Negotiating gender workplace equality in companies A democratic process ungrounded
- Publication type: Journal article
- Journal: Socio-économie du travail
2020 – 2, n° 8. Genre et politiques de l’emploi et du travail - Authors: Brochard (Delphine), Chappe (Vincent-Arnaud)
- Abstract: French gender workplace equality policies are based on a mechanism for negotiating agreements within the company. This mechanism is indexed to the values of "democracy" inside firms. On the basis of a survey conducted on actual negotiation practices and their results, the article analyses the reality of the democratic process, in the light of a model ideal built on John Dewey’s political philosophy. The observations thus point towards a negotiation without a public, without inquiry and without evaluation, three elements that are nevertheless central to this analytical framework. These findings lead us to think on a radical improvement of the system that takes the democratic promise seriously.
- Pages: 29 to 59
- Journal: Social Economy of Labor
- CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- EAN: 9782406123613
- ISBN: 978-2-406-12361-3
- ISSN: 2555-039X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12361-3.p.0029
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-08-2021
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: professional equality, negotiation, democracy, public, inquiry
Négocier l’égalité professionnelle
en entreprise
Un processus démocratique hors-sol
Vincent-Arnaud Chappe
CNRS UMR 8044
EHESS, Centre d’étude des mouvements sociaux
Delphine Brochard
Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne
Centre d’économie de la Sorbonne (UMR 8174)
Depuis 1983 et le vote de la loi Roudy, la négociation de l’égalité professionnelle au niveau de l’entreprise est au cœur de la stratégie politique de réduction des inégalités sexuées au travail. Ce modèle d’« égalité négociée » fortement renforcé par la loi Génisson en 2001 (Laufer, 2003) s’inscrit dans la continuité des lois Auroux qui, en 1982, associent aspiration à une véritable démocratie d’entreprise et encouragement étatique à une régulation des relations de travail au niveau de l’entreprise à travers la négociation (Groux, 2005). L’ancienneté de cette forme politique de l’égalité professionnelle contraste avec le constat renouvelé de sa relative inefficacité : de fait, les entreprises se sont montrées réticentes à s’engager fermement en faveur de l’égalité professionnelle, alors que les syndicats n’ont que très récemment investi la question. Les études successives, menées pour évaluer cette politique au fil de ses évolutions, ont montré que les entreprises ne se conformaient que peu aux obligations légales de négociation ou alors de façon très superficielle, 30en privilégiant trop souvent les déclarations d’intention au détriment de mesures correctrices ambitieuses (Laufer et Silvera, 2006, Rabier, 2009). Les différents gouvernements et le législateur ont cherché à améliorer graduellement le dispositif, jusqu’à instaurer en 2010 une menace de sanction financière pour les entreprises de plus de cinquante salariés qui n’ouvriraient pas de négociations. Cette inflexion plus autoritaire a entraîné une augmentation importante du nombre d’accords collectifs et de plans d’action en faveur de l’égalité professionnelle, mais sans effets évidents sur la qualité effective de ces mesures (Charpenel et al., 2017, Giordano et Santoro, 2019, Milner et al., 2019).
Ce constat engage une réflexion sur les présupposés mêmes de ce modèle politique, fortement indexé aux valeurs de la démocratie sociale. Celle-ci implique une valorisation des démarches d’engagement et de participation des parties prenantes de l’entreprise – et notamment de ses salariées et salariés – dans la détermination et la mise en œuvre des pratiques organisationnelles. La thématique de l’égalité professionnelle justifie particulièrement l’attention portée à la réalité de la promesse de démocratie sociale : d’abord parce que l’égalité entre femmes et hommes est une valeur cardinale des démocraties modernes qui doit, en théorie, s’appliquer dans toutes les sphères de l’existence, dont la sphère économique ; ensuite, parce qu’au-delà du principe sur lequel tout le monde (ou presque) s’accorde, la question du contenu effectif de l’égalité et des mesures susceptibles de la réaliser sont sujettes à des débats par nature politiques. Les différentes conceptions de l’égalité (de droit, de traitement, des chances, de fait, etc.), leur combinaison et leur étendue ont des effets différenciés sur la répartition des ressources et s’appuient sur des représentations potentiellement concurrentes de la justice sociale.
L’originalité de cet article est de développer une analyse du dispositif de dialogue social concernant l’égalité professionnelle en entreprise, en prenant au sérieux l’ambition démocratique sous-jacente au modèle de codétermination des politiques d’entreprise par les partenaires sociaux. Par dispositif on entend « un enchaînement préparé de séquences, destiné à qualifier ou transformer des états de chose par l’intermédiaire d’un agencement d’éléments matériels et langagiers » (Dodier et Barbot, 2016, p. 431) : le dispositif désigne donc le processus normé et séquencé par lequel les partenaires sociaux sont amenés à négocier un accord d’égalité professionnelle ; nous y incluons également les procédures 31d’information-consultation auprès des institutions représentatives du personnel qui, bien que formellement différenciées de la négociation, n’en entretiennent pas moins des liens importants dans la mesure où elles jouent un rôle dans l’évaluation des accords signés, elle-même censée influer leur renégociation.
Dans quelle mesure ce processus de négociation prend-il en compte les intérêts et opinions des salariées et salariés concernés ? Et dans quelle mesure le dispositif produit-il des décisions et une politique appuyée sur un processus réellement délibératif, ancré dans une réflexion sur le contenu substantiel de la valeur floue d’« égalité professionnelle » et sur ses conditions de réalisation ? Prendre au sérieux cette question permettra également de clarifier les choix de politiques publiques entre différents paradigmes et de tracer les contours d’une possible refondation.
Pour construire un point d’appui normatif d’évaluation du dialogue social en matière d’égalité professionnelle, nous nous appuierons sur la conception de la démocratie portée par le philosophe américain John Dewey. Après avoir montré dans quelle mesure la réalité du dispositif s’éloigne grandement de cette conception ambitieuse et du fait démocratique et proposé des éléments explicatifs, nous développerons des pistes permettant d’assurer les conditions d’un réel dialogue social démocratique.
I. Une approche de la démocratie d’entreprise
à partir de la philosophie politique de John Dewey
Les nombreuses recherches sur le dialogue social dans le contexte français ont mis en avant le caractère entravé des négociations, le comportement hostile des directions face aux syndicats pugnaces, les tentatives de « domestication » des représentants syndicaux, dans un contexte plus large de discrimination et d’entrave au fait syndical (Breda, 2014, Chappe et al., 2019, Giraud et Ponge, 2016). À la promotion tous azimuts du « dialogue social », notamment au niveau de l’entreprise et à travers des injonctions et instruments étatiques visant à cadrer en amont les négociations (Mias et al., 2016), fait écho le constat répété du caractère 32superficiel du dialogue social comme simple conformisme juridique (par exemple dans la négociation concernant l’emploi des seniors, cf. Farvaque, 2011, Caser et Jolivet, 2014), occultant de plus la réalité des rapports de force entre les directions d’entreprise et les salariées et salariés.
Le constat indéniable des limites actuelles du dialogue social ne se substitue pas néanmoins à une analyse plus poussée de la notion de démocratie sociale, fil rouge des réflexions dans l’analyse des relations professionnelles depuis leur fondation en tant que domaine d’étude (Bisignano et al., 2019, Webb et Webb, 2008). Alors que certains dispositifs à l’instar du référendum d’entreprise visent à contourner la place des syndicats dans le fonctionnement institué de la démocratie sociale (Denis et Pernot, 2019), cette dernière est par ailleurs l’objet de luttes idéologiques concernant sa définition, entre une lecture syndicale maximaliste adossée à la notion de citoyenneté et une lecture patronale – aujourd’hui dominante – opposant la démocratie sociale d’entreprise aux interventions administratives (Yon, 2019).
Nous proposons un déplacement par rapport à cette perspective, en s’interrogeant sur ce qu’il y a de réellement démocratique dans les dispositifs actuels de négociation. Ce faisant, nous souhaitons développer, de façon complémentaire à la lecture critique des conflits définitionnels et des tendances hégémoniques concernant certains cadrages patronaux de la démocratie sociale, une critique de type interne (Barthe et Lemieux, 2002), qui se fonde sur la comparaison entre un idéal normatif revendiqué – celui de démocratie sociale – et la réalité. Cette posture nécessite l’explicitation des points d’appui critiques à partir desquels nous développons notre analyse.
De récents travaux ont suivi cette voie en articulant, dans l’étude des relations de travail, des références issues de la philosophie avec une analyse empirique de la réalité armée par les concepts et méthodes des sciences sociales (Ferreras, 2007). Ce type d’approche, dont nous nous sentons proches, a notamment été récemment exploité dans un ouvrage collectif insistant sur l’importance du processus délibératif dans la démocratie sociale à l’échelle européenne (De Munck et al., 2012), en s’appuyant notamment sur le cadre théorique développé par Amartya Sen (De Munck et Ferreras, 2012).
De façon parallèle, nous avons tenté de prendre au sérieux la notion de démocratie sociale en proposant une modélisation conséquente de 33celle-ci à partir des réflexions proposées par John Dewey. Ce dernier, philosophe américain majeur du 20e siècle, a largement irrigué les sciences sociales et notamment le courant interactionniste de l’école de Chicago. Il fait plus particulièrement l’objet depuis quelques années en France de discussions importantes concernant l’importation d’un certain nombre de ses perspectives dans les sciences sociales en général, notamment en sociologie du travail (Bidet, 2008, Ghis Malfilatre, 2019).
Dans cet article, nous nous appuyons notamment sur les réflexions que porte Dewey concernant la démocratie telles qu’elles sont notamment formulées dans Les publics et ses problèmes (Dewey, 2010, Zask, 2008), dont la position principale consiste à affirmer que la démocratie ne peut en aucun cas se limiter à l’existence d’un système institutionnel et juridique, celui-ci étant une condition nécessaire, mais non suffisante. La réalité de la démocratie doit être rapportée à l’observation empirique des pratiques démocratiques non réductibles aux dispositifs qui les encadrent.
La description que fait Dewey de la démocratie est celle d’un processus dont la portée dépasse l’établissement d’un lien de porte-parolat électoral. Elle lie la citoyenneté à une participation prolongée et active aux décisions relevant de la chose publique. Cette conception participative n’est pas atomiste : elle prend la forme de l’émergence d’un public en tant qu’acteur collectif, dont l’expérience d’un trouble transmué dans une enquête concernant les causes de ce trouble et ses solutions, est susceptible d’aboutir à une délibération portant conjointement sur les moyens et les fins – c’est-à-dire les valeurs – de la négociation.
I.1. L’existence d’un public actif
comme condition de la démocratie
Le premier critère constitutif du processus démocratique concerne l’existence d’un « public » au sens fort du terme. Par public, on entend un regroupement d’individus estimant être concernés de façon similaire par un même problème et agissant de concert pour le résoudre. Le public est un maillon intermédiaire entre la société conçue comme une masse indifférenciée d’individus, et les gouvernants désignés institutionnellement comme tels.
La notion de public comporte deux dimensions conjointes : une dimension passive qui se traduit par le fait qu’un ensemble d’individus distincts sont affectés de façon similaire par ce qui est qualifiable de 34« trouble », conçu comme une rupture dans l’expérience « normale » de la réalité ; une dimension active qui désigne quant à elle la capacité qu’ont ces individus affectés à se regrouper et agir en commun dans la perspective d’affronter ce problème. La réflexion porte alors sur les conditions de passage de l’affectation passive et individualisée à l’action collective. Elle suppose à la fois une dimension cognitive – penser le « trouble » vécu comme relevant de la sphère sociale et de l’action politique – et pratique dans l’organisation d’une action collective.
Concernant la question de l’égalité professionnelle, il s’agit ainsi de se demander dans quelle mesure le dispositif de négociation permet, accompagne ou laisse la place à l’émergence d’un public. Le cadre juridique implique que la négociation d’entreprise s’effectue entre l’employeur et les délégués syndicaux (ou à défaut par les membres titulaires du comité social et économique (CSE)). Cette délégation de l’acte de négocier ne s’oppose néanmoins pas théoriquement à l’émergence d’un public, qu’il émerge de façon indépendante des négociateurs et cherche à imposer ses vues à ces derniers, ou que les partenaires sociaux tentent au contraire de faire émerger un tel public en proposant par exemple des dispositifs visant à la conscientisation et à la mise en commun des doléances individuelles.
Cette dialectique potentielle entre un public actif et un public défini de l’extérieur se double d’une autre complexité concernant la variabilité de la définition des frontières du public : contrairement à une vision essentialiste reposant sur l’idée d’un public a priori et potentiellement réalisé (sur le modèle marxiste de la classe en soi), les contours du public dépendent des modalités de sa construction. Le public peut se confondre avec l’ensemble des salariées de l’entreprise, se réduire à l’intersection de critères définissant un groupe plus restreint d’individus estimant être concernés de façon spécifique (les femmes ouvrières par exemple, ou les femmes cadres supérieures), ou également s’étendre à l’ensemble des salariées et salariés de l’entreprise. La question de l’affectation, à l’origine de l’émergence du public, n’est pas forcément directe : dans cette mesure, des hommes peuvent s’estimer concernés par la problématique de l’égalité professionnelle sur la base d’arguments concernant l’universalité des critères de justice. La constitution des publics comporte potentiellement une dimension conflictuelle, qui peut se manifester par la coexistence de plusieurs publics différents ainsi que par des trajectoires évolutives et non régulières dans leurs histoires spécifiques.
35I.2. L’enquête comme processus social d’exploration
et de délibération
Le deuxième critère constitutif de notre idéal type concerne la notion centrale d’enquête, elle-même articulée à celle d’expérience. Dans la perspective de Dewey, la réalité même y est saisie comme une suite d’expériences, c’est-à-dire de transactions « entre l’organisme vivant et son milieu » (Dewey, 2005). Dans notre cas, l’expérience est d’abord celle des salariées et salariés en prise avec la réalité de leurs conditions de travail, la mise en commun de l’expérience potentielle du trouble étant susceptible de faire advenir un public.
Ce qui constitue alors la dimension active du public s’inscrit dans la continuité de l’expérience fondatrice du trouble. L’expérience – en tant qu’épreuve de connaissance de la réalité – est indissociable d’une dimension d’action visant à transformer cette même réalité. L’émergence du public est donc aussi celle d’une évolution de l’expérience passive – ou subie – à une forme d’expérience active et volontaire qualifiable d’expérimentation. Il s’agit ainsi pour les membres qui composent le public de mener l’enquête sur la réalité des choses, leur logique, leur condition de survenue, et in fine de viser à son amélioration.
L’enquête est indissociable du public, à tel point qu’on peut décrire ce dernier comme une « communauté d’enquêteurs » (Zask, 2008) où les individus qui y prennent part collectent des données sur la réalité et affinent progressivement leurs compétences à saisir sa signification. Si l’on transpose ce raisonnement à la question de l’égalité professionnelle, l’interrogation porte alors sur la capacité du public et de ses représentants à pouvoir construire une interprétation satisfaisante de la réalité. Plusieurs éléments peuvent ainsi être mobilisés : des témoignages individuels dont la mise en commun est susceptible de faire émerger des modes de fonctionnement usuels ; des éléments de connaissance sur les pratiques organisationnelles ; des données statistiques permettant de corréler la variable du genre à la distribution de ressources (comme le salaire, ou les promotions). On peut également envisager d’autres formes d’informations dans une optique comparative : celles émanant d’autres organisations afin de mettre en perspective la situation spécifique de leur entreprise, mais également de comprendre les éléments susceptibles d’influer sur cette spécificité. Disposer d’informations de nature juridique concernant l’état du droit et de son interprétation est 36également une ressource précieuse dans l’optique d’évaluation de la situation organisationnelle.
Le dispositif de négociation prévoit d’ailleurs la mise à disposition pour les négociateurs d’informations statistiques détaillées et nombreuses au sein de la rubrique « égalité professionnelle » de la base de données économiques et sociales (BDES), anciennement « rapport de situation comparé » (Chappe, 2019). Il s’agit alors de savoir dans quelle mesure les acteurs concernés disposent des données nécessaires, mais également des compétences d’analyse – éventuellement à travers le recours à des experts – afin de produire un diagnostic complet de la situation et des actions susceptibles de l’améliorer.
La question de l’enquête comprend également le volet de ses conséquences, c’est-à-dire de sa capacité à nourrir le processus délibératif. Comme l’entreprise de connaissance est indissociable de la prétention à agir sur la réalité, l’enquête ne réussit que si elle vient effectivement se transmuer dans des décisions et pratiques. A contrario, dans un véritable processus démocratique, la décision se doit d’être la continuité de la réflexion engagée dans l’enquête et ne peut se contenter d’être la résultante d’un marchandage entre les acteurs partie prenante (De Munck et Ferreras, 2012). En tant que décision sur les moyens à mettre en œuvre, l’accord d’égalité professionnelle se doit également d’expliciter les fins recherchées, c’est-à-dire le contenu des valeurs d’égalité respectées (dans la mesure où l’« égalité professionnelle » est une notion floue nécessitant des épreuves de caractérisation et de valuation des différentes dimensions qu’elle recouvre (Coron, 2020)). Il s’agit d’observer dans quelle mesure le processus délibératif engage ou non de façon conjointe une réflexion sur les faits pertinents et sur les valeurs retenues. Le dialogue social se doit de dépasser la seule mise en coprésence de différentes rationalités instrumentales liées à des intérêts spécifiques, pour basculer dans un régime de justification (Thévenot, 2006) où les acteurs partie prenante prennent en compte au moins partiellement les justifications morales de chacun.
La question implique également celle de l’évaluation : en tant qu’« expérimentalisme » (Dewey, 2005, introduction de Gérôme Truc), le pragmatisme de Dewey fait la part belle à cette notion, dans la mesure où elle garantit que les positions et les actions sont indexées sur la réalité. Dans une perspective pragmatiste, le dispositif n’a de sens que dans la mesure où il engage une prise en compte des conséquences de 37l’action politique. La négociation d’un accord d’égalité professionnelle sans attention pour les conséquences effectives de cet accord ne peut être satisfaisante du point de vue de la démocratie, et trahirait une vision purement superficielle et légaliste de cette dernière. Une prise en compte des conséquences de l’action implique la capacité d’observer celles-ci, de les comparer aux attentes attachées à ces actions, d’expliquer les écarts éventuels et de faire évoluer les choix en fonction de ce travail d’évaluation. En somme, il s’agit de continuer le travail de l’enquête au-delà du moment délibératif, et dans la perspective de son renouvellement.
Concernant l’égalité professionnelle, il s’agit donc de savoir dans quelle mesure les accords signés font effectivement l’objet d’un travail d’évaluation substantielle précédant leur éventuelle refondation. Ce processus nécessite la mise en place d’un dispositif approprié d’observation des conséquences rapportées à des critères d’évaluation, et une mise en relation de ce dispositif avec le moment délibératif de renégociation de l’accord, en théorie tous les trois ans comme le prévoit la loi (sauf accord des parties prenantes sur une autre temporalité). Le droit prévoit bien la mise en place obligatoire pour les entreprises de plus de 300 salariés d’une commission de l’égalité professionnelle au sein du CSE (et avant 2018 au sein du comité économique – le CE) chargée de suivre le déploiement de l’accord, et oblige également en théorie à la fixation d’objectifs chiffrés au sein de l’accord.
Qu’en est-il alors en réalité, et dans quelle mesure les observations des processus de (re)négociation de l’égalité professionnelle correspondent aux différents points que nous avons soulignés ?
I. Une négociation de l’égalité professionnelle hors-sol
Nous nous appuyons sur l’étude monographique de 20 cas d’entreprise menée entre 2016 et 2017 dans le cadre d’une recherche commanditée par la Dares (Pochic et al., 2019). La sélection de cet échantillon offre un aperçu de la diversité des formes et contenus de la négociation sur l’égalité professionnelle (cf. annexe 1).
38En regard des critères démocratiques décrits plus haut, ces données font apparaître un double décalage. Premièrement, le public est plus fréquemment désigné par les acteurs légaux de la négociation (représentantes et représentants des salariées et salariés et de la direction), plutôt qu’il se constitue dans la participation à la négociation. Deuxièmement, le travail d’enquête réalisé en amont de la négociation ou en aval est largement partiel : il ne débouche sur aucun moment délibératif, ne permet pas d’aboutir à des mesures calibrées sur les configurations particulières des entreprises pas plus qu’il ne permet d’évaluer leurs effets sur les inégalités de genre dans la perspective d’une adaptation des politiques menées.
II.1. Un public plus fréquemment désigné que participant
Si l’analyse monographique de cas d’entreprises conduit à distinguer deux configurations très distinctes de mise en œuvre du dispositif légal en matière de négociation sur l’égalité professionnelle, aucune ne s’accompagne de l’émergence d’un public concerné et actif. Une première configuration est celle d’entreprises dans lesquelles l’obligation légale, et tout particulièrement la menace d’une pénalité financière en cas de non-conformité, a poussé les directions à se saisir du sujet. Il s’agit plutôt de petites et moyennes entreprises ou de taille intermédiaire, employant majoritairement des ouvriers et des employés. Le sujet est traité comme une contrainte administrative supplémentaire, car il n’y a pas de reconnaissance de leur responsabilité dans les inégalités existantes. Les causes des inégalités sont perçues comme externes, liées au rôle social des femmes et à leur parcours scolaire. Dans les entretiens, les représentantes et représentants de la direction estiment que leurs processus de gestion des ressources humaines sont aveugles au genre. Les disparités de conditions d’emploi et de travail des femmes et des hommes dans leur entreprise sont imputées à des phénomènes d’autosélection des femmes, sur lesquels les directions estiment ne pas avoir prise. Pour la juriste chargée du dossier de l’égalité professionnelle chez BOULANGE, la question de l’égalité entre femmes et hommes se pose avant tout à l’échelle de la société :
Je dirais que c’est plus un problème de société que d’entreprise. Concrètement est-ce que c’est à l’entreprise d’agir sur l’égalité professionnelle au sens large ? Nous on peut le faire sur des petites actions. Mais la problématique, elle est plus générale ; c’est plus à l’État d’agir.
39Dans le cas de JAMBON, c’est l’intervention de l’inspectrice du travail qui a conduit l’entreprise à remplir ses obligations légales et à élaborer un plan d’action, comme l’explique le DRH :
On a fait ça, moi je venais d’arriver, sous une pression dingue d’une inspectrice du travail qui voulait absolument qu’on agisse sur ce sujet. Mais moi je venais d’arriver, il n’y avait pas de services RH avant, et donc quand je suis arrivé j’ai dû m’occuper de ce dossier alors que je ne pense vraiment pas que c’était le thème le plus urgent…il y avait plein d’autres choses à faire plus urgentes à mon avis, mais comme il y avait mise en demeure on a dû se saisir du dossier.
Ces jugements a priori font obstacle à toute velléité de mobiliser des salariées et salariés autour de cette thématique et conduisent les directions à désigner un public cible en se basant sur des appuis externes, par exemple des accords signés dans d’autres entreprises. Les représentants et représentantes des salariées et salariés peuvent certes chercher à accompagner l’émergence d’un public, mais la thématique de l’égalité professionnelle continue à faire l’objet d’un investissement très inégal de la part de ces dernières et derniers, dans un contexte où priment les revendications sur le maintien de l’emploi et la hausse du pouvoir d’achat (Cristofalo, 2014). Ainsi dans le cas de BOULANGE, le délégué syndical, cadre qui a fait toute sa carrière dans l’entreprise, avoue un sous-investissement de la question :
En fonction des périodes, vous avez des priorités (…) moi ou mes collègues, on ne va pas se battre, ad vitae aeternam sur certains sujets qui sont quand même à la marge, sachant que le plus important pour moi c’est les 200 euros de plus que le SMIC pour chacun des salariés chaque mois qui passe.
Il concède cependant que les élues DP-CE représentantes des salariées et salariés des chaînes de production revendiquent une plus forte promotion des femmes et se font l’écho d’un sentiment plus généralement ressenti par le personnel féminin de l’atelier. Cependant, cette revendication n’est pas selon lui de nature à provoquer une mobilisation des salariées concernées :
La vie continue et je ne pense pas qu’il y aura énormément de gens à débrayer ; c’est des problèmes de riches, les problèmes de discrimination professionnelle. Les petits salaires, ils sont au même salaire qu’elle que soit leur couleur, leur sexe, etc.
Une seconde configuration est celle d’entreprises où la logique du business case détermine largement l’action et la communication des directions dans 40le registre de l’égalité professionnelle. Il s’agit de grandes entreprises et d’entreprises où les salariées et salariés cadres sont majoritaires. Le sujet y est traité par une politique managériale qui se déploie en parallèle du dispositif légal de négociation obligatoire sur ce thème, celui-ci lui servant d’habillage. Cette politique, calée sur les besoins de l’entreprise en termes d’attractivité et de fidélisation, cible avant tout les salariées et salariés jugés stratégiques, qu’elle vise à « outiller » à travers la mise en place de réseaux de femmes cadres, de programmes de mentoring/coaching ou encore de dispositifs de conciliation des temps professionnels et familiaux. Ce ciblage est par exemple à l’œuvre chez CONSEILTECH qui axe sa politique d’égalité sur la lutte contre le plafond de verre, mais également le soutien à la parentalité dans un souci de « fidélisation des salariés ». L’entreprise a signé la Charte de la diversité, lancé un réseau de femmes, un programme de mentoring de femmes (par des managers hommes), participé au Laboratoire de l’égalité avec une étude sur les stéréotypes et la réalisation de jeux et d’exercices vidéo de sensibilisation aux stéréotypes de genre. Elle a aussi signé la Charte de la parentalité en entreprise, organisé un « Family Day » et réalisé un guide de la parentalité. Cette politique s’adresse également aux salariés hommes, en tant que potentielles « victimes » d’inégalités professionnelles, mais également en tant que maillons de la chaîne de responsabilité dans la mise en œuvre de l’égalité.
Contrairement à la configuration précédente, on observe dans ces cas, à travers la création de réseaux ou de « communautés », une mobilisation des salariées et salariés autour de la question de l’égalité professionnelle qui est canalisée au service de l’entreprise. Il ne s’agit pas d’offrir aux salariées et salariés l’opportunité de se saisir collectivement de cette thématique et de participer démocratiquement à sa résolution. Les réseaux de femmes cadres peuvent être source de propositions, mais restent en marge des négociations effectives. Les managers sont impliqués dans la mise en œuvre des dispositifs, mais ne participent pas à leur conception.
Cette mobilisation sélective des salariées et salariés nuit à la légitimité des dispositifs et interfère avec l’action des représentantes et représentants des salariées et salariés. Dans ces entreprises, les représentantes et représentants interrogés se déclarent majoritairement sensibles et formés à la problématique de l’égalité professionnelle, mais déplorent souvent un manque d’unité syndicale dans la négociation, qui vient affaiblir leur capacité d’action. Ce manque d’unité n’est pas sans lien avec la sélectivité 41de la politique managériale et les revendications catégorielles qu’elle nourrit, conduisant les organisations syndicales à tantôt s’appuyer sur, tantôt s’opposer à la mobilisation organisée par la direction. Ainsi les réseaux de femmes cadres peuvent-ils être vus comme un allié stratégique ou bien comme un obstacle à l’universalisation des revendications par l’exclusion des salariées non cadres.
La question de l’inclusion des hommes est également source de tensions dans la définition des frontières du public de l’égalité professionnelle : certains représentants se font l’écho d’un sentiment d’injustice des hommes face aux mesures de rattrapage salarial, par exemple, et plus généralement de discrimination positive, que ces hommes en soient exclus ou qu’ils aient à les mettre en œuvre. Ainsi dans le cas de PUBLIC-INFO, les délégués (masculins) d’un syndicat de cadres ont refusé de signer un accord qui prévoyait des actions positives de rattrapage salarial uniquement pour les femmes et motivé ainsi leur refus dans un tract à destination des salariées et salariés :
Le projet d’accord prévoit que l’écart de rémunération ne soit pas supérieur à 1 % en défaveur des femmes alors qu’il est de 0,7 % actuellement en défaveur des hommes au sein de l’UES. Pour [notre organisation syndicale], être ambitieux c’est essayer d’obtenir une égalité parfaite et aller au-delà de la loi dans le principe de l’égalité pour combattre l’inégalité quel que soit le genre.
On voit ainsi que les représentantes et représentants salariés ne sont pas nécessairement un vecteur de conscientisation, qui œuvreraient pour donner aux salariées et salariés les moyens de se saisir de la question de l’égalité professionnelle et de participer à sa résolution.
En somme, dans la majorité des cas rencontrés, la négociation prend appui sur un « public fantomatique » (Berger, 2015). Loin de susciter la mobilisation et l’implication d’un public, elle conduit à une hétéro-identification des concernées et concernés, désignés par les acteurs officiels de la négociation selon leur problématique propre. Tant du côté des représentants syndicaux que des directions d’entreprise, la relation avec les salariées et salariés et les problèmes qui les touchent se déroule selon une modalité d’éloignement, sans qu’il ne soit organisé – à de rares exceptions près – des modalités de participation active. Les acteurs du dialogue social déploient certes ponctuellement des instruments permettant une implication a minima des salariées et salariés, mais sans que cette forme 42de communication aboutisse à une réelle implication de l’ensemble des parties prenantes dans l’optique d’une co-construction des propositions.
II.2. De l’enquête à la négociation :
un processus limité d’exploration des possibles
Au regard de l’idéal type de démocratie sociale esquissé plus haut, un autre point faible du dispositif légal réside dans le déploiement de l’enquête menée sur les conditions de l’égalité professionnelle. Le législateur a régulièrement renforcé les obligations des entreprises sur le contenu des informations à produire et sur les thèmes à traiter dans ce cadre. Pour être conformes, et donc échapper à la sanction financière, les entreprises (de plus de 50 salariés) doivent non seulement négocier un accord collectif ou à défaut établir un plan d’action, mais également produire des indicateurs sexués prédéterminés permettant d’objectiver les inégalités dans l’entreprise. L’impératif de quantification des inégalités sexuées apparaît, à la lumière des données, très diversement respecté et sa capacité à guider une action correctrice des inégalités se révèle faible. De fait, cette quantification est un exercice technique non trivial qui demande des ressources à la fois temporelles et cognitives.
Dans la première configuration, où la fonction RH est souvent peu développée et la question posée comme non prioritaire, les indicateurs produits pour respecter les contraintes légales offrent le plus souvent une appréhension statique des inégalités, laissant de côté les inégalités de carrière pour favoriser le prisme de la mixité dans l’emploi. De plus, l’interprétation qui en est donnée, dans les textes ou dans les commentaires des négociateurs, conduit à une relativisation des inégalités ainsi objectivées par l’évocation d’une situation comparable dans le secteur ou la branche, dédouanant ainsi l’entreprise de toute responsabilité. Par exemple, dans le cas de BOULANGE, la juriste sociale qui est chargée du dossier de l’égalité professionnelle considère que les disparités de situation observées dans son entreprise sont imputables à l’existence de contraintes « objectives » liées au caractère sexué de certains métiers, tout en reconnaissant que cela n’explique pas tout :
Si on prend un exemple simple, les diplômes qu’on recherche chez nous, on ne recherche pas forcément que ces diplômes-là, mais si je prends le diplôme de boulanger, les boulangers il n’y a pas de femmes. Donc on a des explications objectives, donc après on ne peut pas lutter (…) il y a un travail en amont, 43auprès des écoles à faire, il y a aussi du travail de nuit, objectivement il y a sur certains postes une réalité de terrain qui fait qu’on ne peut pas lutter. Sur la partie prod c’est surtout lié au poste et sur la partie support est-ce qu’on a des raisons objectives d’avoir beaucoup plus d’hommes, je ne sais pas, sur les postes de direction c’est essentiellement des hommes, on a une seule femme qui est à la direction, mais qui est arrivée il n’y a pas longtemps.
Dans le cas JAMBON, alors que l’élaboration d’un diagnostic par un consultant de l’APEC a fait apparaître des disparités entre les situations des femmes et des hommes dans l’entreprise, le DRH juge que l’obligation légale de traiter l’égalité professionnelle constitue une mise en accusation indue des employeurs :
Donc si vous voulez on a fait notre devoir parce qu’il fallait le faire, mais on a vu qu’il n’y avait pas vraiment de problème, ou en tous cas rien de conscient… Parce qu’en fait le problème de cette loi c’est qu’elle laisse penser que le méchant employeur crée consciemment des inégalités, elle oppose les méchants et les gentils… Alors que bon ce n’est pas comme ça que ça se passe.
Dans certains cas rares néanmoins, le dispositif légal est investi par les représentants syndicaux très engagés pour constituer un savoir précis sur le public ciblé. Le cas de DOOR est, de ce point de vue, emblématique, où un délégué syndical fraîchement désigné et sensibilisé à cette problématique a saisi cette opportunité pour obtenir des avancées significatives. Aidé par sa confédération, il a réalisé une enquête par questionnaires auprès des salariées et salariés sur les conditions de travail, révélant que les femmes souffraient de carrières peu évolutives et de maladies professionnelles, les deux maux étant liés. En effet, cantonnées aux mêmes tâches répétitives, les femmes développaient plus que les hommes des troubles musculosquelettiques. Le délégué syndical pousse alors son entreprise à participer à un dispositif d’aide à la négociation proposé par l’Agence régionale d’amélioration des conditions de travail (ARACT). Cet accompagnement aboutit à un diagnostic global des sources de l’inégalité professionnelle au sein de l’entreprise, reliant le manque de promotion interne des femmes et leur moindre accès à la formation professionnelle, aux questions de santé et pénibilité au travail. Des mesures correctives sont identifiées et alimentent un accord reconnu par l’ARACT comme exemplaire. Cet exercice d’analyse exige des compétences dans le traitement statistique des données, également en termes de raisonnement 44scientifique pour décrypter les effets de discriminations indirectes ou systémiques, compétences dont tous les acteurs ne disposent pas. Sans formation des acteurs à cette problématique complexe, l’effet performatif de la quantification se révèle extrêmement faible.
Dans la seconde configuration d’entreprise, la présence d’un service RH étoffé, le recours à une expertise externe ou le haut niveau de formation des représentantes et représentants salariés plus fréquents, conduisent moins à l’absence qu’à des conflits de diagnostics. Dans ces entreprises, la production d’indicateurs par des directions habituées au reporting est conséquente, mais les représentantes et représentants des salariées et salariés dénoncent des stratégies visant soit à les « noyer sous les chiffres » et à les presser par un calendrier serré de négociations, soit à sélectionner les indicateurs diffusés pour orienter le diagnostic. Ils évoquent ainsi dans plusieurs cas les conflits qui les opposent aux directions sur le choix des indicateurs et leur interprétation. Dans le cas de ASSURANCE, l’entreprise revendique, dans sa communication, un « fort engagement » sur les questions d’égalité professionnelle et met en avant l’obtention de différents labels, mais s’investit en revanche peu dans le processus de négociation obligatoire, qui est mené dans un cadre temporel étroit (3 réunions sur 1 mois) et sans volonté d’établir un diagnostic partagé avec les organisations syndicales. La déléguée syndicale rencontrée estime que ce calendrier serré ne laisse pas suffisamment de temps pour travailler les dossiers et que les indicateurs produits ne sont pas pertinents :
La direction nous donne beaucoup de pourcentages. Nous on estime que les pourcentages, ce n’est pas éclairant sur tous les sujets. Les médianes, oui c’est un indicateur… mais on a un problème de classification dans l’entreprise, qui devrait être complètement refondue.
Ses demandes pour obtenir des chiffres par âge et par poste, sont restées lettre morte. Dans le cas de ASSURVIE, aucune réunion de consultation n’a eu lieu en amont des négociations ; c’est la direction qui a élaboré le texte de l’accord soumis aux syndicats. Pour autant le climat des négociations n’est pas spécialement conflictuel, car, selon la déléguée syndicale interrogée, les représentantes et représentants des salariées et salariés anticipent que leurs revendications ne seront pas prises en compte et qu’il ne sera possible de modifier le texte qu’à la marge. Elle explique qu’ils/elles n’ont, par ailleurs, aucun moyen de vérifier les chiffres fournis par la Direction :
45Nous, quand on regarde dans notre bilan social, […] on a quand même sur les cadres intermédiaires un écart qui est de 18.000 euros par an, […] je trouve ça quand même juste énorme. Alors dedans c’est toujours un peu compliqué parce qu’on nous dit : c’est les cadres et la direction, donc il y a peut-être effectivement des membres de la direction, sauf que quand on a eu l’année dernière le rapport de situation comparée, les membres de la direction avaient complètement disparu, ce qui fait que c’est un peu compliqué, on fait dire aux chiffres ce que l’on souhaite.
Face à ce cadrage statistique de la situation imposé par la direction, les syndicats ne restent pas forcément passifs, mais leur marge de manœuvre est extrêmement réduite. Le PV de désaccord de CONSULT-IT montre ainsi comment les différentes organisations syndicales contestent les méthodes de calcul déployées par la direction, notamment concernant la rémunération, jugeant que la méthode d’analyse des écarts de rémunération est « trop grossière. L’observation des moyennes globales de rémunération mensuelle, bien qu’imprécise, est cependant suffisante et illustre un écart systématique en défaveur des femmes (et qui à notre sens significatif) ». Les représentants syndicaux peuvent même aller jusqu’à construire des indicateurs alternatifs, comme l’évoquent deux représentants salariés de TRANSPORT-ELEC qui, dans cette entreprise marquée par une présence forte et historique des syndicats, ont accès aux salaires individualisés et ont donc la possibilité de retravailler les données.
Ce travail d’enquête, outre qu’il se fait souvent a minima, aboutit rarement à une réflexion sur le contenu du principe d’égalité. Dans la première configuration, l’égalité est appréhendée comme un principe abstrait posé par le droit, auquel il appartient à l’entreprise de se conformer. Son contenu, tel qu’il ressort des textes produits – souvent à la main des directions, est défini négativement en référence à ce que le droit sanctionne, c’est-à-dire la discrimination. Cette approche conduit à privilégier le critère de la mixité dans l’emploi (50 % de femmes, 50 % d’hommes) comme parangon de l’égalité, réduisant celle-ci à une question de proportion ou de recrutement. Dans la seconde configuration, les directions, plus perméables à une approche anglo-saxonne, promeuvent unilatéralement une conception à la fois individualisée de l’égalité en termes d’« equal opportunity » et valorisable pour l’entreprise à travers l’évocation d’une « diversity » source de performances. Si ce discours peine à se traduire par des critères précis, il peut néanmoins servir d’appui aux revendications 46des représentantes et représentants des salariées et salariés demandant sa traduction en acte. Il peut aussi faire l’objet de contestations syndicales dénonçant une instrumentalisation de l’égalité. Mais ces contestations, appelant à agir sur les inégalités structurelles pour atteindre l’égalité réelle pour toutes, ne parviennent pas à infléchir une logique managériale soucieuse de limiter les implications financières de cette quête d’égalité.
Le moment même de la négociation est à l’image de l’ensemble de ce processus. Bien loin d’offrir de véritables espaces d’exploration et d’explicitation des enjeux, il est souvent cadré de façon rigoureuse par la direction à travers la présentation d’une première mouture du texte laissant peu de marges à l’évolution. C’est le cas par exemple à TRANSPORT-ELEC : après une présentation par un cabinet de conseil, en amont de la négociation, d’un état des lieux de la situation, les séances de discussion s’enchaînent – une par mois pendant cinq mois – auxquelles s’ajoutent deux ou trois réunions bilatérales avec chacune des organisations syndicales. Ce sont les ressources humaines qui « tiennent la plume » et écrivent la trame de l’accord, en faisant vérifier sa faisabilité par le service des ressources humaines ainsi que par les juristes qui s’assurent de la compatibilité du texte avec le Code du travail. La responsable diversité affirme que la direction conserve « des marges pour la négociation, on n’a pas tout dit aux OS [organisations syndicales] dès le début », pour convaincre chacune de signer. Elle estime de toute façon que l’égalité professionnelle est « plutôt un sujet consensuel », excepté la position de la CGT accusée d’être maximaliste et irréaliste. Les réunions bilatérales, « plus libres », permettent néanmoins de convaincre cette dernière de signer en échange d’un compromis sur un autre dossier. Les propositions syndicales sont ainsi rarement susceptibles de faire évoluer le texte en profondeur. La négociation se limite parfois ainsi à un simple marchandage entre différentes propositions (impliquant notamment d’autres thématiques de négociations que celle de l’égalité professionnelle) ou concernant leur ajustement effectif.
Face à ce double constat d’une négociation sans public et sans réelle enquête, il n’est pas étonnant de faire le résultat du faible engagement conséquentialistedes parties prenantes de la négociation : dans la majorité des cas, les mesures ne font pas l’objet d’une réflexion sur leurs effets, pas plus que ne sont mises en place des pratiques d’évaluation visant à enclencher une boucle d’ajustement des politiques déployées.
47Dans le cas de la première configuration d’entreprise, la nécessité de donner des gages de conformité formelle aux exigences légales en termes de domaine d’action et de mesures conduit les directions peu investies et formées à cette thématique à copier-coller le contenu d’autres accords ou de bonnes pratiques mis en avant dans les communications institutionnelles. En l’absence de contrepouvoir exercé par les représentantes et représentants des salariées et salariés, la pertinence de ces choix n’est pas mise en cause et l’évaluation de leurs effets d’autant moins réalisée qu’il y a un important turnover des DRH. Le cas de MEUBLE est, de ce point de vue, tout à fait frappant. Dans cette PME familiale, le plan d’action est en décalage total avec la situation respective des salariées et salariés femmes et hommes en son sein. Les actions envisagées visent à favoriser la mixité des emplois en travaillant sur l’ergonomie des postes, l’aménagement des vestiaires et la sensibilisation aux stéréotypes. Le même type d’action est répété quatre fois, en fonction du sexe sous-représenté (dont les hommes), avec des mesures sans rapport avec la réalité du travail et des questions de genre au sein de l’entreprise. Comme le montre la distribution des emplois par genre présente dans le plan, ce n’est, en effet, que dans la catégorie des cadres et pour les femmes qu’il existe un déséquilibre significatif. Et il n’y a aucune raison de penser que ce déséquilibre soit lié, comme l’évoque le plan, à un problème de vestiaire, à la hauteur des bureaux, à des spécificités morphologiques et, en particulier, à la taille de la main… Ce que reconnaît le rédacteur du plan, lors de l’entretien, expliquant qu’il s’était inspiré d’exemples trouvés sur internet pour l’élaborer, sans mettre en relation ces mesures avec la situation effective de l’entreprise et donc sans prendre en compte les conséquences de ce plan sur les conditions de travail des salariées.
Dans le cas de la seconde configuration, les mesures plébiscitées par les directions sont avant le tout le fruit d’une course à l’innovation et de la nécessité de suivre la concurrence pour rester un employeur attractif. Ces mesures sont ainsi moins le fruit d’une délibération interne que les éléments d’un plan de communication bien rodé mis en place dans une démarche symbolique plutôt que substantielle (Edelman, 2011). Les représentantes et représentants des salariées et salariés les plus investis dénoncent en réaction des « effets d’annonce » et le sous-investissement des directions dans le suivi des mesures, voire la tentation de modifier les objectifs quand ils ne sont pas atteints pour préserver une image flatteuse 48de l’entreprise. Dans les cas d’ASSURANCE, la direction, soucieuse de son image, a entrepris des démarches de labellisation visant à la faire apparaître comme un « bon élève » de l’égalité et assis son engagement sur une enveloppe financière conséquente dédiée à la correction des écarts de rémunération entre femmes et hommes. Cependant, des déléguées et délégués syndicaux dénoncent le caractère insuffisant et superficiel de cet engagement. Une déléguée syndicale d’ASSURANCE se montre ainsi très critique à l’égard de la politique de l’entreprise :
Le label, ils s’en servent pour l’image de l’entreprise citoyenne, responsable, développement durable… ils s’en servent pour tout. Car pour eux, ça a un effet commercial […] Pour son image commerciale et extérieure, c’est intéressant de montrer que le groupe mène des actions dans le sens de la législation, mais pour autant, concrètement, il ne faut pas que ça dépasse certaines limites.
De même, dans le cas de POWER, l’entreprise se veut un « champion de l’égalité », engagé contre le plafond de verre par différentes actions focalisées sur les femmes cadres supérieures et les dirigeantes, dont un programme de mentoring de soixante femmes « à potentiel » par des dirigeants et un réseau non mixte de femmes cadres supérieures. Cette politique laisse peu de place à la négociation d’entreprise. Lors de la séance d’examen du projet d’accord par le Comité d’Entreprise, un élu déplore ainsi qu’aucune de ses trente propositions n’ait été retenue et dénonce le caractère superficiel de l’engagement de la direction en faveur de l’égalité femmes-hommes dans un contexte de restructuration.
Les insuffisances du processus semblent également se manifester en aval de l’accord, où les questions de la mise en œuvre et du suivi des mesures adoptées, ainsi que de leur évaluation dans la perspective notamment de la renégociation, ne sont que très rarement problématisées. Au sein de TRANSPORT-ELEC, les représentants des salariées et salariés soulignent l’absence de leviers pour appliquer les politiques d’égalité. Les correspondants égalité ne disposent que de très peu de temps de travail à consacrer à cette thématique, tandis que la responsable diversité ne possède aucun pouvoir managérial, limitant son rôle à celui d’animation d’un « réseau » :
Mon rôle, c’est d’assurer un esprit de réseau au niveau de l’égalité professionnelle. Je dois animer la politique, mais je n’ai aucun pouvoir managérial.
49Enfin, s’il est fait mention dans le corps du texte d’indicateurs de suivi associés à chacun des objectifs, ceux-ci ne sont que très peu détaillés. Le RSC lui-même est peu lisible, faisant état uniquement de nombres bruts qui ne permettent pas de saisir la dynamique des inégalités et donc les effets des mesures censées être appliquées.
I. Discussion et conclusion : prendre au sérieux
les promesses d’un modèle démocratique
de l’égalité professionnelle
III.1. Un manque structurel de ressources qui contrarie
la réalisation du processus démocratique
Les faiblesses du travail d’enquête et l’absence de processus d’émergence d’un public apparaissent comme les deux faces d’une même pièce. Dans la vision idéale typique, un processus vertueux lie mobilisation collective et production de savoir. L’enquête est menée par un public défini comme communauté d’enquêteurs et elle participe en retour à la consolidation du public en question et à la poursuite d’un processus de conscientisation touchant celles et ceux qui avaient pu en rester éloignés. Ces faiblesses peuvent être rapportées à un déficit de ressources permettant de collecter les informations susceptibles d’éclairer la situation et de construire des raisonnements dans une démarche à la fois explicative et normative.
Ces ressources sont d’abord d’ordre temporelles : les enquêtes, comme l’émergence d’un public, prennent du temps, nécessaire à la collecte des informations, à leur traitement, et à l’élaboration de réflexions conclusives et de propositions. Or il apparaît clairement que les négociateurs ne disposent pas du temps nécessaire à ce traitement intensif, déjà débordés par l’ampleur de l’agenda du dialogue social. Le préformatage de l’information au sein de la rubrique « égalité professionnelle » de la BDES n’est pas non plus toujours satisfaisant, soit que les données sont difficilement exploitables en raison de leur faible qualité et nécessitant un temps important de retraitement, soit que leur abondance – sans mise en forme spécifique – oblige également à un long travail d’extraction des informations pertinentes. La temporalité de la négociation même 50ne permet pas non plus d’approfondir le travail délibératif au-delà d’un jeu de marchandage entre les différentes parties.
La deuxième ressource manquante est d’ordre cognitive : elle désigne ici un stock de savoirs préalables permettant de donner sens au magma informationnel prélevé dans l’enquête. Ces savoirs peuvent relever notamment de différents domaines des sciences humaines et sociales (sociologie, économie, psychologie, etc.) pour permettre d’analyser le fonctionnement des « régimes d’inégalité » (Acker, 2009) ou du droit en tant qu’ensemble de références normatives. Ces ressources peuvent enfin être directement attachées aux négociateurs ou disponibles à travers la mobilisation d’experts compétents.
Force est de constater le manque global de savoirs engagés dans la négociation : hormis quelques négociateurs particulièrement impliqués dans la cause de l’égalité et se référant parfois à une approche féministe, beaucoup d’entre eux ne disposent pas de connaissances solides sur les faits et mécanismes inégalitaires en entreprise. Pris dans des contraintes temporelles et ne disposant pas toujours des réelles possibilités de se former – ou ne considérant pas la thématique comme prioritaire notamment dans des contextes économiques dégradés – les négociateurs n’ont pas les moyens de saisir l’ensemble des enjeux de l’égalité professionnelle ou d’explorer la signification réelle de certains indicateurs. Le recours à des experts est également rare en raison des faibles leviers légaux dont disposent les syndicalistes à cet effet.
Les politiques négociées d’égalité professionnelle sont ainsi bien éloignées de l’idéal de démocratie sociale. Le « public » y est quasiment inexistant au-delà des discours qui sont portés sur lui, le dispositif ne permet pas que les enquêtes débouchent sur de véritables moments délibératifs, et la question des conséquences n’est que très peu pensée. Ce constat sombre pose la question du réalisme de ce modèle politique d’égalité au sein d’entreprises capitalistes caractérisées par une très forte asymétrie des pouvoirs de décision.
Dans plusieurs des entreprises observées, certains éléments montrent en quoi la démocratie sociale est une perspective plausible. Il existe bien néanmoins ainsi des processus de mobilisation de publics montrant la possible émergence de collectifs agissants – on pense par exemple aux réseaux de femmes qui dans certains cas peuvent participer d’une logique d’empowerment (Lapeyre, 2017), à l’action judiciaire collective en cours 51dans une banque adossée à une critique du fonctionnement de l’accord d’égalité professionnelle, ou aux mobilisations du collectif McDroits contre le sexisme au sein de l’enseigne McDonald’s, dans la continuité de la « tempête médiatique » liée au moment MeToo (Lieber et al., 2019) ; on voit également comment dans certaines situations spécifiques se met en place un véritable processus d’enquête mobilisant des compétences expertales en lien également avec des discussions substantielles sur le contenu de l’égalité professionnelle recherchée (voir également Chappe et Pochic, 2021).
Ces cas restent néanmoins extrêmement rares. Face à cette incertitude concernant l’appropriation d’un dispositif qui jusqu’ici se caractérise par une effectivité limitée, deux voies nous semblent possibles : prendre acte des insuffisances structurelles du modèle de démocratie sociale et lui chercher des substituts ; ou au contraire, prendre au sérieux les valeurs de ce modèle et tâcher de produire un dispositif de négociation qui soit à sa hauteur.
III.2. Prendre acte de l’impossibilité de la démocratie sociale concernant l’égalité professionnelle ?
Une première voie serait donc d’acter de la non-effectivité de la méthode démocratique concernant l’égalité professionnelle, que celle-ci soit à rapporter à l’absence d’intérêt des différentes parties prenantes pour cette thématique, ou au caractère fondamentalement autoritaire de l’entreprise capitaliste, structurellement incompatible avec les vœux pieux d’un dialogue démocratique en son sein. Une fois posé ce diagnostic, deux chemins semblent se dessiner : un premier qu’on pourrait qualifier de libéral, visant à se reposer sur l’autorégulation du marché dans le cadre de la résorption des discriminations (Becker, 2010), l’État pouvant chercher à améliorer les conditions d’une transparence informationnelle (et notamment salariale) permettant notamment aux salariées et salariés de choisir leur entreprise en connaissance de cause. Cette logique, suivie dans plusieurs pays et portée par l’Union européenne, est néanmoins fortement conditionnée au niveau de concurrence sur le marché du travail : dans des situations de chômages élevés (concernant certains secteurs ou métiers), la possibilité d’envisager réellement de décliner un emploi ou de le quitter apparaît assez illusoire.
Un autre chemin serait celui du renforcement d’une logique de contrôle extérieur du comportement de l’entreprise par l’acteur administratif. 52Cette perspective nécessite l’édiction d’une définition substantielle de l’égalité professionnelle et des objectifs organisationnels qui y sont attachés, et la construction d’instruments de surveillance visant à s’assurer de la réalisation des objectifs définis de façon exogène. Elle nécessite ainsi des ressources économiques de la part de l’État en dotant par exemple l’inspection du travail de moyens plus importants lui permettant d’assurer dans des conditions satisfaisantes ses missions de contrôle.
III.3. Faire de la démocratie sociale une réalité
La voie alternative est de continuer à adhérer à l’idéal démocratique, en arguant que l’entreprise – à l’instar de toute institution sociale – ne peut légitimement demeurer une enceinte cloisonnée dominée par l’intérêt capitalistique, dans la mesure notamment où les décisions qui y sont produites impactent directement l’épanouissement de chacun et plus largement de la société (Segrestin et Hatchuel, 2012). Si dans cette perspective, une régulation administrative est tout aussi légitime (dans la mesure où cette régulation est elle-même issue d’un réel processus démocratique), un autre argument pour un dispositif démocratique au niveau de l’entreprise consiste en la prise en compte du caractère organisationnel et en partie idiosyncrasique des inégalités et discriminations (Sturm, 2001) : dans cette perspective, le caractère systémique des inégalités implique une réflexion organisationnelle concernant la caractérisation du problème, du contexte d’action, des informations et indicateurs légitimes, et des solutions appropriées à l’ensemble de ces éléments.
Mais pour qu’un tel processus puisse survenir – et que la fixation du processus démocratique au niveau de l’entreprise ne soit pas une échappatoire à une régulation exigeante – encore faut-il que le dispositif le permette réellement. Cela tient bien sûr d’abord à l’implication des différents acteurs de l’écosystème de négociation. Si les différents scandales peuvent jouer un rôle de conscientisation préalable à l’émergence de publics actifs, il faut également que les syndicats intègrent dans leurs logiques à la fois l’enjeu substantiel de l’égalité professionnelle (ce qui nécessite également leur féminisation ainsi que leur formation (Guillaume, 2018)) et l’enjeu procédural de la participation démocratique.
Pour que la négociation soit démocratique, il faut également que les directions – largement propriétaires des données de ressources humaines 53susceptibles d’objectiver les inégalités et en position de dicter la temporalité des évènements – s’inscrivent dans cette perspective. Les appels à la confiance mutuelle des acteurs ne sont qu’incantatoires s’ils ne s’accompagnent pas des appuis permettant d’agir dans une perspective démocratique. Comme indiqué, cela demande des ressources temporelles pour enquêter et se former – alors que les réformes des institutions représentatives du personnel ont eu tendance à diminuer le nombre d’élus et donc à densifier les responsabilités. Cela nécessite également un accès facilité aux données permettant d’objectiver de façon efficace les inégalités sexuées – optique défendue de longue date par les grandes confédérations syndicales (Chappe, 2019).
La présence de différentes médiations dans le processus d’enquête et de délibération est également une piste importante. Le rôle des experts travaillant à distance égale des parties est susceptible d’alimenter un processus d’exploration et d’objectivation des enjeux de l’égalité professionnelle et de produire, si ce n’est un consensus, du moins une vision suffisamment partagée des enjeux permettant le déploiement d’un processus délibératif satisfaisant. Plus globalement, une négociation démocratique nécessite un cadre juridique fort permettant de garantir sa « bonne foi » et la « loyauté » des acteurs impliqués, concernant notamment le partage des informations et l’organisation temporelle et spatiale du processus (Miné, 2000).
III.4. L’index d’égalité professionnelle :
un appauvrissement de la démocratie sociale ?
Prenant acte de ces insuffisances et de la persistance des inégalités professionnelles, les pouvoirs publics ont opéré en 2018 une inflexion stratégique. Sans remettre en cause la négociation collective obligatoire, la loi impose désormais aux entreprises de plus de 50 salariées et salariés de calculer et publier un « index de l’égalité femmes-hommes » accordant un poids prédominant aux écarts de rémunération inexpliqués par l’âge ou le poste occupé. En définissant des valeurs seuils pour cet index, les pouvoirs publics introduisent une obligation de résultat assortie d’une mesure coercitive. Les entreprises qui n’atteignent pas les objectifs fixés sont en effet dans l’obligation de mettre en œuvre des mesures de correction dans un délai de trois ans en s’appuyant sur la négociation collective sur l’égalité professionnelle sous peine de sanction financière. 54La fixation d’un objectif simple, quantifié et transparent, est supposée pouvoir rendre plus effectif le travail d’évaluation des mesures mises en œuvre (Coron, 2020). Mais cette imposition d’une formule de calcul standardisée, outre de ne pas répondre du tout à la question de l’implication du public, promeut également une vision appauvrie de l’enquête, bien éloignée des dynamiques ouvertes du processus démocratique.
La création de ce nouvel instrument d’action publique s’est réalisée sur une modalité additive, sans réflexion explicite sur l’architecture globale du dispositif et les effets d’interaction potentielle entre les différents instruments déployés dans les politiques d’égalité professionnelle. Une hypothèse que confirment des entretiens exploratoires serait que la place centrale donnée à l’index dans les politiques d’égalité professionnelle soit in fine désincitative concernant le volet de négociation : alors que les partenaires sociaux sont très suspicieux de l’utilité réelle du dialogue social, quel intérêt y aurait-il à entreprendre une véritable enquête démocratique sur l’égalité si l’index vient déjà valider la situation de l’entreprise vis-à-vis de la norme d’égalité ? On risque à cet égard d’observer un renforcement des pratiques de négociation superficielle (quitte à ce que le dialogue social achoppe sur la signature d’un accord)1.
Le développement de l’index et la focalisation des regards qu’il provoque posent ainsi la question de la pérennité du modèle négocié de l’égalité professionnelle. Il apparaît en tout cas que la promesse démocratique qui lui est liée n’a de sens que si le dispositif de négociation permet effectivement le déploiement de pratiques à la hauteur de cet idéal. Plus généralement, la perspective d’une démocratie sociale nécessite de s’interroger sur sa compatibilité avec la structure capitalistique de la propriété des entreprises, dans la lignée des réflexions sur les différents moyens pour que les salariées et salariés fassent valoir leurs opinions (Coutrot, 2018, Ferreras, 2012, Piketty, 2019). Quelles que soient les évolutions des politiques d’égalité professionnelle, il semble en tout cas évident qu’elles ne peuvent faire aujourd’hui l’économie d’une réflexion sur leurs paradigmes et sur les moyens mis en œuvre pour assurer leur effectivité.
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58Annexe
Tableau résumant les caractéristiques des 20 monographies
Entreprise |
Activité |
Configuration |
Effectifs |
% de femmes |
% de cadres |
Région (siège social) |
Énergie |
||||||
TRANSPORT-ELEC |
Transport d’électricité, monopole de service public, résultats stables |
Négociation |
>1000 |
21 % |
50 % |
IDF (Île-de-France) |
GAZIA |
Entreprise publique, fournisseur de gaz, résultats stables |
Négociation |
50-299 |
48 % |
30 % |
Aquitaine |
POWER |
Multinationale de l’énergie, en restructuration |
Négociation |
>1000 |
52 % |
45 % |
IDF |
Conseil informatique |
||||||
INFODATA |
Conseil en informatique, forte croissance |
Négociation |
50-299 |
20 % |
100 % |
IDF |
CONSUL-IT |
Conseil et ingénierie en informatique, en croissance |
Négociation |
>1000 |
22 % |
91 % |
IDF |
CONSEIL TECH |
Multinationale française, conseil en informatique, en croissance |
Négociation |
>1000 |
24 % |
95 % |
IDF |
INFO.Inc |
Multinationale américaine, secteur informatique, en restructuration |
Négociation |
>1000 |
29 % |
95 % |
IDF |
PUBLIC-INFO |
Filiale d’une entreprise publique, conseil en informatique |
Négociation substantielle |
>1000 |
32 % |
95 % |
IDF |
Banque Assurance |
||||||
ASSURVIE |
Filiale d’une multinationale suisse d’assurances, en croissance |
Négociation |
>1000 |
55 % |
39 % |
IDF |
59
ASSURANCE France |
Multinationale des assurances, en croissance |
Négociation |
50-299 |
55 % |
20 % |
IDF |
MUTUELIA |
Groupe bancaire mutualiste, en croissance |
Négociation |
>1000 |
56 % |
40 % |
Bretagne |
Commerce de détail |
||||||
MEUBLE |
Entreprise familiale, commerce de détail, en croissance régulière |
Négociation contrainte- |
50-299 |
43 % |
37 % |
Bretagne |
CHAUSSURE |
Commerce de détail, en restructuration |
Négociation contrainte- |
300-999 |
63 % |
46 % |
Pays de la Loire |
HABITS |
Entreprise familiale, commerce de détail, activité en baisse |
Négociation contrainte- |
>1000 |
98 % |
32 % |
Nord-Pas-de-Calais |
Santé |
||||||
REEDUC |
Clinique privée, en croissance |
Négociation contrainte- |
50-299 |
80 % |
30 % |
Rhône-Alpes |
CLINIQUE-PSY |
Clinique privée, en croissance |
Négociation contrainte- |
50-299 |
82 % |
30 % |
IDF |
POLYCLINIQUE |
Clinique privée, en croissance |
Négociation contrainte- |
300-999 |
86 % |
30 % |
Provence-Alpes-Côte d’Azur |
Industrie manufacturière |
||||||
BOULANGE |
Entreprise familiale, agroalimentaire, en croissance |
Négociation contrainte- |
300-999 |
28 % |
13 % |
Bretagne |
JAMBON |
Entreprise familiale, agroalimentaire, en croissance |
Négociation contrainte- |
50-299 |
52 % |
8 % |
Franche-Comté |
DOOR |
Entreprise familiale, menuiserie industrielle, en baisse d’activité |
Négociation substantielle |
50-299 |
32 % |
10 % |
Bretagne |
1 Cette désincitation est d’autant plus problématique que les modalités de calcul de l’index font qu’aujourd’hui une large majorité des entreprises, notamment de grandes tailles, sont au-dessus du seuil minimal exigeant la mise en place de mesures correctrices.