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Classiques Garnier

Les heures et les jours Les normes genrées de la disponibilité temporelle des ingénieurs en France et en Finlande

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Socio-économie du travail
    2019 – 2, n° 6
    . Tant de capital, temps de travail ?
  • Auteur : Bigi (Maëlezig)
  • Résumé : La comparaison franco-finlandaise du rapport au temps de travail de deux groupes d’ingénieurs oppose une norme de disponibilité extensive défavorable aux carrières féminines en France à une norme limitée et réversible dont l’appropriation est moins genrée en Finlande. Les différents arrangements temporels de l’entreprise finlandaise (semaines longues, journées courtes) reposent sur l’objectivation du temps de travail et son partage, soulignant le rôle de la définition légale du temps de travail.
  • Pages : 155 à 185
  • Revue : Socio-économie du travail
  • Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
  • EAN : 9782406100539
  • ISBN : 978-2-406-10053-9
  • ISSN : 2555-039X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10053-9.p.0155
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/02/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Disponibilité temporelle, durée du travail, égalité professionnelle, politiques publiques du temps de travail, comparaison internationale
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Les heures et les jours

Les normes genrées de la disponibilité temporelle
des ingénieurs en France et en Finlande

Maëlezig Bigi

CEET, CNAM et LISE

(CNRS/CNAM)

Introduction

Entre intensification, flexibilisation, fragmentation, extension et conquête de nouveaux territoires, les remises en cause de la norme de disponibilité temporelle fordienne reflètent les dynamiques du marché du travail et les transformations du capitalisme. Parallèlement, lérosion du « CDI, à temps plein, selon des horaires fixes, réguliers, en journée et en dehors du week-end » (Bouffartigue, 2012) renouvelle les modalités de lemprise du travail sur les temps sociaux. Pour les employés et ouvriers, particulièrement les femmes, la fragmentation du temps de travail donne lieu à de longues journées alors que la durée du travail peut y être courte, et donner lieu à une faible compensation salariale (Barrois et Devetter, 2017 ; Lesnard, 2005). Dans leurs cas, lemprise du travail sur les temps sociaux saccroît sans que la durée du travail augmente. Pour les cadres, et dans une moindre mesure les professions intermédiaires, celle-ci continue dêtre un déterminant de lorganisation des temps sociaux, en raison de la densité des journées de travail, cest-à-dire du rapport entre le temps travaillé et la durée de la journée de travail (Barrois et Devetter, 2017). Pour ces salariés, lextension des durées de travail favorise les très longues semaines (plus de 48h) (Devetter, 2008), 156qui mettent en en jeu à la fois la santé (Spurgeon, 2003) et légalité entre hommes et femmes lorsque cette disponibilité temporelle repose sur un partage des tâches familiales et domestiques déséquilibré (Laufer, 2005 ; Laufer et Pochic, 2004).

Un moyen de mettre en perspective les problématiques du temps de travail des cadres en France est dopérer un décentrement national. La comparaison entre les normes de disponibilité temporelle dingénieurs en France et en Finlande que nous proposons ici est motivée par une double différence entre ces pays. Premièrement, les ingénieurs ny occupent pas la même place dans le classement des durées moyennes de travail par profession. En France, dans un contexte général dallongement du temps de travail des salariés à temps complet entre 2003 et 2011, les cadres sont ceux qui subissent la croissance la plus forte (Pak, 2013a), confortant une tendance au creusement des écarts déjà observée entre 1995 et 2001 (Amossé et Delteil, 2004). Parmi eux, les ingénieurs « se distinguent de la moyenne des cadres par des horaires de travail plus longs, avec une plus forte concentration au-delà de 45 heures hebdomadaires » (Karvar, 2004). En Finlande, les ingénieurs1 occupent une position médiane entre les managers, dont le temps de travail est nettement supérieur à celui des autres catégories et les employés administratifs à lautre extrême, et travaillent en moyenne moins longtemps que les ouvriers. De plus, leur temps de travail moyen est stable, le Labour Force Survey lévaluant à 38,5 heures en 2009 et 2014. Deuxièmement, en Finlande, plusieurs indices suggèrent sinon une plus grande, du moins une maîtrise plus égalitaire de lemprise du travail sur les temps sociaux chez les salariés. Ainsi, la conciliation entre la vie familiale et la vie professionnelle y serait plus harmonieuse (Dauphin et Letablier, 2013 ; Fusulier, 2005 ; Salmi, 2003) et se ferait moins quailleurs au détriment des carrières féminines (Bittman, 1999). Le taux demploi à temps plein des femmes est ainsi parmi les plus élevés dEurope, supérieur à celui de la France et même de ses voisins nordiques.

157

En prenant pour objet la durée hebdomadaire du travail, cette comparaison permettra dinterroger les ressorts de disponibilité temporelle extensive des salariés hautement qualifiés, typique, en France, du « salariat de confiance » (Bouffartigue et Gadéa, 2000). Une première interrogation concerne le rôle que joue la durée du travail dans la construction de la « souveraineté temporelle » (Crompton et Le Feuvre, 2003) et de légalité professionnelle dans les deux pays. Pour les femmes en particulier, dans quelle mesure la (dé)liaison entre mesure du temps travail et normes de disponibilité temporelle dans les professions hautement qualifiées, permet de « ne pas être perçues comme défaillantes sur le plan de la disponibilité temporelle » (Le Feuvre, 2011) ? En amont de cette question, les contextes législatifs nationaux différents, opposant le décompte du temps de travail en jours, auquel les employeurs français ont de plus en plus recours (Miné, 2017), à celui exclusivement en heures qui prévaut en Finlande (cf. encadré no 2), nourrira une réflexion concernant la régulation du temps de travail des salariés hautement qualifiés. En France, les débats puis la mise en place de la loi sur les 35 heures ont rendues manifestes les difficultés de la maîtrise du temps de travail de cette catégorie de travailleurs, dont la professionnalité sest construite en France autour de lidée de « ne pas compter son temps ». La nature « intellectuelle et relationnelle » de lactivité des cadres ayant vocation à sétendre à « bien dautres salariés », certains y ont vu la source dun « scepticisme plus large sur la perspective dune régulation collective du temps de travail et sa réduction » (Bouffartigue et Bocchino, 1998).

Pour répondre à ce double questionnement, nous mettrons dabord en perspective le temps de travail de nos enquêtés, reconstitué à partir des entretiens, avec les durées hebdomadaires de travail de lensemble des professions intellectuelles et scientifiques dans les deux pays. Dans quelle mesure ces durées de travail reflètent-elles des normes de disponibilité temporelle différenciées ? Quel rôle la définition légale du temps de travail joue-t-elle dans la construction de ces normes ? Nous verrons ensuite quen France et en Finlande les hommes et les femmes sapproprient différemment ces normes, construisant un accès plus ou moins égal à la souveraineté temporelle.

158

1. Méthodologie de lenquête

Les données de cadrage proviennent de lenquête européenne sur les forces de travail (EU-LFS), qui permet des comparaisons entre pays reposant sur les mêmes concepts, définitions et classifications. Pour lannée 2013, nous nous intéressons à la variable HWUSUAL qui mesure le « nombre dheures effectivement prestées au cours de la semaine de référence », comprenant les heures supplémentaires (rémunérées ou non) ainsi que le travail à domicile et excluant le temps de trajet domicile-travail ainsi que la pause déjeuner.

Lenquête par entretiens sest déroulée en France entre 2011 et 2014 et en Finlande en 2013. Originellement, il sagissait dinterroger des salariés de diverses professions et secteurs à propos de leurs attentes en matière de reconnaissance au travail afin de déterminer, par lanalyse, si, au-delà des individualités, des régularités pouvaient être observées (Bigi et al., 2015). Sil sagissait donc de laisser les enquêtés sexprimer le plus librement possible au sujet de ces attentes, lentretien revenait a minima sur la trajectoire professionnelle de lenquêté, une description fine de son activité et sur la place occupée par le travail dans lensemble de sa vie. La question du temps de travail et de son articulation avec les autres temps sociaux, comme celui de la famille, a systématiquement été abordée lors des entretiens.

Le matériau retenu ici est constitué de quatorze entretiens auprès dingénieurs du secteur privé en France, travaillant dans une compagnie dassurance, les services ingénierie et commercial dun groupe automobile, une société de conseil en informatique et une PME industrielle. Les onze entretiens retenus en Finlande ont été réalisés auprès dingénieurs de lantenne locale dun grand groupe danois de conseil spécialisé en ingénierie des travaux publics, située à Tampere, deuxième ville du pays.

Le groupe des ingénieurs, davantage que celui des cadres, permet la comparaison avec la Finlande, où, à notre connaissance, comme en Allemagne ou au Royaume-Uni et contrairement à lEspagne ou lItalie, elle nexiste pas (Bouffartigue et Gadéa, 2000 ; Dubar et Tripier, 1998). Ainsi, dans les deux pays, les enquêtés correspondent à la définition des « salariés hautement qualifiés soumis à des obligations de résultats (configuration typique des activités par projet) » (Lallement et al., 2004).

Parmi les 25 enquêtés au total, les hommes sont plus nombreux puisquon ne trouve que 7 femmes. Ce déséquilibre est nettement plus marqué dans léchantillon français où lon ne trouve que 2 femmes parmi les 14 ingénieurs interrogés, contre 5 sur 11 en Finlande. En revanche, 10 des ingénieurs rencontrés en France avaient une charge de famille, contre à nouveau 4 en Finlande. Tous les enquêtés étaient employés en CDI à temps plein au moment de lenquête, à lexception de Marie L. (80 %) et de Maarit R. (90 %). La répartition par sexe de notre échantillon est cohérente avec celle de la population active française puisquen 2013, daprès lEnquête emploi, les femmes représentaient 21,6 % des ingénieurs et cadres techniques dentreprise2. En revanche, les femmes sont légèrement sur représentées dans léchantillon finlandais 159puisque la même année, daprès le Labour Force Survey, elles représentaient 47 % des professionals, mais seulement 22,6 % des science and engineering professionals3.

Agés de 26 à 50 ans, les enquêtés peuvent être regroupés en trois groupes selon le poids des fonctions dencadrement dans leur activité. À Tampere, Liisa P., Iida L., Ville T., Matti A. et Maarit R., la trentaine, avaient une faible charge dencadrement, tout comme en France Damien H., ingénieur R&D, Matthieu S., commercial et Jules M., chargé des prévisions de vente, âgés tous les trois de 26 ans.

Viennent ensuite, à Tampere, les trois chargés de projets, Katri A., Elina S. et Pekka M., âgés de 29 à 39 ans, responsables de groupe et de la prospection de nouveaux contrats, ainsi que les quatre chefs déquipe, chargés en outre de la répartition de la charge de travail. Côté français, ils sont comparables à David W., 38 ans, directeur de service dans une compagnie dassurances, Quentin R., Patrice D. et Jean B. à la direction commerciale dun groupe automobile, Henri B., expert technique à la direction ingénierie de ce groupe, ainsi que Guillemette F., Yannick L. et Damien G., chefs dunités. Enfin, dans la PME industrielle, Marie L. est ingénieure R&D tandis que Géraldine X. est responsable de service.

Fabien Y., responsable de la R&D et vice-président de la PME industrielle ainsi que Pierre-Yves M., responsable de département dans un grand groupe de conseil en informatique, outre leurs fonctions dencadrement, participent aux décisions stratégiques de lentreprise, un profil que lon ne retrouve pas parmi les enquêtés en Finlande. Agés respectivement de 45 et 50 ans, ils sont les plus âgés de notre population.

I. Des normes de disponibilité
temporelle différenciées

I.1. Des semaines plus courtes et de plus faibles écarts de temps
de travail entre hommes et femmes en Finlande

LEU-LFS permet de comparer la durée dune semaine habituelle de travail pour les personnes en emploi en France et en Finlande. Par souci de comparabilité avec nos enquêtés, qui sont tous salariés, les travailleurs indépendants ont été exclus des analyses. Par ailleurs, nous avons retenu la catégorie des « professions intellectuelles et scientifiques » (notée prof.IS dans la suite de larticle) dans laquelle se trouvent les 160ingénieurs, bien que dans le volet français de lenquête, deux personnes interrogées relèvent davantage de la catégorie des « directeurs, cadres de direction », qui travaillent plus longtemps dans les deux pays. Enfin, tout en rapportant les durées moyennes de travail à temps partiel (tab. 1), nous nous concentrons ensuite sur les salariés à temps plein (tab. 2)4.

Tab. 1 – Temps de travail moyen par semaine.

Tout temps de travail

Temps complet

Ensemble

H

F

Écart H-F

Ensemble

H

F

Écart H-F

France

Ensemble

36,2

38,7

33,7

+5h

39,2

39,8

38,3

+1,5h

Prof.IS

38,2

40,7

35,7

+5h

40,7

42

39,1

+2,9h

Finlande

Ensemble

36,3

38,1

34,6

+3,5h

39

39,9

38

+1,9h

Prof.IS

37,2

38

36,2

+1,8h

38,8

39,4

38,1

+1,3h

Écarts France – Finlande

Ensemble

-0,1

+0,6

-0,9

+1,5

+0,2

+0,1

+0,3

-0,4h

Prof.IS

+1

+2,7

-0,5

+3,2

+1,5

2,6

-1

+1,6h

Champ : salariés en France et en Finlande en 2013

Source : EU-LFS – Eurostat

En France en 2013, la durée hebdomadaire habituelle de travail des salariés à temps plein était de 39,2 heures, une valeur supérieure de seulement 12 minutes à celle de la Finlande, où la durée moyenne hebdomadaire de travail était de 39 heures la même année. Toutefois, cette proximité en moyenne gomme trois grandes différences entre les deux pays. Dabord, pour la France, les écarts de temps de travail sont plus importants entre les prof.IS et lensemble des salariés quen Finlande. Dans cette catégorie, le temps de travail moyen par semaine 161était de 40,7 heures à temps plein, et de 38,2 heures en comptant le temps partiel, soit des écarts respectifs de 1 heure 30 et 2 heures. Au contraire, en Finlande, le temps de travail hebdomadaire des prof.IS était inférieur de 12 minutes à celui de lensemble des salariés à temps complet et supérieur dune heure en comptant le temps partiel (cf. tab. 1). Ainsi, en Finlande, les salariés des prof.IS à temps complet travaillaient chaque semaine 38,8 heures, soit en moyenne 1 heure et 54 minutes de moins que leurs homologues français et 37,2 heures en incluant le temps partiel, soit une heure de moins.

Dautre part, le temps de travail calculé en moyenne ne rend pas compte de la plus grande dispersion des amplitudes horaires habituelles des prof.IS en France. Ainsi, en Finlande, parmi les salariés à temps plein, plus de 80 % des semaines habituelles de travail sont comprises entre 35 et 40 heures et cette proportion ne chute quà 77,1 % pour les prof.IS (cf. tab. 2). En France, les trois quarts des salariés à temps plein travaillent entre 35 et 40 heures par semaine, une proportion nettement supérieure à celle des prof.IS qui ne sont que 57,3 % dans ce cas. Près de 35 % dentre eux travaillent habituellement plus de 40 heures, et 15,6 % au moins 50. En Finlande, la proportion des prof.IS à temps complet travaillant plus de 40 heures par semaine est deux fois moins importante quen France et seuls 3,8 % de ces salariés travaillent au moins 50 heures par semaine. Ainsi, en France, les prof.IS se distinguent des autres salariés par des durées hebdomadaires de travail longues voire très longues (Devetter, 2008), tandis quen Finlande, cet écart est nettement moins marqué.

Tab . 2 – Ventilation des durées hebdomadaires habituelles de travail (en %).

Heures

1-19

20-34

35-40

41-49

50+

France

Ensemble

0,6

2,8

75,1

11,6

9,9

Prof.IS

2,1

6,1

57,3

19

15,6

Hommes

1,9

3,9

54,7

21

18,5

Femmes

2,3

8,6

60,3

16,6

12,2

Finlande

Ensemble

0,3

5,5

83,2

7,2

3,7

Prof.IS

0,4

7,3

77,1

11,4

3,8

Hommes

0,4

4,5

77,8

12,3

4,9

Femmes

0,3

10,4

76,3

10,4

2,7

Champ : salariés à temps plein en France et en Finlande en 2013

Source : EU-LFS 2013, nos calculs, données pondérées

162

Enfin, les écarts de temps de travail entre hommes et femmes sont moins importants en Finlande quen France. En 2013 en Finlande, le temps de travail hebdomadaire des hommes employés à temps plein dans les prof.IS était de 39,4 heures, contre 38,1 pour leurs homologues féminines, soit un écart de 1 heure et 18 minutes par semaine, cet écart saccroissant de 30 minutes en tenant compte du temps partiel. En France, les hommes salariés à temps plein appartenant à la même catégorie travaillaient en moyenne 42 heures par semaine contre 39,1 pour les femmes, soit près de 3 heures de plus par semaine, un écart atteignant 5 heures en tenant compte du temps partiel (cf. tab. 1). De plus, dans les deux pays, les semaines des femmes sont plus souvent comprises entre 35 et 40 heures, mais cette différence est moins marquée en Finlande avec un écart de 1,5 points contre 5,6 en France. Au total, en France, 39,5 % des hommes des prof.IS travaillent plus de 40 heures par semaine contre 28,8 % des femmes, tandis quen Finlande ils sont respectivement 17,2 et 13,1 % (cf. tab. 2).

Les durées de travail hebdomadaires habituelles approximatives des enquêtés ont été reconstituées à partir des informations recueillies lors de lenquête par entretiens (cf. tab. 3). Pour correspondre à la définition de la durée hebdomadaire de travail utilisée par lEU-LFS, la pause déjeuner a été retranchée mais il a été tenu compte du temps passé à travailler à la maison. Pour les ingénieurs à temps complet en France, on obtient une moyenne de 51 heures par semaine, contre 42 pour ceux qui travaillent en Finlande. Rapporté à léchelle dune semaine de cinq jours, cela correspond à des journées dun peu plus de 10 heures en France contre un peu moins de 8 heures 30 en Finlande.

Tab. 3 – Présentation synoptique des enquêtés en France et en Finlande.

pseudo

S

âge

Fonction

situation fam.

H

Quot.

Entreprise

France

Damien H.

H

26

Ingénieur R&D

célibataire

48

100 %

PME industrielle

Matthieu S.

H

26

commercial

célibataire

48

100 %

PME industrielle

Marc R.

H

31

acheteur

couple, 1 enfant

50

100 %

PME industrielle

163

Marie L.

F

33

Ingénieur R&D

couple, 2 enfants

42

80 %

PME industrielle

Géraldine F.

F

40

resp. procédés

couple, 3 enfants

45

100 %

PME industrielle

Fabien Y.

H

45

resp. R&D

couple, 4 enfants

58

100 %

PME industrielle

Jules M.

H

45

prévisionniste

célibataire

50

100 %

groupe automobile

Quentin R.

H

37

chef marketing

célibataire

55

100 %

groupe automobile

Patrice D.

H

40

resp. clientèle

couple, 3 enfants

55

100 %

groupe automobile

Jean B.

H

40

manager SAV

séparé, 2 enfants

60

100 %

groupe automobile

Henri B.

H

35

pilote essais

couple, 2 enfants

50

100 %

groupe automobile

Yannick L.

H

37

chef dunité

couple, 1 enfant

47

100 %

groupe automobile

David W.

H

36

resp. gestion

couple, 2 enfants

45

100 %

assurance

Pierre-Yves M.

H

50

resp. service

couple, 3 enfants

55

100 %

conseil informatique

Finlande

Katri A.

F

29

chef de projet

couple, 2 enfants

38

100 %

conseil

Elina S.

F

39

chef de projet

couple

48

100 %

conseil

Hannele L.

F

46

chef déquipe

couple, 1 enfant

42

100 %

conseil

Timo K.

H

49

chef déquipe

célibataire

45

100 %

conseil

Samuli H.

H

27

chef déquipe

couple

48

100 %

conseil

Tuomas S.

H

39

chef déquipe

couple, 1 enfant

39

100 %

conseil

Iida L.

F

34

ingénieur

célibataire

38

100 %

conseil

Ville T.

H

30

ingénieur

couple

40

100 %

conseil

Pekka M.

H

38

chef de projet

couple

45

100 %

conseil

Matti A.

H

31

ingénieur

couple, 2 enfants

40

100 %

conseil

Maarit R.

F

29

ingénieur

célibataire

34

90 %

conseil

Comparativement aux données moyennes fournies par lEU-LFS, notre enquête surestime donc le temps de travail. Ces écarts peuvent être 164attribués à la méthode de recueil, basée sur les déclarations faites lors de lentretien, qui biaisent à la hausse les durées de travail hebdomadaire, en particulier pour ceux pour qui elle est déjà élevée (Pronovost, 2013 ; Robinson et al., 2011 ; Robinson et Bostrom, 1994) et particulièrement chez les hommes (Le Feuvre et Lapeyre, 2013). De surcroît, la comptabilisation du temps de travail à domicile est source de variations dans les estimations (Paye, 2017 ; Sautory et Zilloniz, 2015), tout comme la flexibilisation des horaires ou leur annualisation (Bruyère et Chagny, 2002).

Malgré ce décalage de niveau à la hausse, nos estimations comportent une structure comparable à celle établie à partir de lEU-LFS. Ainsi, le temps de travail rémunéré est moindre pour les femmes dans les deux pays, mais cet écart est plus faible en Finlande. Du côté français, les temps de travail des femmes, y compris à temps partiel, est compris entre 42 et 45 heures, alors que celui des hommes est compris entre 45 et 60 heures. Dans le volet finlandais de notre enquête, les femmes salariées à temps complet travaillent entre 38 et 48 heures, une fourchette proche de celle des hommes, qui travaillent entre 40 et 48 heures par semaine. En outre, les variations horaires sont plus resserrées du côté finlandais avec, en dehors dune salariée à temps partiel, 5 enquêtés sur 10 travaillant au maximum 40 heures par semaine. En France, la plus courte durée de travail à temps plein est de 45 heures et la moitié des enquêtés travaille au moins 50 heures par semaine. Les disparités de temps de travail entre hommes et femmes sont ainsi dautant plus faibles en Finlande que les durées habituelles sont centrées autour de la moyenne.

I.2. Normes de disponibilité temporelle
et temps de travail légal

Lanalyse du matériau qualitatif, dans la continuité des résultats obtenus à partir de lEU-LFS, montre quen Finlande, hommes et femmes des prof.IS salariés à temps plein ont des semaines de travail en moyenne plus courtes que celles de leurs homologues français. Surtout, les semaines dont la durée est supérieure à 40 heures sont moins fréquentes et les écarts de temps de travail entre hommes et femmes moins importants. Retrouver cette structure différenciée dans notre population invite à explorer lhypothèse de lexistence de deux régimes temporels distincts.

165

Nous nous intéresserons ici au rôle des politiques publiques du temps de travail dans la construction de normes différenciées de disponibilité temporelle, opposant les définitions en heures à celles en jours. La question du temps de travail légal est en effet entrée en scène en Finlande, par lentremise des enquêtés, qui sen servaient pour évaluer la durée de leurs semaines. Pour les ingénieurs rencontrés en France, proches en cela des cadres individualisés « qui comptabilisent prioritairement les journées de travail (donc les journées de repos et de congés) » (Thoemmes, 2012), la quantification des heures passées au travail représentait un exercice inhabituel et difficile. Ainsi, Jules M., 26 ans, responsable de la prévision des ventes dans un groupe automobile, était incapable de chiffrer son temps de travail au moment de lentretien :

– Vous êtes censé faire combien dheures ?

– Jen sais rien, on me la jamais dit. On ma jamais dit faut venir à telle heure, faut partir à telle heure.

– Est-ce que vous êtes aux 35 heures ?

– Non, non, on est…je suis au forfait jour donc…Après en gros cest 8h-19h, quelque chose comme ça. Et puis tous les débuts de mois en fait on est un peu plus chargé parce quon publie les résultats du mois davant et savoir le mois daprès, donc il y a une semaine où ça sera un peu plus quoi.

– 8 heures-19 heures, ça fait onze heures sur place, non ?

– Oui

– Onze heures sur place, une heure de pause déjeuner ?

– Oui

– Dix heures ? ça fait 50 heures par semaine ?

– Je sais pas, cest variable dune semaine à lautre, je me suis pas posé la question.

Jules M. (H, FRA), 26 ans, prévisionniste, célibataire, sans enfant

La question nayant pas été posée de manière systématique au cours des entretiens, nous ne pouvons pas rendre compte du régime de temps de travail spécifique à chaque enquêté. Toutefois, en plus de ce jeune ingénieur, qui ne sait ni combien de temps il travaille, ni combien de temps il devrait travailler, il est très probable que plusieurs de ses collègues du groupe automobile soient également au forfait en jours, tout comme Fabien Y., cadre dirigeant dans la PME industrielle. Notre population serait proche de lensemble des cadres salariés à temps plein, qui en 2010 étaient 46,8 % à être au forfait en jours (Létroublon, 2015).

166

Par ailleurs, quel que soit le régime, en France, ne pas compter ses heures représente un élément caractéristique du groupe des cadres, constitutif de son prestige (Boltanski, 1982). Compter ses heures, à linstar des non-cadres, pourrait être vécu comme un déclassement et pénaliser la carrière en renvoyant à lemployeur un signal « dengagement limité » (Thoemmes, 2012). Dans ce pays, les ingénieurs ont indiqué des plages horaires de travail au bureau et à la maison plutôt que des volumes horaires, et nont jamais fait référence à la définition contractuelle de leur temps de travail, à lexception de Marie L., salariée à temps partiel. Patrice D., va jusquà qualifier de « sujet tabou » la question du temps de présence sur le lieu de travail, rappelant le rôle joué par lencadrement dans la construction dune norme de disponibilité extensive.

– Je finis parfois à 18 heures et parfois à 20 heures mais en moyenne, je suis là vers 7 heures 45 et je repars vers 18.30-19 heures. (…) Les horaires ça reste un sujet vraiment tabou ici. Si jai fini à 18 heures et que je pars à 18 heures, je sais que ça ne sera pas bien vu de ma hiérarchie. Cest sûr, jen suis certain. Il ne fera pas forcément de réflexion du type « ah oui tiens, tu pars déjà ? » mais cest ce que mon chef pense. Cest vraiment un sujet tabou.

Patrice D. (H, FRA), 40 ans, responsable clientèle, en couple, 3 enfants

2. Le temps de travail légal en France et en Finlande

En Finlande, le Working Hours Act5 prévoit un temps de travail maximum de 40 heures par semaine et 8 heures par jour pour tous les salariés. La loi autorise que la durée habituelle hebdomadaire de travail atteigne 40 heures en moyenne, pendant une période maximum de 52 semaines. Le Working Hours Act sapplique en labsence de convention collective plus favorables. Celles-ci, en général, fixent la durée du travail maximum à 37,5 heures par semaine et 7,5 heures par jour6, comme celle des ingénieurs et architectes7, qui concerne nos enquêtés. De même, les conventions collectives réduisent généralement la période durant laquelle lemployeur est autorisé à se rapporter à la durée maximale de travail comme à une durée moyenne.

167

Les heures supplémentaires sont celles qui excèdent la durée maximale quotidienne ou hebdomadaire. Lorsque cest le temps de travail moyen quil sagit de respecter, les heures supplémentaires sont celles qui dépassent le volume prévu sur la période de référence. Pas plus de 250 heures supplémentaires ne peuvent être effectuées par an. Selon laccord avec lemployeur, celles-ci peuvent être payées ou converties en journées de repos, consommées ou déposées sur léquivalent du « compte épargne temps » français.

En France, pour les cadres en particulier, la situation est plus complexe depuis lintroduction en 2000, avec la loi Aubry-II, de la possibilité de rémunérer les salariés selon un forfait en jours et non en heures. Le salarié au forfait doit travailler un nombre de jours de travail fixé à lavance (au maximum 218 jours par an) et nest plus rémunéré en fonction des heures travaillées, même si celles-ci restent encadrées par la loi, notamment en ce qui concerne les temps de repos (11 heures par jour et un jour tous les six jours). Le forfait en heures prévoit quant à lui un temps de travail légal de 35 heures, avec la possibilité de travailler jusquà 39 heures sous réserve dune compensation en jours de réduction du temps de travail (RTT).

Les enquêtes ACEMO 1997-2011 (DARES) ont permis de mesurer le lien entre augmentation de la durée du travail et régime du forfait en jours, celui-ci expliquant « plus de la moitié de la hausse de la durée annuelle effective travaillée des salariés à temps complet » entre 2003 et 2011 (Pak et al., 2013). Les cadres au forfait se distinguent nettement de ceux aux heures du point de vue de la durée habituelle hebdomadaire du travail, plus souvent « égales à 45 heures (22 % contre 16 %) ou 50 heures ou plus (39 % contre 30 %) » (Létroublon, 2015).

Cette norme de disponibilité temporelle extensive soppose, du côté finlandais, à une norme de disponibilité limitée, pour laquelle la définition horaire du temps de travail légal joue un rôle important. Pourtant, en Finlande, les enquêtés nont pas plus quen France répondu spontanément aux questions concernant leur temps de travail par un chiffre. La différence entre les ingénieurs des deux pays ne provient pas du décompte des heures, contrairement aux « cadres résistants », qui « sappuie(nt) sur la mesure précise des heures de travail pour faire valoir (leurs) droits » (Thoemmes, 2012), mais sur la référence systématique aux « heures normales » ou aux « jours normaux8 » pour évaluer limportance du temps de travail. Ces deux expressions renvoient respectivement à la durée légale de la semaine (37,5 heures) et de la journée de travail (7,5 heures). Cest ce que Katri A., à limage des autres enquêtés, répond spontanément.

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– Est-ce que vous savez combien de temps vous travaillez9 ?

– Plus ou moins les heures normales. Jarrive entre 7 heures 30 et 8 heures 30 (…) et je rentre à la maison à 16 heures.

Katri A. (F, FIN), 28 ans, cheffe de projet, en couple, 2 enfants

Les enquêtés évaluent donc leur disponibilité professionnelle à laune de la norme légale davantage quils ne calculent la durée totale de leurs semaines de travail. Cest par le truchement du volume des heures supplémentaires que sopère lobjectivation du temps de travail. Léchange débuté plus haut avec Katri A. se poursuit dans cette direction, et, au cours dun autre entretien, Tuomas S. tient des propos semblables.

– Du coup, est-ce que vous faites des heures supplémentaires ?

– Quelques-unes mais aujourdhui ce nest plus vraiment possible avec les enfants.

Katri A. (F, FIN), 28 ans, cheffe de projet, en couple, 2 enfants

– Est-ce que vous faites des heures supplémentaires ?

– Un peu mais maintenant que nous avons un enfant, je ne travaille pas tant que ça, je dirais environ deux heures supplémentaires par semaine.

Tuomas S. (H, FIN), 39 ans, chef de projet, 1 enfant

La fonction régulatrice des « heures normales » pourrait expliquer le plus faible écart entre la durée des semaines les plus courtes et les plus longues en Finlande et contribuer à la norme de disponibilité temporelle limitée qui prévaut dans cette entreprise de conseil en ingénierie. Parmi les facteurs explicatifs des préférences nationales concernant la durée du travail, il faut également tenir compte de la fiscalité des revenus du travail (Stier et Lewin-Epstein, 2003). En Finlande, le décompte strict des heures supplémentaires, couplé à la forte progressivité de limpôt, décourage les longues durées de travail, incitant plutôt à les convertir en jours de congés supplémentaires (Fagan, 2003), ce dont nous interrogerons les effets en termes de souveraineté temporelle un peu plus loin. En outre, le système dimposition individuel est défavorable au modèle du male breadwinner dans la mesure où le taux moyen dimposition ne décroît pas avec les inégalités de revenus au sein du ménage. Cest linverse en France, où ce taux, calculé sur lensemble des revenus du foyer fiscal, atténue le potentiel désincitatif de la progressivité de limpôt 169en présence dinégalités de revenus au sein du ménage. Dans ce contexte, il faut noter que le dispositif des forfaits en jours (Létroublon, 2015), à la suite des 35 heures (Pélisse, 2008), contribue à accroître les inégalités en termes de régimes temporels de revenus mais également de revenus.

II. La construction dune souveraineté
temporelle genrée

Si les normes de disponibilité extensive et limitée conditionnent de manière différenciée le rapport à la durée du travail, cette dernière ne présage pas de la « subordination du temps humain aux temps professionnels », ni dune meilleure articulation des temps sociaux. Comme le dit Pekka M. en Finlande, la manière dont le temps de travail et son articulation avec les autres temps sociaux est vécue ne sexplique pas uniquement par les chiffres : « cest quelque chose que lon ressent, pas quelque chose qui vient des chiffres ». Avec la fragmentation du temps de travail, sa durée peut réduire alors que son emprise augmente (Barrois et Devetter, 2017 ; Pélisse, 2002) et la réduction du temps de travail peut entraîner des processus de rationalisation accompagnés dune densification des rythmes (Gilson, 2013 ; Thoemmes, 2012). À linverse, les longues semaines de travail ne sont pas nécessairement vécues comme une contrainte, surtout quand elles saccompagnent dune liberté dorganisation (Lesnard, 2005) permettant de faire face aux contraintes familiales (Le Feuvre et Lapeyre, 2013 ; 2005), ou que celles-ci sont déléguées aux conjointes (Jacquemart, 2014). Cest pourquoi, nous analyserons la manière dont le temps de travail est vécu au prisme du genre et de lexigence de souveraineté temporelle avant dinterroger les conditions organisationnelles sur lesquelles ces normes de disponibilité différenciées sont adossées.

II.1. Les antagonismes plus ou moins sexués
de la disponibilité temporelle

Pour la population des ingénieurs qui nous occupe, la question de larticulation des temps sociaux se pose principalement en termes de 170« souveraineté temporelle », cest-à-dire de possibilité de répondre aux normes de disponibilité temporelle professionnelle sans devoir pour cela renoncer aux temps non professionnels (Crompton et Le Feuvre, 2003 ; Le Feuvre, 2011). La disponibilité temporelle permanente (Crompton, 1999) ou extensive, valorisée pour les cadres, atteint en effet son maximum lorsque le travail parental et domestique est délégué aux conjointes (Bouffartigue, 2012 ; Jacquemart, 2014). De ce point de vue, le volet français de notre enquête confirme ce que la littérature sociologique a déjà largement documenté, à savoir que « linjonction à la conciliation continue de se décliner prioritairement au féminin » (Le Feuvre et Lapeyre, 2013). Ainsi, en France, les femmes, en particulier les plus diplômées, sont confrontées à un antagonisme structurel entre une norme dinvestissement professionnel et dépanouissement au travail et celle de linvestissement familial (Méda et Vendramin, 2013). Il semble par exemple évident à Pierre-Yves que, passé un certain niveau hiérarchique, une femme est condamnée soit à « léchec professionnel », soit à « léchec familial ».

– Là, on lui confie une équipe de 600 personnes sur quatre villes différentes. Je ne trouve pas ça raisonnable, mais elle sorganise en conséquence, ok parfait, mais je ne trouve pas ça raisonnable personnellement.

– Si je peux me permettre, pas raisonnable pour qui ? Pour la boîte, pour elle ou pour sa famille ?

– Non, pour elle et sa famille. On déconne, on la met en situation déchec, soit cest léchec professionnel soit cest léchec familial. Mais cest pas bon pour la boîte dans la durée, on crame les gens. Je suis membre du comité de direction, je le dis. Je ne suis pas le manager direct, cest pas moi qui ai pris cette décision, mais comme elle est dans ma sphère je dis que cest pas sérieux. Après, on mexplique quil ny a personne dautre, quelle est daccord, quelle sest organisée. Oui mais bon, cest pas sérieux, elle a quatre villes. On me dit quelle a des mecs bien en dessous et je dis que jespère ! Mais on se challenge par rapport à ça, on y pense. Elle a trois gamins, cest une héroïne pour moi !

Pierre-Yves M. (H, FRA), 50 ans, directeur de département, 3 enfants

Lorsque linvestissement temporel ne peut être maintenu en même temps du côté du travail et de la famille, la résolution de cet antagonisme passe le plus souvent par la défaillance des femmes vis-à-vis de la norme de disponibilité temporelle professionnelle. Ainsi, les deux ingénieures rencontrées en France ont évoqué les compromis professionnels auxquels elles ont consenti pour pouvoir prendre soin de leur famille. Géraldine 171F., 40 ans, en couple, mère de trois enfants, titulaire dun doctorat, est responsable dun service stratégique dans la PME. Lorsquil lui a été proposé dintégrer le comité de direction de lentreprise, celle-ci a préféré décliner en raison de linvestissement supplémentaire que cela aurait impliqué, illustrant le processus par lequel la « répartition inégalitaire du travail domestique et éducatif dans la sphère familiale » constitue un frein dans laccès « aux postes les plus prestigieux et les mieux rémunérés du marché du travail » (Lapeyre et Le Feuvre, 2005).

– Quand on me fait des propositions dévolution, je les évalue vraiment du point de vue conciliation vie familiale / vie professionnelle. Dernièrement, on ma proposé dintégrer un comité de direction élargi, et jai refusé parce que ce nest pas gérable. Je considère que jai déjà assez de choses à assumer dans la journée et que la journée nest pas suffisante.

Géraldine F. (F, FRA), 40 ans, responsable de service, en couple, 3 enfants

Outre les renoncements de carrière, ces compromis peuvent prendre la forme du recours au temps partiel. Ainsi, en France, selon le nombre et lâge des enfants, entre 26 et 56 % des femmes sont salariées à temps partiel, alors que la charge de famille a peu dinfluence sur le recours au temps partiel chez les hommes (Pak, 2013b). De surcroît, le temps partiel peut saccompagner dune intensification des rythmes de travail lorsque la charge de travail nest pas diminuée à proportion, voire si elle augmente avec le développement du télétravail. Dans la même PME, cest le cas de Marie L., qui a demandé à travailler à 80 % à la naissance de son enfant, de manière à pouvoir être chez elle le vendredi.

– Jai essayé de me mettre à 80 %. Cest bien parce que je peux profiter de mon enfant, ce que je ne pouvais pas faire au début, par contre, au travail, jai toujours autant de travail. Donc le 80 % cest bien et pas bien. Après, cest une contrainte… je lai choisie, enfin, choisie… jai demandé… mais la charge de travail nest pas adaptée à mon temps de travail, jai toujours la même charge de travail, donc je fais des semaines de 40 heures en 4 jours. Je ne travaille pas le vendredi, enfin, je regarde mes mails, mais jai un bébé, donc voilà.

Marie L. (F, FRA), 33 ans, ingénieure R&D, en couple, un enfant

Une autre façon de limiter sa disponibilité temporelle, non exclusive du temps partiel ni du télétravail, consiste à intensifier et densifier le temps de travail, en rognant sur les temps de pause et de sociabilité. Cest le choix de Patrice D., qui nous lavons vu, est critique de la culture 172dentreprise du groupe automobile où il travaille, qui valorise le temps de présence au détriment de lefficacité, sans prendre en compte les difficultés darticulation des temps sociaux que cela induit.

– Ma hiérarchie pourrait penser que jen ai sous le coude. Ce qui nest peut-être pas faux, mais moi je fais mon boulot et largement mon boulot. Par contre, je suis très speed et dans la journée je ne marrête pas trop. On peut me le reprocher dailleurs, je ne fais pas beaucoup de pause, je ne suis pas toujours très convivial là-dessus. Donc je ne marrête pas, je booste et si à 18 heures jai fini, je men vais. Une autre fois ça peut être 20 heures parce quil faut le faire et que je nai rien dautre de prévu et que ça ne me pose pas de problème.

Patrice D. (H., FRA), 40 ans, responsable clientèle, en couple, 3 enfants

En Finlande aussi, larticulation des temps professionnels, familiaux et de loisirs est vécue de manière concurrentielle, et lextensivité de la disponibilité temporelle semble être un atout pour la carrière. Iida L., 34 ans, ingénieure et ancienne représentante syndicale souligne le caractère atypique de la parité entre hommes et femmes sur son lieu de travail, qui daprès elle nest pas représentative de la répartition habituelle des effectifs dans les entreprises dingénierie en Finlande. Par ailleurs, celle-ci constate lexistence dun plafond de verre (Buscatto et Marry, 2009 ; Laufer, 1992 ; Laufer et Pochic, 2004) quelle relie explicitement à la disponibilité temporelle, évoquant « beaucoup de travail et de stress ».

– Ici je pense que cest moitié moitié de femmes et dhommes. Cest assez inhabituel parce quil me semble quen général cest plutôt 20/80 %. Ici on a donc une vraie représentation des femmes et cest vraiment bien. (…) Dun autre côté, ça saute aux yeux que tous les chefs sont des hommes. En fait non, il y a une femme qui dirige un département. Et il y a quelques femmes cheffes de projet. Cela dit, certains hommes sont arrivés en même temps que moi, ou même plus tard, en ayant fait les mêmes études, et ils sont déjà chefs de projet. Peut-être que ça a à voir avec lambition personnelle. Et puis je nai pas beaucoup poussé en ce sens. Cest probablement beaucoup de travail et de stress.

Iida L. (F, FIN), 34 ans, ingénieure, célibataire, sans enfant

À titre dexemple, les informations dont nous disposons concernant les trajectoires des ingénieurs ne nous permettant pas de conduire une véritable comparaison, le cas de Samuli H., qui, à 27 ans, est le plus jeune chef déquipe de lenquête, soutient cette hypothèse. Celui-ci précise lui-même quil faut habituellement entre cinq et dix ans pour parvenir à ce poste, 173après avoir été simple ingénieur puis chef de projet, alors que cela ne lui a pris que trois ans. Sans enfant, Samuli H. déclare travailler environ 50 heures par semaine, durée hebdomadaire la plus élevée parmi les enquêtés en Finlande. Selon lui, ce temps de travail empiète trop sur son temps personnel et conjugal, ce « temps pour soi » que peuvent revendiquer certains médecins du même sexe en France (Le Feuvre et Lapeyre, 2013).

– Jaimerais travailler un peu moins. (…) Je me suis rendu compte que si je travaille 50 heures par semaine, quand je rentre chez moi le soir, je nai rien fait dautre que travailler et je ne fais que parler de ce que jai fait au travail avec ma copine, ça peut être assez ennuyeux !

Samuli H. (H, FIN), 27 ans, chef d équipe, en couple, sans enfant

Pour autant, lantagonisme entre les disponibilités professionnelles et familiales semble, en Finlande moins quen France, recouper le « modèle normatif du “male breadwinner / female carer” » qui a pu être identifié à lorigine des « constructions discursives et sexuellement différenciées » des médecins (ibid.). Certes, comme pour les deux femmes ingénieures dont nous avons décrit plus haut lévolution de linvestissement professionnel, larrivée des enfants est loccasion dune réduction de la disponibilité temporelle. Dans le contexte de la référence aux « heures normales », cela prend la forme dune diminution du nombre dheures supplémentaires effectuées. Mais une différence importante entre les deux pays réside dans le fait quen Finlande, les hommes aussi déclarent revoir à la baisse voire supprimer les heures supplémentaires. Ainsi, sans pouvoir confronter les discours aux pratiques, le risque de « tendre un miroir grossissant aux spécificités sexuées » (ibid.) est plus limité en Finlande dans la mesure où le sexe semble précisemment jouer un rôle moins déterminant dans la construction des pratiques discursives. Au contraire, en France, les médecins mobilisent des « registres spécifiques de légitimation des usages temporels », axés sur le « temps pour soi » pour les hommes et sur la sphère familiale pour les femmes (ibid.). Dans le volet finlandais de notre enquête, la « variabilité des “manières de dire” ces agencements temporels » est réduite, pour les hommes comme pour les femmes, aux exigences familiales, ce quillustrent les propos de Matti A., et Tuomas S. Ma vie était plutôt centrée autour du travail avant la naissance de mon fils. Maintenant je dirais que cest plutôt équilibré.

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– Ce changement, est-ce que cest quelque chose que vous aviez décidé ?

– Oui cétait une décision ! Je ne voulais pas que mon fils grandisse pendant que moi je naurais fait que travailler, pour un jour réaliser quil a déjà 18 ans. Cest une chose à laquelle javais pensé avant davoir un enfant et je crois que ce nétait pas vraiment un choix mais plutôt la seule manière pour que ça marche.

Tuomas S. (H, FIN), 39 ans, chef d équipe, 1 enfant

– Est-ce que vous avez réduit votre volume horaire de travail quand vous avez eu vos enfants ?

– Oui, je me suis mis à faire à peu près des journées normales

– Est-ce que vous en aviez discuté avec votre chef auparavant ?

– Je crois que mon chef comprend bien la situation, il a aussi deux enfants. Bon, cest vrai quils sont plus grands maintenant mais je pense quil se rappelle du temps où ils étaient encore petits. Jai juste parlé avec lui et on a partagé le travail.

Matti A. (H, FIN), 31 ans, ingénieur, 2 enfants

À linverse, à linstar des hommes hauts fonctionnaires (Jacquemart, 2014), les longues semaines de travail ont aussi pu être revendiquées par les femmes. Cest le cas dElina S., cheffe de projet de 39 ans, mariée sans enfant, qui, arrivant vers 8 heures pour ne repartir habituellement que 10 heures plus tard accumule les plus longues semaines de travail de toutes les enquêtées, y compris en France. Au cours de lentretien, elle justifie cet investissement par lintérêt quelle a pour son travail et les nécessités de lactivité (satisfaire les attentes des clients, défendre la réputation de lentreprise), sans dénoncer une trop grande emprise de son temps professionnel, à linverse de son mari, qui déplore une disponibilité professionnelle trop concurrentielle du temps conjugal.

Est-ce que vous avez limpression davoir assez de temps libre ?

Si vous posiez la question à mon mari, il vous répondrait que je pourrais en avoir davantage ! Ses horaires de travail sont un peu différents parce quil commence à 6 heures et rentre à 16 heures, alors que je suis généralement à la maison entre 18 et 19 heures et jessaie dêtre au bureau à partir de 8 heures. Je crois que je concentre mon temps libre sur les week-ends. Du lundi au vendredi, je suis concentrée sur les enjeux professionnels.

Elina S. (F, FIN), 39 ans, chef de projet, en couple, sans enfant

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II.2. Réversibilité des normes
de disponibilité temporelles et partage du travail

Dans les deux pays, les temps professionnels et familiaux sont concurrentiels et une plus grande disponibilité temporelle pour le travail est favorable à la progression des carrières. Cependant, au-delà de cet antagonisme commun, trois différences sont à retenir. Dabord, du fait des plus faibles durées habituelles hebdomadaires de travail, construites autour de la norme du temps de travail légal de 37,5 heures, et leur moins grande variation en Finlande, les équations temporelles personnelles semblent être moins en tension (Grossin, 1996). Ensuite, les ajustements individuels, notamment à larrivée des enfants, prennent en France, la forme du temps partiel et du renoncement à la carrière, tandis quen Finlande, ils se limitent à la réduction des heures supplémentaires. Enfin, dans ce pays, la modulation à la baisse du temps de travail en faveur du temps familial est aussi bien revendiquée par les femmes que par les hommes.

Nous allons maintenant interroger la manière dont ces normes de disponibilité temporelle extensive et limitée sinscrivent au niveau organisationnel, soulignant le rôle du partage du travail et de la réversibilité de la disponibilité temporelle en Finlande. En France une disponibilité temporelle extensive est attendue de manière constante, tout au long du parcours professionnel des cadres. Ainsi, « ladaptation de la quantité de travail à larrivée dun enfant, qui est tout à fait évidente pour les femmes cadres, ne se retrouve nullement chez les hommes de la même catégorie » (Delteil et Genin, 2004). Cest effectivement ce quattend Yannick L. de ses subordonnés. Chef dunité à la direction de lingénierie dans une entreprise automobile, il tolère quune femme adapte ses horaires de travail à ses contraintes familiales, mais lévalue au regard de « ce quelle aurait pu faire ». Celle-ci sera donc pénalisée du fait de sa défaillance vis-à-vis de la norme de disponibilité temporelle extensive.

– Jai une femme dont le mari est en mission tout le temps, ils ont deux enfants, avec les horaires de lécole, elle doit faire des horaires adaptés (…) donc jessaie den tenir compte dans ladaptation des horaires, par contre, je reste ferme sur une chose, il y a des règles, il y a un droit du travail, une présence à faire, donc on adapte, on est souple mais ferme. La personne qui a des enfants, cest une cadre qui fait moins dheures que les autres, et je lui ai 176clairement dit quon jugerait les résultats versus linvestissement personnel à la fin de lannée, je ne peux pas noter de la même manière la personne qui a fait 30 heures et celle qui a fait 45 heures. Donc ça je vais en tenir compte en fin dannée, elle en est parfaitement consciente, et je pense quil y a une certaine reconnaissance du fait que je ne lui demande pas de rester tous les jours à ce quelle devrait faire en tant que cadre, mais il y aura lévaluation en fin dannée par rapport à ce quelle aurait pu faire en plus.

Yannick L. (H, FRA), 37 ans, chef d unité, en couple, 1 enfant

Dans le volet français de lenquête, le travail dajustement à larrivée des enfants repose très largement sur les femmes (Pailhé et Solaz, 2006), à linstar de Marie L. et Géraldine F. Cette répartition sexuée du travail dajustement est également perceptible dans la bouche de Fabien Y., responsable de la recherche et du développement dune PME industrielle. Père de quatre enfants, il met en perspective le parcours professionnel de sa femme avec le sien. Suivant son mari dans ses nombreuses mobilités, celle-ci, pourtant diplômée dune prestigieuse école dingénieur, a rapidement cessé de travailler. Le couple a ainsi élaboré une division sexuelle des tâches permettant à Fabien Y. une disponibilité temporelle maximum.

– Et votre famille vous a suivi ?

– Oui, tout à fait, ma femme ma suivi à Moscou, ici, aux États-Unis…

– Et elle travaille ?

– Non. On a fait la même école dingénieur. Donc elle a travaillé quand on était en Russie, et puis après quand on est revenus en France, on attendait le premier, voilà, et puis après on est allés aux États-Unis, elle navait pas le droit de travailler, dans le cadre du visa, et puis voilà, après, cest un choix de vie, on a 4 enfants, on voyage beaucoup…

Fabien Y. (H, FRA), 45 ans, responsable R&D, en couple, 4 enfants.

Au contraire, en Finlande, la norme de disponibilité temporelle se distingue par son caractère évolutif, sadaptant notamment aux transformations des contraintes familiales et à lâge des enfants. Comme nous lavons vu avec Katri A., Matti A. et Tuomas S., tous trois parents de jeunes enfants, lajustement passe par la réduction des heures supplémentaires. Cette norme dajustement nest pas seulement partagée par les salariés qui avaient, au moment de lenquête, les contraintes familiales les plus fortes mais également par ceux qui, comme Pekka M., envisagent de fonder une famille.

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– Est-ce que vous pensez que vous allez toujours travailler autant ?

– Probablement pas si on a des enfants.

– Et comment vous pensez que ce sera possible si tout le monde ici est habitué à ce que vous travailliez 45 heures par semaine ?

– Il faudra que jaille voir mon chef et que je lui dise quil faut que jen fasse moins. À ce moment-là, on donnera mes heures supplémentaires aux autres. Je pense que mon chef comprendra parce quil a des enfants. Donc je ne pense pas que ce sera un problème.

Pekka M. (H, FIN), 38 ans, chef de projet, sans enfant

Le choix inverse peut être fait à mesure que les enfants grandissent et gagnent en autonomie. Cest le cas de Hannele L., dont le fils de 10 ans est autonome dans ses déplacements école-domicile et dont le conjoint est davantage quelle libre de ses horaires et de son lieu de travail. Effectuant des semaines plutôt longues (42h), ses heures supplémentaires lui permettent de mieux articuler temps familial et temps professionnel au niveau annuel, en profitant de plus longs congés dété. On retrouve ici lambition originelle du compte épargne temps français de « favoriser les congés longs, les projets individuels » (Giotto et Thoemmes, 2017) et des RTT (Pélisse, 2008).

– Est-ce que vous faites des heures supplémentaires ?

– Nous avons des horaires flexibles. Si on travaille plus longtemps un jour, on peut prendre un jour de congés. En ce moment, en général, je fais des journées un peu plus longues, du coup jaurai des congés dété un peu plus longs. Cest ce que je fais en général, je travaille un peu plus longtemps et je prends des jours de congés. Et jai un fils de dix ans, à cet âge-là, lété, leurs vacances scolaires sont très longues, du coup, jai besoin de jours supplémentaires pour pouvoir être avec lui. Et pendant les périodes scolaires, vous savez cest facile parce quen Finlande, les enfants peuvent aller ou revenir de lécole tout seuls ! (…) Donc en gros, ce quil faut, cest être à la maison vers 17 heures pour préparer le repas et passer une soirée agréable. Lécole finit entre 13 et 15 heures. Évidemment, il faut quand même avoir un bon réseau social ou un mari avec qui partager la responsabilité des enfants parce que si je dois travailler plus longtemps, ça implique que mon mari doit rentrer plus tôt.

Hannele L. (F, FIN), 48 ans, cheffe d équipe, en couple, un enfant

Quil sagisse de raccourcir les jours ou dallonger les semaines, on trouve ici des similitudes avec « lethos féminin » des chirurgiennes en France, marqué par « la volonté de considérer sur un mode alternatif et conjoint les priorités de la vie familiale et celles du travail » (Bercot et al., 2011). La question qui se pose alors est de savoir ce qui rend possible 178de telles modulations, à la hausse comme à la baisse, de linvestissement professionnel et du temps de travail. Les recherches sur les cadres et le temps de travail menées en France à loccasion des lois sur les 35 heures ont en effet montré que leur autonomie professionnelle met à lépreuve les tentatives de réduction du temps de travail basées sur son partage et la définition du travail « comme un bien homogène, indépendant des personnes qui le réalisent, aisément prescriptible de lextérieur des intéressés, et comme activité assignable à un espace/temps donné » (Bouffartigue et Bocchino, 1998).

Pourtant, en Finlande, cest bien lidée de partager le travail qui revient constamment dans la bouche de nos enquêtés quand il sagit dexpliquer comment la baisse de leur activité est possible. Cela constitue un deuxième point commun avec léthique des chirurgiennes, celui denvisager « plus volontiers de partager le travail avec leurs collègues et ne [pas] se présente[r] comme indispensables » (Bercot et al., 2011). Pour Katri A., Pekka M., Tuomas S. ou encore Matti A., réduire leur temps de travail paraît simple : il suffit den parler à son chef et de répartir les heures supplémentaires avec le reste de léquipe. Pour Tuomas S., cette réduction dactivité a été planifiée et graduellement mise en œuvre, six mois avant la naissance de son fils :

– Est-ce que ça a été compliqué de réduire votre quantité dheures ?

– Non, quand mon fils est né, ça a été naturel. Dailleurs, dès les six mois qui ont précédé sa naissance, jai donné mon travail supplémentaire aux autres et jai commencé à me mettre à jour. (…)

– Et comment ça sest passé avec votre encadrement quand vous avez décidé de réduire votre volume horaire ?

Mon chef était content que je veuille réduire ma charge de travail et il a donné plus de responsabilité à des gens plus jeunes.

Tuomas S. (H, FIN), 39 ans, chef de projet, un enfant

– La satisfaction des contraintes de lactivité – pression des clients, souci de maintenir la réputation de lentreprise, simultanéité des projets, travail de prospection, interruptions fréquentes, imprévisibilité des tâches – souvent évoquées en France par les salariés comme autant dobstacles la réduction de leur temps de travail (Bouffartigue et Bouteiller, 2001 ; Thoemmes, 2012), semble moins reposer en Finlande sur la disponibilité permanente des salariés.

– Est-ce que vous travaillez sur plusieurs projets à la fois ?

– Oui, sur une vingtaine en même temps à peu près.

– Et est-ce que vous travaillez tous les jours sur tous les projets ?

– Non, je dirais que je travaille à peu près sur cinq projets chaque jour. Je suis multitâche !

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– Et est-ce que cest compliqué dorganiser votre temps ?

– Oui ! Si je dois faire du travail de rédaction ou de réflexion, il faut que je le réserve pour avant 9 heures ou après 16 heures. Autrement, les gens vont et viennent dans mon bureau, me posent des questions, jessaie de les aider, on a aussi des réunions, des choses comme ça. Je nai jamais plus dune demi-heure sans interruption.

Tuomas S (H, FIN), 39 ans, chef de projet, un enfant

Évoquant leurs activités dencadrement dans lentreprise de conseil, les enquêtés ont eux aussi décrit cette logique de partage du travail. Précisons que dans le volet finlandais de lenquête, tous les ingénieurs exercent des fonctions dencadrement, y compris en début de carrière, même si leurs tâches sont alors limitées à la formation et au suivi du travail des étudiants qui travaillent à temps partiel dans lentreprise10. À mesure de lavancement de la carrière, le temps consacré à ces tâches augmente par rapport à celui passé sur les projets : 20 % pour un designer (ingénieur, comme Matti A.) ; 30 % pour un project manager (chef de projet, comme Katri A. et Pekka M.) ; 40 % pour un team leader (chef déquipe, comme Tuomas S. et Samuli H.). Cette part dépasse la moitié du temps pour les chefs de département, que nous navons pas rencontré. Ainsi pour Samuli H., dont une partie du travail consiste à gérer la charge de travail des membres de son équipe, recourir aux heures supplémentaires signale soit manque de ressources, soit une mauvaise organisation du projet, alors que sen tenir aux « heures normales » serait lidéal.

– Jessaie dorganiser les ressources humaines de sorte que personne nait dheures supplémentaires. On liste les projets et si, par exemple, tel projet nécessite 1000 heures de conception, on regarde combien demployés dans lunité sont disponibles et ensuite on planifie le travail de manière à ce que chacun ait quelque chose à faire, que toutes les heures seront utilisées et ensuite il faut bien gérer le projet pour que les heures soient utilisées à bon escient.

Samuli H. (H, FIN), 27 ans, chef d unité, en couple, sans enfant

Sans que le matériau nous permette de décrire empiriquement les conditions et modalités concrètes de ce partage, ni la manière dont il affecte lactivité des salariés, notons toutefois que lintensification du temps du travail na pas été évoquée lors des entretiens, comme, si, à côté des « heures normales », 180il existait également un consensus autour de lintensité « normale » du travail. Dans cette perspective, Samuli H., nattribue dailleurs pas la cause des heures supplémentaires au « manque dorganisation » des salariés, mais au manque de ressources, ou à la mauvaise gestion du temps, au niveau collectif et non individuel. Lallocation dun nombre dheures prédéterminé pour latteinte dun objectif ne semble pas être un facteur dintensification des rythmes de travail et dégradation du vécu des temporalités (Gilson, 2013 ; Thoemmes, 2012). Au contraire, plutôt que de limiter lautonomie des ingénieurs, la définition horaire du temps de travail hebdomadaire et quotidien semble ici participer à la construction de la capacité critique de la charge de travail que P. Bouffartigue et M. Bocchino (1998) appelaient de leurs vœux pour les cadres français.

Conclusion

La comparaison du rapport au temps de travail entre deux populations dingénieurs en France et en Finlande montre, pour les premiers, le maintien dune norme de disponibilité temporelle extensive tout au long de la carrière, qui repose sur la délégation des tâches familiales et domestiques, généralement aux femmes. En refusant des promotions ou en passant à temps partiel, celles-ci se montrent alors plus souvent défaillantes au regard de cette norme de disponibilité extensive. Pour les seconds, la disponibilité est plus limitée et joue moins le rôle dindicateur dinvestissement professionnel. Par ailleurs, même si dans les deux pays, larticulation des temps du travail et de la famille met en jeu la souveraineté temporelle des individus, au sens où une disponibilité extensive favorise les carrières ascendantes, les hommes interrogés en Finlande affirment aussi souvent que les femmes arbitrer en faveur des exigences familiales. La réversibilité de linvestissement professionnel, soumis aux contraintes et aspirations en dehors de lactivité salariée constitue un deuxième trait distinctif de la disponibilité temporelle des ingénieurs rencontrés dans ce pays. Ainsi, les différents arrangements autour des heures supplémentaires (temps partiel, semaines longues, journées courtes) visent à construire, de manière évolutive, léquilibre des équations temporelles personnelles. 181Cette disponibilité limitée et évolutive repose sur lobjectivation du temps de travail par le biais des heures supplémentaires, et, au niveau organisationnel, sur le partage du travail.

Nos analyses soulignent le rôle de la définition légale du temps de travail dans la construction de ces normes différenciées. En Finlande, le temps légal, toujours défini en heures sincarne dans la notion « dheures normales » (37,5 heures pour les ingénieurs), desquelles sont nettement distinguées les heures supplémentaires. Au contraire, en France, le groupe des cadres sest en partie construit contre lidée de compter ses heures, ce quimpose de moins en moins la loi, du fait du recours croissant au dispositif des forfaits en jour, qui saffranchit de la définition horaire du temps de travail. Plusieurs aspects de notre enquête nous invitent toutefois à la prudence quant à la généralisation du rôle régulateur du décompte en heures au-delà du cas de la société de conseil étudiée en Finlande. Dune part, le groupe étudié pourrait relever dun ethos spécifique qui, comme pour les différentes spécialités de médecine en France, expliquerait, à revers, la manière dont ces ingénieurs sapproprient la norme légale.

Deuxièmement, la construction des normes de disponibilité temporelles nest pas seulement à mettre en lien avec les politiques publiques de régulation du temps de travail. À ce titre, nous avons déjà suggéré le rôle de la fiscalité du travail, moins favorable en Finlande aux hauts revenus et aux inégalités au sein des ménages. En outre, il sagirait de tenir compte des articulations historiquement situées entre « lÉtat, les relations de travail et les relations de genre et de famille » (Lallement, 2002). La Finlande se distingue à cet égard de ses voisins nordiques par limportance de lemploi à temps plein des femmes (Pfau-Effinger, 2004), correspondant à une articulation vie familiale / vie professionnelle qui ne repose pas sur le recours au temps partiel des femmes (Rissanen, 2000). Notre enquête suggère également de sintéresser aux politiques éducatives. En Finlande, il est fréquent que les étudiants des universités de technologie – équivalent des écoles dingénieurs – travaillent à temps partiel comme ingénieurs débutants au cours de leurs études pour compléter leurs revenus, en plus du soutien financier alloué par lÉtat. Ces premières expériences professionnelles, marquées par un décompte horaire précis (généralement une vingtaine dheures), pourraient en effet être loccasion dune première socialisation à une disponibilité temporelle limitée.

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1 Dans la classification finlandaise les ingénieurs font partie des professionals, catégorie très proche des « professions intellectuelles et scientifiques » de la classification internationale des professions CITP-08, utilisée dans les enquêtes européennes sur les forces de travail. Elle ne recoupe que partiellement la catégorie des « cadres et professions intellectuelles supérieures » de la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS), où sont placés les ingénieurs dans les enquêtes françaises. Les managers correspondent à la catégorie des « directeurs, cadres de direction et gérants » de la CITP-08.

2 https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381478 (consulté le 25/10/2018).

3 http://www.stat.fi/til/tyti/2013/13/tyti_2013_13_2014-04-01_tau_034_en.html (consulté le 25/10/2018).

4 Bien que dans notre population, deux salariées travaillent à temps partiel (une femme dans chaque pays), il sagit ici détudier la manière dont les normes de disponibilité temporelle sont construites et diversement appropriées par les ingénieurs selon leur sexe et leur pays. Or, dans les deux pays, le travail à temps plein continue dêtre la norme de référence, y compris pour les femmes.

5 Consultable ici : https://www.finlex.fi/fi/laki/kaannokset/1996/en19960605_20100991.pdf (consulté le 30/10/2018).

6 Ministère finlandais des affaires économiques et de lemploi : https://tem.fi/en/working-hours (consulté le 30/10/2018).

7 Consultable ici : https://teknologiateollisuus.fi/sites/default/files/file_attachments/collective_bargaining_agreement_consulting_sector_senior_salaried_employees_2013-2016.pdf (consulté le 30/10/2018).

8 Les expressions employées étaient « normal hours » et « normal days ».

9 Nous traduisons les verbatims de langlais, langue dans laquelle les entretiens ont été réalisés.

10 En Finlande, il est fréquent que les étudiants occupent, à temps partiel, un emploi correspondant à leurs études, selon une articulation qui, du point de vue française, tient davantage de lapprentissage que du job étudiant.