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Classiques Garnier

Negotiating gender workplace equality in companies A democratic process ungrounded

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Socio-économie du travail
    2020 – 2, n° 8
    . Genre et politiques de l’emploi et du travail
  • Authors: Brochard (Delphine), Chappe (Vincent-Arnaud)
  • Abstract: French gender workplace equality policies are based on a mechanism for negotiating agreements within the company. This mechanism is indexed to the values of "democracy" inside firms. On the basis of a survey conducted on actual negotiation practices and their results, the article analyses the reality of the democratic process, in the light of a model ideal built on John Dewey’s political philosophy. The observations thus point towards a negotiation without a public, without inquiry and without evaluation, three elements that are nevertheless central to this analytical framework. These findings lead us to think on a radical improvement of the system that takes the democratic promise seriously.
  • Pages: 29 to 59
  • Journal: Social Economy of Labor
  • CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
  • EAN: 9782406123613
  • ISBN: 978-2-406-12361-3
  • ISSN: 2555-039X
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12361-3.p.0029
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 12-08-2021
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: professional equality, negotiation, democracy, public, inquiry
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Négocier légalité professionnelle
en entreprise

Un processus démocratique hors-sol

Vincent-Arnaud Chappe

CNRS UMR 8044

EHESS, Centre détude des mouvements sociaux

Delphine Brochard

Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne

Centre déconomie de la Sorbonne (UMR 8174)

Depuis 1983 et le vote de la loi Roudy, la négociation de légalité professionnelle au niveau de lentreprise est au cœur de la stratégie politique de réduction des inégalités sexuées au travail. Ce modèle d« égalité négociée » fortement renforcé par la loi Génisson en 2001 (Laufer, 2003) sinscrit dans la continuité des lois Auroux qui, en 1982, associent aspiration à une véritable démocratie dentreprise et encouragement étatique à une régulation des relations de travail au niveau de lentreprise à travers la négociation (Groux, 2005). Lancienneté de cette forme politique de légalité professionnelle contraste avec le constat renouvelé de sa relative inefficacité : de fait, les entreprises se sont montrées réticentes à sengager fermement en faveur de légalité professionnelle, alors que les syndicats nont que très récemment investi la question. Les études successives, menées pour évaluer cette politique au fil de ses évolutions, ont montré que les entreprises ne se conformaient que peu aux obligations légales de négociation ou alors de façon très superficielle, 30en privilégiant trop souvent les déclarations dintention au détriment de mesures correctrices ambitieuses (Laufer et Silvera, 2006, Rabier, 2009). Les différents gouvernements et le législateur ont cherché à améliorer graduellement le dispositif, jusquà instaurer en 2010 une menace de sanction financière pour les entreprises de plus de cinquante salariés qui nouvriraient pas de négociations. Cette inflexion plus autoritaire a entraîné une augmentation importante du nombre daccords collectifs et de plans daction en faveur de légalité professionnelle, mais sans effets évidents sur la qualité effective de ces mesures (Charpenel et al., 2017, Giordano et Santoro, 2019, Milner et al., 2019).

Ce constat engage une réflexion sur les présupposés mêmes de ce modèle politique, fortement indexé aux valeurs de la démocratie sociale. Celle-ci implique une valorisation des démarches dengagement et de participation des parties prenantes de lentreprise – et notamment de ses salariées et salariés – dans la détermination et la mise en œuvre des pratiques organisationnelles. La thématique de légalité professionnelle justifie particulièrement lattention portée à la réalité de la promesse de démocratie sociale : dabord parce que légalité entre femmes et hommes est une valeur cardinale des démocraties modernes qui doit, en théorie, sappliquer dans toutes les sphères de lexistence, dont la sphère économique ; ensuite, parce quau-delà du principe sur lequel tout le monde (ou presque) saccorde, la question du contenu effectif de légalité et des mesures susceptibles de la réaliser sont sujettes à des débats par nature politiques. Les différentes conceptions de légalité (de droit, de traitement, des chances, de fait, etc.), leur combinaison et leur étendue ont des effets différenciés sur la répartition des ressources et sappuient sur des représentations potentiellement concurrentes de la justice sociale.

Loriginalité de cet article est de développer une analyse du dispositif de dialogue social concernant légalité professionnelle en entreprise, en prenant au sérieux lambition démocratique sous-jacente au modèle de codétermination des politiques dentreprise par les partenaires sociaux. Par dispositif on entend « un enchaînement préparé de séquences, destiné à qualifier ou transformer des états de chose par lintermédiaire dun agencement déléments matériels et langagiers » (Dodier et Barbot, 2016, p. 431) : le dispositif désigne donc le processus normé et séquencé par lequel les partenaires sociaux sont amenés à négocier un accord dégalité professionnelle ; nous y incluons également les procédures 31dinformation-consultation auprès des institutions représentatives du personnel qui, bien que formellement différenciées de la négociation, nen entretiennent pas moins des liens importants dans la mesure où elles jouent un rôle dans lévaluation des accords signés, elle-même censée influer leur renégociation.

Dans quelle mesure ce processus de négociation prend-il en compte les intérêts et opinions des salariées et salariés concernés ? Et dans quelle mesure le dispositif produit-il des décisions et une politique appuyée sur un processus réellement délibératif, ancré dans une réflexion sur le contenu substantiel de la valeur floue d« égalité professionnelle » et sur ses conditions de réalisation ? Prendre au sérieux cette question permettra également de clarifier les choix de politiques publiques entre différents paradigmes et de tracer les contours dune possible refondation.

Pour construire un point dappui normatif dévaluation du dialogue social en matière dégalité professionnelle, nous nous appuierons sur la conception de la démocratie portée par le philosophe américain John Dewey. Après avoir montré dans quelle mesure la réalité du dispositif séloigne grandement de cette conception ambitieuse et du fait démocratique et proposé des éléments explicatifs, nous développerons des pistes permettant dassurer les conditions dun réel dialogue social démocratique.

I. Une approche de la démocratie dentreprise
à partir de la philosophie politique de John Dewey

Les nombreuses recherches sur le dialogue social dans le contexte français ont mis en avant le caractère entravé des négociations, le comportement hostile des directions face aux syndicats pugnaces, les tentatives de « domestication » des représentants syndicaux, dans un contexte plus large de discrimination et dentrave au fait syndical (Breda, 2014, Chappe et al., 2019, Giraud et Ponge, 2016). À la promotion tous azimuts du « dialogue social », notamment au niveau de lentreprise et à travers des injonctions et instruments étatiques visant à cadrer en amont les négociations (Mias et al., 2016), fait écho le constat répété du caractère 32superficiel du dialogue social comme simple conformisme juridique (par exemple dans la négociation concernant lemploi des seniors, cf. Farvaque, 2011, Caser et Jolivet, 2014), occultant de plus la réalité des rapports de force entre les directions dentreprise et les salariées et salariés.

Le constat indéniable des limites actuelles du dialogue social ne se substitue pas néanmoins à une analyse plus poussée de la notion de démocratie sociale, fil rouge des réflexions dans lanalyse des relations professionnelles depuis leur fondation en tant que domaine détude (Bisignano et al., 2019, Webb et Webb, 2008). Alors que certains dispositifs à linstar du référendum dentreprise visent à contourner la place des syndicats dans le fonctionnement institué de la démocratie sociale (Denis et Pernot, 2019), cette dernière est par ailleurs lobjet de luttes idéologiques concernant sa définition, entre une lecture syndicale maximaliste adossée à la notion de citoyenneté et une lecture patronale – aujourdhui dominante – opposant la démocratie sociale dentreprise aux interventions administratives (Yon, 2019).

Nous proposons un déplacement par rapport à cette perspective, en sinterrogeant sur ce quil y a de réellement démocratique dans les dispositifs actuels de négociation. Ce faisant, nous souhaitons développer, de façon complémentaire à la lecture critique des conflits définitionnels et des tendances hégémoniques concernant certains cadrages patronaux de la démocratie sociale, une critique de type interne (Barthe et Lemieux, 2002), qui se fonde sur la comparaison entre un idéal normatif revendiqué – celui de démocratie sociale – et la réalité. Cette posture nécessite lexplicitation des points dappui critiques à partir desquels nous développons notre analyse.

De récents travaux ont suivi cette voie en articulant, dans létude des relations de travail, des références issues de la philosophie avec une analyse empirique de la réalité armée par les concepts et méthodes des sciences sociales (Ferreras, 2007). Ce type dapproche, dont nous nous sentons proches, a notamment été récemment exploité dans un ouvrage collectif insistant sur limportance du processus délibératif dans la démocratie sociale à léchelle européenne (De Munck et al., 2012), en sappuyant notamment sur le cadre théorique développé par Amartya Sen (De Munck et Ferreras, 2012).

De façon parallèle, nous avons tenté de prendre au sérieux la notion de démocratie sociale en proposant une modélisation conséquente de 33celle-ci à partir des réflexions proposées par John Dewey. Ce dernier, philosophe américain majeur du 20e siècle, a largement irrigué les sciences sociales et notamment le courant interactionniste de lécole de Chicago. Il fait plus particulièrement lobjet depuis quelques années en France de discussions importantes concernant limportation dun certain nombre de ses perspectives dans les sciences sociales en général, notamment en sociologie du travail (Bidet, 2008, Ghis Malfilatre, 2019).

Dans cet article, nous nous appuyons notamment sur les réflexions que porte Dewey concernant la démocratie telles quelles sont notamment formulées dans Les publics et ses problèmes (Dewey, 2010, Zask, 2008), dont la position principale consiste à affirmer que la démocratie ne peut en aucun cas se limiter à lexistence dun système institutionnel et juridique, celui-ci étant une condition nécessaire, mais non suffisante. La réalité de la démocratie doit être rapportée à lobservation empirique des pratiques démocratiques non réductibles aux dispositifs qui les encadrent.

La description que fait Dewey de la démocratie est celle dun processus dont la portée dépasse létablissement dun lien de porte-parolat électoral. Elle lie la citoyenneté à une participation prolongée et active aux décisions relevant de la chose publique. Cette conception participative nest pas atomiste : elle prend la forme de lémergence dun public en tant quacteur collectif, dont lexpérience dun trouble transmué dans une enquête concernant les causes de ce trouble et ses solutions, est susceptible daboutir à une délibération portant conjointement sur les moyens et les fins – cest-à-dire les valeurs – de la négociation.

I.1. Lexistence dun public actif
comme condition de la démocratie

Le premier critère constitutif du processus démocratique concerne lexistence dun « public » au sens fort du terme. Par public, on entend un regroupement dindividus estimant être concernés de façon similaire par un même problème et agissant de concert pour le résoudre. Le public est un maillon intermédiaire entre la société conçue comme une masse indifférenciée dindividus, et les gouvernants désignés institutionnellement comme tels.

La notion de public comporte deux dimensions conjointes : une dimension passive qui se traduit par le fait quun ensemble dindividus distincts sont affectés de façon similaire par ce qui est qualifiable de 34« trouble », conçu comme une rupture dans lexpérience « normale » de la réalité ; une dimension active qui désigne quant à elle la capacité quont ces individus affectés à se regrouper et agir en commun dans la perspective daffronter ce problème. La réflexion porte alors sur les conditions de passage de laffectation passive et individualisée à laction collective. Elle suppose à la fois une dimension cognitive – penser le « trouble » vécu comme relevant de la sphère sociale et de laction politique – et pratique dans lorganisation dune action collective.

Concernant la question de légalité professionnelle, il sagit ainsi de se demander dans quelle mesure le dispositif de négociation permet, accompagne ou laisse la place à lémergence dun public. Le cadre juridique implique que la négociation dentreprise seffectue entre lemployeur et les délégués syndicaux (ou à défaut par les membres titulaires du comité social et économique (CSE)). Cette délégation de lacte de négocier ne soppose néanmoins pas théoriquement à lémergence dun public, quil émerge de façon indépendante des négociateurs et cherche à imposer ses vues à ces derniers, ou que les partenaires sociaux tentent au contraire de faire émerger un tel public en proposant par exemple des dispositifs visant à la conscientisation et à la mise en commun des doléances individuelles.

Cette dialectique potentielle entre un public actif et un public défini de lextérieur se double dune autre complexité concernant la variabilité de la définition des frontières du public : contrairement à une vision essentialiste reposant sur lidée dun public a priori et potentiellement réalisé (sur le modèle marxiste de la classe en soi), les contours du public dépendent des modalités de sa construction. Le public peut se confondre avec lensemble des salariées de lentreprise, se réduire à lintersection de critères définissant un groupe plus restreint dindividus estimant être concernés de façon spécifique (les femmes ouvrières par exemple, ou les femmes cadres supérieures), ou également sétendre à lensemble des salariées et salariés de lentreprise. La question de laffectation, à lorigine de lémergence du public, nest pas forcément directe : dans cette mesure, des hommes peuvent sestimer concernés par la problématique de légalité professionnelle sur la base darguments concernant luniversalité des critères de justice. La constitution des publics comporte potentiellement une dimension conflictuelle, qui peut se manifester par la coexistence de plusieurs publics différents ainsi que par des trajectoires évolutives et non régulières dans leurs histoires spécifiques.

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I.2. Lenquête comme processus social dexploration
et de délibération

Le deuxième critère constitutif de notre idéal type concerne la notion centrale denquête, elle-même articulée à celle dexpérience. Dans la perspective de Dewey, la réalité même y est saisie comme une suite dexpériences, cest-à-dire de transactions « entre lorganisme vivant et son milieu » (Dewey, 2005). Dans notre cas, lexpérience est dabord celle des salariées et salariés en prise avec la réalité de leurs conditions de travail, la mise en commun de lexpérience potentielle du trouble étant susceptible de faire advenir un public.

Ce qui constitue alors la dimension active du public sinscrit dans la continuité de lexpérience fondatrice du trouble. Lexpérience – en tant quépreuve de connaissance de la réalité – est indissociable dune dimension daction visant à transformer cette même réalité. Lémergence du public est donc aussi celle dune évolution de lexpérience passive – ou subie – à une forme dexpérience active et volontaire qualifiable dexpérimentation. Il sagit ainsi pour les membres qui composent le public de mener lenquête sur la réalité des choses, leur logique, leur condition de survenue, et in fine de viser à son amélioration.

Lenquête est indissociable du public, à tel point quon peut décrire ce dernier comme une « communauté denquêteurs » (Zask, 2008) où les individus qui y prennent part collectent des données sur la réalité et affinent progressivement leurs compétences à saisir sa signification. Si lon transpose ce raisonnement à la question de légalité professionnelle, linterrogation porte alors sur la capacité du public et de ses représentants à pouvoir construire une interprétation satisfaisante de la réalité. Plusieurs éléments peuvent ainsi être mobilisés : des témoignages individuels dont la mise en commun est susceptible de faire émerger des modes de fonctionnement usuels ; des éléments de connaissance sur les pratiques organisationnelles ; des données statistiques permettant de corréler la variable du genre à la distribution de ressources (comme le salaire, ou les promotions). On peut également envisager dautres formes dinformations dans une optique comparative : celles émanant dautres organisations afin de mettre en perspective la situation spécifique de leur entreprise, mais également de comprendre les éléments susceptibles dinfluer sur cette spécificité. Disposer dinformations de nature juridique concernant létat du droit et de son interprétation est 36également une ressource précieuse dans loptique dévaluation de la situation organisationnelle.

Le dispositif de négociation prévoit dailleurs la mise à disposition pour les négociateurs dinformations statistiques détaillées et nombreuses au sein de la rubrique « égalité professionnelle » de la base de données économiques et sociales (BDES), anciennement « rapport de situation comparé » (Chappe, 2019). Il sagit alors de savoir dans quelle mesure les acteurs concernés disposent des données nécessaires, mais également des compétences danalyse – éventuellement à travers le recours à des experts – afin de produire un diagnostic complet de la situation et des actions susceptibles de laméliorer.

La question de lenquête comprend également le volet de ses conséquences, cest-à-dire de sa capacité à nourrir le processus délibératif. Comme lentreprise de connaissance est indissociable de la prétention à agir sur la réalité, lenquête ne réussit que si elle vient effectivement se transmuer dans des décisions et pratiques. A contrario, dans un véritable processus démocratique, la décision se doit dêtre la continuité de la réflexion engagée dans lenquête et ne peut se contenter dêtre la résultante dun marchandage entre les acteurs partie prenante (De Munck et Ferreras, 2012). En tant que décision sur les moyens à mettre en œuvre, laccord dégalité professionnelle se doit également dexpliciter les fins recherchées, cest-à-dire le contenu des valeurs dégalité respectées (dans la mesure où l« égalité professionnelle » est une notion floue nécessitant des épreuves de caractérisation et de valuation des différentes dimensions quelle recouvre (Coron, 2020)). Il sagit dobserver dans quelle mesure le processus délibératif engage ou non de façon conjointe une réflexion sur les faits pertinents et sur les valeurs retenues. Le dialogue social se doit de dépasser la seule mise en coprésence de différentes rationalités instrumentales liées à des intérêts spécifiques, pour basculer dans un régime de justification (Thévenot, 2006) où les acteurs partie prenante prennent en compte au moins partiellement les justifications morales de chacun.

La question implique également celle de lévaluation : en tant qu« expérimentalisme » (Dewey, 2005, introduction de Gérôme Truc), le pragmatisme de Dewey fait la part belle à cette notion, dans la mesure où elle garantit que les positions et les actions sont indexées sur la réalité. Dans une perspective pragmatiste, le dispositif na de sens que dans la mesure où il engage une prise en compte des conséquences de 37laction politique. La négociation dun accord dégalité professionnelle sans attention pour les conséquences effectives de cet accord ne peut être satisfaisante du point de vue de la démocratie, et trahirait une vision purement superficielle et légaliste de cette dernière. Une prise en compte des conséquences de laction implique la capacité dobserver celles-ci, de les comparer aux attentes attachées à ces actions, dexpliquer les écarts éventuels et de faire évoluer les choix en fonction de ce travail dévaluation. En somme, il sagit de continuer le travail de lenquête au-delà du moment délibératif, et dans la perspective de son renouvellement.

Concernant légalité professionnelle, il sagit donc de savoir dans quelle mesure les accords signés font effectivement lobjet dun travail dévaluation substantielle précédant leur éventuelle refondation. Ce processus nécessite la mise en place dun dispositif approprié dobservation des conséquences rapportées à des critères dévaluation, et une mise en relation de ce dispositif avec le moment délibératif de renégociation de laccord, en théorie tous les trois ans comme le prévoit la loi (sauf accord des parties prenantes sur une autre temporalité). Le droit prévoit bien la mise en place obligatoire pour les entreprises de plus de 300 salariés dune commission de légalité professionnelle au sein du CSE (et avant 2018 au sein du comité économique – le CE) chargée de suivre le déploiement de laccord, et oblige également en théorie à la fixation dobjectifs chiffrés au sein de laccord.

Quen est-il alors en réalité, et dans quelle mesure les observations des processus de (re)négociation de légalité professionnelle correspondent aux différents points que nous avons soulignés ?

I. Une négociation de légalité professionnelle hors-sol

Nous nous appuyons sur létude monographique de 20 cas dentreprise menée entre 2016 et 2017 dans le cadre dune recherche commanditée par la Dares (Pochic et al., 2019). La sélection de cet échantillon offre un aperçu de la diversité des formes et contenus de la négociation sur légalité professionnelle (cf. annexe 1).

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En regard des critères démocratiques décrits plus haut, ces données font apparaître un double décalage. Premièrement, le public est plus fréquemment désigné par les acteurs légaux de la négociation (représentantes et représentants des salariées et salariés et de la direction), plutôt quil se constitue dans la participation à la négociation. Deuxièmement, le travail denquête réalisé en amont de la négociation ou en aval est largement partiel : il ne débouche sur aucun moment délibératif, ne permet pas daboutir à des mesures calibrées sur les configurations particulières des entreprises pas plus quil ne permet dévaluer leurs effets sur les inégalités de genre dans la perspective dune adaptation des politiques menées.

II.1. Un public plus fréquemment désigné que participant

Si lanalyse monographique de cas dentreprises conduit à distinguer deux configurations très distinctes de mise en œuvre du dispositif légal en matière de négociation sur légalité professionnelle, aucune ne saccompagne de lémergence dun public concerné et actif. Une première configuration est celle dentreprises dans lesquelles lobligation légale, et tout particulièrement la menace dune pénalité financière en cas de non-conformité, a poussé les directions à se saisir du sujet. Il sagit plutôt de petites et moyennes entreprises ou de taille intermédiaire, employant majoritairement des ouvriers et des employés. Le sujet est traité comme une contrainte administrative supplémentaire, car il ny a pas de reconnaissance de leur responsabilité dans les inégalités existantes. Les causes des inégalités sont perçues comme externes, liées au rôle social des femmes et à leur parcours scolaire. Dans les entretiens, les représentantes et représentants de la direction estiment que leurs processus de gestion des ressources humaines sont aveugles au genre. Les disparités de conditions demploi et de travail des femmes et des hommes dans leur entreprise sont imputées à des phénomènes dautosélection des femmes, sur lesquels les directions estiment ne pas avoir prise. Pour la juriste chargée du dossier de légalité professionnelle chez BOULANGE, la question de légalité entre femmes et hommes se pose avant tout à léchelle de la société :

Je dirais que cest plus un problème de société que dentreprise. Concrètement est-ce que cest à lentreprise dagir sur légalité professionnelle au sens large ? Nous on peut le faire sur des petites actions. Mais la problématique, elle est plus générale ; cest plus à lÉtat dagir.

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Dans le cas de JAMBON, cest lintervention de linspectrice du travail qui a conduit lentreprise à remplir ses obligations légales et à élaborer un plan daction, comme lexplique le DRH :

On a fait ça, moi je venais darriver, sous une pression dingue dune inspectrice du travail qui voulait absolument quon agisse sur ce sujet. Mais moi je venais darriver, il ny avait pas de services RH avant, et donc quand je suis arrivé jai dû moccuper de ce dossier alors que je ne pense vraiment pas que cétait le thème le plus urgent…il y avait plein dautres choses à faire plus urgentes à mon avis, mais comme il y avait mise en demeure on a dû se saisir du dossier.

Ces jugements a priori font obstacle à toute velléité de mobiliser des salariées et salariés autour de cette thématique et conduisent les directions à désigner un public cible en se basant sur des appuis externes, par exemple des accords signés dans dautres entreprises. Les représentants et représentantes des salariées et salariés peuvent certes chercher à accompagner lémergence dun public, mais la thématique de légalité professionnelle continue à faire lobjet dun investissement très inégal de la part de ces dernières et derniers, dans un contexte où priment les revendications sur le maintien de lemploi et la hausse du pouvoir dachat (Cristofalo, 2014). Ainsi dans le cas de BOULANGE, le délégué syndical, cadre qui a fait toute sa carrière dans lentreprise, avoue un sous-investissement de la question :

En fonction des périodes, vous avez des priorités (…) moi ou mes collègues, on ne va pas se battre, ad vitae aeternam sur certains sujets qui sont quand même à la marge, sachant que le plus important pour moi cest les 200 euros de plus que le SMIC pour chacun des salariés chaque mois qui passe.

Il concède cependant que les élues DP-CE représentantes des salariées et salariés des chaînes de production revendiquent une plus forte promotion des femmes et se font lécho dun sentiment plus généralement ressenti par le personnel féminin de latelier. Cependant, cette revendication nest pas selon lui de nature à provoquer une mobilisation des salariées concernées :

La vie continue et je ne pense pas quil y aura énormément de gens à débrayer ; cest des problèmes de riches, les problèmes de discrimination professionnelle. Les petits salaires, ils sont au même salaire quelle que soit leur couleur, leur sexe, etc.

Une seconde configuration est celle dentreprises où la logique du business case détermine largement laction et la communication des directions dans 40le registre de légalité professionnelle. Il sagit de grandes entreprises et dentreprises où les salariées et salariés cadres sont majoritaires. Le sujet y est traité par une politique managériale qui se déploie en parallèle du dispositif légal de négociation obligatoire sur ce thème, celui-ci lui servant dhabillage. Cette politique, calée sur les besoins de lentreprise en termes dattractivité et de fidélisation, cible avant tout les salariées et salariés jugés stratégiques, quelle vise à « outiller » à travers la mise en place de réseaux de femmes cadres, de programmes de mentoring/coaching ou encore de dispositifs de conciliation des temps professionnels et familiaux. Ce ciblage est par exemple à lœuvre chez CONSEILTECH qui axe sa politique dégalité sur la lutte contre le plafond de verre, mais également le soutien à la parentalité dans un souci de « fidélisation des salariés ». Lentreprise a signé la Charte de la diversité, lancé un réseau de femmes, un programme de mentoring de femmes (par des managers hommes), participé au Laboratoire de légalité avec une étude sur les stéréotypes et la réalisation de jeux et dexercices vidéo de sensibilisation aux stéréotypes de genre. Elle a aussi signé la Charte de la parentalité en entreprise, organisé un « Family Day » et réalisé un guide de la parentalité. Cette politique sadresse également aux salariés hommes, en tant que potentielles « victimes » dinégalités professionnelles, mais également en tant que maillons de la chaîne de responsabilité dans la mise en œuvre de légalité.

Contrairement à la configuration précédente, on observe dans ces cas, à travers la création de réseaux ou de « communautés », une mobilisation des salariées et salariés autour de la question de légalité professionnelle qui est canalisée au service de lentreprise. Il ne sagit pas doffrir aux salariées et salariés lopportunité de se saisir collectivement de cette thématique et de participer démocratiquement à sa résolution. Les réseaux de femmes cadres peuvent être source de propositions, mais restent en marge des négociations effectives. Les managers sont impliqués dans la mise en œuvre des dispositifs, mais ne participent pas à leur conception.

Cette mobilisation sélective des salariées et salariés nuit à la légitimité des dispositifs et interfère avec laction des représentantes et représentants des salariées et salariés. Dans ces entreprises, les représentantes et représentants interrogés se déclarent majoritairement sensibles et formés à la problématique de légalité professionnelle, mais déplorent souvent un manque dunité syndicale dans la négociation, qui vient affaiblir leur capacité daction. Ce manque dunité nest pas sans lien avec la sélectivité 41de la politique managériale et les revendications catégorielles quelle nourrit, conduisant les organisations syndicales à tantôt sappuyer sur, tantôt sopposer à la mobilisation organisée par la direction. Ainsi les réseaux de femmes cadres peuvent-ils être vus comme un allié stratégique ou bien comme un obstacle à luniversalisation des revendications par lexclusion des salariées non cadres.

La question de linclusion des hommes est également source de tensions dans la définition des frontières du public de légalité professionnelle : certains représentants se font lécho dun sentiment dinjustice des hommes face aux mesures de rattrapage salarial, par exemple, et plus généralement de discrimination positive, que ces hommes en soient exclus ou quils aient à les mettre en œuvre. Ainsi dans le cas de PUBLIC-INFO, les délégués (masculins) dun syndicat de cadres ont refusé de signer un accord qui prévoyait des actions positives de rattrapage salarial uniquement pour les femmes et motivé ainsi leur refus dans un tract à destination des salariées et salariés :

Le projet daccord prévoit que lécart de rémunération ne soit pas supérieur à 1 % en défaveur des femmes alors quil est de 0,7 % actuellement en défaveur des hommes au sein de lUES. Pour [notre organisation syndicale], être ambitieux cest essayer dobtenir une égalité parfaite et aller au-delà de la loi dans le principe de légalité pour combattre linégalité quel que soit le genre.

On voit ainsi que les représentantes et représentants salariés ne sont pas nécessairement un vecteur de conscientisation, qui œuvreraient pour donner aux salariées et salariés les moyens de se saisir de la question de légalité professionnelle et de participer à sa résolution.

En somme, dans la majorité des cas rencontrés, la négociation prend appui sur un « public fantomatique » (Berger, 2015). Loin de susciter la mobilisation et limplication dun public, elle conduit à une hétéro-identification des concernées et concernés, désignés par les acteurs officiels de la négociation selon leur problématique propre. Tant du côté des représentants syndicaux que des directions dentreprise, la relation avec les salariées et salariés et les problèmes qui les touchent se déroule selon une modalité déloignement, sans quil ne soit organisé – à de rares exceptions près – des modalités de participation active. Les acteurs du dialogue social déploient certes ponctuellement des instruments permettant une implication a minima des salariées et salariés, mais sans que cette forme 42de communication aboutisse à une réelle implication de lensemble des parties prenantes dans loptique dune co-construction des propositions.

II.2. De lenquête à la négociation :
un processus limité dexploration des possibles

Au regard de lidéal type de démocratie sociale esquissé plus haut, un autre point faible du dispositif légal réside dans le déploiement de lenquête menée sur les conditions de légalité professionnelle. Le législateur a régulièrement renforcé les obligations des entreprises sur le contenu des informations à produire et sur les thèmes à traiter dans ce cadre. Pour être conformes, et donc échapper à la sanction financière, les entreprises (de plus de 50 salariés) doivent non seulement négocier un accord collectif ou à défaut établir un plan daction, mais également produire des indicateurs sexués prédéterminés permettant dobjectiver les inégalités dans lentreprise. Limpératif de quantification des inégalités sexuées apparaît, à la lumière des données, très diversement respecté et sa capacité à guider une action correctrice des inégalités se révèle faible. De fait, cette quantification est un exercice technique non trivial qui demande des ressources à la fois temporelles et cognitives.

Dans la première configuration, où la fonction RH est souvent peu développée et la question posée comme non prioritaire, les indicateurs produits pour respecter les contraintes légales offrent le plus souvent une appréhension statique des inégalités, laissant de côté les inégalités de carrière pour favoriser le prisme de la mixité dans lemploi. De plus, linterprétation qui en est donnée, dans les textes ou dans les commentaires des négociateurs, conduit à une relativisation des inégalités ainsi objectivées par lévocation dune situation comparable dans le secteur ou la branche, dédouanant ainsi lentreprise de toute responsabilité. Par exemple, dans le cas de BOULANGE, la juriste sociale qui est chargée du dossier de légalité professionnelle considère que les disparités de situation observées dans son entreprise sont imputables à lexistence de contraintes « objectives » liées au caractère sexué de certains métiers, tout en reconnaissant que cela nexplique pas tout :

Si on prend un exemple simple, les diplômes quon recherche chez nous, on ne recherche pas forcément que ces diplômes-là, mais si je prends le diplôme de boulanger, les boulangers il ny a pas de femmes. Donc on a des explications objectives, donc après on ne peut pas lutter (…) il y a un travail en amont, 43auprès des écoles à faire, il y a aussi du travail de nuit, objectivement il y a sur certains postes une réalité de terrain qui fait quon ne peut pas lutter. Sur la partie prod cest surtout lié au poste et sur la partie support est-ce quon a des raisons objectives davoir beaucoup plus dhommes, je ne sais pas, sur les postes de direction cest essentiellement des hommes, on a une seule femme qui est à la direction, mais qui est arrivée il ny a pas longtemps.

Dans le cas JAMBON, alors que lélaboration dun diagnostic par un consultant de lAPEC a fait apparaître des disparités entre les situations des femmes et des hommes dans lentreprise, le DRH juge que lobligation légale de traiter légalité professionnelle constitue une mise en accusation indue des employeurs :

Donc si vous voulez on a fait notre devoir parce quil fallait le faire, mais on a vu quil ny avait pas vraiment de problème, ou en tous cas rien de conscient… Parce quen fait le problème de cette loi cest quelle laisse penser que le méchant employeur crée consciemment des inégalités, elle oppose les méchants et les gentils… Alors que bon ce nest pas comme ça que ça se passe.

Dans certains cas rares néanmoins, le dispositif légal est investi par les représentants syndicaux très engagés pour constituer un savoir précis sur le public ciblé. Le cas de DOOR est, de ce point de vue, emblématique, où un délégué syndical fraîchement désigné et sensibilisé à cette problématique a saisi cette opportunité pour obtenir des avancées significatives. Aidé par sa confédération, il a réalisé une enquête par questionnaires auprès des salariées et salariés sur les conditions de travail, révélant que les femmes souffraient de carrières peu évolutives et de maladies professionnelles, les deux maux étant liés. En effet, cantonnées aux mêmes tâches répétitives, les femmes développaient plus que les hommes des troubles musculosquelettiques. Le délégué syndical pousse alors son entreprise à participer à un dispositif daide à la négociation proposé par lAgence régionale damélioration des conditions de travail (ARACT). Cet accompagnement aboutit à un diagnostic global des sources de linégalité professionnelle au sein de lentreprise, reliant le manque de promotion interne des femmes et leur moindre accès à la formation professionnelle, aux questions de santé et pénibilité au travail. Des mesures correctives sont identifiées et alimentent un accord reconnu par lARACT comme exemplaire. Cet exercice danalyse exige des compétences dans le traitement statistique des données, également en termes de raisonnement 44scientifique pour décrypter les effets de discriminations indirectes ou systémiques, compétences dont tous les acteurs ne disposent pas. Sans formation des acteurs à cette problématique complexe, leffet performatif de la quantification se révèle extrêmement faible.

Dans la seconde configuration dentreprise, la présence dun service RH étoffé, le recours à une expertise externe ou le haut niveau de formation des représentantes et représentants salariés plus fréquents, conduisent moins à labsence quà des conflits de diagnostics. Dans ces entreprises, la production dindicateurs par des directions habituées au reporting est conséquente, mais les représentantes et représentants des salariées et salariés dénoncent des stratégies visant soit à les « noyer sous les chiffres » et à les presser par un calendrier serré de négociations, soit à sélectionner les indicateurs diffusés pour orienter le diagnostic. Ils évoquent ainsi dans plusieurs cas les conflits qui les opposent aux directions sur le choix des indicateurs et leur interprétation. Dans le cas de ASSURANCE, lentreprise revendique, dans sa communication, un « fort engagement » sur les questions dégalité professionnelle et met en avant lobtention de différents labels, mais sinvestit en revanche peu dans le processus de négociation obligatoire, qui est mené dans un cadre temporel étroit (3 réunions sur 1 mois) et sans volonté détablir un diagnostic partagé avec les organisations syndicales. La déléguée syndicale rencontrée estime que ce calendrier serré ne laisse pas suffisamment de temps pour travailler les dossiers et que les indicateurs produits ne sont pas pertinents :

La direction nous donne beaucoup de pourcentages. Nous on estime que les pourcentages, ce nest pas éclairant sur tous les sujets. Les médianes, oui cest un indicateur… mais on a un problème de classification dans lentreprise, qui devrait être complètement refondue.

Ses demandes pour obtenir des chiffres par âge et par poste, sont restées lettre morte. Dans le cas de ASSURVIE, aucune réunion de consultation na eu lieu en amont des négociations ; cest la direction qui a élaboré le texte de laccord soumis aux syndicats. Pour autant le climat des négociations nest pas spécialement conflictuel, car, selon la déléguée syndicale interrogée, les représentantes et représentants des salariées et salariés anticipent que leurs revendications ne seront pas prises en compte et quil ne sera possible de modifier le texte quà la marge. Elle explique quils/elles nont, par ailleurs, aucun moyen de vérifier les chiffres fournis par la Direction :

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Nous, quand on regarde dans notre bilan social, [] on a quand même sur les cadres intermédiaires un écart qui est de 18.000 euros par an, [] je trouve ça quand même juste énorme. Alors dedans cest toujours un peu compliqué parce quon nous dit : cest les cadres et la direction, donc il y a peut-être effectivement des membres de la direction, sauf que quand on a eu lannée dernière le rapport de situation comparée, les membres de la direction avaient complètement disparu, ce qui fait que cest un peu compliqué, on fait dire aux chiffres ce que lon souhaite.

Face à ce cadrage statistique de la situation imposé par la direction, les syndicats ne restent pas forcément passifs, mais leur marge de manœuvre est extrêmement réduite. Le PV de désaccord de CONSULT-IT montre ainsi comment les différentes organisations syndicales contestent les méthodes de calcul déployées par la direction, notamment concernant la rémunération, jugeant que la méthode danalyse des écarts de rémunération est « trop grossière. Lobservation des moyennes globales de rémunération mensuelle, bien quimprécise, est cependant suffisante et illustre un écart systématique en défaveur des femmes (et qui à notre sens significatif) ». Les représentants syndicaux peuvent même aller jusquà construire des indicateurs alternatifs, comme lévoquent deux représentants salariés de TRANSPORT-ELEC qui, dans cette entreprise marquée par une présence forte et historique des syndicats, ont accès aux salaires individualisés et ont donc la possibilité de retravailler les données.

Ce travail denquête, outre quil se fait souvent a minima, aboutit rarement à une réflexion sur le contenu du principe dégalité. Dans la première configuration, légalité est appréhendée comme un principe abstrait posé par le droit, auquel il appartient à lentreprise de se conformer. Son contenu, tel quil ressort des textes produits – souvent à la main des directions, est défini négativement en référence à ce que le droit sanctionne, cest-à-dire la discrimination. Cette approche conduit à privilégier le critère de la mixité dans lemploi (50 % de femmes, 50 % dhommes) comme parangon de légalité, réduisant celle-ci à une question de proportion ou de recrutement. Dans la seconde configuration, les directions, plus perméables à une approche anglo-saxonne, promeuvent unilatéralement une conception à la fois individualisée de légalité en termes d« equal opportunity » et valorisable pour lentreprise à travers lévocation dune « diversity » source de performances. Si ce discours peine à se traduire par des critères précis, il peut néanmoins servir dappui aux revendications 46des représentantes et représentants des salariées et salariés demandant sa traduction en acte. Il peut aussi faire lobjet de contestations syndicales dénonçant une instrumentalisation de légalité. Mais ces contestations, appelant à agir sur les inégalités structurelles pour atteindre légalité réelle pour toutes, ne parviennent pas à infléchir une logique managériale soucieuse de limiter les implications financières de cette quête dégalité.

Le moment même de la négociation est à limage de lensemble de ce processus. Bien loin doffrir de véritables espaces dexploration et dexplicitation des enjeux, il est souvent cadré de façon rigoureuse par la direction à travers la présentation dune première mouture du texte laissant peu de marges à lévolution. Cest le cas par exemple à TRANSPORT-ELEC : après une présentation par un cabinet de conseil, en amont de la négociation, dun état des lieux de la situation, les séances de discussion senchaînent – une par mois pendant cinq mois – auxquelles sajoutent deux ou trois réunions bilatérales avec chacune des organisations syndicales. Ce sont les ressources humaines qui « tiennent la plume » et écrivent la trame de laccord, en faisant vérifier sa faisabilité par le service des ressources humaines ainsi que par les juristes qui sassurent de la compatibilité du texte avec le Code du travail. La responsable diversité affirme que la direction conserve « des marges pour la négociation, on na pas tout dit aux OS [organisations syndicales] dès le début », pour convaincre chacune de signer. Elle estime de toute façon que légalité professionnelle est « plutôt un sujet consensuel », excepté la position de la CGT accusée dêtre maximaliste et irréaliste. Les réunions bilatérales, « plus libres », permettent néanmoins de convaincre cette dernière de signer en échange dun compromis sur un autre dossier. Les propositions syndicales sont ainsi rarement susceptibles de faire évoluer le texte en profondeur. La négociation se limite parfois ainsi à un simple marchandage entre différentes propositions (impliquant notamment dautres thématiques de négociations que celle de légalité professionnelle) ou concernant leur ajustement effectif.

Face à ce double constat dune négociation sans public et sans réelle enquête, il nest pas étonnant de faire le résultat du faible engagement conséquentialistedes parties prenantes de la négociation : dans la majorité des cas, les mesures ne font pas lobjet dune réflexion sur leurs effets, pas plus que ne sont mises en place des pratiques dévaluation visant à enclencher une boucle dajustement des politiques déployées.

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Dans le cas de la première configuration dentreprise, la nécessité de donner des gages de conformité formelle aux exigences légales en termes de domaine daction et de mesures conduit les directions peu investies et formées à cette thématique à copier-coller le contenu dautres accords ou de bonnes pratiques mis en avant dans les communications institutionnelles. En labsence de contrepouvoir exercé par les représentantes et représentants des salariées et salariés, la pertinence de ces choix nest pas mise en cause et lévaluation de leurs effets dautant moins réalisée quil y a un important turnover des DRH. Le cas de MEUBLE est, de ce point de vue, tout à fait frappant. Dans cette PME familiale, le plan daction est en décalage total avec la situation respective des salariées et salariés femmes et hommes en son sein. Les actions envisagées visent à favoriser la mixité des emplois en travaillant sur lergonomie des postes, laménagement des vestiaires et la sensibilisation aux stéréotypes. Le même type daction est répété quatre fois, en fonction du sexe sous-représenté (dont les hommes), avec des mesures sans rapport avec la réalité du travail et des questions de genre au sein de lentreprise. Comme le montre la distribution des emplois par genre présente dans le plan, ce nest, en effet, que dans la catégorie des cadres et pour les femmes quil existe un déséquilibre significatif. Et il ny a aucune raison de penser que ce déséquilibre soit lié, comme lévoque le plan, à un problème de vestiaire, à la hauteur des bureaux, à des spécificités morphologiques et, en particulier, à la taille de la main… Ce que reconnaît le rédacteur du plan, lors de lentretien, expliquant quil sétait inspiré dexemples trouvés sur internet pour lélaborer, sans mettre en relation ces mesures avec la situation effective de lentreprise et donc sans prendre en compte les conséquences de ce plan sur les conditions de travail des salariées.

Dans le cas de la seconde configuration, les mesures plébiscitées par les directions sont avant le tout le fruit dune course à linnovation et de la nécessité de suivre la concurrence pour rester un employeur attractif. Ces mesures sont ainsi moins le fruit dune délibération interne que les éléments dun plan de communication bien rodé mis en place dans une démarche symbolique plutôt que substantielle (Edelman, 2011). Les représentantes et représentants des salariées et salariés les plus investis dénoncent en réaction des « effets dannonce » et le sous-investissement des directions dans le suivi des mesures, voire la tentation de modifier les objectifs quand ils ne sont pas atteints pour préserver une image flatteuse 48de lentreprise. Dans les cas dASSURANCE, la direction, soucieuse de son image, a entrepris des démarches de labellisation visant à la faire apparaître comme un « bon élève » de légalité et assis son engagement sur une enveloppe financière conséquente dédiée à la correction des écarts de rémunération entre femmes et hommes. Cependant, des déléguées et délégués syndicaux dénoncent le caractère insuffisant et superficiel de cet engagement. Une déléguée syndicale dASSURANCE se montre ainsi très critique à légard de la politique de lentreprise :

Le label, ils sen servent pour limage de lentreprise citoyenne, responsable, développement durable… ils sen servent pour tout. Car pour eux, ça a un effet commercial [] Pour son image commerciale et extérieure, cest intéressant de montrer que le groupe mène des actions dans le sens de la législation, mais pour autant, concrètement, il ne faut pas que ça dépasse certaines limites.

De même, dans le cas de POWER, lentreprise se veut un « champion de légalité », engagé contre le plafond de verre par différentes actions focalisées sur les femmes cadres supérieures et les dirigeantes, dont un programme de mentoring de soixante femmes « à potentiel » par des dirigeants et un réseau non mixte de femmes cadres supérieures. Cette politique laisse peu de place à la négociation dentreprise. Lors de la séance dexamen du projet daccord par le Comité dEntreprise, un élu déplore ainsi quaucune de ses trente propositions nait été retenue et dénonce le caractère superficiel de lengagement de la direction en faveur de légalité femmes-hommes dans un contexte de restructuration. 

Les insuffisances du processus semblent également se manifester en aval de laccord, où les questions de la mise en œuvre et du suivi des mesures adoptées, ainsi que de leur évaluation dans la perspective notamment de la renégociation, ne sont que très rarement problématisées. Au sein de TRANSPORT-ELEC, les représentants des salariées et salariés soulignent labsence de leviers pour appliquer les politiques dégalité. Les correspondants égalité ne disposent que de très peu de temps de travail à consacrer à cette thématique, tandis que la responsable diversité ne possède aucun pouvoir managérial, limitant son rôle à celui danimation dun « réseau » :

Mon rôle, cest dassurer un esprit de réseau au niveau de légalité professionnelle. Je dois animer la politique, mais je nai aucun pouvoir managérial.

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Enfin, sil est fait mention dans le corps du texte dindicateurs de suivi associés à chacun des objectifs, ceux-ci ne sont que très peu détaillés. Le RSC lui-même est peu lisible, faisant état uniquement de nombres bruts qui ne permettent pas de saisir la dynamique des inégalités et donc les effets des mesures censées être appliquées.

I. Discussion et conclusion : prendre au sérieux
les promesses dun modèle démocratique
de légalité professionnelle

III.1. Un manque structurel de ressources qui contrarie
la réalisation du processus démocratique

Les faiblesses du travail denquête et labsence de processus démergence dun public apparaissent comme les deux faces dune même pièce. Dans la vision idéale typique, un processus vertueux lie mobilisation collective et production de savoir. Lenquête est menée par un public défini comme communauté denquêteurs et elle participe en retour à la consolidation du public en question et à la poursuite dun processus de conscientisation touchant celles et ceux qui avaient pu en rester éloignés. Ces faiblesses peuvent être rapportées à un déficit de ressources permettant de collecter les informations susceptibles déclairer la situation et de construire des raisonnements dans une démarche à la fois explicative et normative.

Ces ressources sont dabord dordre temporelles : les enquêtes, comme lémergence dun public, prennent du temps, nécessaire à la collecte des informations, à leur traitement, et à lélaboration de réflexions conclusives et de propositions. Or il apparaît clairement que les négociateurs ne disposent pas du temps nécessaire à ce traitement intensif, déjà débordés par lampleur de lagenda du dialogue social. Le préformatage de linformation au sein de la rubrique « égalité professionnelle » de la BDES nest pas non plus toujours satisfaisant, soit que les données sont difficilement exploitables en raison de leur faible qualité et nécessitant un temps important de retraitement, soit que leur abondance – sans mise en forme spécifique – oblige également à un long travail dextraction des informations pertinentes. La temporalité de la négociation même 50ne permet pas non plus dapprofondir le travail délibératif au-delà dun jeu de marchandage entre les différentes parties.

La deuxième ressource manquante est dordre cognitive : elle désigne ici un stock de savoirs préalables permettant de donner sens au magma informationnel prélevé dans lenquête. Ces savoirs peuvent relever notamment de différents domaines des sciences humaines et sociales (sociologie, économie, psychologie, etc.) pour permettre danalyser le fonctionnement des « régimes dinégalité » (Acker, 2009) ou du droit en tant quensemble de références normatives. Ces ressources peuvent enfin être directement attachées aux négociateurs ou disponibles à travers la mobilisation dexperts compétents.

Force est de constater le manque global de savoirs engagés dans la négociation : hormis quelques négociateurs particulièrement impliqués dans la cause de légalité et se référant parfois à une approche féministe, beaucoup dentre eux ne disposent pas de connaissances solides sur les faits et mécanismes inégalitaires en entreprise. Pris dans des contraintes temporelles et ne disposant pas toujours des réelles possibilités de se former – ou ne considérant pas la thématique comme prioritaire notamment dans des contextes économiques dégradés – les négociateurs nont pas les moyens de saisir lensemble des enjeux de légalité professionnelle ou dexplorer la signification réelle de certains indicateurs. Le recours à des experts est également rare en raison des faibles leviers légaux dont disposent les syndicalistes à cet effet.

Les politiques négociées dégalité professionnelle sont ainsi bien éloignées de lidéal de démocratie sociale. Le « public » y est quasiment inexistant au-delà des discours qui sont portés sur lui, le dispositif ne permet pas que les enquêtes débouchent sur de véritables moments délibératifs, et la question des conséquences nest que très peu pensée. Ce constat sombre pose la question du réalisme de ce modèle politique dégalité au sein dentreprises capitalistes caractérisées par une très forte asymétrie des pouvoirs de décision.

Dans plusieurs des entreprises observées, certains éléments montrent en quoi la démocratie sociale est une perspective plausible. Il existe bien néanmoins ainsi des processus de mobilisation de publics montrant la possible émergence de collectifs agissants – on pense par exemple aux réseaux de femmes qui dans certains cas peuvent participer dune logique dempowerment (Lapeyre, 2017), à laction judiciaire collective en cours 51dans une banque adossée à une critique du fonctionnement de laccord dégalité professionnelle, ou aux mobilisations du collectif McDroits contre le sexisme au sein de lenseigne McDonalds, dans la continuité de la « tempête médiatique » liée au moment MeToo (Lieber et al., 2019) ; on voit également comment dans certaines situations spécifiques se met en place un véritable processus denquête mobilisant des compétences expertales en lien également avec des discussions substantielles sur le contenu de légalité professionnelle recherchée (voir également Chappe et Pochic, 2021).

Ces cas restent néanmoins extrêmement rares. Face à cette incertitude concernant lappropriation dun dispositif qui jusquici se caractérise par une effectivité limitée, deux voies nous semblent possibles : prendre acte des insuffisances structurelles du modèle de démocratie sociale et lui chercher des substituts ; ou au contraire, prendre au sérieux les valeurs de ce modèle et tâcher de produire un dispositif de négociation qui soit à sa hauteur.

III.2. Prendre acte de limpossibilité de la démocratie sociale concernant légalité professionnelle ?

Une première voie serait donc dacter de la non-effectivité de la méthode démocratique concernant légalité professionnelle, que celle-ci soit à rapporter à labsence dintérêt des différentes parties prenantes pour cette thématique, ou au caractère fondamentalement autoritaire de lentreprise capitaliste, structurellement incompatible avec les vœux pieux dun dialogue démocratique en son sein. Une fois posé ce diagnostic, deux chemins semblent se dessiner : un premier quon pourrait qualifier de libéral, visant à se reposer sur lautorégulation du marché dans le cadre de la résorption des discriminations (Becker, 2010), lÉtat pouvant chercher à améliorer les conditions dune transparence informationnelle (et notamment salariale) permettant notamment aux salariées et salariés de choisir leur entreprise en connaissance de cause. Cette logique, suivie dans plusieurs pays et portée par lUnion européenne, est néanmoins fortement conditionnée au niveau de concurrence sur le marché du travail : dans des situations de chômages élevés (concernant certains secteurs ou métiers), la possibilité denvisager réellement de décliner un emploi ou de le quitter apparaît assez illusoire.

Un autre chemin serait celui du renforcement dune logique de contrôle extérieur du comportement de lentreprise par lacteur administratif. 52Cette perspective nécessite lédiction dune définition substantielle de légalité professionnelle et des objectifs organisationnels qui y sont attachés, et la construction dinstruments de surveillance visant à sassurer de la réalisation des objectifs définis de façon exogène. Elle nécessite ainsi des ressources économiques de la part de lÉtat en dotant par exemple linspection du travail de moyens plus importants lui permettant dassurer dans des conditions satisfaisantes ses missions de contrôle.

III.3. Faire de la démocratie sociale une réalité

La voie alternative est de continuer à adhérer à lidéal démocratique, en arguant que lentreprise – à linstar de toute institution sociale – ne peut légitimement demeurer une enceinte cloisonnée dominée par lintérêt capitalistique, dans la mesure notamment où les décisions qui y sont produites impactent directement lépanouissement de chacun et plus largement de la société (Segrestin et Hatchuel, 2012). Si dans cette perspective, une régulation administrative est tout aussi légitime (dans la mesure où cette régulation est elle-même issue dun réel processus démocratique), un autre argument pour un dispositif démocratique au niveau de lentreprise consiste en la prise en compte du caractère organisationnel et en partie idiosyncrasique des inégalités et discriminations (Sturm, 2001) : dans cette perspective, le caractère systémique des inégalités implique une réflexion organisationnelle concernant la caractérisation du problème, du contexte daction, des informations et indicateurs légitimes, et des solutions appropriées à lensemble de ces éléments.

Mais pour quun tel processus puisse survenir – et que la fixation du processus démocratique au niveau de lentreprise ne soit pas une échappatoire à une régulation exigeante – encore faut-il que le dispositif le permette réellement. Cela tient bien sûr dabord à limplication des différents acteurs de lécosystème de négociation. Si les différents scandales peuvent jouer un rôle de conscientisation préalable à lémergence de publics actifs, il faut également que les syndicats intègrent dans leurs logiques à la fois lenjeu substantiel de légalité professionnelle (ce qui nécessite également leur féminisation ainsi que leur formation (Guillaume, 2018)) et lenjeu procédural de la participation démocratique.

Pour que la négociation soit démocratique, il faut également que les directions – largement propriétaires des données de ressources humaines 53susceptibles dobjectiver les inégalités et en position de dicter la temporalité des évènements – sinscrivent dans cette perspective. Les appels à la confiance mutuelle des acteurs ne sont quincantatoires sils ne saccompagnent pas des appuis permettant dagir dans une perspective démocratique. Comme indiqué, cela demande des ressources temporelles pour enquêter et se former – alors que les réformes des institutions représentatives du personnel ont eu tendance à diminuer le nombre délus et donc à densifier les responsabilités. Cela nécessite également un accès facilité aux données permettant dobjectiver de façon efficace les inégalités sexuées – optique défendue de longue date par les grandes confédérations syndicales (Chappe, 2019).

La présence de différentes médiations dans le processus denquête et de délibération est également une piste importante. Le rôle des experts travaillant à distance égale des parties est susceptible dalimenter un processus dexploration et dobjectivation des enjeux de légalité professionnelle et de produire, si ce nest un consensus, du moins une vision suffisamment partagée des enjeux permettant le déploiement dun processus délibératif satisfaisant. Plus globalement, une négociation démocratique nécessite un cadre juridique fort permettant de garantir sa « bonne foi » et la « loyauté » des acteurs impliqués, concernant notamment le partage des informations et lorganisation temporelle et spatiale du processus (Miné, 2000).

III.4. Lindex dégalité professionnelle :
un appauvrissement de la démocratie sociale ?

Prenant acte de ces insuffisances et de la persistance des inégalités professionnelles, les pouvoirs publics ont opéré en 2018 une inflexion stratégique. Sans remettre en cause la négociation collective obligatoire, la loi impose désormais aux entreprises de plus de 50 salariées et salariés de calculer et publier un « index de légalité femmes-hommes » accordant un poids prédominant aux écarts de rémunération inexpliqués par lâge ou le poste occupé. En définissant des valeurs seuils pour cet index, les pouvoirs publics introduisent une obligation de résultat assortie dune mesure coercitive. Les entreprises qui natteignent pas les objectifs fixés sont en effet dans lobligation de mettre en œuvre des mesures de correction dans un délai de trois ans en sappuyant sur la négociation collective sur légalité professionnelle sous peine de sanction financière. 54La fixation dun objectif simple, quantifié et transparent, est supposée pouvoir rendre plus effectif le travail dévaluation des mesures mises en œuvre (Coron, 2020). Mais cette imposition dune formule de calcul standardisée, outre de ne pas répondre du tout à la question de limplication du public, promeut également une vision appauvrie de lenquête, bien éloignée des dynamiques ouvertes du processus démocratique.

La création de ce nouvel instrument daction publique sest réalisée sur une modalité additive, sans réflexion explicite sur larchitecture globale du dispositif et les effets dinteraction potentielle entre les différents instruments déployés dans les politiques dégalité professionnelle. Une hypothèse que confirment des entretiens exploratoires serait que la place centrale donnée à lindex dans les politiques dégalité professionnelle soit in fine désincitative concernant le volet de négociation : alors que les partenaires sociaux sont très suspicieux de lutilité réelle du dialogue social, quel intérêt y aurait-il à entreprendre une véritable enquête démocratique sur légalité si lindex vient déjà valider la situation de lentreprise vis-à-vis de la norme dégalité ? On risque à cet égard dobserver un renforcement des pratiques de négociation superficielle (quitte à ce que le dialogue social achoppe sur la signature dun accord)1.

Le développement de lindex et la focalisation des regards quil provoque posent ainsi la question de la pérennité du modèle négocié de légalité professionnelle. Il apparaît en tout cas que la promesse démocratique qui lui est liée na de sens que si le dispositif de négociation permet effectivement le déploiement de pratiques à la hauteur de cet idéal. Plus généralement, la perspective dune démocratie sociale nécessite de sinterroger sur sa compatibilité avec la structure capitalistique de la propriété des entreprises, dans la lignée des réflexions sur les différents moyens pour que les salariées et salariés fassent valoir leurs opinions (Coutrot, 2018, Ferreras, 2012, Piketty, 2019). Quelles que soient les évolutions des politiques dégalité professionnelle, il semble en tout cas évident quelles ne peuvent faire aujourdhui léconomie dune réflexion sur leurs paradigmes et sur les moyens mis en œuvre pour assurer leur effectivité.

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Mias A., Guillaume C., Denis J.-M., Bouffartigue P., 2016, « Vers un “dialogue social” administré ? Présentation du Corpus », La nouvelle revue du travail[En ligne], 8 | 2016, mis en ligne le 31 mai 2016, consulté le 16 juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/nrt/2560 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.2560

Milner S., Demilly H., Pochic S., 2019, « Bargained Equality : The Strengths and Weaknesses of Workplace Gender Equality Agreements and Plans in France », British Journal of Industrial Relations, no 57, vol. 2, p. 275-301.

Piketty T., 2019, Capital et idéologie, Paris, Le Seuil.

Pochic S. (coord.), Brochard D., Chappe V-A, Charpenel M., Demilly H., Milner S., Rabier M., 2019, « Légalité professionnelle est-elle négociable ? Enquête sur la qualité et la mise en œuvre daccords et de plans égalité femmes-hommes élaborés en 2014-2015 », Document détudes de la DARES, No. 231, Volume 1, Paris.

Rabier M., 2009, « Analyse du contenu des accords dentreprise portant sur légalité professionnelle entre les femmes et les hommes signés depuis la loi du 23 mars 2006 », Ministère du Travail, DARES, La Négociation collective en2008, p. 423-460.

Segrestin B., Hatchuel A., 2012, Refonder lentreprise, Paris, Seuil.

Sturm S., 2001, « Second generation employment discrimination : A structural approach », Columbia Law Review, no 101, vol. 3, p. 458-568.

Thévenot L., 2006, Laction au pluriel : sociologie des régimes dengagement, Paris, La Découverte.

Webb B., Webb S., 2008, « Syndicalisme et démocratie », Terrains travaux, no 14, vol. 1, p. 9-47.

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Zask J., 2008, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », Tracés. Revue de Sciences humaines, no 15, p. 169-189.

58

Annexe

Tableau résumant les caractéristiques des 20 monographies

Entreprise

Activité

Configuration

Effectifs

% de femmes

% de cadres

Région (siège social)

Énergie

TRANSPORT-ELEC

Transport délectricité, monopole de service public, résultats stables

Négociation
stratégique-
instrumentale

>1000

21 %

50 %

IDF (Île-de-France)

GAZIA

Entreprise publique, fournisseur de gaz, résultats stables

Négociation
stratégique-
instrumentale

50-299

48 %

30 %

Aquitaine

POWER

Multinationale de lénergie, en restructuration

Négociation
stratégique-
instrumentale

>1000

52 %

45 %

IDF

Conseil informatique

INFODATA

Conseil en informatique, forte croissance

Négociation
stratégique-
instrumentale

50-299

20 %

100 %

IDF

CONSUL-IT

Conseil et ingénierie en informatique, en croissance

Négociation
stratégique-
instrumentale

>1000

22 %

91 %

IDF

CONSEIL TECH

Multinationale française, conseil en informatique, en croissance

Négociation
stratégique-
instrumentale

>1000

24 %

95 %

IDF

INFO.Inc

Multinationale américaine, secteur informatique, en restructuration

Négociation
stratégique-
instrumentale

>1000

29 %

95 %

IDF

PUBLIC-INFO

Filiale dune entreprise publique, conseil en informatique

Négociation substantielle

>1000

32 %

95 %

IDF

Banque Assurance

ASSURVIE

Filiale dune multinationale suisse dassurances, en croissance

Négociation
stratégique-
instrumentale

>1000

55 %

39 %

IDF

59

ASSURANCE France

Multinationale des assurances, en croissance

Négociation
stratégique-
instrumentale

50-299

55 %

20 %

IDF

MUTUELIA

Groupe bancaire mutualiste, en croissance

Négociation
stratégique-
instrumentale

>1000

56 %

40 %

Bretagne

Commerce de détail

MEUBLE

Entreprise familiale, commerce de détail, en croissance régulière

Négociation contrainte-
superficielle

50-299

43 %

37 %

Bretagne

CHAUSSURE

Commerce de détail, en restructuration

Négociation contrainte-
superficielle

300-999

63 %

46 %

Pays de la Loire

HABITS

Entreprise familiale, commerce de détail, activité en baisse

Négociation contrainte-
superficielle

>1000

98 %

32 %

Nord-Pas-de-Calais

Santé

REEDUC

Clinique privée, en croissance

Négociation contrainte-
superficielle

50-299

80 %

30 %

Rhône-Alpes

CLINIQUE-PSY

Clinique privée, en croissance

Négociation contrainte-
superficielle

50-299

82 %

30 %

IDF

POLYCLINIQUE

Clinique privée, en croissance

Négociation contrainte-
superficielle

300-999

86 %

30 %

Provence-Alpes-Côte dAzur

Industrie manufacturière

BOULANGE

Entreprise familiale, agroalimentaire, en croissance

Négociation contrainte-
superficielle

300-999

28 %

13 %

Bretagne

JAMBON

Entreprise familiale, agroalimentaire, en croissance

Négociation contrainte-
superficielle

50-299

52 %

8 %

Franche-Comté

DOOR

Entreprise familiale, menuiserie industrielle, en baisse dactivité

Négociation substantielle

50-299

32 %

10 %

Bretagne

1 Cette désincitation est dautant plus problématique que les modalités de calcul de lindex font quaujourdhui une large majorité des entreprises, notamment de grandes tailles, sont au-dessus du seuil minimal exigeant la mise en place de mesures correctrices.