyant sur des analyses quantitatives et qualitatives11 ; certains des articles de ce numéro en sont dailleurs tirés (cf.infra). Les données présentées ci-dessous sappuient sur des études réalisées à partir de lune ou lautre de ces sources.

II.1. Le déploiement progressif et inégal
de nouvelles instances de représentation des salariés

Avant la création des CSE, moins dun établissement sur deux (parmi ceux de 20 salariés ou plus) était couvert par un délégué syndical (DS) et la présence syndicale était ainsi en baisse depuis 200512. La présence dun CE ou de DP dans ces établissements avait également diminué entre 2005 et 2017. Seule la présence dune délégation unique du personnel (DUP) – instance permettant, avant même le CSE, de regrouper DP et CE ou DP, CE et CHSCT – avait augmenté sur cette période, ce qui pouvait préfigurer le besoin de regrouper des instances, tout du moins dans certaines entreprises. En effet, ces chiffres masquent dimportantes disparités selon la taille deffectifs (au-delà des seules obligations légales en la matière13) et les secteurs dactivité. 20Les DUP étaient, par exemple, surtout présentes dans les établissements de 50 à 100 salariés. Du point de vue du secteur dactivité, ce sont traditionnellement les transports, le commerce et lindustrie qui sont le plus dotés dIRP. Au total, 67 % des établissements de 11 salariés ou plus des secteurs marchand et associatif sont couverts par une IRP en 2017 (Romans, 2018). Après les ordonnances 2017, environ 30 % des entreprises ont mis en place un CSE (dont 4,5 % avec un CSSCT) couvrant 65 % des salariés du secteur privé en 2019, et 11 % sont encore couvertes par des anciennes instances couvrant 13 % des salariés (Geleyn, 2021). La mise en place des CSE nest donc pas encore effective dans lensemble des entreprises de plus de 10 salariés, et en particulier dans les petites entreprises (11 à 49 salariés), ainsi que dans lhébergement-restauration ou encore dans la construction. La présence syndicale joue également un rôle non négligeable dans le taux de conversion à ces nouvelles instances (Geleyn, ibid.) en rendant plus probable le passage au CSE, or on a vu que cette présence était en baisse dans les entreprises ces dernières années. La transformation de la représentation collective des salariés consécutive aux réformes, et lanalyse de la manière concrète dont elle se déploie dans les différents types dentreprises – distinguées selon leur secteur, taille ou dautres caractéristiques socio-productives –, traversent ainsi quatre des articles de ce numéro : ceux respectivement de Baptiste Giraud et François Alfandari, de Maé Geymond, de Carine Ollivier et Sandrine Rospabe, et enfin de Corinne Perraudin et Nadine Thévenot.

II.2. Une nouvelle dynamique d accords ?

Lautre enjeu important des réformes du « dialogue social » depuis plusieurs décennies porte sur le développement de la négociation collective dentreprise, appréciée généralement à laune du nombre de textes signés à ce niveau (Dares et DGT, 2021). Ainsi, laugmentation du nombre daccords collectifs dentreprise conclus a largement été portée par ceux nécessaires à linstauration dun CSE, par les nouvelles possibilités daccords ouvertes par les dispositifs dAPC (accords de performance collective) et de RCC (rupture conventionnelle collective), ainsi que par lélargissement des possibilités de conclure des accords en labsence de délégué syndical (en consultant directement les salariés par référendum 21par exemple14). En particulier, dans les entreprises de moins de 50 salariés, principale cible des dernières réformes, le nombre daccords et davenants a particulièrement progressé, par le biais daccords conclus avec un élu ou un salarié mandaté, ou de textes ratifiés par une majorité de salariés (Dares et DGT, ibid.). Toutefois, sont également comptabilisés, dans les textes résultant de la négociation collective, des décisions unilatérales de la part des employeurs qui, elles aussi, ont fortement augmenté jusquen 2019. Dans ces négociations collectives, le thème des salaires et primes (ainsi que lépargne salariale) garde une place primordiale, suivi par le temps de travail, thème croissant de négociation dans les entreprises de moins de 50 salariés. Ainsi, cette activité de négociation collective, perçue à travers les seuls textes signés dans les entreprises, occulte le fait que toutes les négociations formelles naboutissent pas à un accord15, et que le « dialogue social » en entreprise ne se réduit pas au dispositif de la négociation collective16. De surcroît, persistent de fortes variabilités dans ces pratiques de négociation entre types dentreprise, notamment selon la taille deffectifs, le secteur dactivité ou encore selon labsence ou la présence de DS (cf. par exemple Daniel et Pesenti, 2021). Enfin, le nombre daccords ne dit rien sur leur contenu, et sur ce que ces pratiques de négociations reflètent des relations entre employeurs et salariés (ou leurs représentants). Lun des enjeux traités dans deux des articles de ce numéro est justement détudier finement les conditions et processus qui rendent possible la signature dun accord (Chloé Biaggi), ou danalyser ce que labsence de négociation collective – ou, quand elle a lieu, le niveau auquel elle se déroule – dit des relations sociales dans les entreprises (Delphine Brochard, Clémentine Cottineau, Claude Didry, Camille Dupuy, Denis Giordano et Jules Simha).

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I. LE « DIALOGUE SOCIAL »
AU PRISME DES ARTICLES DE CE NUMÉRO

Par leur diversité disciplinaire et leurs méthodologies – qualitative ; ou qualitative et quantitative – en accord avec la ligne éditoriale historique de Socio-économie du travail, les six articles de ce numéro apportent de précieux éléments de compréhension et danalyse sur la mise en œuvre concrète des dispositifs du « dialogue social » institués par le législateur dans les entreprises17. Ils nous éclairent aussi sur la manière dont les contextes organisationnels contribuent à façonner ces pratiques, et sur les difficultés auxquelles peuvent être confrontés sur le terrain les partenaires sociaux (et en premier lieu les représentants des salariés).

Les articles qui composent ce numéro ont en effet en commun de saisir le « dialogue social » principalement dans le contexte de lentreprise, mais une entreprise dont les contours sont incertains, car affectés par les mouvements de restructuration financière et dexternalisation qui interrogent la capacité même des représentants des salariés à porter la voix de leurs mandants auprès des lieux de décisions et de pouvoir qui les régissent (Geymond ; Biaggi ; Perraudin et Thévenot). Une entreprise – comme niveau souhaité de négociation – insaisissable ensuite, dont les contours peuvent être révélés par lobservation du « dialogue social » en pratique, cest-à-dire à laune des pratiques et surtout des rapports de force entre les acteurs des relations professionnelles, que ce soit dans un cadre institutionnel ou conflictuel (Brochard et al.)18. Une entreprise située, plus largement, dans un contexte socio-productif spécifique – articulant stratégie de compétitivité, modes dorganisation du travail, de gestion du personnel, et de régulation sociale – qui contribue à définir tout à la fois les pratiques concrètes du « dialogue social » et la nature des enjeux et des conflits qui sy rattachent (Alfandari et Giraud). Enfin, une entreprise « libérée » par un mode de gouvernance organisant la prise 23de parole (voice) des salariés, et contribuant ainsi à redéfinir les usages du « dialogue social » avec des IRP dont le rôle semble marginalisé (Ollivier et Rospabe). Dune certaine manière, en conduisant à interroger lobjet même « entreprise », le concept de « dialogue social » a bien eu ici la portée heuristique que lui prête Élodie Béthoux, cest-à-dire « cette capacité à lever la barrière du niveau (…) pour embrasser une problématique en termes despaces de régulation plutôt que de niveaux de négociation » (p. 98).

Le fait denvisager le « dialogue social » principalement à laune des relations sociales dans lentreprise est sans doute encouragé par la mobilisation de lenquête REPONSE dans plusieurs des articles. Celle-ci se donne en effet comme objectif de « décrire le fonctionnement des institutions représentatives du personnel et les pratiques de négociation collective dans les établissements et les entreprises (…) » par linterrogation de représentants de la direction et du personnel choisis à ce niveau19. Ainsi, deux articles de ce numéro sont directement issus de recherches réalisées dans le cadre des post-enquêtes à lenquête REPONSE de la Dares. Dun point de vue méthodologique, ils tirent ainsi parti de lopportunité darticuler une analyse statistique des données de lenquête avec des explorations qualitatives sous forme de monographies dentreprise.

Le premier article, de François Alfandari et Baptiste Giraud, vise à analyser les contraintes qui pèsent sur les représentants du personnel dans lexercice du « dialogue social » en entreprise, au-delà de celles habituellement signalées que sont la taille de lentreprise et la présence dIRP syndiquées ou non. Pour cela, les auteurs distinguent quatre contextes socio-productifs (préalablement identifiés grâce à lenquête statistique) : les petites entreprises paternalistes, les PME dynamiques et innovantes, les entreprises néo-tayloriennes des services et les entreprises néo-fordistes en tension. Leur analyse de cas dentreprises choisis au sein de chacune de ces configurations productives permet de montrer que les pratiques des représentants du personnel ne dépendent quen partie de ces contextes ; leur « capital militant » et « la diversité des rapports sociaux de travail auquel sarrime leur engagement militant » contribuent à définir la capacité des élus du personnel à sémanciper des rapports de 24domination pour créer des conditions de mobilisation et de négociation plus favorables aux salariés.

Le second, de Delphine Brochard, Clémentine Cottineau, Claude Didry, Camille Dupuy, Denis Giordano et Jules Simha, part de lhypothèse que l« indétermination a priori des niveaux de la négociation dentreprise et leur articulation, (…) ouvre un espace dinteractions stratégiques entre les représentants patronaux et syndicaux ». Si les résultats des négociations sont souvent présentés comme le fruit de ces rapports de force, les auteurs nous invitent plutôt à analyser la forme prise par ces négociations, quand elles ont lieu, et leur niveau (groupe, entreprise, établissement), comme lexpression de ce rapport de force. Ils mettent ainsi en évidence, grâce à lenquête statistique, quune majorité détablissements français (66 %) déclarent labsence de négociation collective durant les trois années précédant lenquête. Lanalyse monographique révèle que cette situation ne reflète pas tant (et toujours) un « effet taille » (faiblesse du dialogue social dans les TPE-PME, cf.supra) que « des stratégies dévitement et dévidement de la négociation » par des directions auxquelles ne peuvent sopposer des salariés peu organisés dans des collectifs de travail fragmentés. Indépendante des thèmes négociés, la structuration de la négociation collective savère davantage dépendre des rapports de force entre les « acteurs légaux » et les ressources de pouvoir quils peuvent mobiliser.

Ces deux premiers articles ont ainsi instruit en creux les effets de la transformation du capitalisme sur le « dialogue social », en rappelant linterdépendance croissante entre les organisations productives et la financiarisation de léconomie. En modifiant les frontières des entreprises et en pesant sur la gestion de lemploi et du travail, ainsi que sur les pratiques de « dialogue social », ces effets sont encore plus au cœur des deux articles suivants, bien que traités de manière différente.

Dans le secteur de lindustrie pharmaceutique continument traversé de mouvements de restructuration financière, Maé Geymond montre que le pouvoir de négociation des représentants des salariés est systématiquement affaibli. Les modifications des frontières des entreprises (via des fusions-acquisitions, des restructurations, lexternalisation de certaines activités ou fonctions) influencent à la fois le lieu où se tiennent les relations professionnelles et le contenu de celles-ci. Elles contribuent 25à fragmenter les intérêts des salariés et à les mettre en concurrence (entre sites par exemple), en labsence dinstance de représentation centralisée. Adossée à un matériau qualitatif riche et finement analysé, lautrice fait ainsi apparaître que ces mouvements seraient stratégiques pour des directions parvenant ainsi à « domestiquer la conflictualité au travail ». Finalement, ces « mouvements stratégiques dégradent le travail et les conditions dans lequel il seffectue, sans que les IRP soient en mesure de contrebalancer ces détériorations ».

Centrée sur un épisode particulier de négociation au sein dune entreprise de taille moyenne, filiale dun groupe étranger, larticle de Chloé Biaggi sattache à comprendre comment un accord perçu comme défavorable aux salariés a pu être signé. Cette étude ethnographique par observation participante permet ainsi « douvrir la boîte noire de la négociation collective » et de mettre au jour la dynamique des interactions qui conduisent à un accord dentreprise – ici qui réduit les avantages sociaux des salariés. Division syndicale, position respective des délégués syndicaux dans lentreprise, impréparation et non coordination de ces derniers, contribuent à expliquer laboutissement de la négociation défavorable aux salariés. Mais lautrice met aussi en évidence la menace sur lemploi agitée par la direction, le directeur général arguant de « la nécessité daméliorer le taux de marge opérationnelle pour atteindre les niveaux de performance attendus par le groupe ».

Avec larticle de Carine Ollivier et Sandrine Rospabe, nous quittons lunivers de lentreprise à gouvernance actionnariale pour faire une incursion dans une entreprise « libérée » : une coopérative de commerce alimentaire biologique qui a adopté, en 2015, les préceptes de lholacratie. Ce mode dorganisation repose sur une redistribution des pouvoirs subordonnant les salariés à une constitution propre à la structure, et instituant des lieux et modes de décision non hiérarchiques. Cette gouvernance plus démocratique des relations de travail invite à questionner la place et le rôle des IRP dans ce contexte. Ne sont-elles pas redondantes avec un mode dorganisation qui prétend prendre en charge lexpression des tensions liées au travail et leur traitement collectif ? Les autrices montrent au contraire que le collectif ainsi formé et organisé peut marginaliser des salariés qui nauraient pas les propriétés sociales leur permettant de prendre la parole et de participer aux décisions. Plus 26quune « mise en conformité juridique », le maintien dun CSE et dIRP serait ainsi nécessaire pour que soient prises en charge des « tensions » qui risqueraient dêtre dépolitisées et individualisées sinon.

Parmi ces tensions, celles tenant aux conditions de travail sont au cœur du dernier article, celui de Corinne Perraudin et Nadine Thévenot. Alors que les donneurs dordre tendent à externaliser le travail pénible et dangereux (y compris au sein dun même groupe dentreprises), quelles capacités daction ont les représentants du personnel des entreprises sous-traitantes pour peser sur la définition de politiques de prévention des risques ? Les autrices montrent que, plus exposés aux risques physiques, les travailleurs des preneurs dordre sont aussi moins bien protégés : à caractéristiques similaires, les établissements preneurs dordre disposent moins souvent dun CHSCT ou dun délégué syndical que les donneurs dordre. Au-delà de lanalyse statistique, leur étude du cas dune entreprise du secteur aéronautique, sous-traitante de rang 1, permet de comprendre linterdépendance des processus de production et le report des risques au long de la chaîne de sous-traitance. Si les représentants syndicaux de lentreprise sont conscients des risques reportés sur leurs collègues, « chacun fait sa cuisine dans son coin » et « aucune instance de représentation collective na été créée pour structurer un dialogue social à une échelle inter-entreprises ».

Enfin, les comptes rendus de quatre récents ouvrages viennent compléter ces articles. Le premier, rédigé par Jacques Freyssinet, synthétise une partie dun volumineux ouvrage collectif dirigé par Frédéric Géa et Anne Stévenot portant sur Le dialogue social. Lavènement dun modèle ? Il permet ainsi de revenir utilement sur la notion de « dialogue social » qui est peu discutée en tant que telle dans les articles composant ce recueil. Le second, écrit par Agathe Foudi, présente louvrage de Sophie Béroud et Martin Thibault intitulé En luttes ! Les possibles dun syndicalisme de contestation. Dans un contexte daffaiblissement général du syndicalisme, les auteurs se demandent quel(s) espace(s) et quelles stratégies pour un pôle de contestation sociale susceptible de mobiliser au-delà des frontières des entreprises ? Le troisième compte-rendu, réalisé par Jean-Michel Denis, discute louvrage de Paul Santelmann, Travail et ambition sociale. Plaidoyer pour une refondation du syndicalisme, qui part lui aussi du constat dun « assèchement syndical » pour proposer une analyse 27de ses causes et des défis à venir. Enfin, le quatrième compte-rendu, rédigé par Maroua Sbyea, résume louvrage de François-Xavier Devetter et Julie Valentin Deux millions de travailleurs et des poussières. Lavenir des emplois du nettoyage dans une société juste. Si les relations professionnelles ne forment pas le cœur de louvrage, les mobilisations sociales récentes dans le secteur du nettoyage rappellent les enjeux de la représentation collective dans les secteurs où le travail est morcelé (spatialement, temporellement) et largement sous-traité, pour contribuer à lamélioration des conditions demploi et de travail.

Loin dépuiser la richesse des analyses que permet cette entrée par le « dialogue social », les articles de ce numéro montrent la pertinence et donc la nécessité à le saisir – dans la diversité de ses pratiques – « en contextes », cest-à-dire en lien avec les configurations socio-productives, les modes de gouvernance et les spécificités sectorielles.

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RÉFÉRENCES Bibliographiques

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Dares, Direction générale du Travail, 2021, La Négociation collective en 2020, édition 2021.

Denis J.-M., Pernod J.-M., 2019, « Le référendum dentreprise : la démocratie sociale contre les syndicats ? », Socio-économie du travail, 2018-2, no 4, p. 55-80.

Ferracci M., Guyot F., 2015, Dialogue social et performance économique, Presses de Sciences Po, collection Sécuriser lemploi, Paris, 120 p.

France Stratégie, 2021, Rapport 2021 du comité dévaluation des ordonnances travail, décembre, 266 p.

Geleyn D., 2021, « Les instances de représentation des salariés en 2019. Le Comité social et économique devient majoritaire, notamment dans les grandes entreprises », Dares Résultats, no 79, décembre.

Giraud B., Pénissat E., 2017, « La dynamique des grèves et des conflits du travail en France. Le point de vue sociologique », in Crouzatier, Kada (dir.), Grève et droit public : 70 ans de reconnaissance, Toulouse : Presses de lUniversité Toulouse 1 Capitole, p. 95-111.

Groux G., Robert R., Foucault M. (dir.), 2020, Le social et le politique, CNRS Éditions, Paris, 264 p.

Lallement M., 2018, Sociologie des relations professionnelles, Repères, La Découverte, 128 p.

Lescurieux M., 2022, « Les grèves en 2020. Recul des arrêts de travail dans un contexte de crise sanitaire », Dares Focus, no 20, mai.

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Romans F., 2018, « Les relations professionnelles en 2017 : un panorama contrasté du dialogue social dans les établissements ? », Dares Analyses, no 015, avril.

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Thuderoz C., 2021, « Se débarrasser, et vite, du “dialogue social” ? », Droit et société, 2021/2, no 108, p. 385-404.

1 Recherche sur le site de Légifrance (réalisée en juin 2022) à partir de loccurrence du terme « dialogue social » : neuf lois et trois ordonnances.

2 La place et le fonctionnement de la démocratie sociale en relation avec la démocratie politique ont ainsi été au centre des discussions du récent projet daccord national interprofessionnel sur le paritarisme négocié le 14 avril 2022 (et ouvert à la signature jusquen juin 2022).

3 Cf. Groux et al. (2020) pour une discussion de cette articulation. Voir aussi le dossier publié par Socio-économie du travail en 2018 sur « La démocratie au travail : usages et catégories » (2018-2, no 4).

4 La Loi du 31 janvier 2007 de modernisation du dialogue social a ainsi rendu obligatoire une phase de concertation avec les organisations syndicales de salariés et demployeurs, reconnues comme représentatives au niveau national, avant tout projet de réforme dans les domaines du travail, de lemploi et de la formation professionnelle.

5 En référence à Willy B. Gallie et sa définition, dès 1956, des « essentially contested concepts ».

6 Si C. Thuderoz (2021), comme É. Béthoux (2020), pointent le caractère flou de la notion de « dialogue social », ces deux sociologues des relations professionnelles tracent des pistes différentes. Le premier propose de « densifier » la notion en construisant des « itinéraires de dialogue social » au sein des entreprises, ceci requérant une véritable « ingénierie » pour organiser et déployer ses dispositifs. La seconde défend une « heuristique du concept de “dialogue social” » avec comme ambition programmatique de construire une « “sociologie critique” du dialogue social ».

7 Souvent entendu comme le pendant français du terme industrial relations utilisé par les anglo-saxons.

8 Suite à un appel à projets de recherche dans le cadre de ce comité dévaluation, quatre recherches ont par exemple été réalisées et ont donné lieu à des rapports visant à alimenter les travaux du comité dévaluation. Ces recherches se sont appuyées diversement sur des monographies dentreprise, sur des analyses juridiques et qualitatives daccords de groupes dentreprise ou obtenus par référendum dans des TPE, sur des analyses daccords de performance collective dans des TPE-PME, ou encore sur la constitution dun échantillon quantitatif daccords instaurant un CSE. Les rapports correspondant à ces recherches sont disponibles sur le site de France Stratégie.

9 Acemo : Activités et conditions demploi de la main-dœuvre

10 REPONSE : Relations professionnelles et négociations dentreprises

11 Les rapports de recherche issus de ces post-enquêtes sont disponibles sur le site internet de la Dares à ladresse suivante (consulté le 10 juin 2022) : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/enquete-source/relations-professionnelles-et-negociations-dentreprise-2017.

12 La couverture par un délégué syndical est plus large que la simple présence car elle prend en compte léventuel niveau entreprise ou unité économique et sociale (UES) dans lequel peut sinsérer un établissement. Cf. le site de la Dares pour les données en évolution, et Romans (2018) pour les données sur la dernière édition 2017 de lenquête REPONSE.

13 Pour rappel, avant 2017, il était obligatoire pour les établissements dau moins 50 salariés davoir un CE et un CHSCT, alors que pour les établissements de 11 à 49 salariés, seule lorganisation délections de DP était obligatoire.

14 Cf. J.-M. Denis et J.-M. Pernod (2019), pour lusage du référendum en entreprise avant les modifications apportées par les ordonnances 2017.

15 Sans mentionner ici les conflits collectifs – en premier lieu les grèves – qui ont un lien plus complexe quil ny paraît avec la négociation collective (cf. Giraud et Pénissat, 2017). Sur lévolution des grèves, voir les statistiques de la Dares (e.g. Lescurieux, 2022) ; sur lévolution plus générale de la conflictualité, voir Giraud et Pénissat (ibid.)

16 C. Thuderoz propose ainsi de distinguer sept dispositifs de dialogue social : la discussion, léchange dinformations, la consultation, la concertation, la négociation collective, la gestion paritaire et la codétermination (Thuderoz, 2021, op. cit., p. 397-399).

17 Le « dialogue social » à dautres niveaux, notamment sectoriel, territorial ou encore européen, nest donc pas traité dans ce numéro.

18 La revue Négociations a dailleurs publié en 2021 un dossier intitulé « Entreprises et négociations » coordonné par des co-auteurs de larticle et dont lintroduction revient sur la manière de « Penser les négociations collectives pour penser lentreprise » (cf. Didry C., Dupuy C., Giordano D., Simha J., Négociations, no 35, p. 9-22).

19 Consulté le 10 juin 2022 à ladresse suivante : https://www.cnis.fr/enquetes/enquete-relations-professionnelles-et-negociations-dentreprises-reponse-2016-2017/.