Aller au contenu

Classiques Garnier

Comptes rendus de lecture

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Socio-économie du travail
    2021 – 2, n° 10
    . Le « dialogue social » en pratiques et en contextes
  • Auteurs : Freyssinet (Jacques), Foudi (Agathe), Sbyea (Maroua), Denis (Jean-Michel)
  • Pages : 233 à 254
  • Revue : Socio-économie du travail
  • Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
  • EAN : 9782406140863
  • ISBN : 978-2-406-14086-3
  • ISSN : 2555-039X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14086-3.p.0233
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/10/2022
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
233

Le dialogue social. L avènement d un modèle ?, Frédéric Géa et Anne Stévenot (dir.), Bruxelles, Bruylant, Collection Paradigme, 2021.

Jacques Freyssinet

IRES

Il nest pas facile de rendre compte dun ouvrage qui, en 700 pages et en petits caractères, réunit quarante-et-une contributions de spécialistes appartenant à des disciplines différentes. Le lecteur hésite dautant plus devant la tâche lorsquil sagit dun thème sur lequel la littérature est déjà fort abondante. Cependant, leffort mérite dêtre accompli car il est largement récompensé. Dune part, le livre est le produit dune démarche pluridisciplinaire élaborée ; dautre part, il est construit sur la base dune hypothèse de recherche originale.

Nous ne sommes pas en présence dune classique juxtaposition déclairages apportés par des spécialistes de disciplines différentes, mais de textes construits à partir dune problématique commune et qui « ont donné lieu à des échanges féconds entre les contributeurs au cours de deux journées riches, foisonnantes et stimulantes (…) loin des monologues (ou soliloques) habituels » (p. 9). Cette rencontre et ce dialogue doivent être salués sans pourtant en surestimer lambition : dix-huit contributions sont signées par des juristes, treize relèvent des sciences de gestion. Les autres disciplines noccupent quune place réduite : trois sociologues, deux économistes, un politiste. Lélément nouveau et riche est donc constitué, sur un thème souvent dominé par les spécialistes des relations professionnelles, par une confrontation approfondie entre les approches du droit et de la gestion dont les deux responsables de la publication proposent des synthèses. De plus, les auteurs ont sollicité des contributions dacteurs éminents du dialogue social.

Le second aspect original de louvrage réside dans sa construction qui est conçue comme un itinéraire dexploration dune hypothèse directrice. Le chemin est fortement balisé par Frédéric Géa qui a rédigé le chapitre introductif et le chapitre conclusif, ainsi que de substantielles introductions au début de chaque partie. Au départ, il énonce 234lhypothèse de « lavènement dun modèle de dialogue social » (p. 28) inspiré par la reconnaissance de la centralité acquise par cette notion au cours des dernières décennies. Elle est en effet promue par de nombreux gouvernements et par de grandes organisations internationales, aux premiers rangs desquels figurent lOrganisation Internationale du Travail (OIT), lOrganisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) ou lUnion européenne. Les acteurs sociaux sy sont massivement ralliés, avec quelques exceptions au sein du mouvement syndical. La démarche ainsi enclenchée sinscrit dans une double dynamique largement observée, dune part, de recomposition des positions respectives de la loi et de la négociation collective et, dautre part, de réordonnancement des niveaux de négociation. Il est donc légitime de tester à ce propos lhypothèse de lémergence dun modèle en étudiant les évolutions entamées dans différents contextes puis, dans une démarche prospective, en examinant les conditions de possibilité de lavènement dun tel modèle.

Les auteurs reconnaissent la polysémie des usages de la notion de dialogue. La première exigence est donc de lui donner un contenu conceptuel. Ainsi que lécrit Frédéric Géa : « plus quun mot ou une notion, cest dun concept quil sagit » (p. 58). La source principale est fournie par les écrits de Francis Jacques et Mikhaïl Bakhtine (Geneviève Pignard, « En guise douverture ») : le dialogue implique à la fois des échanges interpersonnels créateurs de sens et des interactions entre les discours. Dautres contributions se réfèrent aux conditions dun dialogue vrai à visée dentente telles quelles sont énoncées par Jürgen Habermas : publicité et inclusion, égalité, exclusion de la mystification, absence de contrainte (Anne Stévenot, « Dialogue ou monologue en sciences de gestion ? »). Le dialogue social tel quil est concrètement pratiqué répond-t-il à ces exigences ?

Les auteurs nignorent pas mais rejettent une première objection qui pourrait leur être adressée : à leurs yeux, « le dialogue social ne se réduit pas à une expression fourre-tout, autorisant à englober sans nuances ni limites ce qui se rapporterait aux relations de travail se déployant sur un registre collectif » (p. 39). Il est vrai que la question peut être légitimement posée lorsquon lit la définition proposée par lOIT : « le dialogue social englobe toutes formes de négociation, de consultation 235ou déchange dinformations entre représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs sur des questions dintérêt commun liées à la politique économique et sociale » (Cyril Cosme, « Quest-ce que le dialogue social international ? »). LUnion européenne nest quà peine plus précise : « Le dialogue social européen englobe les discussions, les consultations, les négociations et les actions communes entreprises régulièrement par des partenaires sociaux tels que les employeurs et les organisations syndicales. Il porte sur une grande variété de thèmes sociaux et professionnels. Il revêt deux grandes formes : un dialogue tripartite avec les autorités publiques ; un dialogue bipartite entre les organisations syndicales et les employeurs européens » (Jean-Philippe Lhernould, « La conception du dialogue social en droit de lUnion européenne »). Lhypothèse « fourre-tout » mérite donc dêtre discutée.

Une seconde objection nest pas non plus ignorée par les auteurs : lhypothèse dun modèle de dialogue social ne relève-t-elle pas « de lillusion, voire de la mystification ? » (p. 39). Naurait-elle pas pour fonction de faire disparaître le conflit ? À leurs yeux, dialogue et conflit ne sont pas incompatibles. Ils ont certainement raison sur le fond, mais les choix de vocabulaire ne sont pas neutres. Il est difficile dignorer que lomniprésence de la promotion du dialogue social peut sinscrire dans le cadre dune stratégie de « pacification » des rapports sociaux et que le mot de conflit est absent de toutes les définitions officielles de ce dialogue social. « Linvocation du dialogue – et, en loccurrence, du dialogue social – a pu être dénoncée comme une mystification dissimulant le dessein dune politique qualifiée de néolibérale (…). Cette lecture porte, à coup sûr, une part de vérité (…). Et pourtant, à prendre ce mot (et ce concept) de dialogue au sérieux, une autre interprétation devient possible » (Frédéric Géa, p. 82-83).

Rappelons que les auteurs présentent leur démarche comme la mise à lépreuve dune hypothèse. Est-il possible, à la lecture des nombreuses contributions, dévaluer son degré de pertinence ? Globalement, les indices favorables ne sont pas inexistants, mais ils paraissent limités.

En premier lieu, plusieurs contributions invoquent le caractère « fourre-tout » pour expliquer le caractère quasi universel de ladhésion au dialogue social. Ainsi, Jean-Philippe Lhernould, déjà cité à propos du dialogue social en droit de lUnion européenne, évoque-t-il « un ensemble a priori hétéroclite et protéiforme qui se distingue par sa 236pluralité dacteurs, sa multitude dinstruments daction et sa multiplicité de fonctions » (p. 135). Ainsi, Barbara Palli, qui propose une typologie des modèles de dialogue social sur la base dune comparaison internationale, observe-t-elle : « Il y aurait sans doute plusieurs conceptions du dialogue social, presquautant quil y a de pays dans le monde qui le pratiquent » (p. 148). Dans le cas de la France, Marcel Grignard, expert en ce domaine, choisit comme sous-titre : « Dialogue social : confusion à tous les étages » (p. 338).

En second lieu, le risque dinstrumentalisation du dialogue social dans lentreprise pour le mettre au service du management est mis en évidence par plusieurs contributions émanant notamment des sciences de gestion (par exemple, outre la contribution dAnne Stévenot, déjà citée, celles dYves Moulin et Anne Stévenot, « Les espaces de discussion, condition du dialogue social » et de Rémi Bourguignon, « Le management est-il soluble dans le dialogue social ? »). Un autre aspect négatif au niveau de lentreprise est souligné par Jean-François Pilliard, ancien Délégué général de lUIMM (Union des Industries et Métiers de la Métallurgie) et ancien Vice-président du MEDEF (Mouvement des entreprises de France) en charge du pôle social : « Le dialogue social profite globalement à ceux et à celles qui sont en CDI avec des statuts élevés, laissant ainsi largement de côté les personnes en situation de précarité (salariés en CDD, travailleurs des plateformes…) » (p. 530). À juste titre, après avoir rappelé les conditions dun dialogue véritable, Frédéric Géa conclut-il : « À défaut de sinscrire dans une telle optique, le dialogue social peut sapparenter à une mystification, ouvrant sur une manipulation, sinon même un acte de violence » (p. 203).

En troisième lieu, les évolutions actuelles noffrent que des perspectives positives incertaines. Le dernier sous-titre de louvrage, intitulé : « Un renouveau du dialogue social ? » explore trois dynamiques contemporaines. Il sagit dabord, avec Arnaud Casado et Mathilde Despax, de la montée en puissance du dialogue social environnemental. Si, en conclusion, les auteurs y voient « à nen pas douter un futur chapitre du dialogue social » (p. 639), ils constatent préalablement que « si le dialogue social environnemental est une prérogative en devenir pour la représentation élue du personnel, il est une prérogative dont le potentiel reste à conquérir » (p. 627). Ensuite, Marguerite Kocher étudie les expériences de négociation sur la qualité de vie au travail dans le cadre de démarches 237de responsabilité sociale des entreprises. Ici encore, on découvre « une formidable dynamique de nature à donner à la négociation collective un nouveau visage » (p. 650), mais après avoir constaté que « peu lisible, peu accessible, elle se réduit trop souvent à un exercice formel de reporting ou de compliance éloigné des réalités de terrain » (p. 642). Enfin, Stéphane Vernac, sintéresse à la transformation de la gouvernance et des représentations de lentreprise, en particulier sur la base de la présence de représentants des salariés dans les instances de direction. Il invite « à repenser le dialogue social autour dun objet, lentreprise, envisagée comme un engagement collectif autour dun “inconnu désirable” et dy associer lensemble des parties qui la constituent, dont les salariés » (p. 657). Si la perspective est stimulante, force est de reconnaître que deux contributions précédentes (Gilles Auzero, ainsi que Nicolas Aubert et Xavier Hollandts) ont mis en évidence les oppositions patronales et les contradictions intra-syndicales quengendrait la présence, encore symbolique, dadministrateurs salariés.

Il ne faut cependant pas négliger, dans tous ces domaines, la contribution positive quapportent les juges à lamélioration de la qualité du dialogue social grâce à limportance croissante quils accordent à la vérification de la loyauté dans le déroulement de la négociation collective (Laurence Pécaut-Rivolier, « Le juge et le dialogue social »).

Frédéric Géa conclut louvrage sur « les voies du renouveau » : « Le dialogue social se pose en alternative par rapport à un modèle légicentriste, qui a dans une large mesure vécu, et un modèle de dérégulation inféodé aux impératifs économiques, aveugle à certains enjeux et sans égard pour le bien public ». Lalternative serait « un modèle reposant sur la coopération et donnant du sens. Par le dialogue » (p. 680). Adhérer à une telle perspective nimplique pas que lon trouve dans les évolutions contemporaines les indices dune dynamique qui porterait clairement dans cette direction.

Laccent qui a été mis ici sur les termes dun débat qui est essentiel pour lavenir des relations professionnelles et sociales a conduit à ne pas souligner lintérêt de tout un ensemble de contributions qui présentent tantôt « létat de lart », tantôt les résultats de recherches récentes dans de nombreux autres domaines, par exemple, lingénierie du dialogue social, son rôle dans la performance des entreprises, les enjeux liés à la 238création du comité social et économique, aux négociations qui portent sur les plans de sauvegarde de lemploi, sur légalité professionnelle femmes/hommes ou encore sur le télétravail. Autant darguments pour se plonger dans ce volumineux ouvrage.

*
* *

En luttes ! Les possibles d un syndicalisme de contestation, Sophie Béroud et Martin Thibault, Raisons dAgir, 2021.

Agathe Foudi

Clersé, Université de Lille

Il est fréquent que des formations politiques, des associations et des syndicats établissent des communiqués communs ou appellent collectivement à manifester. À la mi-novembre 2020, par exemple, 187 organisations sétaient associées autour dun texte adressé aux parlementaires pour sopposer à trois dispositions de la loi « sécurité globale » et défendre ainsi le droit à manifester1. De même, en mai 2021, un large ensemble dorganisations, parmi lesquelles la CGT, Solidaires et la FSU, ATTAC, la LDH et le CRAN, La France Insoumise, Génération.s et le NPA établissaient un communiqué appelant à manifester « pour les libertés, contre les idées dextrême-droite2 ». Dans un contexte politique particulièrement tendu, ces différentes initiatives peuvent être considérées comme un produit de ce pôle de contestation sociale dont la politiste Sophie Béroud et le sociologue Martin Thibault tentent de définir les contours et les conditions de réalisation.

Leur ouvrage sancre dans la dynamique des mouvements sociaux qui se sont déroulés en France ces vingt dernières années et, partant du constat dune « faiblesse structurelle » (p. 12) des forces syndicales, il 239interroge leur place et lefficacité de leur action. La thèse de S. Béroud et M. Thibault consiste ainsi à considérer quun pôle contestataire formé autour de quelques organisations a émergé dans le champ syndical et semble désormais pouvoir se développer. Pour dégager les conditions de ce possible développement, les auteurs prennent appui sur létude des syndicats SUD et de lUnion syndicale Solidaires. Lintérêt de se focaliser sur ces acteurs du champ syndical est assez évident : puisque leur apparition sest inscrite dans un contexte daffaiblissement général du syndicalisme et de forte désyndicalisation, lanalyse de leur développement permet de questionner « lespace disponible pour un syndicalisme de contestation sociale, ouvertement opposé aux politiques néolibérales et souhaitant œuvrer à différentes formes démancipation. » (p. 14).

Partant de cela, la réflexion de S. Béroud et M. Thibault se structure autour de lidée selon laquelle la pérennité dun tel syndicalisme tient non seulement au positionnement des organisations syndicales face aux différentes réformes, mais aussi et surtout au travail ordinaire et quotidien de « politisation du combat syndical » (p. 150-151) quelles mènent. Suivant cette logique, leur ouvrage articule ainsi « lanalyse des stratégies des organisations dans le champ syndical » (plutôt réalisée dans les chapitres 1 et 2) à celle « des trajectoires de militants sur le terrain » (plutôt réalisée dans les chapitres 3 et 4).

Destiné à fournir un cadrage socio-historique, le premier chapitre est centré sur lanalyse des effets provoqués par larrivée des SUD et de lUnion syndicale Solidaires sur la structure du champ syndical et les pratiques de ses acteurs. Selon les auteurs, alors que la « première vie » des SUD, au début des années 1990, sest déroulée à la lisière du champ syndical et en a peu affecté lordre des positions, la création de lUnion syndicale Solidaires en 1998 a en revanche nettement changé la donne puisque la fédération est progressivement parvenue à acquérir une place importante dans le champ syndical et à simposer comme une force susceptible dy rebattre les cartes. Mais, si ces organisations ont réussi à modifier les équilibres du champ, S. Béroud et M. Thibault font valoir quelles y ont également importé des pratiques innovantes, telles que lautogestion ou le principe des assemblées générales locales décisionnaires, et ont ainsi pu apparaître comme porteuses de « nouveaux modèles [syndicaux] » (p. 38) susceptibles de fragiliser les anciens.

240

Ce cadre ayant été posé, le chapitre 2 explore les voies par lesquelles Solidaires sest durablement intégrée dans le champ syndical et sy est progressivement légitimée. Les auteurs avancent tout dabord que son intégration dans ce champ serait assez largement le produit de lengagement dont les organisations qui sy rattachent ont fait preuve dans le cadre intersyndical : la fédération a en effet assez largement bénéficié de la participation de ses militants à des luttes emblématiques comme celles engagées contre le Contrat Première Embauche-Contrat Nouvelle Embauche (CPE-CNE). Une autre voie dintégration et de légitimation de Solidaires aurait résidé dans sa capacité à promouvoir une conception de la lutte ouverte à des enjeux extérieurs à la sphère professionnelle (antifascisme, lutte contre les violences policières, lutte contre le racisme, etc.). Cette position « à linterface de différents espaces de lutte » (p. 79) aurait en effet permis à Solidaires de sémanciper de la domination de la CGT au sein de lintersyndicale tout en affirmant sa présence dans « lespace de la gauche “radicale” » (p. 84). Enfin, du fait des transformations des règles de la représentativité syndicale impulsées par la loi du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail, cest aussi par le jeu électoral que lorganisation serait parvenue – avec un succès plus ou moins important selon les secteurs professionnels néanmoins3 – à peser au sein même des lieux de travail.

Déplaçant la focale de lorganisation vers les militants, S. Béroud et M. Thibault cherchent à éclairer dans le troisième chapitre les processus par lesquels sopèrent lapprentissage du syndicalisme et la politisation ordinaire du combat syndical. Depuis lexploration et lanalyse de trajectoires de jeunes militants de SUD Rail, les auteurs soulignent que le défi majeur pour Solidaires aujourdhui ne serait « plus de faire entrer de nouveaux militants, mais de réussir à les faire rester » (p. 124). En effet, le traitement discriminatoire dont les syndicalistes font lobjet, lindividualisation des carrières ainsi que la précarisation des conditions de travail et demploi, fragilisent objectivement et subjectivement lengagement syndical et contribuent à le rendre plus incertain. Dans un tel cadre, ce serait alors surtout la faible politisation de la jeune génération de syndiqués qui pèserait sur la pérennité des forces syndicales car, 241pour faire face à ces difficultés, il semble indispensable que les militants soient « capables de penser leur engagement au-delà de leur quotidien professionnel » (p. 152). Un des enjeux clef pour Sud-Solidaires serait donc à présent de travailler à une socialisation syndicale qui politise ses militants.

En prenant là encore appui sur létude de parcours de militants – ceux de Leïla et Bernard, à la fois syndicalistes et Gilets Jaunes –, S. Béroud et M. Thibault sinterrogent alors dans le quatrième et dernier chapitre sur les possibles recompositions dun pôle contestataire de luttes. Le rapport à lengagement de ces deux militants – constant sur le terrain mais distant des appareils syndicaux – ainsi que les pratiques militantes quils ont pu adopter – investissement dans des actions interprofessionnelles, importance accordée aux discussions – permettent aux auteurs de réfléchir aux voies de revitalisation du pôle syndical contestataire par la base. Dans cette perspective, S. Béroud et M. Thibault promeuvent la formation d« espaces de rencontre » inspirés des ronds-points des Gilets Jaunes (p. 182) et proposent de faire des unions locales des syndicats des « ronds-points permanents » (p. 183). Par rapport aux espaces syndicaux classiques où dominent les mieux dotés en ressources culturelles, ce genre dinnovations serait favorable à linvestissement dans les mouvements sociaux de groupes de population particulièrement « éloignés des formes militantes institutionnalisées » (p. 183). Ces espaces permettraient ainsi à ceux « qui ont des horaires éclatés et qui ne connaissent pas de syndicats dans leur activité professionnelle de sy retrouver et de sy investir dans des luttes » (p. 183) ; ce que les auteurs conçoivent comme un levier efficace de la politisation militante et donc comme une réponse au problème rencontré par Solidaires et dautres syndicats.

Au final, En luttes ! apparaît comme un ouvrage destiné à un public sensible aux problématiques liées à la place du syndicalisme dans la société et, plus largement, aux mouvements sociaux. Assis sur une enquête au long cours entamée en 2008, cet essai vise en effet à faire état des multiples difficultés (en termes de moyens, de modalités dorganisation et daction, de stratégies) rencontrées par les organisations syndicales qui sinscrivent dans un syndicalisme de contestation pour défendre les droits des travailleurs. Si louvrage de S. Béroud et M. Thibault parvient à fournir une analyse objective et scientifiquement fondée de la force sociale de ce syndicalisme, il offre dans le même temps aux 242militants et cadres syndicaux un éclairage sur quelques-unes des voies qui pourraient être empruntées pour améliorer le potentiel mobilisateur et contestataire de laction syndicale. De ce point de vue, lanalyse des trajectoires militantes apparaît très fructueuse en ce quelle permet de rendre compte des éléments susceptibles délargir la base militante et/ou de favoriser un militantisme durable. À lheure où certains se complaisent à délégitimer laction syndicale pour affaiblir plus encore le nombre de contre-pouvoirs à lautoritarisme montant, on ne peut voir dans cet essai, fidèle à la tonalité des Raisons dAgir, quun ouvrage profondément salutaire et souffle despoir pour celles et ceux qui croient dans lefficacité dun syndicalisme de lutte.

*
* *

Travail et ambition sociale. Plaidoyer pour une refondation du syndicalisme, Paul Santelmann, Lautreface, 2021.

Jean-Michel Denis

ISST/IDHES

Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

On dit communément dune instruction judiciaire dominée par un parti-pris quelle est menée à charge et non à charge et à décharge. Tel est le sentiment qui ressort une fois la dernière page de louvrage de Paul Santelmann tournée. La charge à lencontre du mouvement syndical français, conduite par cet ancien contrôleur du travail, qui a consacré une longue partie de sa carrière à la question de la formation professionnelle dabord à la Délégation à la Formation Professionnelle, puis à lAFPA – dont il a été le directeur de la prospective entre 1997 et 2020 –, et qui se présente aujourdhui comme consultant en ingénierie des compétences, est effectivement rude ; elle est aussi menée sans répit, du début à la fin du livre. Elle nest surtout que très rarement 243contrebalancée par des arguments plus en faveur du syndicalisme, même si cela nest pas ce que lon demande à un livre danalyse, pour rappeler que celui-ci continue, malgré tout, de jouer un rôle important et nécessaire pour tenter de redresser, au profit des travailleurs, lasymétrie intrinsèque à la relation de travail. Cette absence conduit à douter du sous-titre du livre Plaidoyer pour une refondation du syndicalisme, tant lécriture prend plus la forme dun réquisitoire, et lon se demande ce qui reste à sauver du syndicalisme qui est présenté comme un édifice lézardé du sol au plafond.

Court de 159 pages, Travail et ambition sociale. Plaidoyer pour une refondation du syndicalisme est publié dans une nouvelle maison dédition, consacrée aux humanités, et dont le nom, éponyme, Lautre face, dit le projet daborder, synthétiquement, lenvers des phénomènes et problèmes sociaux. Louvrage est composé de douze chapitres, dune petite dizaine de pages chacun, appuyé systématiquement par une très courte bibliographie. Si son sous-titre, malgré son caractère trompeur, est explicite sur lambition de louvrage, ce nest pas le cas de son titre : travail et ambition sociale. Il le devient au fur et à mesure de la lecture. Il exprime en fin de compte la thèse de lauteur, qui nest pas nouvelle : le syndicalisme sest éloigné du travail et des travailleurs. Dans les deux cas, cette prise de distance serait multifactorielle et la conséquence paradoxale dun mouvement de rétractation et de méfiance montré par le mouvement syndical à légard de lactivité (de travail), du cadre dans laquelle elle se livre (lentreprise) et de ceux qui lexercent (les salariés). Doù, selon lauteur, cette perte de légitimité de laction syndicale, celle-ci ne pouvant retrouver sa signification réelle quen replaçant le travail au cœur « dune nouvelle ambition sociale ».

Mais comment en est-on arrivé là ? Cette question constitue le fil conducteur de louvrage qui peut être divisé en trois parties inégales : une première, très courte, dresse un état des lieux de « lassèchement syndical » (chapitre 1) ; la deuxième, la plus volumineuse, en établit les causes (chapitre 2 à 9) ; et la dernière, énonce les enjeux auxquels le syndicalisme doit se confronter sil veut retrouver force et crédibilité (chapitre 9 à 12 et conclusion). Passons sur les éléments de diagnostic concernant la faiblesse du taux de syndicalisation, en particulier dans le secteur privé, la fragmentation et la division syndicale. Outre quils sont énoncés en moins de 8 pages, ils nont dautres objectifs que dalimenter 244les antiennes sur la bureaucratisation et linstitutionnalisation du syndicalisme, largement repris par la suite de louvrage.

Classiquement, les analyses qui reprennent la thèse de la crise du syndicalisme distinguent deux grandes séries de causes : les causes exogènes, qui agissent comme des contraintes exercées à son encontre (transformation du tissu productif, éclatement du salariat, fragilisation des statuts demploi, etc.), et les causes endogènes, produites par le mouvement syndical lui-même, et qui en font un acteur majeur de sa propre crise. On retrouve partiellement cette grille de lecture dans louvrage de Paul Santelmann, même sil insiste fortement sur la responsabilité du syndicalisme français dans les difficultés quil connaît depuis plusieurs décennies. Dautant que, dans le livre, les contraintes extérieures sont moins abordées par les effets quelles génèrent sur celui-ci que par lincapacité du syndicalisme à sy confronter voire à y répondre. Double responsabilité donc. Surtout, parmi ces facteurs extérieurs, un retient particulièrement lattention de lauteur, au point de lui consacrer dans lanalyse une place au moins aussi importante que celle accordée au mouvement syndical. Contre toute attente, ce nest pas de la transformation du travail sous toutes ses déclinaisons dont il sagit mais de létreinte délétère exercée par lÉtat dans le champ des relations professionnelles. Comme si le syndicalisme était tombé dans tous les pièges dressés, volontairement ou non, par ce dernier et ne parvenait pas à sen défaire. Le rapide retour historique entrepris par lauteur, ainsi que le balayage quil effectue des grands thèmes ou problématiques auxquels est confronté le syndicalisme (le dialogue social et la négociation collective, le rapport avec la classe politique, la lutte contre le chômage, la formation, etc.), lui permettent de dénoncer ce parasitage mortifère de laction syndicale par lacteur public. Tous les domaines énoncés ci-dessus en portent le stigmate : la négociation collective neutralisée par « la façon dont lÉtat a occupé le champ économique et social pendant plusieurs décennies par le biais du tripartisme » (p. 61) ; la lutte contre le chômage, du fait de la subordination du champ paritaire de la gestion de lemploi à lintervention publique (p. 71) ; la formation professionnelle « dossier emblématique de la stérilisation du dialogue social par lÉtat » (p. 81) ; jusquà sa participation à la mise en place dun néo-corporatisme avec les syndicats du secteur public (p. 32) ; sans compter son application trop tatillonne de la règlementation du travail par « un 245code du travail trop invasif » (p. 105) et des mécanismes de contrôle du travail trop insidieux « sous prétexte de transparence » (idem).

Indirectement, pour avoir joué un rôle non négligeable dans lintégration institutionnelle du syndicalisme – y compris en prenant en charge une partie de son financement –, et donc en favorisant et en consolidant la constitution dune bureaucratie syndicale « installée au niveau des confédérations et des instances paritaires relayée par un système de représentation institutionnelle » (p. 19), lÉtat serait en partie responsable de la coupure du syndicalisme vis-à-vis du monde du travail. Mais en partie seulement. Car il aurait été aidé en cela par les organisations syndicales elles-mêmes, ou plus exactement par la place et le rôle croissant joué en leur sein par les syndicats du secteur public – compte tenu de létiolement du syndicalisme dans le secteur privé –, et par la porosité existante entre les structures exécutives des syndicats et les structures technocratiques de lÉtat – lauteur parle à ce sujet de « convergence sociologique et culturelle » (p. 48). Cette collusion ne serait pas si grave si elle se limitait à lédification dun néo-corporatisme au niveau de lÉtat centré sur la gestion des carrières des fonctionnaires. Mais si elle lest, pour lauteur, cest pour au moins trois raisons : tout dabord parce quelle a permis la mainmise des syndicats du public sur les directions syndicales, « les syndicalistes du privé[laissant tendanciellement la place]aux syndicalistes du public plus disponibles pour occuper les directions intersectorielles, interprofessionnelles, nationales et même départementales de lactivité syndicale hors-entreprise, précisément là où lÉtat est lui-même organisé » (p. 61-62) ; ensuite, et corrélativement, parce que cette domination sest traduite par une insuffisante prise en compte des apports et des intérêts des salariés du secteur marchand, doublée dune vision faussée des réalités de celui-ci ainsi que des effets de la mondialisation sur le travail et son évolution ; enfin, parce que lorientation plus idéologique et combative des syndicats du public a définitivement sapé « tout potentiel de développement dun courant réformiste combinant stratégie syndicale, prise en compte des orientations patronales et politique gouvernementale » (p. 60) ou, pour le dire autrement, « toute perspective de cogestion à lallemande » (p. 42). Pour Paul Santelmann, cette double identité, idéologique et militante, du syndicalisme français, qui est sa marque de fabrique, est ce qui explique cet éloignement réciproque avec le monde du travail : le premier, par éloignement ou par méfiance, est incapable de prendre en compte les évolutions qui marquent le second (il peut être ainsi considéré 246comme en partie responsable de la dévaluation du travail et de lemploi) ; et le second ne se reconnait plus dans les visions portées par le premier – dautant quelles sont génératrices de divisions –, ni dans les actions et les combats qui leurs sont liées. On le voit, la critique nest pas légère et prend souvent la forme de la dénonciation : celle, par exemple, de la pénétration et de la diffusion de longue date des « idées gauchistes » au sein du mouvement syndical, qui se combineraient aujourdhui à linfluence du Rassemblement National et de La France Insoumise, le tout étant mis dans le même sac (p. 52). Voire de la caricature : lorsquil explique le conservatisme patronal comme résultant non de ses idées propres, mais comme le contrecoup des positions syndicales imperméables au compromis et par leur suivisme du dirigisme étatique.

Alors, comment sortir le syndicalisme de sa crise ? La réponse à cette question fait lobjet des derniers chapitres du livre qui abordent les différents défis auxquels doit se confronter le mouvement syndical sil veut renouer avec le monde du travail. Parmi eux : la mise en place dun « nouveau pacte éducatif et social » pour réévaluer lemploi et le travail via « la refondation dune politique du travail et de la formation » (p. 115) et la reconsidération du rôle joué par les syndicats dans lentreprise ; la confrontation à la révolution des temps, des espaces et des processus de travail, qui nécessite de repenser les organisations et les nouvelles modalités dexercice du travail (p. 127) ; léconomie verte, en intégrant dans la conduite des entreprises les contraintes et enjeux environnementaux.

Si globalement, on ne peut quêtre daccord avec lauteur sur ces enjeux, peu de choses sont dites en revanche sur le rôle et les positions que doivent tenir les syndicats dans le cadre de ces processus. Dautant que lauteur reprend dune main ce quil donne de lautre. On ne peut pas considérer quil sagit là de thématiques auxquelles les syndicats doivent impérativement se confronter tout en leur reprochant dans le même mouvement de ne pas le faire, de critiquer leur immobilisme et leur surdité vis-à-vis des opinions exprimées par les salariés sur ces dernières. Au final, le doute exprimé au début de cette note à propos du projet de lauteur de proposer des éléments contributifs à la refondation du syndicalisme est confirmé par la conclusion du livre. Ce que propose lauteur correspond moins à un projet de refondation du syndicalisme quà une reconstruction totale sur le plan de son organisation, de son fonctionnement, de ses pratiques daction et de représentation, mais aussi de son idéologie.

247

Analyser lobjet syndical en privilégiant une entrée par le travail est un choix pertinent. Cest du reste celui effectué par nombre de spécialistes des relations professionnelles, quelle que soit leur discipline, qui défendent une conception travailliste de celles-ci – ce qui ne les empêche pas de voir que le monde du travail est également transformé par des mutations économiques et des politiques publiques du travail, en particulier en France, qui lui sont en partie extérieures. Mais cela requiert une analyse plus détaillée et surtout moins univoque de la manière dont le syndicalisme a été bousculé par les mutations du travail depuis plusieurs décennies. Car, cest un truisme de le rappeler, à travers cette transformation, qui intègre celle de lentreprise, du droit, etc., cest tout un ensemble de pratiques sociales et de rapports sociaux de travail qui sen trouvent bouleversés. Si la frilosité du syndicalisme à légard de la question du travail au profit de celles de lemploi et du salaire, pour ne prendre que cet exemple, a pu correspondre à une certaine réalité historique – et encore serait-il nécessaire de la circonstancier et de la détailler en ce quelle na jamais reflétée une position syndicale unique et homogène –, celle-ci na réellement plus cours. Si le « retour sur le métier, la corporation, lunité de travail », en réaction à la mise à mal du travail par une certaine forme de capitalisme a été effectivement lœuvre, en premier lieu, des principaux concernés, à savoir les salariés eux-mêmes, cela fait plusieurs décennies que les syndicats se sont engagés dans la réappropriation empirique de ces enjeux4. Il suffit de parcourir les thèmes proposés dans les cahiers de formation syndicale pour sen convaincre. Analyser le rapport syndical au travail, cest non seulement laborder dans sa dimension processuelle mais également interactive, cest-à-dire en en faisant le produit des rapports entre les acteurs. Cest ainsi montrer que lorganisation du travail, parmi lensemble des thématiques abordées par les syndicats avec les directions dentreprise, est celle sur laquelle ces dernières sont les plus réticentes à négocier, sans parler dintégrer les représentants des salariés à y réfléchir en amont de tout processus de décision. Et de comprendre que si le salaire reste de loin le thème majeur de la négociation collective, il dissimule souvent celui des conditions de travail5.

248

Laffaiblissement du syndicalisme est réel, la fragilité de son implantation dans le secteur privé est indéniable, sa capacité à interférer sur les choix économiques et sociaux, de lentreprise à linterprofessionnel, sest réduite au fil du temps. « En même temps », paradoxalement, les syndicats continuent de peser et de jouer un rôle dans la régulation collective du travail, même si celle-ci laisse de côté un pan du salariat. Cest toute lambivalence du cadre français des relations professionnelles que lon aurait aimé voir rappeler dans cet ouvrage.

*
* *

Deux millions de travailleurs et des poussières. L avenir des emplois du nettoyage dans une société juste,François-Xavier Devetter et Julie Valentin, Éditions « Les petits matins », 2021.

Maroua Sbyea

Université de Lausanne

Les mobilisations professionnelles dans le secteur du nettoyage font actuellement lobjet dune couverture médiatique de plus en plus prégnante. Plus particulièrement, les grèves de femmes de chambre dans le nettoyage hôtelier ont fait lobjet dune forte médiatisation, du fait de la diversité de leurs modes dactions collectifs et de leurs modalités dorganisation syndicale. Un exemple récent très médiatisé est celui du mouvement des femmes de chambre de lIbis-Batignolles, qui sest achevé par une victoire relative des grévistes, à la suite dune mobilisation de près de deux ans. Il est caractérisé par la construction dune narration médiatique centrée sur les grévistes et leur parcours de femmes immigrées, de mères de famille, ainsi que sur leurs revendications face à leur employeur, un sous-traitant employé par lentreprise Accor.

Par leur récurrence, ces mobilisations professionnelles mettent en évidence la nécessité danalyses en sociologie et en économie du travail des dysfonctionnements internes au secteur du nettoyage, qui compromettent 249les processus de dialogue social dans le secteur du nettoyage en sous-traitance et nuisent aux possibilités de représentation syndicale des salariées.

Rédigé par François-Xavier Devetter et Julie Valentin (tous deux économistes), cet ouvrage propose une réflexion fournie sur le statut et les conditions de travail des salariées du nettoyage, ainsi que sur les perspectives dévolution de leur situation professionnelle, dans un contexte sectoriel où la sous-traitance demeure le mode dorganisation du travail le plus hégémonique. Des travaux antérieurs ont bien offert des analyses sur le statut des travailleuses du nettoyage, notamment sous langle des effets de la sous-traitance sur les salariées. Lon pense notamment aux travaux dIsabelle Puech6, de Carine Eff7, et ceux de Christine Guégnard et Sylvie-Anne Mériot8 sur les mobilisations de femmes de chambre au début des années 2000 et la précarité au travail des nettoyeuses sous langle du genre. Dautres travaux, comme ceux de Sylvie Montchatre9 ont apporté un éclairage sur lévolution même du statut des nettoyeuses dans le cadre de la sous-traitance vers une précarité pluridimensionnelle. Dautres auteurs, comme Jean-Michel Denis10 et Cristina Nizzoli11 offrent des analyses diverses sur lévolution de la syndicalisation dans le secteur et la difficulté daccès des travailleuses du nettoyage à une forme de représentation salariale satisfaisante, et complètent ainsi des analyses de socio-histoire sintéressant plus généralement aux mobilisations au travail des classes populaires (Guy Groux12, Sophie Béroud13). Enfin, des travaux plus généraux sur la construction du lean management dans les 250entreprises françaises (Fabrice Bourgeois, Annie Thébaud-Mony) ont permis de mettre en évidence le paradigme économique qui a pu motiver les entreprises donneuses dordre à privilégier le recours à la sous-traitance pour leurs activités de nettoyage, malgré les risques psychosociaux et la précarisation des salariées qui lui sont associés.

Si ces travaux ont contribué à lanalyse des conditions de travail des agents de nettoyage (que ce soit dans le nettoyage en entreprise, le travail hôtelier ou dans le service public), le présent ouvrage en fait un bilan actualisé, tout en discutant les analyses purement économiques qui tendent à réduire le travail des agents de nettoyage à des tâches subalternes, peu qualifiées et improductives. Les auteurs mobilisent, outre des données statistiques récentes sur les salariées du secteur, ainsi que sur les coûts et les profits liés à la sous-traitance, des entretiens menés avec des agents de nettoyage, des salariées à des postes élevés chez des sous-traitants, ainsi que dautres dans des établissements publics chargés du recrutement de ces agents.

Le premier chapitre du livre sattache à développer plusieurs éléments statistiques autour des conditions de travail des salariées du secteur du nettoyage. Les auteurs y présentent des données sur la pénibilité des tâches attribuées aux salariées et sur les nombreuses maladies professionnelles qui caractérisent ces emplois. Malgré leur pénibilité, les emplois dans ce secteur connaissent une forte augmentation de leurs effectifs, en parallèle dune importante dégradation des conditions et de la qualité de vie au travail pour les salariées. Les auteurs soulignent tout particulièrement le rôle joué par les pouvoirs publics dans cette évolution du secteur du nettoyage, et mettent en évidence le poids de lÉtat dans la légitimation de lexternalisation du nettoyage, que ce soit en tant que financeur du service, ou en tant quemployeur.

Le deuxième chapitre fait un état des lieux des risques psychosociaux et des pénibilités associées aux travailleuses du nettoyage et offre un éclairage sur le rôle de lexternalisation dans laggravation des difficultés des travailleuses et leur précarisation économique et sociale. Rappelant dabord les éléments constitutifs qui font du nettoyage un « sale boulot » par excellence, puis les risques psychosociaux qui lui sont associés, 251louvrage souligne aussi la faiblesse des rémunérations, qui ne prennent en compte ni heures supplémentaires ni temps de trajet (temps longs pour les salariées, habitant souvent en périphérie des chantiers auxquels elles sont affectées). Les employeurs naccordent, en outre, que peu de pauses pendant les heures de travail malgré la pénibilité physique. Est également rappelée la faiblesse du statut accordé aux salariées, notamment par le recours au temps partiel qui les précarise et les conforte hiérarchiquement en bas de léchelle des métiers. Ce chapitre est aussi loccasion dintroduire le rôle de la sous-traitance dans lintensification de ces dynamiques et laggravation de la dégradation des conditions de travail des agents de nettoyage. Il distingue ainsi entre les salariées du nettoyage employées directement par des entreprises ou des établissements publics (qui sont donc insérées dans ces structures et reconnues comme des salariées à part entière) et les salariées externalisées, embauchées par un sous-traitant et mises au service dune entreprise ou dun établissement public, le donneur dordre. Cet ajout dun intermédiaire, le sous-traitant, fait toute la différence pour les salariées : il se traduit par une diminution de la rémunération, une différence de statut au sein de lentreprise donneuse dordre, de retraite (elles ne sont pas couvertes par les conventions collectives qui régissent le secteur du nettoyage, et sont bien moins rémunérées que les salariées internalisées), ainsi quune moindre représentation syndicale du fait de contrats instables et de durées variables daffectation sur chantier.

Le troisième chapitre approfondit la réflexion autour des coûts réels de la sous-traitance dans le secteur du nettoyage, et ainsi des potentielles économies réalisées par les bénéficiaires de ces services. À travers la mobilisation de données chiffrées, les auteurs font le constat suivant : globalement, lexternalisation ne permet pas de diminuer le coût global associé aux services de nettoyage. Les principaux perdants de ce calcul économique sont les travailleuses, qui voient leur statut se précariser et leurs conditions de travail se dégrader. Si le coût de la main-dœuvre est lui réduit par le biais de lexternalisation, labsence de protection syndicale affecte la qualité des conditions de travail des salariées externalisées et conduit à une dégradation de la qualité même du service de nettoyage fourni. En outre, il ny a que peu de différences entre les coûts de gestion dans les deux cas de figure : la faiblesse des taux dencadrement dans le cas de lexternalisation, associé à un fort absentéisme et à un turnover conséquent 252(qui caractérise particulièrement la population fragile employée en sous-traitance), ne permettent pas détablir une supériorité de lexternalisation du secteur du nettoyage sur un modèle internalisé. Bien plus encore, étant donné le report des coûts sociaux, dans le cas de lexternalisation, sur les caisses de Sécurité Sociale, les sous-traitants nabsorbent pas ce coût supplémentaire associé notamment à labsentéisme du secteur. Les auteurs concluent ainsi à une égalité, en matière déconomies réalisées, entre lexternalisation et linternalisation des services de nettoyage : ils insistent surtout sur la différence radicale que le passage de lun à lautre constitue pour les travailleuses du secteur.

Le quatrième chapitre apporte des éléments de définition importants sur le nettoyage, les tâches qui lui sont associées, ainsi que sur les identités professionnelles qui le constituent. Ce chapitre sattarde principalement sur les effets de lexternalisation sur la configuration de ces identités. Il insiste particulièrement sur le fait que, si la sous-traitance doit produire un service à un moindre coût, cela passe forcément par des sacrifices en termes de qualité du service et de santé au travail pour ses salariées. Les auteurs montrent que la sous-traitance noffre en réalité pas de gains de productivité ou defficacité accrus par rapport aux autres modes de production, et que ses modalités de déploiement pèsent négativement sur les exigences fixées dans les cahiers des charges établis par les donneurs dordre. En outre, elle saccompagne dune perte dautonomie pour les travailleuses, et efface les possibilités de configuration dune identité professionnelle définie par le collectif de travail des salariées du nettoyage.

Cette réflexion est poussée et appuyée par des données chiffrées dans le chapitre cinq, qui développe les raisons pour lesquelles le recours à la sous-traitance se poursuit, malgré des économies de coûts moins avantageuses que souhaitées. Les auteurs distinguent quatre mécanismes, jouant en faveur de ce que lon peut qualifier dacharnement pro-externalisation. Dabord, ils évoquent une motivation idéologique, dans la lignée de la pensée néolibérale, favorisant la réduction des coûts et la flexibilisation du marché du travail. Une autre raison avancée par les auteurs est liée à cette première motivation, et concerne la pression exercée par les lobbyistes du secteur (prestataires, consultants accompagnant la transition des entreprises vers lexternalisation, etc.) sur de potentielles réformes qui pourraient mettre en danger les profits liés à lexternalisation. En outre, une autre motivation à lexternalisation se 253retrouve dans le processus même de prise de décision dans les structures qui choisissent de faire la transition : la nécessité darbitrer entre un maintien du nettoyage en interne et le passage à lexternalisation est soumise à des enjeux de restriction budgétaire et de prise de décision morcelée, éclatée, sans vision globale. Ces contraintes poussent souvent à préférer lexternalisation, bien que ce choix ne soit pas forcément plus avantageux au niveau de lentreprise ou de ladministration publique concernée. Enfin, une dernière motivation à la sous-traitance concerne la perception des salariées du nettoyage. Lexternalisation permet, pour les entreprises, de mettre à distance ces travailleuses, principalement des femmes, socialement et économiquement subalternes, âgées, et considérées comme difficiles à gérer et particulièrement absentéistes. Lexternalisation est à ce titre perçue comme une solution de facilité pour les managers, et un moyen simple de recentrer les activités de lentreprise et de mettre à distance, dextérioriser des activités perçues comme périphériques.

Le dernier chapitre ouvre des pistes daméliorations potentielles, en envisageant notamment des politiques publiques qui permettraient daméliorer le statut des agents de nettoyage, aussi bien du point de vue des conditions de travail que de celui de leur inclusion dans une identité professionnelle mieux définie et plus épanouissante. Une des pistes dintérêt avancée concerne la réforme du statut des nettoyeuses : les auteurs appellent notamment de leurs vœux la mise en place de protections juridiques décentes pour les salariées, à la charge des donneurs dordre. Malgré les marges de manœuvre limitées associées au marché de prestation qui caractérise le secteur du nettoyage, les entreprises donneuses dordre peuvent contrôler les conditions de travail du secteur, le respect de la législation du travail et le recours à de meilleurs produits de nettoyage pour la santé de leurs salariées. Ces entreprises peuvent également donner le ton aux prestataires en refusant les offres les plus basses de services de nettoyage, et apporter un soutien aux revendications salariales des travailleuses. Des pistes plus directes damélioration des conditions de travail des salariées du nettoyage concernent notamment laugmentation de leur rémunération, la revalorisation de leurs heures de travail pour compenser leurs horaires atypiques, et plus globalement transformer leur vision du nettoyage en tant que travail productif et essentiel.

254

Au total, la principale force de ce livre réside dans la synthèse conceptuelle et méthodologique des enjeux de lexternalisation des services de nettoyage, hégémonique dans ce secteur. Louvrage présente également une approche assez complète des conditions de travail des salariées du secteur et une réflexion originale sur les effets de la sous-traitance. Il sagit dune synthèse essentielle, permettant dactualiser les travaux en sociologie et en économie du travail autour du nettoyage et de ses spécificités. Dans les pistes daméliorations proposées par les auteurs, la question de la ré-internalisation des travailleuses du nettoyage est évoquée comme une piste viable, confirmée en cela par la récurrence des grèves dans le secteur contre la sous-traitance, et les issues de ces grèves (se soldant souvent par une internalisation, ou au moins par une amélioration globale des conditions de travail et des rémunérations). La volonté généraliste et synthétique de louvrage nuit toutefois par moment à la précision de certaines analyses, notamment autour des enjeux spécifiques au secteur du nettoyage et les effets délétères de la sous-traitance sur cette population aux vulnérabilités spécifiques, à lintersection du genre et de la race. Les auteurs évoquent, sans le développer, cet enjeu double de genre et de race, alors même que la majorité des salariées du secteur sont des nettoyeuses, issues de limmigration africaine. Peu de travaux en sociologie du travail et de limmigration ont produit des analyses sur le travail des femmes immigrées de première génération. Quelques travaux comme ceux de Sabah Chaïb14, ainsi que ceux de Magali Boumaza15, apportent des analyses ciblées respectivement sur les femmes immigrées au travail ainsi que sur la construction du travailleur précaire comme nouvelle figure des mobilisations socio-professionnelles. Lon regrette toutefois le manque danalyses plus récentes centrées sur cette intersection entre race et genre, très typique du nettoyage en sous-traitance, et quil conviendrait de développer à la lumière des mobilisations les plus récentes du secteur.

1 On pourra retrouver lintégralité de la lettre à ladresse suivante (consultée le 13/04/2022) : https://www.laquadrature.net/2020/11/12/55-organisations-contre-la-securite-globale/.

2 On pourra retrouver lintégralité de lappel en question à ladresse suivante (consultée le 13/04/2022) : https://www.appelpourleslibertes.com/.

3 Solidaires est bien implantée dans la fonction publique. Dans les entreprises, elle est désormais confrontée aux mêmes difficultés que les autres organisations syndicales en matière de syndicalisation.

4 Stéphane Rozès (2006), « La question syndicale à lépreuve du nouveau cours du syndicalisme », Mouvements, 1/43, p. 96-107.

5 Sans compter que les deux accords nationaux interprofessionnels signés en 2020 concernent le télétravail et la santé au travail.

6 Isabelle Puech, « Le temps du remue-ménage. Conditions demploi et de travail de femmes de chambre », Sociologie du Travail, vol. 46, no 2, avril-juin 2004, p. 150-167.

7 Carine Eff, « Journal dune femme de chambre. La lutte improbable des salariées dArcade », Vacarme, vol. 22, no 1, 2003, p. 60-66.

8 Christine Guégnard, Sylvie-Anne Mériot, « Régulation et précarisation : lexemple des femmes de chambre », Communication au XIe journées internationales de sociologie du travail, Londres 20-22 juin 2007.

9 Sylvie Monchatre, « Ce que lévaluation fait au travail. Normalisation du client et mobilisation différentielle des collectifs dans les chaînes hôtelières », Actes de la recherche en sciences sociales, 2011/4 (no 189), 2011, p. 42-57.

10 Jean-Michel Denis, « Conventions collectives : quelle protection pour les salariés précaires. Le cas de la branche du nettoyage industriel », Travail et emploi, 2008/4 (no 116), p. 45-56.

11 Cristina Nizzoli, Cest du propre ! Syndicalisme et travailleurs du « bas de léchelle » (Marseille et Bologne). Presses Universitaires de France, « Partage du savoir », 2015, 212 p.

12 Guy Groux, « Lindividu protestataire et lentreprise. Un nouvel enjeu contractuel », Négociations, 2009/2 (no 12), 2009, p. 171-182.

13 Sophie Béroud, « Les classes populaires au travail. Quelle représentation ? », Savoir/Agir, 2019/3 (no 49), p. 65-72 ; Sophie Béroud, « Les syndicats, cest fini ? », in Fondation Copernic (éd.), Manuel indocile de sciences sociales. Pour des savoirs résistants. Paris, La Découverte, « Hors collection Sciences Humaines », 2019, p. 507-514.

14 Sabah Chaïb, « Femmes, migration et marché du travail en France », Les cahiers du CEDREF, 12|2004, p. 211-237.

15 Magali Boumaza, « 64. Nouvelles figures des luttes sociales : les précaires », Michel Pigenet (éd.), Histoire des mouvements sociaux en France. De 1814 à nos jours., La Découverte, 2014, p. 696-701.