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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Socio-économie du travail
    2021 – 1, n° 9
    . varia
  • Auteurs : Baguelin (Olivier), Roupnel-Fuentes (Manuella)
  • Pages : 167 à 178
  • Revue : Socio-économie du travail
  • Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
  • EAN : 9782406128182
  • ISBN : 978-2-406-12818-2
  • ISSN : 2555-039X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12818-2.p.0167
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 16/02/2022
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Le travail au xxie siècle. Livre du Centenaire de lOrganisation Internationale du Travail, Alain Supiot (dir.), Éditions de lAtelier, 26 septembre 2019, 373 p.

Olivier Baguelin

Université dEvry Paris-Saclay et Centre détudes des politiques économiques

Ce compte-rendu est rédigé au cœur dune crise sanitaire qui nen finit pas de révéler linjustice et linefficacité des modalités capitalistes de mobilisation du travail : sous-rémunération des « premiers de corvée », exploitation des travailleurs des plateformes numériques, sacrifice des jeunes (dont les efforts éducatifs ne seront pas récompensés), précarité et bas salaires… alimentés par un recours quasi-exclusif des pouvoirs publics à la logique du workfare dans un contexte de contraction de lemploi. Des circonstances cruellement favorables à la réception de louvrage collectif que lon se propose de discuter ici : Le travail au xxie siècle, publié à loccasion du centenaire de lOrganisation internationale du travail (OIT). Derrière la variété des contributions rassemblées (dont on ne discutera ici que quelques-unes, faute de place1), un même diagnostic semble en effet simposer : léchec dune mobilisation du travail selon les modalités du marché – une offre, une demande, la concurrence, un prix, des transactions mutuellement avantageuses.

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Lhéritage de lOIT

Cet échec ne sera pas une surprise pour qui sintéresse à lactivité de lOIT, fondée en 1919 dans le sillage du Traité de Versailles. Dans sa contribution de seconde partie douvrage (p. 287), Wilma B. Liebman résume létat desprit des fondateurs de lOIT en citant ce message télégraphié au Congrès américain depuis Paris par le président Woodrow Wilson : « La question qui prime sur les autres [] au cœur de ce grand éveil est la question du travail ; [] comment les hommes et les femmes qui accomplissent le travail quotidien du monde pourront obtenir une amélioration progressive des conditions de leur travail [], être mieux servis par les communautés et les industries que leur travail fait vivre et progresser ? ». La Constitution de lOIT reposera précisément sur la vision dun travail préservé de toute marchandisation ; vision réaffirmée solennellement vingt-cinq ans plus tard en termes simples : « le travail nest pas une marchandise » (Déclaration de Philadelphie, 1944). Cest que les grands bouleversements sont propices à la lucidité2. La crise actuelle le montre à son tour, où lon sefforce de cerner ce que la fragilité de nos sociétés confrontées à la pandémie révèle du monde « davant » et den tirer les leçons, pour penser un monde « daprès ». Comprendre le monde « davant », penser le monde « daprès », cest ce à quoi semploie lOIT… depuis un siècle, et ce que nous propose cet ouvrage dirigé par Alain Supiot3. Dans la désorientation où se trouvent tant de gouvernements et dinstances supranationales habitués à sen remettre à « lordre » néolibéral, lœuvre de lOIT (190 conventions internationales et plus de 200 recommandations) et les analyses rassemblées dans ce livre pourraient être une planche de salut : lagenda du monde « daprès » pourrait simplement consister à honorer les promesses du monde « davant ».

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Périls écologiques, désordres globaux
et capitalisme numérique

La première partie de louvrage propose un diagnostic planétaire des conditions de mobilisation du travail en ce début de xxie siècle. Trois classes de problèmes structurent létat des lieux proposé : les périls écologiques, les désordres du commerce international, la révolution numérique.

Lanalyse des périls écologiques caractérisant ce début de siècle se décline essentiellement en deux temps. Dabord, un bilan quantitatif proposé par Eloi Laurent (p. 105) à partir dune comptabilité écologique mondiale où les flux de ressources se substituent aux flux monétaires. Moyen de montrer que le capitalisme numérique de ce début de xxie siècle na rien dune économie « en apesanteur » cest-à-dire immatérielle ; il repose au contraire sur lextraction et la circulation de masses croissantes de ressources naturelles. Un élément frappant : après avoir progressée sur lensemble du xxe siècle, la productivité matérielle mondiale aurait baissé de 12 % entre 2000 et 2015 ; il faut aujourdhui plus de ressources naturelles pour une unité de PIB que par le passé4. Cette clarification acquise, les contributions respectives de Jean-Philippe Martin (p. 121) et de Peter Poschen (p. 135) raccordent les périls écologiques à la question du travail en sintéressant à leur lien le plus direct : le travail agricole. Poschen propose un traitement systématique des interactions entre crise écologique et monde du travail. Au cœur de son propos, un retour sur les limites non pas seulement physiques mais aussi logiques que pose notre écosystème au capitalisme. Et Poschen de revenir sur les prédictions formulées en 1972 dans le rapport du Club de Rome5, Les limites de la croissance. Il savère que le scénario business as usual retenu par les auteurs pour caler leur projection centrale, que certains jugeaient catastrophiste, est assez proche de notre réalité6. De même, leur appréciation du rôle 170de lagriculture dans les rétroactions dynamiques entre démographie, pollution, disponibilité en eau et alimentation. Cinquante ans plus tard, cest encore lagriculture que Poschen considère comme lenjeu prioritaire dune réorganisation globale de notre vie économique ; la terre, pas plus que le travail, ne se prête sans périls à la marchandisation.

Trois contributions composent le bloc « Conflit des logiques en droit international ». Il sagit danalyses juridiques des sources du désordre économique mondial actuel, qui pénalise si lourdement les travailleurs peu diplômés. Jean-Marc Sorel (p. 153) circonscrit la potentialité dun ordre économique en droit international et, dans ce cadre, tente détablir où pourraient se loger des normes sociales protectrices. Sa réflexion le conduit à interroger loption privilégiée par lOIT dobligations acceptées par des États signataires de conventions internationales : daprès Sorel, associer une « conditionnalité sociale » à louverture des marchés eut été préférable. Mais lobjectif de justice a-t-il jamais existé dans la structuration présente du commerce mondial ? Gabrielle Marceau (p. 167) propose une intéressante discussion de la place accordée aux conditions et standards de travail dans le système orchestré par lOrganisation mondiale du commerce (OMC). Selon elle, lAccord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT selon lacronyme anglais) offre des brèches où pourrait sengouffrer un État désireux de conditionner louverture de son marché au respect de normes protégeant les travailleurs. Ces brèches concernent notamment larticle XX du GATT qui comporte une clause de moralité publique couvrant les « normes de bonne ou mauvaise conduite appliquées par une collectivité ou une nation ou en son nom ». Dans sa contribution, Daniel Damasio Borges (p. 181) approfondit lanalyse de cette clause et en confirme la portée… et de sétonner que les membres de lOMC en fassent un usage si parcimonieux.

Les implications du capitalisme numérique occupent une large part des réflexions rassemblées dans cet ouvrage. Celles-ci senracinent dans une analyse approfondie des technologies formant le support de la révolution à laquelle le monde du travail doit faire face. Titulaire de la chaire Sciences des données du Collège de France, Stéphane Mallat (p. 47) propose ainsi un état des lieux du développement de lintelligence artificielle particulièrement éclairant. Il est alors possible daborder le cœur du sujet : le capitalisme de ce début de xxie siècle se prêtera-t-il mieux que celui de laprès-guerre à la mise en œuvre des normes portées 171par lOIT ? Armé notamment des réflexions de Supiot sur la gouvernance par les nombres7, Nicola Countouris (p. 87) sattaque frontalement à la question. Son analyse applique les concepts de la théorie de la régulation à létude des implications dun capitalisme algorithmique sur le travail et la démocratie. On se bornera ici aux éléments traitant de la réglementation de la relation demploi. Le point de départ est dévaluer dans quelle mesure lubérisation8 annonce une nouvelle forme de capitalisme, particulièrement défavorable au travailleur. Countouris reprend pour cela lanalyse daprès laquelle un modèle productif, en définissant une forme de mobilisation du travail9, rend possible un mode daccumulation du capital10. Pour résumer, si la taylorisation soutenait le fordisme des Trente glorieuses, la robotisation, le « wallstreetisme » (ou post-fordisme pour reprendre les termes de Countouris) des décennies suivantes, la numérisation de la production pourrait annoncer un « ubérisme ». Aux archétypes organisationnels du travail à la chaîne et du travail lean11 sajouterait celui du travail en ligne.

Le post-fordisme correspondait à une injonction de dirigeants économiques globalisés à la flexibilisation du travail subordonné. Tout au long des années 1980-1990, les législateurs y ont docilement « fait droit » en permettant (voire en encourageant) laménagement, autour dun emploi salarié stable devenu fonctionnellement flexible, dun marché du travail réservé à un salariat précaire destiné à assumer la flexibilité numérique (temps partiel, contrat à durée déterminée, travail intérimaire ou intermittent). Contrairement aux dirigeants post-fordistes, ceux des plateformes numériques ne demandent rien en tant que tel au droit du travail. En effet, il sagit pour ce modèle productif de se passer purement et simplement du salariat… voire du travailleur, commué en utilisateur de technologie numérique (à des fins de prestation de service). Countouris cite opportunément à ce propos une analyse dAurélien Acquier pour qui le modèle productif des plateformes numériques a 172tout du Putting-out system12 pré-industriel : il favorise le capital (réduit à un algorithme) non seulement à létape du partage des risques de production mais aussi à celle du partage de la valeur ajoutée. Il reste à obtenir du législateur et des juges quils laissent faire ou se contentent daccompagner le déploiement du modèle comme ils lont fait avec le post-fordisme. Countouris voit dans les mesures duniversalisation de la protection sociale lindice de législateurs bien disposés vis-à-vis de cette perspective, législateurs prêts à dénier au droit du travail son rôle historique dans la distribution primaire du revenu. Certains appels à la « modernisation » de ce droit du travail vont dans le même sens : sil paraît difficile dy introduire explicitement le statut « dutilisateur de plateforme », daucuns proposent la catégorie de « travailleur indépendant » (Harris, Krueger, 2015) ou celle d« entrepreneur dépendant » (Taylor, 2017). Les deux formules donneraient entière satisfaction aux propriétaires de plateformes numériques.

Quel travail humain au xxie s. ?

Face au capitalisme financier et à la globalisation qui mettent en concurrence les travailleurs à léchelle de la planète, face à lépuisement de nos ressources écologiques dont la surexploitation gageait laugmentation de la productivité du travail, face à la diffusion rapide de technologies numériques : quel avenir pour le travail au xxie siècle ? Les éléments de réponse rassemblés dans la suite de louvrage ont en commun une idée défendue par Supiot dans son introduction. Ce nest pas le travail humain qui est ébranlé par ces bouleversements mais la représentation collective que nous nous en faisons, à partir des catégories du xxe siècle et de lère industrielle. Il ne sagit donc pas de prévoir ce que sera le travail au xxie siècle mais de définir les formes que nous devrions lui donner.

Un point de départ en ce sens consiste à définir la spécificité du travail des humains en partant de ce quils ne sont pas : des machines. La réflexion proposée par Guiseppe Longo (p. 55) sur les spécificités de lintelligence animale (a fortiori humaine) lamène à contester positivement certaines attentes exprimées par les spécialistes de lintelligence artificielle. Bernard Stiegler (p. 73) propose quant à lui un traitement 173normatif de la question en dénonçant une réduction de lactivité de travail au ponos grec, cest-à-dire un labeur indifférencié « sans savoir ni saveur ». Il oppose à cela, une conception du travail tirée du côté de lergon cest-à-dire de louvrage singulier, de lœuvre. Cette perspective évoque irrésistiblement la Déclaration de Philadelphie, adressée par lOIT en 1944, qui enjoignait aux différentes nations du monde de faire que les travailleurs soient employés « à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ».

Cest aussi celle que développe Alain Supiot (p. 15), dans une veine plus anthropologique. La question dun travail « réellement humain » sentend alors comme la recherche dun invariant des sociétés humaines. Supiot le trouve dans le concept bergsonien dhomo faber qui place le travail au cœur de la vie de lespèce : action objective daménagement dun milieu vital et conquête subjective dun potentiel créatif. Cest cet invariant que la révolution industrielle a mis à mal. En tant quaction sur le monde extérieur, le travail humain est dabord ébranlé à partir du xviiie siècle par la privatisation de la terre, une disparition des communs et un exode rural signifiant pour le plus grand nombre privation de la matière de son travail. Dans le même mouvement, les cités à taille et temps humains héritées du Moyen-âge se transforment en agglomérations géantes déterritorialisant les populations et leur imposant des conditions de vie en rupture avec les rythmes sociaux. Mais lébranlement dhomo faber par lindustrialisation a aussi une dimension subjective, ressentie par beaucoup aujourdhui encore. Cest la raréfaction dun travail doté de valeur formatrice, ayant le caractère dune épreuve individuelle à travers laquelle épanouir raison et potentialité créatrice. Le travail industriel étouffe lhumain en réduisant toute activité à une quantité pouvant se prêter à léchange marchand. Supiot consacre ainsi un riche développement à linvention du contrat de travail et à son rôle dans la marginalisation dun travail réellement humain. Au-delà de la fiction juridique dun échange quantité de temps (durée du travail) contre quantité de monnaie (salaire), la formule du contrat de travail couronne lappropriation par lemployeur du produit du travail déniant dans le même temps au travailleur la possibilité de définir lobjet et le sens de ce travail.

Face à ce constat, la question de lavenir du travail passe, aux yeux de Supiot, par le fait den affirmer une conception ergologique visant, selon ses 174termes, à restaurer « la hiérarchie des moyens et des fins en indexant le statut du travailleur sur lœuvre à réaliser [le sens du travail] et non pas sur son produit financier13 ». La vocation de lOIT serait alors dexaminer les obstacles auxquels est confronté homo faber en ce début de xxie siècle et doffrir aux sociétés humaines le moyen de les surmonter. Cest en tous cas ce que proposent les contributions rassemblées ici, en variant les angles et les approches. Le présent compte-rendu nen a queffleuré la richesse : à chacun (analystes, observateurs, citoyens, militants ou décideurs) de sen emparer pour, qui sait ?, nous permettre de passer enfin à un « monde daprès » un tant soit peu plus désirable que lactuel.

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La restructuration permanente de la condition ouvrière. De Cockerill à ArcelorMittal, Cédric Lomba, Éditions du Croquant, Vulaines-sur-Seine, 2018, 386 p.

Manuella Roupnel-Fuentes

Université dAngers, CNRS ESO Espaces et Sociétés

Alors que les fermetures dusines, les plans sociaux, les suppressions massives demplois ou des évènements spectaculaires comme la dernière coulée dacier de hauts-fourneaux attirent lattention des chercheurs, cinéastes, médias, femmes et hommes politiques, certains sujets comme celui de la condition ouvrière ordinaire dans un contexte de désindustrialisation peinent à capter lattention. Ils font figure dobjets passéistes, voire presque de repoussoirs. Cest donc une première réussite de Cédric Lomba que de parvenir à partager sa curiosité pour un monde qui semble séteindre et une industrie et des territoires mal connus. Dans son ouvrage, lauteur pose le regard sur la catégorie des ouvriers de lusine 175sidérurgique de Cockerill située dans la région de Liège en Belgique, usine qui passera sous le giron dArcelor en 1999 qui lui-même deviendra ArcelorMittal en 2006.

Lautre défi relevé est de remettre à jour certaines idées a priori ou représentations spontanées qui courent sur les restructurations. Loin dêtre ponctuelles, épisodiques et imprévisibles, celles-ci, en se succédant, sinscrivent en fait dans la durée. La déstabilisation des carrières ouvrières devient, comme le titre lindique, une situation permanente et lincertitude une composante stable dans leur horizon professionnel et personnel.

Cest un travail « au long cours » (p. 15) auquel sest adonné le chercheur en rassemblant pour cela ses travaux universitaires (mémoire de DEA et thèse de sociologie) sétalant sur une longue période de 1995 à 2001 puis effectuant un retour sur son enquête en 2011-2012. Peut-être est-ce le réemploi de ses différents travaux qui donne le sentiment que les chapitres, bien que servant tous la cause du sujet traité, apparaissent comme assez autonomes les uns des autres. Tâchons alors de les présenter successivement tout en mettant en exergue comment louvrage permet de renouveler nos représentations sur les restructurations.

Cédric Lomba déploie un regard à la fois panoptique et en profondeur sur son sujet : il nourrit sa recherche de matériaux divers principalement ethnographiques (archives, entretiens, observations) émanant de sources variées (syndicales, familiales, dentreprise) et de natures différentes (quantitative et qualitative). Il se situe à différents niveaux : le collectif de travail, lusine, lentreprise… ce qui lui permet certainement dobjectiver sa démarche scientifique et de mettre à distance son objet de recherche dont il est proche socialement, puisquil a grandi dans la ville de Seraing où se trouvait une des usines Cockerill et que son père y était employé, dabord comme ouvrier puis comme technicien et délégué syndical. Lauteur livre ainsi un travail qui ne verse ni dans la mélancolie ni dans la dramaturgie, et discute les apports de sa proximité avec son terrain mais aussi les limites et le risque du possible accaparement de son regard de chercheur.

À partir dun rappel terminologique bienvenu et en mobilisant des données chiffrées, le premier chapitre rappelle ce que revêtent précisément les termes de désindustrialisation, désouvriérisation très souvent confondus avec celui de restructuration, qui lui est entendu comme un 176plan de réduction deffectifs conduisant à des fermetures parfois totales mais le plus souvent partielles dusines. Si à léchelle européenne la diminution numérique de la catégorie des ouvriers est patente, elle ne conduit pas à une disparition de ce groupe professionnel mais plutôt à son « invisibilisation » et à sa fragilisation en raison de linstabilité qui marque le présent et lavenir de leur condition (de vie, de travail, résidentielle).

Le deuxième chapitre porte sur loutillage que déploient les dirigeants pour mener à bien leur restructuration et dont lutilisation systématique conduit à produire ce que Mélanie Guyonvarch14 appelle une « banalisation » des licenciements. Parmi les méthodes employées, il y a le recours en externe à des cabinets dexperts mais aussi, en interne et de façon insidieuse, au déclassement des cadres techniques au profit des cadres gestionnaires. Autre caractéristique récurrente, les restructurations sont organisées selon une « pensée par plan » (p. 61), plans pensés initialement pour ne pas se répéter. Or le détour socio-historique permet de mettre en lumière le rythme cadencé des fusions-acquisitions, et montre combien la vie des usines de lentreprise est jalonnée de périodes alternant plans annoncés (réalisés ou non), menaces de fermeture puis reprises dactivité. À grand renfort dindicateurs de perfectionnement, ces plans portant souvent le nom de leurs instigateurs ou des intitulés évoquant un futur meilleur et stabilisé, sont le plus souvent réalisés au coup par coup. Présentés comme nécessaires à la survie de lentreprise, beaucoup ressemblent pourtant à sy méprendre à des plans de compétitivité qui ont pour effet la mise en concurrence des sites de production entre eux et la fragilisation de lunité syndicale.

Mais lannonce de plans de licenciements « secs » nest souvent que la pointe immergée de liceberg. Il y a aussi des plans « silencieux » de réduction des effectifs qui ne disent pas leur nom, comme la non-reconduction des emplois précaires, le remplacement des hommes par des machines, le recours massif à loutil numérique, la polyvalence du travail, la souplesse de lemploi ou le recours au temps partiel comme variables dajustement aux impératifs de production. Lenjeu décrit dans le chapitre suivant (chapitre 3) devient alors, pour lencadrement dusine, de maintenir lengagement professionnel des « survivants » de 177ces restructurations ; la peur de perdre son emploi étant déjà en soi un bon moyen pour les y encourager. Parmi les outils de remobilisation des ouvriers restants, la formation tient une bonne place. En contexte de restructuration, celle-ci se mue dun outil dacquisition de connaissances ou de compétences, en un moyen daccès à la promotion, permettant dinstiller un nouveau rapport avec la hiérarchie ou de favoriser une acculturation aux bonnes manières ou comportements attendus de la part des ouvriers. La dégradation des conditions matérielles de travail induite par les réorganisations, saccompagne de façon finalement inattendue dune forme de valorisation des ressources humaines restant dans lentreprise.

Synonymes de suppression demplois, les restructurations produisent des effets qui se lisent aussi sur le front du travail. Elles induisent en effet des changements notables dans les collectifs de travail du personnel restant dans lentreprise. Pour étudier les restructurations in situ, en train de se faire et non a posteriori, le chercheur se place alors du point de vue de lactivité professionnelle des ouvriers et saisit au passage les relations avec le personnel encadrant, fait de défiances réciproques voire de relations tendues. En mettant en exergue des variations entre les sites (laminoir, galvanisation, haut-fourneau), le quatrième chapitre permet de montrer les manières différenciées dintégrer les transformations du travail et de rompre avec lidée homogénéisante des restructurations.

Dans le cinquième chapitre, lauteur montre que si restructurations ne riment pas nécessairement avec désyndicalisation, elles saccompagnent toutefois dune diminution du nombre de délégués syndicaux. Moins nombreux et confrontés à des catégories de personnel plus diversifiées (temporaires ou externes), ces délégués assument un nombre plus étendu de tâches à réaliser et puisent dans un registre plus large (allant du rapport de force jusquà la négociation). Cette polyvalence syndicale a même pour effet de les rapprocher de chaque ouvrier et de leur situation particulière, opérant ainsi un mouvement nouveau où ce sont des cas individuels que vont émerger les revendications collectives.

Autour de quelques figures de travailleurs, lauteur sintéresse dans le sixième chapitre aux parcours douvriers pour décrire le mode dentrée dans les entreprises, la socialisation professionnelle qui y est à lœuvre et les mobilités dans le marché du travail interne. Certes les restructurations autorisent des mobilités individuelles et des progressions de 178carrière, notamment pour les mieux dotés en capital social, mais elles ont surtout comme effet dexacerber les inégalités entre les ouvriers.

Lauteur revient, dans le septième chapitre, sur lactivité de travail pour aborder la question des accidents qui surviennent lors de celles-ci. Il apparaît alors que dans le secteur de la sidérurgie, déjà particulièrement accidentogène, les restructurations viennent encore accentuer ce risque sous leffet de lintensification du travail et du recours à un personnel précaire et peu acculturé aux règles de sécurité en vigueur dans lentreprise. Avec la diminution du nombre de travailleurs, les restructurations contribuent à vulnérabiliser des ouvriers de moins en moins nombreux et donc de plus en plus isolés.

Cédric Lomba termine en interrogeant le rapport à lentreprise quand celle-ci vient à disparaître et repère une polarité dans les réactions : une attitude de loyauté envers lentreprise dune part et, de lautre au contraire, une position critique. Cette répétition de plans a pour effet de plonger les corps ouvriers dans un état de tension et de menace permanente qui rejaillit sur leur vie. On peine toutefois à lire comment se traduisent et sexpriment ces « épreuves multipliées dincertitude » (p. 12). Cet état de tension saccompagne-t-il dune démoralisation, dun état de tension nerveuse qui se manifesterait par exemple par des problèmes psychologiques, somatiques… Cet état dincertitude permanente a-t-il des effets « hors du travail », sur les relations familiales, amicales ou sur le rapport au politique ? Si le groupe douvriers étudié se caractérise par une très grande homogénéité de genre, sociale et professionnelle, il existe sûrement différentes manières de vivre ces restructurations et de faire face à lincertitude qui les entoure. Enfin, lauteur inscrivant sa démarche dans la durée, il aurait pu être intéressant de connaître le devenir des ouvriers par-delà la fermeture de leur entreprise. Loin dêtre des critiques, ces suggestions sont des invitations à prolonger une étude déjà extrêmement dense, richement documentée et venant opportunément bousculer nos certitudes sur les restructurations.

1 Outre lintroduction dAlain Supiot, louvrage rassemble les réflexions de pas moins de vingt-et-un contributeurs : Nicola Countouris, Daniel Damasio Borges, Simon Deakin, Emmanuel Dockès, Isaïe Dougnon, Elena Gerasimova, Adriân Goldin, Éloi Laurent, Wilma B. Liebman, Giuseppe Longo, Stéphane Mallat, Gabrielle Marceau, Jean-Philippe Martin, Jeseong Park, Peter Poschen, Supriya Routh, Felwine Sarr, Jean-Marc Sorel, Gerd Spittler, Bernard Stiegler et Aiqing Zheng. Bien quil soit difficile de rendre compte de lensemble des analyses proposées, on trouvera une version moins lacunaire du présent compte-rendu sur la page personnelle du rédacteur (http://o.baguelin.free.fr/fv.htm).

2 LOIT a joué un rôle aux principaux carrefours de lhistoire du xxe – la Grande dépression, la décolonisation, la création de Solidarność en Pologne, la victoire sur lapartheid en Afrique du Sud – et aujourdhui dans linstauration dun cadre éthique et productif pour une mondialisation équitable. Dès sa création, lOIT a incarné la conviction quune paix universelle et durable ne pouvait se bâtir que sur la base de la justice sociale.

3 Professeur émérite au Collège de France titulaire (jusquen 2019) de la chaire État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités et ancien membre de la Commission mondiale sur lavenir du travail de lOIT.

4 IRP (2017), Assessing global resource use: A systems approach to resource efficiency and pollution reduction, A Report of the International Resource Panel, United Nations Environment Programme, Nairobi, Kenya.

5 Meadows, Donella H ; Meadows, Dennis L ; Randers, Jørgen ; Behrens III, William W (1972), The Limits to Growth ; A Report for the Club of Romes Project on the Predicament of Mankind. New York : Universe Books. Lire, à ce propos, lintéressant bilan proposé sous forme de portrait collectif par Olivier Pascal-Moussellard pour lhebdomadaire Télérama (no 3711, février 2021), « Les quatre mousquetaires de la terre ».

6 Turner G. (2008), « A comparison of the limits of growth with thirty years of reality », CSIRO Working Paper Series.

7 Supiot, A. (2015), La Gouvernance par les nombres, Paris, Fayard.

8 Terme générique utilisé par lauteur pour désigner un « processus croissant de numérisation des relations économiques » (p. 90).

9 Cette expression est ici proposée pour généraliser le concept de « forme de relation salariale » de la théorie de la régulation. En effet, daprès Countouris, le capitalisme de plateforme se propose ni plus ni moins que den finir avec le salariat (voir ci-dessous).

10 Un partage capital-travail de la valeur ajoutée.

11 Ou travail « sur la corde raide » de la gestion au plus juste (lean management).

12 Au xviie siècle, système par lequel un marchand-fabriquant sous-traitait létape de production à des familles agricoles travaillant à domicile.

13 Supiot A. (2019), Le travail nest pas une marchandise – Contenu et sens du travail au xxie siècle, Édition du Collège de France, p. 32.

14 Guyonvarch M. (2017), Performants… et licenciés. Enquête sur la banalisation des licenciements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social ».